– Mais t'as bien dû avoir envie des fois quand même?
– Jamais. Toi, tu cherches pas si y a moyen que tu décolles du sol en battant des bras, moi pareil: je pensais que je ne pouvais pas le faire, je suis jamais allée chercher plus loin.
– Et moi, si je t'avais demandé ton avis, j'aurais pu te baratiner des siècles, ça n'aurait rien changé?
– Je crois pas non.
Je le regardais parler plus que je ne l'écoutais. Mon ventre retenait ses doigts, quelque chose dans les yeux et le sourire contenu comme s'il allait me manger, comme s'il pouvait défier n'importe qui.
La brute dissertante était debout dans le salon, boîte de bière à la main, me questionnait en se frottant le ventre, faisait des allers et retours devant le canapé où j'étais assise en essayant d'y comprendre quelque chose.
Le concept lui plaisait beaucoup. Cette fois encore, l'idée a fait son chemin et il est venu se mettre face à moi parce qu'elle commençait à gonfler. Ce garçon était fait pour bander, se faire sucer comme s’il était le dernier homme sur terre et qu'il mérite tous les hommages. Je suis descendue du canapé pour faire ça correctement et avant que ça commence vraiment il a rejeté la tête en arrière, large sourire:
– Quand je pense au mal que la Reine-Mère se donnait pour comprendre ce que t'avais dans le sac… Elle pouvait s'agiter, la vieille, elle avait peu de chance de mettre la balle au fond.
Rire de gorge, rire d'homme, main sur les hanches. Je pouvais le sucer pendant des heures, j'étais bouleversée à chaque fois, l'émotion intacte, qu'il soit dur dans ma bouche et que ça lui fasse autant de bien.
Je me découvrais le bas-ventre capable de grandes émotions, lui dedans moi, j'avais été conçue pour ça, balbutier, me cambrer et me faire défoncer.
Ça n'avait rien d'erotique ni d'évanescent, aucun tripotage raffiné là-dedans, pas d'attente éreintante, pas de choses du bout des doigts. Que du poids lourd, du qui-s'enfonce-jusqu'à-la-garde et les couilles viennent cogner l'entrejambe, foutre giclant pleine face, seins malmenés pour qu'il se branle entre, se faire coller au mur. De la chevauchée rude, je me désensevelissais les sens au Karcher, j'étais très loin de ce qui est doux.
La gestuelle avait un caractère sacré, l'ardeur barbare des histoires de viande crue, il y avait dans ces choses une notion d'urgence, de soulagement final, qui en faisait un emportement mystique et radical: l'essence même de moi, il l'extirpait. L'essentiel de moi lui revenait.
Ce jour-là, emmêlés par terre, il a ressenti le besoin de me raconter des choses. Comme d'habitude, j'écoutais patiemment, mais je m'en foutais des beaux discours:
– Tu sais pourquoi je suis revenu chez Mireille?
– Parce que t'avais claqué tout l'argent que t'avais volé à la Reine-Mère et tu ne pouvais plus payer l'hôtel.
– Tu me crois vraiment si trivial que ça?
– Alors pourquoi?
– Pour toi.
– Ça, au moins, ça n'a rien de trivial.
– Il n'y avait pas d'autres moyens. Toi, tu habitais avec ton frère, je ne pouvais pas venir directement chez toi.
– Comment tu avais appris que je voyais Mireille?
– Mathieu.
– D'où tu le connais?
– Hasard. Comment il m'a parlé de toi ce jour-là, je savais que je devais te voir. Une intuition, je savais que je devais te voir, et quand je t'ai vue, je savais que je devais te forcer… Toujours suivre son instinct, c'est le seul vrai truc.
C'était partiellement vrai, parce qu'il avait compris qu'il ne faudrait pas trop tergiverser pour que je me laisse faire. Mais pour le reste il trafiquait.
Comme je ne répondais rien et qu'il s'est douté que je n'en pensais pas moins, il s'est gratté l'oreille, a ricané et conclu en faisant une mimique de type qui trouve l'eau drôlement froide:
– Parfois je veux trop en faire.
Et sans bien savoir ce que je tirais comme conclusion, il m'a pris la main et l'a mise sur sa queue, que je la sente en bandaison. Son instinct lui disait que c'était la bonne chose à faire.
Ça me bouleversait, à chaque fois. Cheveux rejetés en arrière, cul ouvert, orifices bien offerts, j'exagérais la cambrure, me glissais la main entre fente pour bien montrer ce que je faisais, gémissante toute crescendo. Je sentais que ça le basculait, j'en prenais pour mon grade. Et je ne m'en lassais pas.
Néanmoins, je comprenais doucement, sans hâte ni jugement, ce qui avait poussé Victor à revenir chez Mireille. Et loin de m'éloigner de lui, cette instruction progressive collait un peu de douleur à l'affaire et me faisait redoubler d'ardeur.
Petites phrases anodines entre deux passages en vraie dimension, petites phrases vite passées, qui me tournaient autour, et revenaient toujours.
Fais-moi sentir ton ventre à toi, contre moi, fais-moi sentir que je ne dois pas t'en vouloir, pas m'écarter, pas une seconde, quoi qu'il arrive, fais-moi sentir que je ne peux pas m'éloigner, que tu me prives de choix, creuse-moi, apaise-moi, force-moi.
– T'as travaillé longtemps pour l'orga?
Ou bien…
– Et personne sait où elle est passée, la Reine-Mère?
Et aussi…
– Elle m'a parlé de toi plusieurs fois, elle t'avait gravement à la bonne.
– Mais elle t'appellera avant de quitter la ville, non?
– Tu lui avais jeté un sort, elle te prenait pour le diamant de son affaire, ça l'effondrait que tu gâches ta vie à stagner à L'Endo.
Victor n'était pas exactement inattentif à mes réactions, mais sentait aussitôt que je n'avais pas envie d'y répondre. Il se contentait de s'assurer que je ne lui cachais rien, que je ne savais pas où elle était, et passait de bonne grâce aux choses qui m'intéressaient.
Saïd disait vrai: Victor, en arrivant à Lyon, s'était installé chez la Reine-Mère. Il n'avait pas eu besoin de la coller par terre ni de lui maintenir les poignets pour lui en mettre quelques coups. Ça s'était fait à la salive, il l'avait conquise au bla-bla. Puis quelque chose s'était mal passé, il ne racontait pas quoi. Je ne posais aucune question, parce que je n'étais pas pressée de connaître toute l'histoire. Ni moi ni Mireille ne savions pourquoi il se cachait.
Et j'ignorais pourquoi il tenait tant à la retrouver.
C'est à ça que je devais lui servir. Pendant son stage avec elle, il l'avait entendue parler de moi à plusieurs reprises, comme si j'étais sa grande fille. Il avait fait ce calcul simple: elle finirait par me contacter. Et moi je finirais par dire à Victor où la trouver.
Sachant ce que Victor attendait de moi, je m'inquiétais surtout à l'idée de le décevoir. Il ne me semblait pas évident que la Reine-Mère prendrait la peine de me joindre, je ne comprenais pas qu'elle lui ait parlé de moi, et je ne voyais pas pourquoi elle me gratifierait d'un au revoir particulier.
C'était la chef. Une fois la boîte coulée, le P-DG visite rarement ses ex-employés, même le meilleur de l'année.
Chaque jour écoulé augmentait l'impatience de Victor.
Et je n'étais pas sûre de le croire, quand il s'enroulait autour de moi en murmurant: «Même si je dois repartir les mains vides, encore repartir à zéro, je voudrais que tu viennes avec moi.»
Je m'accrochais à son dos, de toutes mes forces. Départ imminent, au-dessus de nos grands mélanges. Rien à faire contre ça que m'écarter à fond et le prendre au plus loin, en espérant que ça aille.
Je me suis levée et rhabillée, comme tous les jours, un peu avant que Mireille ne rentre.
En même temps que je prenais l'habitude de rejoindre son amant dans son lit, je liais avec elle de bien tendres rapports.
Il existait deux réalités distinctes et coexistantes qui ne se mélangeaient pas, deux temps différents.
Je n'ai jamais eu mauvaise conscience, pas un moment de dilemme.
Puisque, de toute façon, je ne pouvais pas ne pas le faire.
Je remontais le boulevard de la Croix-Rousse, je faisais mine de bien savoir où j'allais et ce que je devais y faire. En vérité, c'était juste histoire de marcher.
Un taxi s'est rangé de mon côté du trottoir, Sonia a sorti la tête de la fenêtre, larges signes de la main, pour que je me dépêche de la rejoindre. Quand je suis arrivée à sa hauteur, elle a ouvert la portière et s'est poussée pour que je rentre. Je n'avais rien de mieux à faire qu'un tour de la ville avec elle, et je suis montée sans hésiter.
– Putain de coup de cul, j'étais juste en train de me creuser la tête pour savoir où je pouvais te pécho et pile tu passes sur le trottoir.
– C'est pas un coup de cul, c'est ce quartier qu'est tout petit, tu vas bien? Tu me cherchais?
– T'es au courant pour Le Checking?
– Ils l'ont passé au napalm?
– Ils sont venus dans la journée… Ils ont vidé le bureau de la Reine-Mère, de fond en comble… Tout cassé dans son bureau. Pas touché le reste, ils sont en train de s'imposer pour la gestion de la boîte. Mais dans les locaux du haut ils ont tout retourné, ils cherchaient quelque chose.
– Quoi?
– Personne sait.
J'ai simulé, par politesse, une sorte de découragement songeur, en regardant la ville par la fenêtre. Je m'en foutais. Royalement. Tout se passait assez vite, et de manière assez diffuse. Ne me concernait plus de plein fouet. Déjà fini tout ça, croix dessus sans remords, j'avais faim de la nouvelle vie, de rafales de chaleur. Ce type crachait un foutre de feu.
En revanche, les gens comme Sonia ne s'occupaient que de la fin de l'orga, se tenir au courant, faire le compte des endroits qui résistaient…
Et malgré moi j'ai demandé:
– Et la Reine-Mère, toujours injoignable?
J'aurais posé cette question de toute façon, mais en l'occurrence je la posais pour Victor.
– Elle veut te voir.
Elle a froncé les sourcils en désignant le conducteur, pour éviter que je gaffe et que je reprononce son nom. On ne savait jamais, avec les chauffeurs de taxi…
Alors j'ai compris que j'avais eu tort de douter de l'instinct de Victor.
Je me suis renseignée:
– Et on va où comme ça?
– Tu suis le mouvement, tu t'inquiètes pas… Où t'es en ce moment, on te voit jamais? Même Guillaume peut pas dire… Tu marches à part avec l'autre pute maintenant?
– Mireille? Non, je la vois pas tant que ça… Je vois personne en fait, je suis trop dégoûtée de tout ce qui s'est passé, je reste dans mon coin…
C'était le problème, quand on voyait tous les jours les mêmes personnes pendant des années, ça leur donnait le droit, quand on disparaissait, de se poser des questions…
À un feu rouge, un type en train d'engueuler son chien lui a collé un grand coup de laisse. Sonia m a écrasée pour ouvrir la fenêtre de mon côté et s'est mise à l'insulter:
– La putain de toi, bâtard, tu fais le malin avec ton chien, mais ta bite elle est toute petite et je te chie sur la gueule. Laisse-le tranquille ce putain de clébard!
On a redémarré, elle a repris sa place mais ne s'est pas calmée:
– Je suis folle quand je vois les mecs qui tapent leurs chiens, c'est vraiment des bâtards…
On descendait vers Vaise, graduelle montée d'appréhension. La Reine-Mère avait probablement appris, flairé, vu dans le marc de café ou lirait sur ma face… que je le voyais tous les jours, qu'il attendait que je l'aide à la retrouver.
Sonia était passée des enculés qui tabassent leurs chiens aux sales putes qui font chier leurs mômes:
– Tu les vois dans les parcs, elles font les malignes avec leurs gamins, elles leur parlent comme à de la merde et il faut toujours qu'ils obéissent alors que c'est des rien-du-tout ces femmes-là…
Rythmique mitraillée en fond, qui ferait monter la pression et un support à la panique.
Mais je ne pouvais tout simplement pas refuser de m'y rendre.
Le taxi nous a laissées à côté d'un Mac Do, et il a fallu qu'on marche un moment pour rejoindre la rue de la piscine.
Dès qu'on est sorties de la voiture, Sonia m'a expliqué:
– J'ai appelé chez toi ce matin, j'ai eu Guillaume, mais il m'a dit que t'étais plus trop à la maison la journée… Putain, c'est ton frère, c'est le dernier jour qu'il est en France et tu passes pas la journée avec lui?
– Je le verrai ce soir. Et je fais ce que je veux.
– Bien sûr que tu fais ce que tu veux… Je disais ça comme ça, c'était pas pour le reproche… Mais ça surprend quand même… T'as trouvé quelqu'un?
– Je t'ai dit y a deux minutes: je reste toute seule, les gens ils me gavent tous, il s'est passé trop de trucs. On rigole plus sur le quartier… Tu peux retenir ça ou tu vas me reposer la question dans cinq minutes?
– Je faisais juste d'innocentes suppositions. Le prends pas comme ça.
– On va voir la Reine-Mère là ou on va faire une course?
– Bien sûr qu'on va la voir. Elle va être contente, parce que je lui ai dit que j'étais pas sûre de pouvoir te trouver et elle tenait à ce que tu passes.
– Pourquoi elle a pas téléphoné elle-même chez moi?
– Elle se méfie, tu sais… Elle l'aime bien Guillaume, c'est pas le problème… Mais elle préfère pas prendre de risque.
– Pourquoi elle se planque comme ça? Maintenant qu'ils ont récupéré tout le business…
– Ils ont récupéré tout le business, mais pas tout ce qu'ils veulent.
– Et c'est encore loin?
– On y est presque.
– Pourquoi elle veut me voir?
– Parce qu'elle t'aime bien.
Sonia m'a regardée, comme si j'avais vraiment de la chance, a insisté:
– Elle t'aime vraiment bien tu sais.
– Comment ça se fait que toi t'es en contact avec elle?
Elle sait tout la Reine-Mère, même quand on la voit plus, elle garde un œil sur nous. Le jour où elle a voulu me voir, elle a tout de suite appelé à l'hôtel où j'étais, elle m'avait localisée sans problème…
Alors pourvu qu'elle m'aime bien, pourvu qu'eut m'aime vraiment bien.
On est rentrées dans une maison très moche, une grosse chose grise carrée avec jardin devant, plein d'herbes. Ni abandonnée ni entretenue.
Sonia a frappé à la porte, un judas s'est ouvert. Spontanément on a fait un pas en arrière, un réflexe acquis sur le palier du Checking. La fille qui a ouvert devait justement être une ancienne du Checking. Mais c'était difficile à affirmer parce qu'elle était en jean, pas maquillée, sans talons, et que tous ces détails transformaient une femme.
J'avais l'estomac broyé d'appréhension, ça me rappelait les retours à la maison gamine, quand j'avais largement passé l'heure et que je revenais tête basse, sachant que ma mère m'attendait pour me dérouiller.
Le rez-de-chaussée était rempli de filles, la nouvelle tenue c'était jean et chemise blanche. Ça changeait vraiment mais ça leur allait bien aussi. Ça faisait davantage guérilla urbaine. Moins soirée.
On est montées au premier, précédées d'une fille, je m'habituais tant bien que mal à l'idée que si la Reine-Mère était fâchée après moi, je n'avais aucune chance de détaler.
Je n'ai d'abord pas fait le rapprochement. Une femme plutôt grasse en survêt informe, grisâtre, Stan Smith pourries et le crâne rasé. Poches flasques sous les yeux ternes, nez trop gros, un peu luisant. Je suis restée sur le pas de la porte de la pièce presque vide où la femme était assise, j'ai laissé Sonia rentrer lui dire bonjour. J'ai compris à la voix, qui elle aussi avait changé, mais moins radicalement. Et je me suis avancée à mon tour.
Elle avait pris quelques dizaines d'années et perdu tous ses apparats. Je lui ai tendu la main, m'excusant:
– Je crois bien que je ne t'avais pas reconnue… Je suis confuse.
Elle s'est levée, a tenu ma main serrée un long moment:
– Tu me rassures, au contraire. Si même toi tu ne vois pas que c'est moi…
Double tranchant. Intense soulagement, parce que cette femme-là n'avait absolument pas l'air de m'en vouloir de quoi que ce soit. En même temps qu'écœurement profond, je n'avais pas envie de la voir comme ça.
Elle a dit:
– Contente de te voir, Louise.
Elle me dévisageait avec bienveillance.
Se tenait voûtée. Elle avait perdu de la superbe, à fond.
Elle s'est rassise, nous a invitées à faire de même. Je la trouvais rabougrie. Amoindrie, et pas belle. J'ai répondu:
– Je pensais plus jamais te revoir… Tu nous as manqué, tu sais… On s'est senties un rien, comment dire? désemparées…
En souriant, comme si tout cela n'était pas bien grave, mais j'ai quand même insisté:
– Voire assez stupides. Et pas très rassurées.
Elle s'est frotté la joue, cherchant ses mots. Mais pas embarrassée:
– Tout ne s'est pas passé exactement comme je le souhaitais. Et je ne pouvais pas… J'avais quelques points à régler avant… Mais maintenant tout est en ordre, je vais pouvoir passer à autre chose.
Se tournant vers Sonia:
– Tu peux descendre, s'il te plaît? Ça ne prendra pas longtemps, je te ferai rappeler.
Quand même, elle continuait à expédier promptement. Une fois que Sonia est sortie, elle a froncé les sourcils:
– J'ai appris que ton frère partait.
– Demain. Avec Mathieu.
– Je sais, je sais… Tu le prends bien?
– Tout le monde s'inquiète pour ça, c'est bien gentil de votre part, mais c'est mes histoires… Ouais, je le prends bien, ça ira quoi…
C'est bien délicat de se préoccuper de mon son à ce point… Mais quand ils ont tiré sur Gino, quand ils sont venus brûler L'Arcade, où t'étais quand on avait besoin que t'y ailles de ton petit numéro de sollicitude?
Je l'avais fait sourire:
– Et tu t'es trouvé une petite amie.
Je n'ai pas enchaîné là-dessus, je me suis gratté l’oreille à la place, elle a croisé les jambes, a fait un signe de la main:
– Je suis désolée, je me suis tenue un peu au courant sur ton cas… Pas pour te surveiller, mais je voulais être sûre que tout allait bien… Et j'ai appris que tu passais tes journées chez elle, mais rien sur ce que vous y faites parce que les volets sont toujours fermés… C'est pour ça que j'ai préféré que Sonia descende, je sais qu'elle ne l'a pas à la bonne… Pour être honnête, je me suis toujours doutée que tu étais lesbienne.
Elle en avait pris un sérieux coup au raisonnement. Je me suis souvenue de la fois où Victor était resté debout, exposé aux regards, pour me persuader de rentrer fumer un spliff, la première fois. Et il n'y avait personne pour me surveiller ce jour-là. Il me semblait que toute la chance que je n'avais pas eue dans ma vie était en train de se concentrer en un seul coup, un seul, un magnifique. J'ai éludé le sujet, gentiment:
– Je préfère pas parler de ça…
– Ça ne m'étonne pas. Je voulais que Sonia descende aussi parce que je voulais te donner ça.
Elle m'a tendu une enveloppe, elle m'en avait tendu souvent de pareilles, mais moins épaisses. J'avais l'impression de visiter ma grand-tante, qui me refilerait une part d'héritage en douce parce que j'étais sa petite préférée. J'ai rigolé en la glissant dans mon sac, j'ai demandé:
– Tu te casses alors?
– Demain.
Jubilation dedans, j'allais pouvoir tout raconter à Victor, le lendemain. Elle serait déjà partie, je n'aurais rien à me reprocher.
Elle a ajouté:
– Si tout se passe bien. C'est pour ça aussi que je voulais te voir.
Elle m'a tendu un deuxième paquet, carré rigide et très fin. Elle était devenue extrêmement solennelle:
– Je te confie ça, je veux que tu te démerdes pour le cacher, le cacher drôlement bien. Ils ne penseront pas à venir le chercher chez toi, ils ne connaissent pas assez bien l'orga.
– C'est quoi?
– Juste une sorte de disquette. Mais ça intéresse du monde.
– Ça intéresse qui?
– Les flics, les nouveaux patrons, ce fameux Victor dont tu m'as parlé…
Appel d'air, quand elle a prononcé son nom, j’ai senti le sol dessous se faire la malle. Et j'ai mieux compris la prise d'élan-coup de boule que j'avais provoquée la dernière fois qu'on s'était vues. Elle a hésité avant d'ajouter:
– Il m'a semblé comprendre que Mireille, elle aussi, l'a côtoyé?
– Il paraît, mais elle n'en parle jamais… C'est vrai qu'il a vécu chez toi?
Jolie moue de la bouche, m'a répondu de loin:
– Il paraît que je l'ai dans la peau… C'est un garçon durablement toxique.
– Il t'a fait du tort?
– J'ai pris quelques leçons de grimace… J'étais prévenue pourtant, je connaissais l'intégrale de sa bio. Mais au lieu d'en valoir deux une femme avertie aime à croire qu'elle fera l'exception.
Elle n'avait pas perdu le goût de la formule alambiquée. J'ai demandé, presque à contrecœur parce que je ne voulais pas trop en apprendre:
– Tu crois qu'il y a un rapport, entre… le truc des deux Parisiennes et lui?
– Je le vois mal en boucher… Enfin, pas comme ça, il travaille plutôt dans l'abstraction.
– Et si elles lui avaient posé problème, refusé un truc ou…
Elle a eu un signe de la main pour invalider ma proposition, accompagné d'un haussement d'épaules agacé:
– On ne refuse rien à Victor.
– À ce point-là?
J'ai essayé un début de rire, pour qu'on en revienne à des propos moins enflammés. Elle a relevé les yeux sur moi, m'a dévisagée en silence assez longtemps pour que je me sente mal à l'aise. J'avais la pénible sensation qu'elle savait pour lui et moi, et qu'elle s’obstinait à me mettre en garde, à m'exhiber sa perdition pour que je me préserve de lui. Ton sobre et menaçant, qui me faisait comme une prophétie:
– Je vous ai tous laissés tomber. Vous, avec tout ce que j'avais. J'aurais probablement pu sauver l'affaire, si cela ne m'avait pas semblé si dérisoire. Pendant des années je n'ai eu de temps que pour l'orga, et je n'ai pas fait du mauvais boulot… Je vous ai tous laissés tomber, et pour être honnête je m'en contrefous. Tu crois vraiment que je quitte la ville parce que j'ai peur de trois culs bridés en costard?
– Qu'est-ce qu'il t'a fait de si terrible que ça?
– Il m'a donné exactement ce dont j'avais besoin. Pur talent. Il t'ouvre le ventre et il touche juste: «Là, ça ne va pas, mais quand je fais ça, ça va mieux n'est-ce pas?» Et ça va mieux, ça n'a rien à voir. Alors il va le refaire ailleurs, et tu te retrouves ventre ouvert, démerde-toi, avec le souvenir persistant de ce qu'on peut te faire comme bien. Méfie-toi de lui, Louise, il est assez malin pour penser à venir chez toi chercher la chose, et il est capable de…
– Je sais, je sais, tu me l'as déjà dit…
Mais qu'est-ce que tu t'imagines, qu'il a attendu que tu m'expliques pour venir me trouver? Tu crois qu'il laisse le choix? Tu le sous-estimes encore, tu sais…
Elle n'en démordait pas:
– Je veux que tu t'en souviennes: si jamais tu le vois, il faut que tu te sauves avant qu'il ait eu le temps de dire un seul mot. Le laisser te parler, ça serait te laisser faire.
Elle faisait large dans le grave, ne plaisantait pas du tout. J'étais assise en face d'elle, j'ouvrais de grands yeux tranquilles et attentifs en l'écoutant parler, sans dire un mot. J'étais intérieurement parfaitement hermétique à ses avertissements, et je n'entendais rien à ce qu'ils avaient d'éminemment justes. J'avais choisi mon camp, j'étais inébranlable. Elle ne me touchait pas, elle ne m'inquiétait pas, j'étais tranquillement sourde.
Elle a conclu, en soufflant bruyamment:
– Il m'a foutu une merde, ce con…
Fou rire nerveux, à cause de l'expression. Elle m'a fusillée du regard, elle avait quand même gardé pas mal d'autorité, je me suis calmée et enquise:
– Qu'est-ce qu'il y a sur ces disquettes?
– Une sorte de compilation… depuis le début de l'orga, tout ce que les filles m'ont rapporté sur les clients, toutes les transactions qu'on a faites… Tu ne connaissais pas ce secteur, parce que tu n'as jamais voulu travailler là où ça devient intéressant… Vu la clientèle qu'on a touchée, il y a de tout sur ces disquettes, de quoi faire du scandale tous les jours pendant vingt ans… On ne se rendait pas bien compte de la valeur de la chose, jusqu'à ce que Victor défraie la chronique en la lançant sur le marché. D'autant qu'il a baratiné pour appâter le client, il n'a pas lésiné…
– C'est comme ça qu'on est passé dans l'œil du cyclone?
– Bien sûr, c'est comme ça… Dans mon état normal, j'aurais géré le chaos. Déjà, je n'en aurais pas fait un tel drame, qu'il soit parti avec une disquette.
– Il en a une à vendre quand même?
– Elles ne se lisent que les trois ensemble.
– Les trois?
– Je confie l'autre à Sonia, ils ne penseront pas à elle non plus. Quant à Victor, il peut bien essayer de lui faire son petit numéro, il n'aura pas de prise sur elle.
– Combien de temps on va les garder?
– De mon côté, je vais faire retrouver Victor, et il va rendre celle qu'il a emportée… Parce que j'ai besoin des trois pour retrouver l'immunité, toucher le pactole et m'installer ailleurs.
– C'est à cause de ça que les keufs ont couvert Mme Cheung?
– Quand le bruit a couru que, non contente d'avoir rassemblé ce type de doc, j'en avais laissé filer une partie, je me suis trouvé quelques nouveaux ennemis…
– Et comment vas-tu t'y prendre pour mettre la main sur Victor?
– Il fera son come-back bientôt, il n'a pas tout son temps pour récupérer ces disquettes. Ça n'est plus seulement une question d'argent.
– C'est une affaire d'honneur?
– Il se fera probablement descendre s'il ne les rapporte pas. Il a déjà touché un gros acompte dessus. Maintenant, c'est plein d'acheteurs, il en sort de partout, alors les premiers sur le coup n'ont aucune envie de se faire doubler… Et je laisse en place de quoi le cueillir. Pendant ce temps, vous planquez le matériel. Je vous contacte dès que tout est réglé. Tu toucheras gros quand ça se fera.
– Tu crois que ça va être vite réglé?
– Je t'ai connue moins questionneuse, Louise, qu'est-ce qui te prend?
– Je me suis connue moins impliquée dans les emmerdes, ça me rend curieuse.
– Ne t'inquiète pas: c'est l'affaire de quelques jours. En fait, il suffit que tu me fasses confiance, comme moi je te fais confiance…
On n’a qu'à faire comme ça.
Elle a fait rappeler Sonia, on a bu un whisky. La Reine-Mère a éclaté de rire, plusieurs fois. Et son rire n'avait pas changé, toujours ce truc énorme et brusque. Qui faisait oublier ses vieilles frusques et sa tête de femme usée.
Elle nous a raccompagnées en haut des escaliers du premier. M'a serrée dans ses bras au moment de se quitter. Son corps était chaud et robuste, l'étreinte très émouvante.
Ça m'a surprise, comme on était bien dans ses bras.
Sonia pleurait dans la rue quand on remontait à pied vers le métro Gorge-du-Loup. Comme une statue, son visage ne changeait pas, était même plus dur qu'à l'habitude, mais des larmes coulaient sur ses joues, tout doucement, pas beaucoup. Et elle a pris ma main dans la sienne, on marchait toutes les deux sur le bord de la route comme deux gamines qui viennent de quitter maman. Elle a fini par se rendre compte que je l'amenais vers le métro, retour parmi les siens:
– T'es folle, on va pas prendre le tromé, je suis claustra, moi, je peux pas, on va chercher un tax…
– Ça va, on dirait… T'as pas souffert d'une baisse de régime trop radicale. Me dis pas que toi t'avais pensé à mettre de côté?
J'avais accompagné Sonia à la chambre de son hôtel. Fenêtres immenses, rideaux soyeux dégoulinant jusqu'au sol rutilant, ça puait le luxe vaste et imposant, la grosse moquette moelleuse impeccable et la vue sur le parc de la Tête-d 'Or.
Assise sur le bord de son lit, Sonia quittait ses chaussures sans les mains, en s'aidant du bout du pied, comme un bonhomme après une dure journée de chantier. Elle m'expliquait:
– Moi, je mets rien de côté, j'ai une réputation à tenir… Mais je travaille encore, j'ai gardé des clients, tes anciens, quoi, ceux qui te laissent pas tomber.
– Tes copains?
– Rigole pas trop avec ça, en vérité ils sont quelques-uns à avoir été méchamment cool avec moi ces derniers temps… Sérieux, c'est pas rien, le rapport du client à la putain, y a du respect, de la tendresse, de la considération… Y a pas histoire que j'aie fait pitié, c'est pas ça. Et je suis bien la première que ça esbroufe, mais faut admettre qu'ils ont été bien corrects.
Plus le temps passait, plus Sonia parlait mal, crachait les mots en faisant claquer l'intonation nerveuse. J'ai demandé:
– Pourquoi tu fais pas un effort quand tu parles? Tu fais racaille, c'est insupportable. T'as vu où t'habites maintenant? Et ça fait des années que t'es que dans des endroits classe…
– Je la parle couramment leur langue de tapette, mais tu causes pas avec ça, c'est pas une langue vivante, c'est du cafouillage de cerveau broyé pour cerveaux de tafiole, tu vois de quoi je parle? Fesses bien serrées, le ton qui monte pas, rien qui sort. Autant fermer sa gueule, tu vois… Moi, mieux je la parle, moins je la sens leur langue.
Et sans s'occuper de moi, partant du principe que je ne savais pas de quoi il s'agissait, elle a dévissé la petite grille de la climatisation et y a glissé une enveloppe rigide blanche de forme carrée.
La salle de bains était plus grande que mon salon, on tenait à l'aise à deux dans la baignoire d'angle. Sonia avait du biz noir très tendre qu'on ne brûlait pas, qui se roulait entre le pouce et l'index en cordelette et se glissait dans le spliff. On a changé l'eau du bain une petite dizaine de fois, pour qu'elle reste bien chaude pendant qu'on discutait, elle balançait là-dedans des produits improbables qui sentaient gravement bon. On faisait sortir nos pieds, gigoter nos orteils, en parlant de choses et d'autres. Elle se tenait comme Tony Montana, les deux coudes appuyés derrière elle, bien écartés. Elle avait des seins de guerrière, c'était du moins l'idée que je m'en faisais, lourds et fermes à la fois, presque noirs au milieu.
Je lui posais des questions sur des sujets précis, et comment ça lui faisait quand elle sentait qu'elle avait envie, quand elle mouillait, et comment elle suçait. Elle prenait le temps d'y réfléchir, répondait très sérieusement, de son mieux. Des questions pour établir des comparaisons et apprendre des choses que je n'avais jamais posées à aucune fille, par peur de me faire démasquer, par manque d'intérêt pour le sujet. Elle a fini par se lever, s'étirer et déclarer:
– Tu te fous de moi, ça fait plus de deux heures qu'on parle que de ça alors que t'en parlais jamais, et tu veux me faire croire que tu marches toute seule à l'écart depuis qu'on te voit plus? T'as confiance en personne, toi…
Enjambé la baignoire, puis on a passé pas mal de temps sur le lit, en attendant qu'on sèche, elle était sur le ventre comme on se met au soleil, la tête tournée vers moi, reposant sur ses bras. Moi, sur le dos, je roulais de nouveaux spliffs, elle parlait d'elle et d'un garçon gentil, elle disait:
– Elle me plaît cette idée de petite maison avec lui… Mais j'y arriverai jamais. J'aimerais bien. Mais je suis pas comme ça, et je le rendrais toujours triste. Je fais pas de bien aux garçons, je sais pas faire.
Et comme il était déjà tard, on a fini par s'habiller, on allait chez Mathieu, ils avaient tous leurs papiers maintenant et ils faisaient une party d'au revoir.
Elle s'inquiétait:
– T'as jamais été toute seule, ça va te faire bizarre de te retrouver sans Guillaume…
Julien mettait des disques, l'assurance bonhomme de celui qui sait ce qui s'écoute à quel moment. Il était assez brillant pour ça.
Guillaume m'a attrapée par le bras, prodigue en réflexions comme celles que j'aimais bien. Mais je ne sentais plus rien, je le sentais vain et loin.
Décalage. Parce que tout le monde m'était familier, et me traitait comme telle. Mais je n'étais contente de voir personne. Je m'en foutais de tous ces gens. Je trouvais leur connivence fatiguée, presque simulée. Pas bien grave, juste désagréable. Et pas moyen de savoir si c'était mon regard qui déformait, ou bien le temps en passant qui bousillait tout ce qu'il touchait.
Je savais très bien qui je voulais voir, avec qui je devais être.
J'ai repéré Mathieu à l'écart, tout seul debout vers sa fenêtre, qui sirotait son verre en observant tout le monde. Je suis allée le voir, j'ai essayé d'être bon esprit:
– C'est cool, tout le monde est venu.
– Ouais! Je suis bien content de partir.
– Sans regrets?
– T'es folle, j'ai trop d'avenir.
Il faisait danser ses épaules, distraitement, comme il l'avait toujours fait. Je suis restée à côté de lui sans rien dire, à regarder les gens. J'étais parfaitement hors jeu.
Mireille a réussi une entrée brillante, très égérique. Comme à son habitude elle a fait monter la tension d'un cran, agacé l'atmosphère. Elle était tout de suite entourée, virevoltante, Scarlett dégénérée, qui tournerait à la drogue dure. Ses yeux avaient un éclat que j'identifiais assez bien à présent: l'éclat glorieux de celle qui vient de s'en prendre un fameux coup.
Elle m'a gratifiée d'un tonitruant bonjour, parce que j'étais dans son secret, son monde intime, la seule à savoir que Victor était chez elle. Nous avons échangé quelques mots, parlé de n'importe quoi sauf de lui, et nous ne pensions qu'à ça. Je regardais sa bouche pendant qu'elle débitait, je connaissais bien la langue qui s'y était fourrée. Est-ce qu'elle aussi aimait qu'il la divine par-derrière, est-ce qu'elle léchait ses doigts avec avidité? Est-ce qu'ils faisaient ça pareil tous les deux, comment se tordait-elle quand il l'extravaguait?
Quelques personnes s'étaient mises à danser, il faisait suffisamment raide pour ça.
L'alcool aidant, la soirée prenait de la gueule, le mouvement se créait.
Sans moi, qui pourtant faisais quelques efforts, peine perdue. Je ne savais ni comment me tenir, ni quoi dire à qui, ni même à quel moment rire de quoi. Aucun groove dans la repartie.
J'ai attendu que Mireille aille folâtrer plus loin, puis je me suis isolée dans la salle de bains avec le téléphone. J'avais déjà vu des filles faire ça, bouillir en silence, puis ne plus y tenir et se foutre dans un coin, combiné à l'oreille, pour appeler leur bonhomme. Et ça m'avait toujours semblé décidément grotesque.
– Je te réveille?
– Non… Tu passes?
– Maintenant?
– Si t'appelles, c'est que t'as envie de passer, sinon à l'heure qu'il est tu serais en train de rigoler avec tes copains. Je t'attends?
– Ouais, mais si Mireille…
– Arrête de discuter, Louise. Je deviens fou à force d'être enfermé ici. On va faire des trucs, en général ça me fait du bien.
Je trouvais ça bien, qu'il me parle toujours comme il le fallait.
J'ai vérifié que Mireille était en plein numéro, elle retrouvait tout le monde et un tas de choses à leur dire, quelques renseignements à prendre aussi.
Et je suis sortie sans rien dire.
En descendant les escaliers j'entendais les bruits s'éloigner, cette soirée m'avait massacré l'humeur. Il ne s'était rien passé, sauf que j'avais basculé dedans.
J'étais triste, comme remplie de pierres, des pierres bien anguleuses qui me brasseraient sévère.
Je m'étais trop vite imaginé que de le faire avec Victor m'avait dénouée une fois pour toutes, que j'étais à l'abri de tout ça.
Maintenant que la Reine-Mère m'avait dit qu'elle m'avait fait surveiller, ça me tournait dans la tête. Et je les sentais, les yeux, le poids d'un regard désapprobateur, menaçant et mordant, qui me suivait bien partout. Je sentais les trous noirs des allées qui me voulaient du mal et les fenêtres allumées, penchées sur moi, me vriller le crâne. Et c'était autour de moi, étreinte maléfique, un murmure sourd alentour, chuintement haineux, ça m'attendait tapi dans l'ombre. Je retrouvais de bonnes vieilles connaissances, amplifiées, victorieuses, tordeuses de gorge, qui tendaient leurs toiles au creux du ventre, et viciaient l'air, doucement, et c'était dans ma bouche aussi, sale goût.
Et au lieu d'avoir pris des forces pendant les quelles jours d'accalmie précédents, je me sentais dedans plus pitoyable que jamais, comme incapable de supporter ça davantage, frayeur stupide roulant à toute vitesse, prenant de l'ampleur d'un bumper à l’autre, impitoyable et enclenchée.
Il n'y avait que cinq minutes à faire de chez Mathieu à chez Mireille, et je pressais le pas, mais je sentais l'œil derrière moi et dessus, maléfique, qui me surveillait, et quoi que je fasse, impitoyable, m'attendait, puisque, quoi que je fasse, il finirait par me grignoter tout entière.
Je rentrais-sortais les mains de mes poches, peur panique et pas extirpable, à part tourner la tête de droite à gauche et marcher le plus vite possible.
Victor a fait monter les volets, je me suis glissée à l'intérieur.
Point culminant de l'effroi, quand j'ai réalisé qu'il n'y pouvait rien, qu'il était aussi loin que les autres et je n'avais pas envie de la chose avec lui, il ne pouvait rien pour moi, et ça ne servait à rien.
Ses mains se sont agacées le long de moi, en me sentant distante et agitée, il n'a pas enlevé ma robe, il n'a pas attendu que je démarre et que j'aie vraiment envie, il est venu dedans tout de suite, j'étais appuyée contre le canapé et tout le début j'étais ailleurs, parce que je n'y croyais pas, il ne pouvait rien pour moi, et ce sale truc dedans tournait de plus en plus fort, gagnait en vigueur et ne me laisserait plus tranquille.
Et puis c'était fini, à un instant précis que je n'ai pas senti venir, il avait chassé le truc, rentrait-sortait, furieusement, miraculeusement, cherchait le fond et me creusait, faisait la peau au sale truc, le faisait taire dedans, et me prenait, me ramenait à lui, et je n'entendais plus rien que moi qui respirais et du plaisir montant, mon corps bien soulagé, loin des yeux et des pierres, mon corps qui lui appartenait. Encore, et je ne savais pas quand ça avait basculé, mais il était vainqueur, en était venu à bout. Et serrée contre lui je voulais juste dormir, je me sentais apaisée, même pas irritée à l'idée de me relever bientôt, de rentrer chez moi à pied. La grande peur bien passée, les entrailles accordées. Moi tout entière reposée, soulagée. Infiniment reconnaissante. Il a demandé:
– Mireille m'a dit que ton frère partait demain, pourquoi tu me l'as pas dit?
– Pas pensé.
– Je vais pouvoir venir chez toi alors?
– T'es pas bien ici?
– Non, je suis pas bien, je vais devenir dingue. Je suis enfermé là tout le temps, t'imagines comment ça fait? Et j'ai aucune raison d'être avec Mireille, et pas envie de faire des efforts. Je veux être avec toi, tout le temps, au moins quand on baise j'ai l'impression de prendre l'air.
– Tu peux pas venir chez moi, réfléchis… Mireille, si tu pars d'ici, elle viendra tout de suite me voir, et je peux pas ne pas lui ouvrir. Et si elle se doute, elle va mettre un bordel incroyable. Et elle aura raison d'ailleurs.
– Faut que tu la retrouves, Louise, je vais devenir fou sinon.
Je n'ai même pas demandé de qui il parlait. J'ai trouvé ça marrant, qu'il choisisse ce soir-là pour en parler cash pour la première fois. Son instinct, putain de lui, qui lui donnait les bons conseils.
On l'a fait une deuxième fois, et il était sur moi, ses deux mains derrière ma nuque, me piochait tout doucement et je bougeais mon cul en même temps que lui, ses yeux rivés aux miens et je partais en arrière, je me gorgeais de lui et le truc montait, croissait dans l'air autour, je l'ai senti se tendre, et le truc dedans s'est répandu, généreusement, ça me faisait une grande détente, apaisement de fond.
Je me suis dégagée de lui juste après, tendu la main vers mon sac et lui ai donné la disquette, parce que ça ne servait à rien d'attendre plus longtemps, que je n’en n'avais même pas le droit.
J'ai répondu à toutes ses questions sur ma rencontre avec la Reine-Mère, rapporté tout ce qu'elle m'avait dit. Il a demandé:
– Pourquoi tu ne me l'as pas dit en arrivant?
– Parce que la Reine-Mère a toujours veillé sur moi, et que pour la première fois qu'elle me demande quelque chose, je lui crache à la gueule. Parce que j'ai peur que maintenant tu partes sans moi et j'imagine vaguement ce que ça va me faire.
Il a écarté ça d'un mouvement du menton:
– Arrête de divaguer, je vais pas te laisser derrière, ça va être vraiment bien une fois qu'on sera ailleurs et qu'on pourra être dehors ensemble, en plus on va avoir de la tune, il faudra un moment avant d'en venir à bout…
– Tu vas la vendre à qui?
– Demande pas ça, t'en as rien à foutre. Mais c'est de la bombe ce truc, t'imagines même pas… La vieille, elle s'est pas rendu compte de ce qu'elle avait entre les pattes… Te bile pas pour elle, de toute façon elle fait sous elle, elle est plus dedans, je t'assure, ça sera pas de ta faute s'il lui arrive malheur, surtout t'en fais pas…
Et ça m'a fait rire. Je voyais très bien ce que ça avait de sordide, ce qu'on était en train de faire. Je l'oubliais sans effort, à peine la main posée sur lui tout allait bien et je rigolais.
Mais j'ai quand même retrouvé mes réflexes, quand il a questionné sur Sonia et la troisième disquette, j'ai répondu:
– Je sais pas où on peut la trouver, elle habite n'importe où cette fille, elle ne passe jamais deux nuits au même endroit.
– Tu crois que tu peux mettre la main dessus?
– Je vais faire de mon mieux, mais Sonia m'aime pas trop, elle se méfie de moi, je sais pas pourquoi. En tout cas, je ferai de mon mieux.
Victor était contrarié à cause de ce point de détail. Mais jubilait quand même furieusement, parce qu'il avait vu plus juste encore que prévu, en venant vers moi. Parce qu'il touchait au but.
Pendant qu'il roulait un dernier spliff, j'ai fouillé dans les affaires de Mireille pour lui emprunter un blouson parce qu'il caillait à fond dehors. Et je suis passée par la salle de bains pour me coiffer, je faisais toujours attention à ne pas laisser des cheveux à moi sur sa brosse. Je ne me dépêchais pas, puisqu'on était tous les deux habillés, même si elle débarquait tout aurait l'air normal. Et j'ai souri en me regardant dans la glace, à part mes yeux, parce que ça leur donnait le même éclat qu'aux siens. Agrandis, éclaircis, scintillants. Il y avait des épingles à elle qui traînaient sur le bord de l'évier, machinalement je me suis fait un chignon, j'ai trouvé que ça m'allait bien, un air assez distingué, le cou long et fin.
On a fumé le spliff, Victor était rudement content. Moi pareil, parce qu'il ne parlait que de comment ça allait être dès qu'on aurait la troisième disquette. Et c'étaient de chouettes histoires, des promesses égayantes. J'avais du mal à croire que tout ce bonheur allait me tomber dessus comme ça, ajouté au bien qu'il m'avait déjà fait. Mais je me faisais à l'idée, je perdais de la méfiance.
Nuit noire, escaliers de la rue Diderot, Saïd et Macéo montaient quand je m'y suis engagée. J'ai souri en arrivant à leur hauteur, demandé:
– Qu'est-ce que tu fous dehors à cette heure-ci?
– Je dors plus.
– T'as qu'à rester chez toi et lire.
Il avait l'air fatigué pourtant, et le sourire âpre. Il évitait de me regarder, comme s'il avait honte d'être surpris en flagrant délit d'insomnie, j'ai proposé:
– J'ai pas sommeil non plus, j'ai pas envie de rentrer. On fait un tour ensemble?
Les premiers pas ont été silencieux, empreints d'une gêne légère, mais petit à petit on s'est lancés dans une véritable visite du quartier, escalier par escalier, palier par palier…
– Je me souviens de cette cave, on avait déchargé tout un camion de lessive là-dedans, on était encore minots, je sais pas ce qu'on croyait, qu'on allait la refourguer ou je sais pas quoi… Tout un camion de lessive, c'était la cave du grand Moustaf, tu te souviens de lui?
– Je vois pas, non…
– Beau gosse, grand, avec une moustache, il attrapait la femme du boucher, un jour il a failli se faire lyncher devant tout le monde.
– Bien sûr que je me souviens, il buvait plein de vin lui, et ça lui mettait la folie…
Et on s'est mis à sillonner les pentes, pris d'une fureur nostalgique, en montrant toutes les fenêtres:
– Tu te rappelles au cinquième la fille qui habitait?
– C'était un vrai squatt chez elle, je me rappelle bien. Elle avait des francs celle-là, je me rappelle une fête chez elle, elle avait mis la cocaïne dans des bols.
– M'étonne qu'elle avait des francs, je me souviens ses parents ils travaillaient au Monde tous les deux.
– Elle s'est mis une balle ensuite, elle…
– Je me rappelle, mais elle était givrée d'origine, elle, ça m'avait pas étonné.
On a marché comme ça pendant trois heures, sans même s'en rendre compte, le chien reniflait les murs inlassablement.
Et pour la première fois depuis des jours, j'ai senti que j'avais habité là, et qu'on avait perdu.
Plus rien, cette ville appartenait maintenant à d'autres gens.
Et elle se laissait faire et ouvrait ses maisons, pour d'autres. Lascive et consentante, toujours. Offerte au plus offrant.
Je continuais de la trouver belle. Mais maintenant vraiment triste. Comme si je retrouvais la femme que j'aime sur la table de la cuisine, couchée sur le dos et les cuisses grandes ouvertes, à se faire besogner par n'importe qui. Ni franchement participante ni franchement récalcitrante. Et toujours aussi belle. Quelque chose de fini.
À ce moment précis j'ai regardé Saïd, insondablement triste, désolé et perdu. Et je n'avais rien pour lui, pas un seul mot de réconfort, pas un seul mensonge égayant.
Finalement, on était rue Pierre-Blanc, on a rien trouvé à se dire devant L'Arcade. Les décombres n'avaient pas été déblayés. Sur le mur de côté, il restait des morceaux intacts du graff à Saïd: «Fake» et «More», couleurs passées.
Macéo est allé faire un tour dedans, et Saïd l'a rappelé parce qu'il risquait de se blesser.
Ça a mis une conclusion à la balade.
J'ai regardé la fenêtre de chez Mathieu, encore de la lumière, j'ai proposé qu'on y passe, mais je n'en avais guère envie et lui non plus.
La nuit se faisait plus grise, début de jour. J'ai proposé:
– Je te raccompagne en bas de chez toi?
Il tenait à rentrer avant que Laure ne parte travailler. Il répétait d'un air inquiet qu'il lui faisait du mal. Mais ces temps-ci la maison était trop petite et il ne pouvait pas rester tout le temps là-bas. Il n'y avait pas pensé de la nuit, mais maintenant que ça lui revenait, ça lui tirait les traits d'un coup. Il était coupable et désolé.
En bas de chez lui on a fumé une dernière clope. Et quand on s'est dit au revoir on s'est serrés l'un contre l'autre. On est restés dans les bras l'un de l'autre, comme des membres de la même famille éplorés par la même perte.
Macéo, qui attendait devant la porte depuis qu'on était arrivé en bas, s'est mis à aboyer, parce qu'il en avait marre.
On s'est écartés, souhaité la bonne journée et séparés.