Belle lurette que ne je croyais plus au Père Noël (si j’y avais jamais cru) lorsque je me retrouvai assis dans un tranquille box vitré, en face de mon interlocuteur, l’employé qui s’occupait de mon compte courant. Ni cadre supérieur, ni grouillot, un homme affable et circonspect dans la quarantaine, vêtu pour ce que j’en voyais d’une veste à chevrons aux épaules exagérément larges et droites et d’une chemise bleu nuit sur laquelle plastronnait une cravate de soie pourpre dont le nœud affectait la taille d’un pois. Une pochette assortie bouillonnait à sa poche de poitrine. Mon interlocuteur s’appelait Jean Martin. C’était en tous cas ce que prétendait le cavalier posé devant son sous-main grenat. Ses longs doigts blêmes paraissaient dotés d’une certaine autonomie. Ils s’occupaient à tripoter un lourd briquet carré en or et laque de Chine, ce qui pouvait indiquer une irritation modérée, aussi bien que de la perplexité ou une patience sans limite à caractère strictement commercial.
Nous en étions rendus aux mortes eaux d’une conversation languissante. Je sortis une Camel de ma poche et au même instant, une petite flamme jaune et dure apparut comme un signal à l’abri de son index. Je me penchai, fourrai le relevé dans ma poche et allumai ma cigarette. Je le remerciai d’un geste de la tête et la flamme s’éteignit, mais pas l’éclat de ses yeux pâles et fixes. Je toussai dans ma paume.
Martin ne me croyait pas.
La pilule était aussi dure et amère à avaler que la fumée de cigarette. La première depuis quinze mois.
Il poussa une photocopie de bordereau devant moi et déclara, en guise de récapitulatif :
— Cent mille francs ont été déposés sur votre compte depuis une autre agence de notre banque, dans le huitième, à Paris, par un certain Zimmer. Cent mille francs en liquide. Dix millions anciens, si vous voulez… Le dépôt a été effectué en billets de cinq cents… (Il écarta les mains, bougea la tête). Vous ne connaissez pas de Zimmer… (Ce fut à mon tour de bouger la tête). La signature ne vous dit rien… L’employé se rappelle d’un homme, environ quarante ans, mince, taille moyenne, vêtu d’un trench gris…
— Se rappelle un homme…
— Si vous voulez… Il se souvient d’une mallette noire. L’hypothèse d’une erreur ne doit pas être retenue. L’intitulé, le numéro de compte et celui de notre agence, ici… (Il haussa ses épaules rembourrées avec une joie sombre). Trop de coïncidences. Vous devez vous accoutumer à l’idée qu’un généreux mécène veille à la santé de vos finances.
J’écrasai ma cigarette. Personne ne crache sur cent mille francs. Je ne gaspillai pas mon peu d’énergie à développer ce que je pensais du mécénat. Martin parlait comme un flic. Il ne peut s’empêcher de jeter un regard sur le vêtement que j’avais jeté dans l’autre fauteuil en entrant. Un trench qui avait connu ses riches heures au début des années cinquante. Je l’avais gardé malgré les reprises qui ornaient son flanc droit, ou peut-être à cause d’elles. Dans les périodes de déprime, en dépit du stoppage qui les rendait discrètes, elles avaient pour vertu tonique de me rappeler que j’étais mortel, ou presque. Comme je ne savais pas quoi faire du fric, Martin me suggéra diverses combines, et je ressortis du box avec un livret neuf et mince dans une pochette plastique et d’autres paperasses, qui me faisaient capitaliste.
Je raflai l’imperméable. Ma foi, il pouvait passer pour gris. Martin resta tapi derrière son bureau, abîmé dans la contemplation de son briquet. À sa mine, on pouvait s’attendre à ce que l’objet lui explose à la figure d’une seconde à l’autre.
Lorsque je me retrouvai sur le trottoir, des cohortes de nuages gris défilaient dans le ciel en traînant sous leur ventre de vilains rideaux de pluie. Je me réfugiai chez Dino, au Bar Tabac du Marché Couvert. Je commandai un café à une jeune personne avenante et rebondie, puis j’allumai ma deuxième cigarette. Je l’appréciai à sa juste valeur. La pluie traversa la petite place, poussant devant elle quelques rares passants, tambourina sur les carrosseries et brouilla les vitres. Puis elle s’en fut plus loin, vers l’est.
Le café brûlant m’écharpa le gosier. Une CX grise vint se ranger devant l’abribus. Un homme en complet marine en sortit, laissant battre l’essuie-glace et les feux de croisement allumés. Il prit des cigarettes au bout du comptoir, commanda un viandox qu’il but debout. Je lui donnai mon âge. Ses cheveux courts commençaient à grisonner, sa barbe avait trois jours et il avait dû dormir toute une semaine dans ses fringues. Il fumait des Winston, portait des mocassins en chevreau et une lourde chevalière ornée d’une obsidienne à l’auriculaire gauche. Taille : un mètre quatre-vingts, corpulence athlétique, yeux sombres, nez droit. Il paya avec une pièce de dix francs qu’il fit tinter contre le bar. Et il décampa.
Je regardai la CX disparaître. Elle avait le bas de caisse maculé de boue jaune. Le monde était peuplé d’hommes pressés, et de quelques femmes. La soubrette de comédie me gratifia d’un sourire désœuvré. Chez Dino, je faisais partie des meubles. Elle alluma la radio, ce qui eut pour effet de me faire fuir sans attendre la monnaie. Dehors, le vent était mouillé et tiède, histoire de remarquer, tout de même, qu’avril s’achevait et qu’on pourrait bientôt se découvrir d’un fil. J’enfilai mon trench, remontai le col. Dans la vitrine d’un bottier, une grande glace oblique me renvoya mon image revêche.
Plus la peine de frimer. J’enfonçai les poings serrés dans les poches.
La pluie me fonça dessus à mi-chemin, dans la rue piétonne.
Dizzie Mae m’attendait sous un platane du mail, indifférente à tout. Malgré son âge, elle n’avait pas une ride et portait encore beau. Elle était un peu grande et mastoque pour les standards européens, mais sans un poil de graisse. Elle avait la coupe carrée et un air de sainte-nitouche avec ses yeux larges très écartés. Elle avait surtout un cœur gros comme ça et de bonnes couleurs, vives et fraîches et pimpantes sous la pluie. Elle ne passait pas plus inaperçue qu’une dame de petite vertu dans une vente de charité.
Dizzie Mae était sortie des chaînes de chez Ford à l’époque où je quittais l’Université, avec suffisamment de peaux d’âne pour en faire l’élevage et pendant dix ans, nous avions vécu chacun de notre côté sans que nos chemins se croisent. Elle avait d’abord habité chez un grossiste en fruits et légumes, puis vécu trente mois avec un batteur de pop-music qui l’avait refilée à un entrepreneur de spectacles, lequel avait été contraint de l’abandonner aux mains des douaniers, lorsque ceux-ci, en la déshabillant, lui avaient trouvé les flancs bourrés de neige.
Nous nous étions rencontrés à une vente aux enchères publiques, où elle voisinait avec une pelleteuse, une demi-douzaine de fourgonnettes rincées et un tilbury qui avait baissé les bras depuis si longtemps qu’il en était presque pathétique. Dizzie Mae était entrée dans ma vie sous le maillet d’un commissaire priseur habillé comme un clergyman, et qui suçotait des bonbons parfumés à la violette entre chaque round.
Elle ne m’avait jamais fait d’histoires et tout laissait penser que notre vie commune ne s’achèverait que par le trépas de l’un ou l’autre. Elle gémit un peu lorsque je me laissai tomber dans le siège et ne tarda pas à ronronner doucement sous mon pied. Je flanquai le livret et le reste dans la boîte à gants, y serrai les signes de ma neuve prospérité. Tôt ou tard, on se rendrait compte de l’erreur et quelques opérations bancaires très simples suffiraient à y remédier. Entre temps, les intérêts couraient. Élémentaire, n’est-ce pas ?
La migraine me tomba dessus entre le mail et la Place du Palais. Sans médicaments, je fus bientôt aussi désemparé qu’une chouette sur une plage en plein midi. Je conduisis à trente à l’heure, les paupières et les dents serrées en maugréant des injures contre un Zimmer que je n’avais jamais vu et qui venait de foutre le bordel dans une existence bien réglée, une course à l’économie, sans relief ni suspens, mais qui me convenait à merveille.
Je passai au journal. Tellier m’emmena prendre une mousse à l’annexe. Une jeune pigiste qui travaillait aussi à la radio locale vint s’abattre à notre table et s’enfila trois vodka-tomate en rien de temps. Elle trouva le moyen de nous montrer toutes ses dents et une bonne partie des cuisses en riant des crasses que se faisaient les deux députés de la nouvelle majorité. Son entrain avait quelque chose de parfaitement funèbre.
Elle braqua sur moi ses yeux d’un brun rougeâtre, m’examina dix bonnes secondes en se passant la main dans les cheveux. Nous avions passé quelques bons moments ensemble l’été dernier, jusqu’à ce qu’elle finisse par me gonfler avec Mishima et ses problèmes gynécologiques. Elle me tapa une cigarette et s’inquiéta :
— Tu fais la gueule ? Y a un lézard ?
— Migraine…
— Encore ?
— Eh oui.
Elle enregistra l’information, opina et conclut :
— Tu baises pas assez !
Tellier ricana. Il avait de tout petits yeux très bleus, larmoyants. Un brave type, dans son genre. Le monde était peuplé d’hommes pressés, de quelques femmes et de braves types, chacun dans leur genre. Elle se tira sans crier gare et nous la regardâmes foncer et se poser sur une autre banquette, avec trois types sortis direct d’American Graffiti, dont deux ne foutaient rien à part se gominer la banane et le troisième bricolait dans l’électronique.
— Tu as réglé ton problème ? demanda Tellier.
— Oui et non…
— Curieux…
— Chiant, tu veux dire…
Il me dévisagea, puis regarda Dizzie Mae garée à moitié sur le trottoir, devant la brasserie. Les flics la connaissaient et me collaient un P.V. une fois sur quatre, pour des raisons diverses parmi lesquelles aucune ne me plaisait vraiment. J’avais mes petites entrées à l’Usine locale. Je vadrouillais dans un tas d’endroits où les gens de la Maison n’étaient pas bien vus, et certains se rappelaient mon passé et supposaient que j’en avais gardé des traces. Ils n’avaient pas forcément tort. J’avais une réputation de type régulier. Je savais me taire à l’occasion et leur laisser prendre une heure d’avance, ou une journée. Je raquais pour l’Orphelinat et je réservais ma soirée et mon plus beau complet, le moins usé, pour le Bal de la Police, une fois par an. Je n’avais rien d’un viandard et je ne copinais pas plus qu’il ne le fallait avec les gendarmes… J’étais officier de réserve. Je ne me prenais pas pour un moderne Hercule et leurs écuries d’Augias me laissaient aussi froid qu’un programme électoral. De temps à autre, j’allais les taper d’un tuyau, histoire de les conforter dans leur sentiment d’importance.
Je me tenais tranquille et ils foutaient la paix à Dizzie Mae.
Trois fois sur quatre.
— Tu devrais essayer l’homéopathie, me suggéra Tellier d’une voix pensive. Ma femme s’en est tirée grâce à ça. Il paraît que ça donne de bons résultats, dans certains cas…
Je lui affirmai que j’en parlerais à mon cheval. Il hocha lentement la tête, comme l’âne dans la crèche, quand on lui mettait une pièce dans le dos. Il finit sa bière, reposa la chope. J’avais à peine touché à la mienne et nous échangeâmes. Il me regarda allumer une cigarette, mais ne fit pas de remarque. J’étais libre de fumer ou pas : c’étaient mon fric et mes poumons que je gaspillais. Il ne peut s’empêcher de prendre un air affamé. Depuis qu’il avait été opéré à cœur ouvert, Tellier ne fumait plus. Il avait coutume de dire qu’à compter de sa sortie d’hôpital, il faisait des heures supplémentaires. Ça ne semblait pas l’enthousiasmer outre mesure.
Je n’étais pas sûr de durer autant que lui, avec ou sans prolongations.
En retournant au journal, un frisson me passa entre les épaules, un peu comme si je couvais la grippe. Il bruinait doucement et de place en place, les forsythias agitaient rêveusement leurs fleurs jaune pâle devant le mur gris du Quai Militaire. Ils se donnaient bien de la peine à tenir leur petit rôle d’arbrisseaux d’ornement, avec le peu de terre ingrate qu’ils avaient à leurs pieds. Tellier me tint la porte ouverte et rentra derrière moi. Anita tenait le standard, derrière la banque. Elle m’adressa un sourire indolent auquel je répondis en agitant les doigts. Tellier regagna son bureau à l’étage. Je m’attardai avec la gosse. Elle avait un bronzage miel qui mettait en valeur sa teinte de blond et ses yeux très bleus. Elle avait vingt ans, et la certitude qu’elle rencontrerait, un jour, un type un peu plus âgé, un chic type qui lui ferait trois enfants et l’aimerait jusqu’à la fin de sa vie, un jour… En attendant, elle habitait un studio en ville et avait pris un plan d’épargne-logement.
— On vous a demandé, dit-elle. Une femme…
— Une femme ?
— Une vieille comme vous.
— Elle n’a pas laissé de message ?
— Non.
— Tant mieux…
Je passai derrière la banque, récupérai ma sacoche. Elle contenait mes deux boîtiers Nikon moteurs, mes objectifs, deux flashes et les batteries, plus une flopée de films et un magnétophone extraplat, mais j’eus beau chercher, je ne trouvai pas le moindre comprimé. Anita m’observait, puis elle fut accaparée par le téléphone et je rejoignis Dizzie Mae et pris la rocade qui conduisait au lac, sous une pluie battante.
Il n’était pas loin de minuit lorsque je rentrai, et le temps d’aller ouvrir la grille et de la pousser, je me retrouvai trempé, les cheveux collés sur le crâne, les doigts glacés. Il pleuvait depuis des mois, et par deux fois depuis janvier, la rivière avait submergé la digue, coupant la nationale et la voie de chemin de fer. L’eau avait atteint les premiers pavillons du nouveau lotissement nord, envahi les sous-sols et les caves, noyé une douzaine de voitures, et suscité l’indignation des copropriétaires. J’avais fait quelques bobines en zodiac, et pondu un article tout en nuance.
Je laissai la grille ouverte. Dizzie Mae retrouva l’écurie. Je verrouillai la boîte à gants, emportant seulement la sacoche, deux cassettes vidéo qui traînaient sur la banquette arrière depuis quinze jours, et un bocal de café soluble. J’étais revenu dans mon antre. La maison comportait six pièces sur deux niveaux, mais je n’en habitais que deux au rez-de-chaussée. Il arrivait parfois, l’été, que je monte au premier, parce qu’il y avait des lits plus larges et que les fenêtres donnaient sur l’étang, et qu’un peu de romantisme ne gâchait rien.
Je pris un double bourbon dans le living, à la santé de toutes les Anita du monde et à celle du printemps frileux, tout en écoutant Bessie Smith chanter la bande originale de Saint Louis Blues.
Dans le texte, elle se plaignait que son type eût le cœur aussi dur que de la pierre. Je changeai de pantalon et de chaussettes, enfilai une vieille paire de boots. La migraine m’avait laissé fragile et pantelant. Le frigo m’offrait le choix entre une boîte de soupe (à réchauffer au bain-marie, et puis quoi encore ?) et de la choucroute sous cellophane, à consommer de préférence avant le quinze mai. Je découvris aussi une tranche de gruyère, deux citions ratatinés et un cœur de laitue fripé, au fond du bac à légumes, des boîtes de bière et cinq œufs dans la porte. J’abandonnai et repris un bourbon.
J’avais oublié de brancher le répondeur en partant, aussi la cassette ne m’apprit-elle rien de palpitant. Elle ne m’apprit rien tout court. Tant mieux. Le vent se mit à gronder et à geindre dans la cheminée. Dans le lointain, un chien hurla et se tut. J’allumai la télé, mis un film dans le magnétoscope. À cause du bourbon, je commençai à me sentir fêlé. Encore deux verres et les écluses du tourment et des regrets s’ouvriraient en grand, alors je me fis du thé pendant que le générique défilait. Contes de la Solitude Ordinaire.
À en croire la pendule du magnétoscope, on sonna à une heure dix, juste au moment où Bogart désarmait les nuisibles de la Gestapo avec un sourire de loup et un revolver 38 au canon effilé, sous les yeux enamourés de Slim. J’appuyai sur la pause et l’image disparut comme un train au fond d’un tunnel. J’allai ouvrir.
Je me rappelai où j’avais laissé le pistolet et deux chargeurs, dans une boîte à chaussures à la chaufferie. Les cartouches se trouvaient dans une autre boîte, en fer celle-là, une vieille boîte de biscuits sur un élément de cuisine. Ne jamais stocker ensemble armes et munitions. Je me rappelai que je n’en avais plus l’usage. Et de toutes les façons, il était trop tard.
Le femme entra, avec un pan de nuit et pas mal de pluie.
C’était une vieille comme moi. Elle fit deux pas hésitants, pendant que je refermais. Quarante-cinq ans, de courts cheveux châtain très drus coupés à la garçonne, un visage mobile et dur, un regard sombre, inquiet, un long cou tendre et flexible, et de la pluie sur le visage qui faisait comme de petites larmes entre les cils, elle m’épia par-dessus l’épaule. Je la débarrassai de son manteau, la conduisis dans le living. Si elle remarqua les bouteilles vides alignées le long des plinthes, elle eut le bon goût de n’en rien laisser paraître. À part les bouteilles, il y avait des tranquillisants sur le frigo, juste ce qu’il fallait pour étaler le coup du samedi soir. Et celui du dimanche.
Et plus généralement, celui de tous les jours.
Elle se piqua sur un coin du divan, les genoux serrés.
J’avais passé l’âge de mater sous les jupes. Elle frissonna juste un peu. Je lui proposai un thé. Elle préféra un verre d’alcool. La dernière fois que nous nous étions vus, c’était dans un bar, à proximité d’un Palais de Justice, dans une autre ville… Après une audience. Dans une autre vie, en somme. Il ne me sembla pas utile de le rappeler. Certains squelettes étaient beaucoup mieux dans leur placard, et elle n’éprouvait sans doute pas beaucoup plus que moi le besoin de remuer la poussière.
J’avais eu une journée exceptionnellement dense.
Le courrier m’avait fait connaître que j’étais plus riche, au moins de manière transitoire, d’une centaine de milliers de francs, alors que mon solde créditeur ne dépassait que rarement les quatre chiffres. Ça m’avait collé une sévère migraine. J’en avais sauté le déjeuner. J’avais eu un long entretien avec mon interlocuteur. Une fille m’avait dit que je ne baisais pas assez, une autre m’avait pour ainsi dire traité de vieux et Tellier m’avait laissé les consommations. Tout en roulant jusqu’au lac, je m’étais écouté une cassette d’Arti Shaw et ce n’était pas ce que j’avais fait de mieux, question souvenirs. J’avais ensuite traîné un moment au Copacabana où le grand Willy m’avait confié à mi-voix qu’un mec était passé vers vingt heures et m’avait demandé. Willy parlait du coin de la bouche, la face immobile. Il avait tiré dix pains de centrale pour braquage. Depuis sa sortie, il s’était acheté une conduite. Il ne partageait plus son temps qu’entre le recel, le proxénétisme hôtelier et la came. Je l’avais arrêté deux fois, tout au début de sa carrière (et de la mienne) dans une autre ville, plus au Sud. Il avait mieux tourné que moi.
Et il aimait Dizzie Mae, d’un amour sans espoir.
Je ne connaissais pas de mec. Willy m’avait laissé barboter dans mon verre, non sans me témoigner une affliction teintée de scepticisme. Une des filles m’avait collé un nichon contre le flanc et ses mains un peu partout, tout en me parlant de sa gamine, qu’elle avait enlevée à la belle-mère pour l’envoyer dans un collège en Suisse, et en me confiant qu’à cause de la pension, elle avait dû laisser tomber la dope, et même la fumette. Je lui avais assuré que c’était dur pour tout le monde.
Et à une heure du matin, la Femme de Ma Vie était revenue !
Aussi fraîche et pimpante que le premier jour, c’est-à-dire pas très.
Quand on s’y prend tard, c’est l’ennui. Il manque de l’innocence, de la crédulité, il manque tout ce qui fait les condamnés préfabriqués, les victimes automatiques. Rien ne sert de mourir : il faut partir à temps. On ne pouvait pas dire, en tous cas, qu’elle revenait à temps. Les mots les plus passe-partout, les plus neutres, étaient durs à sortir. Plus question de se laisser embarquer. Séchés, les peurs et les espoirs, les petits attendus, tout ce qui fait joli. Elle fixa le fond de son verre, les tentures passées à l’écran plat, gris et vide à ses pieds. Elle balaya du regard la collection de cassettes, les piles de disques et les livres entassés sur les étagères, le foutoir sur la table où surnageaient à grand’ peine mon underwood d’apparat, un gant de boxe et la Bible de Jérusalem. Elle sortit une Player’s de son sac, l’examina et l’alluma ensuite avec un joli briquet pas plus épais qu’un crayon pour se faire les cils. Elle n’avait pas changé de marque de cigarettes. Moi non plus, et alors ? Peut-être qu’on tient plus à ses poisons qu’à tout le reste. Elle sortait visiblement de chez le coiffeur et son maquillage se cramponnait avec vaillance jusque dans le cou. De loin, ça jetait. De près c’était comme ces bagnoles dont la peinture tient la rouille, chaque matin un peu moins, jusqu’au jour où tout tombe à genoux et s’effrite…
Elle vida son verre, le posa à ses pieds, passa un bout de langue sur sa lèvre supérieure. Elle me jeta un œil bref et dur, si bref qu’il me sembla seulement l’avoir imaginé, si dur que je crus le reconnaître. J’en conclus que les hostilités étaient ouvertes. J’avais eu une journée dense, et la nuit promettait d’être passionnante. J’allai chercher une autre bouteille dans la cuisine, entrepris de la dépuceler.
Lorsque je revins, Ma Dame était plantée devant les étagères. Elle feuilletait un livre, un parmi tant d’autres : un vieux Simenon broché, paru chez Gallimard, 43, rue de Beaune, en 1937. Elle remit le bouquin là où elle l’avait pris, se retourna. Elle avait le droit d’avoir encore envie de mordre, après tout, même après tant d’années.
Elle se rassit, écrasa sa cigarette et en alluma une autre.
Elle dit, d’une voix sourde :
— Chess a disparu…
— Et alors ?
Elle se passa les doigts dans les cheveux. Des doigts très courts, délicatement tournés, aux ongles pâles, qu’elle laissa errer jusqu’à sa nuque. Il me fallut du temps pour admettre qu’elle était à bout, et qu’il n’y avait pas que de la pluie dans ses yeux.
L’envie me prit de la flanquer dehors. Dommage que je ne l’aie pas fait. Il reste toujours une petite trace des conventions, ce qui légitime toutes les bévues. Je croyais être parti loin de la Grande Ville, suffisamment pour que plus rien ne me saute à la gorge, mais ça n’était pas encore assez. Je restai debout, attendant la suite. Chess avait disparu. C’est ce qui nous pendait tous au nez, comme un sifflet de deux sous. Alors pourquoi pas lui ?
Il me fallut une bonne minute pour comprendre qu’elle pleurait. Un peu comme elle avait vécu : durement, toute seule, les mâchoires serrées. J’aurais peut-être dû en faire autant, à un moment ou à un autre, seulement voilà, les damnés ne pleurent pas.
L’un des premiers limiers dont l’histoire ait conservé la mémoire n’était autre qu’un certain Diogène. Avec sa lanterne, il paraît qu’il cherchait un homme. Je ne m’en ressentais plus pour l’imiter. J’avais passé la plus longue partie de ma vie à le faire, et c’était à archiver, rubrique classement vertical, direction la corbeille à papiers. À chercher, on finit toujours pas trouver, et c’est là que tout se déglingue. Question de ça, comme de bien d’autres choses, j’avais déjà donné.
Elle fouilla dans son sac, me tendit une enveloppe Kraft. Elle fuma encore toute une cigarette sans un mot, pendant que je lisais, puis elle déclara en secouant la cendre :
— Bien entendu, tu seras payé.
— Bien entendu. Qui veut l’agrafer ? Ami ou ennemi ?
— Moi. Tu me classes dans quelle catégorie ?
Je remis tout dans l’enveloppe, la lui rendis.
— Très complet… Systématique. Trois rubriques : vie privée, vie professionnelle… Plus les divers. (J’avais compulsé des dizaines de dossiers comparables. Ils étaient tous bâtis sur le même plan, parce que c’était le plus simple, le plus commode, et qu’il permettait de couvrir le plus vaste champ.) Tout droit sorti de l’Usine. Qui ?
— Personne d’autre que moi.
— Tu sais bien que non.
Elle se referma, écrasa sa cigarette. Ce qu’elle ne voulait pas me dire, je finirais par l’apprendre. À supposer que je m’y mette. Tout finit par se savoir. Hélas ! Le dossier qu’elle détenait n’était pas complet. Le petit malin qui le lui avait remis en avait beaucoup retiré. Un spécialiste du dégraissage.
— Passons… Je serai payé comment ?
Elle se pencha pour saisir son sac et ne put empêcher la jupe de lui découvrir les genoux. Elle me tendit un chèque. Ma commission se montait à dix mille francs. On avait bien raison de dire que le fric appelait le fric. L’époque approchait dare-dare où je pourrais changer les quatre amortisseurs et offrir des chaussures neuves à Dizzie Mae. Peut-être même faire chromer les cache-culbuteurs, et pourquoi pas une peinture laquée ? Le chèque était établi à mon ordre. Je le lui rendis.
— Tu n’en veux pas ?
— Non.
— C’est pas assez ?
— C’est trop…
Elle releva le menton et ses commissures de lèvres s’incurvèrent vers le bas. Je la retrouvai ironique et têtue — exactement comme je l’avais aimée. Elle me dévisagea et étendit l’examen au reste de ma personne. Je me doutais de ce qu’elle pensait : j’avais été assez con pour déjanter alors que s’ouvrait sous mes pas la Voie Royale de la Réussite Sociale. Au moment où j’avais des amis très chers, pour ainsi dire hors de prix, une bonne place où il ne me restait plus qu’à attendre la retraite assis sur mes deux fesses, un gourbi accueillant, avec tennis et piscine, un chauffeur et une voiture de fonction et la possibilité de fourrer un doigt dans le trou du cul de tout ce qui comptait alentour… J’avais quitté la route.
Il faut dire qu’à présent, la roche tarpéienne de mon Capitole personnel n’avait guère plus de consistance qu’une pincée de cendres. Profits et pertes. J’avais eu du bon temps. Je savais ce qui m’attendait. Je ne me plaignais pas. Ça aurait pu être pire. Ça avait été très chouette, le temps que ça avait duré, et si c’était fini je n’avais à m’en prendre qu’à moi-même et à moi seul. Personne ne m’avait poussé dehors. Chess avait fait le contraire, il avait essayé de m’aider à rester en selle. Il avait été le dernier fidèle, le seul qui m’avait accompagné à l’avion. Ce matin-là aussi, il pleuvait et la piste d’atterrissage fumait comme une soupière. Je n’avais pas assez écouté les autres. C’est souvent le cas quand on est sûr d’avoir raison, seulement on n’a jamais raison seul.
Et à présent, Chess était dans la nature.
Chess dont j’étais le frère.
Dizzie Mae et moi allions le retrouver. Nous ne serions pas trop de deux. J’écoutai le vent dans la cheminée, la bouteille au bout des doigts, tous les sens en éveil. Je me rappelai le frisson qui m’avait pris en entrant au journal. Il n’annonçait pas la grippe. Il présageait les emmerdements, comme le jour où je m’étais fait allumer à Alger, ou la nuit que je m’étais mis en planque devant chez Vincent Marisi avec l’intention bien arrêtée de lui faire la peau. C’était la même chose. En s’arrachant, Chess m’avait rendu service : je n’avais pas perdu le goût de la chasse. Je m’en rendais compte seulement, tout en écoutant les longues plaintes sourdes du vent.
Ma Dame passa le reste de la nuit au premier, dans la plus belle chambre dont les fenêtres donnaient au sud. Je lui ouvris les radiateurs et pendant que je faisais le lit, je l’entendis tripoter les robinets de la salle de bains. La chaudière regimba un peu puis je perçus le mince et triste crépitement de la douche. L’eau était alternativement brûlante et glacée, mais si elle s’ébouillanta, je ne l’entendis pas hurler. Elle avait toujours su encaisser admirablement et à l’occasion elle était apte à riposter coup pour coup. Si tout avait foiré entre nous, c’était sans doute aussi à cause de trop de ressemblances.
Elle réapparut pieds nus enveloppée dans la sortie de bain noire que je ne mettais plus guère. Je dus reconnaître que ça me faisait un drôle d’effet qu’elle soit là, dans la même pièce que moi, et que nous soyons devenus tellement étrangers l’un à l’autre. Nous n’avions pas échangé la moindre vacherie. Il fallait croire que tout était bien tassé, bien éteint, désormais. Je ne sais pas si cela me fit plaisir ou non. Elle alluma une dernière cigarette et je la laissai assise au bord du lit, le regard dans le vague, perdue dans des pensées que je n’avais plus à connaître. Je descendis m’étendre sur le divan où je restai longtemps les yeux ouverts. Des paquets d’eau s’écrasaient contre les murs, et les bourrasques faisaient trembler les vitres. On retirait un corps de l’eau sombre et huileuse d’un bassin carré et c’était celui de Chess. Ou le mien ? Allez savoir…
En tous cas, l’impression de puanteur était intolérable.
Le lendemain matin, il faisait beau. Des bandes de nuages caracolaient encore en direction du nord-est, mais il y avait entre elles de grands pans de ciel bleu très dur et remarquablement lisse. Le vent passait haut et remuait à peine les jeunes feuilles d’arbres. Des moineaux s’égosillaient sous les tuiles et tout un vol de corneilles vint s’abattre sur l’allée de cyprès. Elles commencèrent aussitôt à s’invectiver en glissant et en se balançant sur les hautes branches. Je fis du vrai café, ouvris un pack de lait et un pot de confiture. Je remis la main sur un paquet de biscottes et dénichai quelques sachets de sucre en poudre.
Je m’occupais, presque joyeux.
Elle fit irruption dans la cuisine, bien avant que le réveil sonne. Elle portait toujours mon peignoir qu’elle serrait contre son corps.
— Bien dormi ?
Elle fit non de la tête, les traits crispés. Nous nous assîmes de part et d’autre du plan de travail. J’avais partagé ses nuits difficiles, connu son sommeil pénible et agité. Lorsque tout allait très mal, elle dormait contre moi, roulée en boule, et me tenait la main dans les siennes. Elle s’y agrippait toute la nuit. Bizarrement, j’en conservais un sourire attendri, peut-être parce que j’avais éprouvé alors un vague sentiment d’utilité.
Après le café, j’allumai une cigarette, qui déclencha immédiatement une quinte de toux rauque et prolongée, et une douleur sourde à la poitrine.
Je lui annonçai que j’allais voir, pour Chess. Je lui demandai de me laisser le dossier. Elle accepta presque avec indifférence, comme si elle avait été certaine que j’accepterais. Je ne lui laissai pas beaucoup d’illusions : chaque année, quelques centaines de personnes disparaissaient de la circulation, phénomène social irritant, peut-être, mais indiscutable. Par rapport à la population totale du pays, ça ne représentait qu’une érosion modérée. Il y en avait quelques-unes qu’on ne cherchait même pas, parce qu’il n’y avait personne pour s’apercevoir de leur absence. Il y en avait d’autres qu’on trouvait sans chercher. D’autres qui réapparaissaient en pièces détachées, et déjà beau de recoller les morceaux. Elle monta s’habiller en hâte, récupéra son sac.
Je la laissai à la Gare, dans la salle des pas perdus. J’en profitai pour acheter une cartouche de Camel et quelques revues. Ce qui fait que je ne la vis pas partir. Je me sentais faiblard, vaseux et parfaitement décaféiné. Elle était venue et s’en était allée. Nous ne nous étions même pas serré la main, nous avions soigneusement évité de nous toucher. En allumant une cigarette, je m’aperçus que mes doigts tremblaient. Quelque chose me criait de courir jusqu’au quai, que peut-être… Un flic m’en empêcha. Il tournait autour de Dizzie Mae avec son carnet de contredanses, comme s’il ne savait pas trop par où l’attaquer. Je dus lui parler. C’était un gosse athlétique, au visage brutal, aux yeux froids sous sa visière sombre. Dans la nouvelle tenue, avec tout le fourniment à la ceinture et le 357 sur la hanche, il n’était pas difficile de se composer un look de dur à cuire. Il gonfla ses joues deux ou trois fois et montra beaucoup de compréhension. Il prit cependant un ton cassant pour m’inviter à circuler. Il avait rangé son carnet de contraventions dans la poche revolver. Son regard traîna sur le flanc de Dizzie Mae. Je ne sus pas trop s’il réfrénait le désir de flanquer des grands coups de pieds dans la portière, ou s’il mourait d’envie de plonger le nez sous le capot contempler ce qui s’y cachait. Dans les deux cas, c’était de son âge.
Mon complet était subitement devenu trop chaud. Je mis le climatiseur en marche et passai au journal. Je roulai sans hâte et laissai Dizzie sur place, là où elle ne risquait rien, et mes finances non plus. Anita me sourit avec gentillesse. Elle pétait la forme. Elle avait encore oublié de mettre un soutien-gorge, mais elle n’en avait pas réellement besoin. J’envisageai au passage diverses combinaisons érotiques, toutes aussi agréables les unes que les autres, lui rendis son sourire et montai voir Tellier.
Il y avait quelqu’un dans son bureau. Quelqu’un que je n’eus aucun mal à reconnaître. Il avait pris un peu de brioche et ses traits commençaient à s’empâter — il avait cinq ans de plus et moi aussi — il me fixa d’un œil très bleu, sans ciller, j’examinai sa moustache poivre et sel. Nous descendîmes tous les trois à l’annexe. Je pris un express, Tellier une mousse et Mon Copain le Poulet un jus de pomme. Tellier nous lâcha presque aussitôt. J’allumai une Camel. Mon Copain m’en taxa une d’office. Il avait cessé de fumer ses cigarettes, pas celles des autres.
Je lui lançai une pochette d’allumettes qu’il intercepta de la gauche, presque sans bouger, le visage immobile. Je connaissais le plan : j’avais joué le même rôle un bon millier de fois, au bas mot. Il laissa de petites volutes de fumée lui sortir de la bouche, sans parvenir à adopter une expression vraiment inquiétante.
Il empocha les allumettes et me confia :
— Sonia te cherche, Jacques.
— Fichtre ! Quelle nouvelle, mon bon !
— Ta gueule. Si elle te trouve, vire-la.
— Diantre ! Tu n’y vas pas de main morte. C’est un ordre ?
— Un conseil…
— Un conseil ?
— Amical. Un conseil amical.
Je poussai un cendrier devant lui. Il avait les épaules levées et ses yeux étaient censés me passer aux rayons X. Je soutins son regard, jusqu’au moment où je me rappelai que c’était pas la meilleure façon de faire avancer le schmilblick. En outre, Mon Copain était inquiet. Ça se voyait à la façon qu’il avait de peloter son verre. Je m’accoudai à la table.
— Tu as fait trois cents bornes pour me donner un conseil amical…
— Trois cent douze kilomètres, oui. Tu es un grand garçon. Tu connais le topo. Les flics ne sont pas tous des flèches, mais ils font leur boulot, du mieux qu’ils peuvent. Plutôt bien, en tenant compte du contexte.
C’était une longue tirade, pour lui. Mais Mon Copain le Poulet n’allait pas tarder à me flanquer la migraine. D’un autre côté, à l’audience, il avait été correct. Très correct même. Grâce à son témoignage précis et circonstancié, on m’avait permis de bénéficier d’une présomption de légitime défense. Si on tient compte du fait qu’au moment où Marisi se faisait poivrer, le Commissaire Sauvage se trouvait à dix kilomètres du lieu de l’infraction, c’était plus que de la correction.
— Je l’ai vue ce matin, dis-je aussi doucement que possible.
Mon Copain encaissa très mal. Il battit des paupières. Il soupira :
— Merde ! Comment elle a fait ?
— Train et taxi…
— Des nèfles. Qu’est-ce qu’elle voulait ?
— Un retour de flamme.
J’avais tort de me foutre de lui. Sauvage était intellectuellement limité, mais son instinct le rendait redoutable. Il avait l’Usine derrière lui et j’en connaissais l’efficacité. Pas du tout négligeable. Je lui relatai en quelques mots mon entrevue. Je lui parlai du dossier que Sonia m’avait remis. Il écrasa sa cigarette à mi-course.
— On peut voir ? me demanda-t-il.
— Si tu as le temps…
— J’ai tout mon temps.
Il paya les consommations, et nous marchâmes en silence jusqu’à Dizzie Mae, Sauvage les bras ballants, abîmé dans ses réflexions, et moi de moins en moins enthousiaste. Je me requinquai un peu en pensant qu’Anita accepterait un jour de monter avec moi au premier, dans la belle chambre dont les fenêtres donnaient au sud, un jour. D’accord, j’aurais pu être son père, mais il y en avait qui aimaient.
Sauvage se laissa tomber dans le siège, rabattit le pare-soleil, tira le cendrier. Il s’occupa les doigts. Il jeta un coup d’œil sur la banquette arrière, où se trouvaient mon imperméable froissé et les revues que j’avais balancées en échappant à Josh Randall. Puis il se carra dans le dossier et me tapa une cigarette. Je ne conduisis pas très vite. On n’apercevait plus le moindre nuage et le vent était tombé. Je traversai la ville et pris le chemin de mon antre.
La grille et l’allée le laissèrent indifférent. De même les grands arbres du parc. Je rangeai Dizzie Mae devant la maison. Sauvage se déplia et l’examina. Elle avait fière allure. Il fit quelques pas au hasard, mais ne s’aventura pas très loin, pas plus loin que les graviers et le bord de la terrasse. Il regarda vers l’est, là où la colline dévalait jusqu’à l’étang. On apercevait l’ancienne citerne et l’éolienne rouillée.
— Pas mal, dit-il au bout d’un moment.
Je savais à quoi il pensait. Le baraquement ne cadrait pas avec le revenu imposable d’un ex-flic, devenu par la force des choses journaliste dans un quotidien de presse locale. Elle était trop grande et trop cossue. Dans le soleil, elle prenait des poses guillerettes d’hôtel particulier. Elle le faisait avec beaucoup de naturel, tellement que c’en était gênant. Sauvage retira sa veste. S’il portait une arme, elle n’était pas apparente. Il entra sur mes talons.
Je lui passai l’enveloppe et il en parcourut rapidement le contenu. Il resta debout dans la cuisine, refusa le verre que je lui proposais. Il paraissait ennuyé. Il figurait sur quelques photos de presse, et moi aussi. Quoi de plus naturel ? Nous faisions partie des huiles. Chess aussi. Il se passa trois doigts sur le front, m’examina de loin, mais son esprit était ailleurs. Je bus une tasse de café froid. Je me demandai ce que Sonia avait fait pendant tout ce temps, si elle avait quelqu’un. J’aurais pu poser la question à Sauvage, mais je ne le fis pas. Tout ce que j’ignorais, je n’étais pas tenu de le savoir. J’étais sur la touche. À force de vivre seul, inquiet, j’étais devenu prudent comme une vieille chatte de gouttière.
Il passa sa veste, plia l’enveloppe et la mit dans une poche. Il n’aurait aucun mal à trouver d’où venait la fuite. Qui, c’était une autre paire de manches, mais peut-être finirait-il par y arriver. Je branchai mon répondeur, pris mes appareils et une plaquette de comprimés. En faisant vite, je pourrais déjeuner à la Cafétéria du Centre Commercial avec le coup de feu. J’avais un rendez-vous à quinze heures, avec la responsable d’une organisation d’aide au quart monde, et un autre vers dix-huit heures avec l’amicale bouliste de la Pépinière. Rien de très exaltant, mais ça passait le temps, ça occupait les jours, il ne restait plus de difficile à passer que les petites heures blêmes et les matins livides.
Sauvage m’accrocha au passage :
— Tu es bien, ici, dit-il sans trace d’ironie. Tu as ta vie, tes relations. Tes amis… (Il me fixa dans les yeux. Il voulait dire autre chose, qui ne passait pas). Tu as retrouvé du boulot… Pourquoi tout gâcher de nouveau ?
J’avalai ma salive, lui fis face.
— Qu’est-ce que vous avez, bon Dieu ?
— Rien, coupa-t-il. Tu t’es trouvé une belle maison…
— De la merde ! Silence pendant cinq ans… Et un matin, tout le monde débarque ! Sous prétexte que Chess a fait la malle. Si tu veux le savoir, je ne le cache pas sous mon lit, ni dans la cuve à fuel. Je suis très bien ici. Mon job n’est pas pire que celui que je faisais avant. Personne n’a envie de me trouer la paillasse. Je peux rentrer à la nuit sans risquer de ramasser de coups de fusil… Les filles ne sont ni pires ni mieux qu’ailleurs…
Sauvage rit doucement. Il remarqua :
— Ta groupie est plutôt mieux que la moyenne !
— Groupie ?
— La petite au standard… (Il gonfla le torse et ses mains mimèrent des avantages spectaculaires.) Tu as remarqué qu’elle ne porte pas de soutien-gorge ?
— Tout le monde l’a remarqué.
— Alors Chess, hein ? Qu’est-ce que tu en as à secouer ?
— Rien.
Ça ne sembla pas beaucoup le satisfaire. C’est qu’il m’avait connu avant, baroudeur, chien fou, toujours prêt à monter sur un coup. Avant que je me retrouve dans une chambre de quatre mètres sur trois, à contempler le plafond pendant des heures, en attendant que Sonia vienne et m’emporte loin, dans notre mazet, et qu’elle me passe les doigts sur le front en fredonnant à mi-voix une mélodie que je ne connaissais pas.
Avant que je ne sache plus pleurer.
Je le ramenai à sa voiture et lui aussi, il partit.