Les fleurs pourpres par Clifford D. Simak

Chapitre 1

Il y avait un camion derrière moi. Un semi-remorque qui fonçait à toute allure. Sur ce tronçon, la vitesse était limitée à 70 ― on était encore en agglomération ― mais à une heure aussi matinale, qui eût fait attention aux panneaux ?

Je cessai de penser au camion. Je n’allais pas bien loin : à moins de 2 kilomètres, au Johnny’s Motor Court, le motel où Alf Peterson et ses cannes à pêche m’attendaient. Et puis, j’avais autre chose en tête. Cette histoire de téléphone, en particulier. Qui m’avait donc appelé ? Il y avait eu trois voix. Des voix bizarres. Pourtant j’avais l’impression que ce n’en était qu’une seule dont le timbre changeait. Et que si je réussissais à déterminer la voix de base, le mystère serait éclairci. Autre problème : Gerald Sherwood et les plans qui naissaient tout armés dans sa tête. Et Stiffy me suppliant de ne pas « les » laisser employer la bombe. J’allais oublier l’enveloppe aux quinze cents dollars !

La route s’étirait devant moi. La visibilité était excellente. Aucune voiture en vue. Juste la mienne et, derrière moi, le camion qui gagnait allègrement du terrain. Je voyais ses phares dans le rétroviseur. Il n’allait pas tarder à me doubler.

Je roulais sans me presser ; il y avait toute la place voulue pour effectuer la manœuvre de dépassement, aucun obstacle à redouter. Et pourtant, je heurtai quelque chose.

Ce fut comme si je rentrais dans du caoutchouc. Pas de choc, pas de tamponnage. La voiture perdit progressivement de la vitesse comme si j’avais freiné. Un instant, je crus à un pépin technique ― la panne idiote, les freins qui lâchent, quelque chose dans ce goût-là. Je levai le pied de l’accélérateur. L’auto s’immobilisa, puis elle repartit en arrière. De plus en plus vite. Exactement comme si une bande de caoutchouc la repoussait. Je mis le point mort car mes pneus commençaient à brûler, ça se sentait. Aussitôt, la bagnole recula à une telle allure que je fus précipité contre le volant.

Derrière moi, le chauffeur du camion actionnait son avertisseur comme un dingue et j’entendis un affreux crissement ― il faisait ce qu’il pouvait pour essayer de m’éviter. Il me dépassa dans un bruit assourdissant, à croire que le camion lui-même m’engueulait. Et ma voiture s’immobilisa sur le bas-côté.

Le poids lourd heurta lui aussi l’obstacle. J’eus l’impression qu’il allait se désintégrer car il était beaucoup plus mastoc et plus rapide que moi. Enfin, il ralentit. Ses roues patinèrent. Il continua d’avancer avec obstination mais il ne put franchir l’invisible barrière et s’arrêta à une trentaine de mètres de l’endroit où je m’étais arrêté moi-même. À son tour, il recula. D’abord lentement, puis plus rapidement. Et en zigzag. Il fonçait droit sur moi.

J’étais très calme. À peine étonné. Tout avait eu lieu trop vite. Mais quand le semi-remorque se rapprocha, j’ouvris la portière, la repoussai d’un coup d’épaule et me laissai tomber à terre. Je fis un roulé-boulé, me relevai et pris mes jambes à mon cou.

J’entendis rugir les pneus du semi-remorque, puis il y eut un fracas de tôles froissées. Alors, je me retournai. Le camion avait embouti ma voiture par l’arrière et l’avait renversée dans le fossé. Il s’abattit sur elle presque majestueusement.

— « Eh là ! » m’écriai-je. C’était parfaitement inutile mais instinctif.

La cabine du semi-remorque était en travers de la chaussée. Je vis le chauffeur s’en extraire.

La route était déserte. Nous étions seuls, le routier et moi.

Il me rejoignit et me demanda, les bras ballants : « Qu’est-ce qui est arrivé ? Dans quoi on est rentrés ? »

— « Je n’en sais rien, » répondis-je.

— « Excusez-moi d’avoir esquinté votre bagnole. Je vais prévenir ma compagnie. Elle s’en occupera. »

Il était comme pétrifié. « Il n’y avait rien, » reprit-il. « Absolument rien. »

La colère montait lentement en lui. « Bon Dieu de bon Dieu, il faut que j’en aie le cœur net, » murmura-t-il.

Il fit demi-tour et s’éloigna à grands pas. Je le suivis. Il grondait comme un chien à qui on a enlevé son os.

Il fonça jusqu’au milieu de la route et se précipita sur la barrière, furieux, bien décidé à ne pas se laisser arrêter. Effectivement, il alla plus loin que je ne l’aurais pensé mais, finalement, il fut bel et bien bloqué. Pendant quelques secondes, il se débattit stupidement, luttant contre le vide, faisant aller et venir ses jambes comme des pistons.

Et la barrière le repoussa. Il roula cul par-dessus tête ; on aurait dit qu’il était pris dans une bourrasque. Au bout du compte, il se retrouva à moitié engagé sous le capot de la voiture.

Bondissant à sa rescousse, je l’empoignai par les chevilles et tirai de toutes mes forces. Il se remit sur ses pieds. Il saignait un peu, ses vêtements étaient déchirés et maculés de poussière. Mais il n’était plus en colère : l’effroi avait chassé la fureur. Il tremblait comme une feuille en regardant la route. Comme s’il avait vu un fantôme.

— « Mais il n’y a rien, » dit-il.

— « Votre bahut est en travers de la route. Vous n’avez pas de panneau de présignalisation ? »

À ma question, il parut se ressaisir, « Des panneaux de présignalisation ? » répéta-t-il.

Il alla en chercher deux dans sa cabine. Quand il les eut mis en place, il sortit son mouchoir et s’épongea le front.

— « Où est-ce qu’il y a un téléphone ? » me de-manda-t-il.

— « Oh ! vous n’avez qu’à aller dans n’importe quelle maison. On vous laissera téléphoner. »

Stupéfiant ! On était là, à discuter le coup tranquillement, comme s’il ne s’agissait que d’un banal barrage ― un arbre tombé, une rivière en crue qui aurait coupé la route !

— « Je ne sais même pas le nom de ce bled. »

— « Millville. »

— « Vous habitez ici ? »

J’acquiesçai.

Il remit dans sa poche son mouchoir souillé de sang ; et de cambouis.

— « Bon… Je vais essayer de bigophoner. »

Il aurait bien voulu que je l’accompagne mais j’avais autre chose à faire. Il fallait que je contourne la barrière pour retrouver Alf et lui expliquer ce qui m’avait retardé.

Quand le camionneur se fut éloigné, je me dirigeai vers cet obstacle capable d’arrêter une voiture. Moi aussi, il m’arrêta. Sans brutalité, sans violence. Gentiment. Pas question de passer : c’était comme ça, voilà tout. Refus poli. Raisonnable. J’avais beau tâter, je ne sentais rien. Rien… Pas même une surface contre ma paume. À peine une légère résistance.

J’examinai la route. Elle était toujours déserte mais cela ne durerait sûrement pas longtemps. J’imaginais déjà l’embouteillage qui allait se produire !

Un méchant bouchon en perspective !

Coupant à travers champs, je gravis le coteau en faisant un large crochet pour contourner la barrière mais je la rencontrai à nouveau. Je la longeai tant bien que mal ― plutôt mal que bien du fait qu’elle était immatérielle. Peut-être allais-je en trouver le bout ? Peut-être s’amincissait-elle à un moment ou à un autre ? Mais j’avais beau grimper, elle était toujours aussi impénétrable.

Soudain, j’entendis un hurlement strident de pneus et me retournai. Une autre voiture avait télescopé l’invisible muraille qui la repoussait lentement. Le conducteur mit pied à terre et agita les bras dans ma direction en criant quelque chose. Mais j’étais trop loin pour entendre ce qu’il disait.

Il y avait une maison en haut de la colline, celle de Bill Donovan, le cantonnier. Il me fallut pourtant plusieurs secondes pour la reconnaître. Plus rien ne me semblait familier, tout à coup. Je franchis la clôture, traversai une courette disparaissant sous des détritus de toutes sortes, grimpai un escalier de bois branlant. Je cherchai une sonnette. Il n’y en avait pas. Alors, je donnai quelques coups de poing dans la porte. Il y eut finalement du bruit à l’intérieur et elle s’ouvrit. Bill me toisa. Il était sale, mal rasé et, sous ses sourcils hérissés, son regard était belliqueux. Il avait enfilé un pantalon par-dessus son pyjama mais n’avait pas pris le temps de fermer sa braguette d’où sortait le pan de la veste rouge dudit pyjama. Il était pieds nus et ses orteils étaient recroquevillés ― le carrelage de la cuisine était froid.

Il me demanda : « Qu’est-ce qu’il y a, Brad ? »

— « Je ne sais pas. Quelque chose d’anormal sur la route. »

— « Un accident ? »

— « Non… Je vous dis que je ne sais pas. Un machin en travers de la chaussée. On ne voit pas l’obstacle mais ça n’empêche pas qu’il soit là. On rentre dedans et il vous arrête net. On dirait un mur sauf qu’on ne peut ni le sentir ni le toucher. »

— « Allez, rentrez. Une tasse de café ne vous fera pas de mal. Je vais en faire chauffer. D’ailleurs, c’est l’heure du petit déjeuner. La femme va pas tarder à descendre. »

Il alluma et s’approcha de l’évier. Il ouvrit le robinet.

Soudain, un cri retentit. Même si je dois vivre cent ans, je crois que je ne l’oublierai jamais, ce cri.

— « Liz ! » s’exclama Bill, « Qu’est-ce qu’il y a, Liz ? »

Il se rua hors de la cuisine au pas de course. Moi, j’étais cloué sur place, incapable de faire un geste.

La femme cria à nouveau mais, cette fois, sa voix était étouffée. Comme si elle avait collé sa bouche contre un oreiller.

Je gagnai la salle à manger en chancelant et, ce faisant, trébuchai sur quelque chose ― un jouet, un tabouret, je ne sais pas ― et m’efforçai de recouvrer mon équilibre. Et je me heurtai à la barrière, la même barrière qui m’avait stoppé sur la route. Un sentiment d’horreur m’envahit Elle était là, en face de moi, au beau milieu de cette maison. C’était quelque chose d’affolant

— « Les petits ! » hurla la femme. « Je ne peux pas arriver jusqu’aux petits ! »

Peu à peu, mon sang-froid me revenait Je distinguai une table, un buffet, la porte s’ouvrant sur le corridor où donnaient les chambres.

Donovan apparut, portant presque sa femme. Et elle criait : « Il y a quelque chose… Quelque chose qui m’a empêché de passer ! Je ne peux pas atteindre mes petits ! »

Bill la fit s’asseoir par terre et l’accota doucement contre le mur. Il leva les yeux vers moi. Il y avait de la stupéfaction, de la rage et de la terreur dans son regard.

— « C’est la barrière, Bill La même barrière qui bloque la route. »

— « J’vois pas de barrière. »

— « Bien sûr ! Vous ne la voyez pas mais elle est là ! »

— « Qu’est-ce qu’on peut faire ? » me demanda-t-il.

— « Les enfants sont en sécurité, » affirmai-je en espérant que je ne me trompais pas. « Ils sont simplement de l’autre côté. Il nous est impossible d’aller jusqu’à eux et il leur est impossible de nous rejoindre, mais ils sont en sécurité. »

— « J’allais les voir, » bégaya la femme, « J’allais juste les voir et il y avait quelque chose en travers du couloir… »

Je l’interrompis.

— « Combien avez-vous d’enfants ? »

— « Deux, » répondit Donovan. « Six ans et huit ans. »

— « Pouvez-vous téléphoner à quelqu’un qui n’habite pas Millville ? Quelqu’un qui puisse venir les chercher et s’occuper d’eux jusqu’à ce qu’on ait trouvé une solution ? Ce mur doit bien avoir une fin. Je cherchais justement à quel endroit… »

— « Il y a bien ma belle-sœur. Elle habite à cinq, six kilomètres d’ici, un peu plus loin sur la route. »

— « Donnez-lui donc un coup de fil. »

Le téléphone était un poste fixe installé dans la cuisine. Je suivis Bill. Et si la ligne était coupée ? Si la barrière… Je retins mon souffle quand il décrocha. Ce fut avec soulagement que je perçus le bourdonnement de la tonalité. Dans la salle à manger, Mrs Donovan sanglotait doucement.

Bill composa le numéro. Ses gros doigts malhabiles, incrustés de crasse, n’étaient pas faits pour manier un cadran téléphonique.

Il attendit, le récepteur à l’oreille. J’entendais nettement le grelottement de la sonnerie dans le silence.

— « Allô… C’est toi, Myrt ?… Ouais, ici Bill. On a un petit ennui. Tu ne pourrais pas t’amener avec Jake ?… Non, Myrt, je ne peux pas t’expliquer. Si vous pouviez venir pour prendre les gosses… Mais ne passez pas par-derrière, vous ne pourriez pas rentrer. Ouais, je sais que ça paraît idiot… Il y a une sorte de muraille, tu comprends ? Liz et moi, on est sur le derrière et on ne peut pas passer sur le devant, là où sont les mômes… Non, je ne sais pas ce que c’est. Mais fais ce que je te dis. Y a pas moyen de parvenir jusqu’aux gosses. On ne peut pas les laisser comme ça… Oui, Myrt C’est ça – en plein en travers de la maison. Dis à Jake d’apporter une hache. La porte d’entrée est fermée à clé et il faudra l’enfoncer. À moins qu’il ne fasse sauter une fenêtre, ce sera plus facile… Mais oui, mais oui, je sais ce que je raconte ! Une seule chose compte : que vous emmeniez les petits… La porte, on s’en fout ! Vous n’aurez qu’à la démolir. Mais mettez les gosses à l’abri ! »

Il raccrocha et essuya d’un revers de manche son front moite de sueur.

— « Sacrée bonne femme, va ! Ça bavasse, mais en dehors de la jactance, c’est une vraie souche ! Bon… Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? »

— « Il faut suivre la barrière pour savoir jusqu’où elle va. Si elle s’interrompt, vous pourrez récupérer les gosses. »

— « Je vais avec vous. »

Je tendis la main vers la salle à manger. « Et elle ? Vous la laissez seule ? »

— « Non… Non, ce n’est pas possible. Allez devant. Myrt et Jake vont venir chercher les gamins. Je demanderai à un voisin de s’occuper de Liz et après, je tâcherai de vous rejoindre. Avec un truc pareil, on ne sera pas trop de deux. »

— « Merci. »

Dehors, la lueur pâle de l’aube commençait à baigner la campagne. Tout avait cet éclat spectral, ni vraiment blanc ni coloré, qui marque le début d’une journée d’août.

Sur la voie montante de la route, une bonne vingtaine de voitures étaient entassées, bloquées par la barrière, et des groupes de gens discutaient avec animation. D’un côté, ma bagnole et l’épave du camion. De l’autre, ce bouchon. Je me demandai si Millville était cernée par cette muraille.

Soudain, je me rappelai mon intention de prévenir Alf. Cela m’était sorti de la tête. J’hésitai. Au fond, c’était pour l’appeler que j’étais passé chez Donovan. Finalement, je décidai de ne pas téléphoner. Le plus urgent était de localiser la barrière. Je fis le tour de la maison et avançai, les bras tendus, jusqu’à ce que je la retrouve. Alors je me mis à la longer.

En gros, elle entourait Millville, coupant plusieurs maisons, quelques sentiers et quelques rues. J’arrivai ainsi jusqu’à la route secondaire menant à Coon Valley, localité située à une quinzaine de kilomètres. C’était une voie en pente douce et, juste en deçà de la barrière, était immobilisée une vieille voiture dont le moteur tournait encore. La portière était ouverte mais il n’y avait personne aux environs. Apparemment, le chauffeur s’était enfui, pris de panique, quand il avait heurté cet obstacle invisible.

Et comme j’étais là à la regarder, la bagnole se mit soudain en mouvement, glissant d’abord doucement, puis de plus en plus vite. Sans doute les freins avaient-ils lâché. Entraînée par son élan, elle traversa la barrière et s’écrasa contre un arbre. Un peu de fumée sortit du capot.

Mais je ne prêtai guère d’attention à ce tas de ferraille. Il y avait quelque chose d’autrement important. Je m’élançai, coudes au corps, en direction de la route.

La bagnole avait franchi la barrière, elle avait glissé le long de la pente avant d’encadrer l’arbre. Cela voulait donc dire que le rempart s’interrompait !

J’étais exultant. Quel soulagement ! Je commençais à craindre en effet que la ville ne fût entièrement isolée. C’est alors que je heurtai la barrière de plein fouet. Je courais si vite, tellement j’étais sûr qu’il n’y avait plus d’obstacle, que je fis encore trois pas avant qu’elle me repousse. Je tombai alors à la renverse et mon crâne sonna sur l’asphalte. J’en vis trente-six chandelles.

Je réussis à me mettre à quatre pattes et restai immobile comme un chien blessé, secouant la tête pour m’éclaircir les idées.

La déflagration et le hurlement des flammes me firent bondir sur mes pieds. J’étais encore un peu dans les cordes mais, groggy ou pas, il fallait décamper en vitesse. La voiture flambait et les flammes ne tarderaient pas à gagner le réservoir.

L’explosion ne fut pas tellement spectaculaire ― rien qu’un souffle rageur et sourd et une langue de feu jaillissant vers le ciel. Ce fut néanmoins suffisant pour attirer quelques curieux. Je vis le docteur Fabian et Nichols, l’avocat, rappliquer en courant, suivis d’une nuée de gamins glapissant et d’une meute de chiens qui aboyaient à qui mieux mieux.

Je ne les attendis pas. Il fallait que je trouve l’endroit où finissait cette barrière ― si jamais elle finissait quelque part. Mes idées commençaient à s’éclaircir un peu.

Il y avait un fait patent : une voiture sans occupants pouvait passer à travers la barrière mais, s’il y avait des gens dedans, il n’en était pas question. Un homme ne pouvait pas franchir l’obstacle : en revanche, il lui était possible de téléphoner comme si de rien n’était. En outre, je me rappelai que j’avais entendu les voix des gens qui se trouvaient de l’autre côté.

Je ramassai quelques pierres que je lançai : elles passèrent sans la moindre difficulté.

Seuls les êtres vivants étaient prisonniers. Pourquoi ?

La ville commençait à s’animer.

J’aperçus Floyd Caldwell qui sortait dans sa cour, vêtu d’un maillot de corps et d’un pantalon maintenu par des bretelles. Seuls le vieux Dr Fabian et Floyd en portaient, mais si celles du toubib étaient d’étroites bretelles noires convenant à un homme mûr et réfléchi, celles de Floyd étaient larges et rouges. C’était le coiffeur du pays et ses bretelles rouges lui valaient bien des quolibets dont il se moquait royalement, il faut bien le dire. Floyd était le marrant de service, une bonne chose pour lui, au fond, car cela attirait la pratique. Des tas de gens qui auraient aussi bien pu se faire couper les cheveux à Coon Valley venaient à Millville rien que pour écouter ses blagues et le voir faire le clown.

Floyd s’étira, bâilla, considéra le ciel d’un air méditatif et se gratta les côtes. Un peu plus loin, une femme appela son chien.

Curieux, me dis-je, que tout soit aussi tranquille. Peut-être fallait-il chercher la raison de ce calme dans le fait que peu de personnes encore étaient au courant de l’existence de la barrière et qu’elles étaient décontenancées. Mais la sérénité de Millville serait sûrement de courte durée. Avant longtemps, la ville entrerait en effervescence.

Je poursuivis ma route. Maintenant, je me trouvais dans un quartier qui avait jadis été élégant mais qui, à présent déserté, était livré à l’abandon et suait la pauvreté.

Une vieille dame émergea d’une maison branlante. Elle marchait en s’aidant d’une canne. Ses cheveux blancs faisaient comme un halo autour de sa tête. Elle s’engagea sur un chemin menant à un petit jardin mais, à ma vue, elle s’arrêta et, inclinant le cou, m’examina à la façon d’un oiseau. Ses yeux bleus délavés brillaient derrière le verre épais de ses lunettes.

— « Vous êtes Brad Carter, n’est-ce pas ? »

— « Oui, Mrs Tyler. Comment allez-vous, ce matin ? »

— « Oh ! pas plus mal. Je pensais bien que c’était vous mais j’ai de si mauvais yeux que je n’en étais pas sûre. »

— « Nous avons beau temps aujourd’hui. »

— « Oui. Je cherchais Tupper. Il est encore allé courir je ne sais où. Vous ne l’avez pas rencontré, par hasard ? »

Je secouai la tête. Il y avait dix ans que personne n’avait revu Tupper.

« Ce garçon ne tient pas en place. Je ne sais vraiment pas que faire de lui »

— « Ne vous inquiétez pas. Il reviendra. »

— « Oui, sans doute. Il revient toujours. » De la pointe de sa canne, elle fouilla la plate-bande qui bordait l’allée, une plate-bande de fleurs pourpres. « Elles donnent bien, cette année, » reprit-elle. « Elles n’ont jamais été aussi belles. C’est votre père qui m’en a fait cadeau, il y a vingt ans de ça. Mon mari et lui étaient une paire d’amis. Vous vous en souvenez, bien sûr ? »

— « Oui, je m’en souviens très bien. »

— « Et votre mère ? Comment va-t-elle ? On se voyait beaucoup dans le temps. »

Je lui répondis doucement : « Vous oubliez qu’il y a bientôt deux ans qu’elle est morte, Mrs Tyler. »

— « Oh ! c’est vrai ! J’avais oublié. On perd la mémoire en vieillissant On ne devrait pas vieillir. »

— « Je suis bien content d’avoir pu faire un brin de causette avec vous, Mrs Tyler. Maintenant, il faut que je m’en aille. »

— « Merci d’être passé. Un de ces jours, venez, donc prendre le thé. Il est rare que les gens viennent prendre le thé à la maison, maintenant. Les choses ne sont plus comme avant. On n’a plus le temps ! Si vous croisez Tupper, dites-lui de rentrer, voulez-vous ? »

— « Je n’y manquerai pas. »

Ouf ! Enfin débarrassé ! Elle était bien brave, Mrs Tyler, mais elle n’avait plus toute sa tête. Depuis que Tupper avait disparu, elle passait son temps à l’attendre sereinement, persuadée qu’il allait rentrer d’une minute à l’autre. Pleine de douceur, tout juste un peu tracassée par l’absence du simple d’esprit qui s’était évanoui sans laisser de traces.

Quelle calamité, ce Tupper ! Ce qu’il avait pu me cramponner ! Il avait la passion des fleurs et il traînait toujours du côté de la serre. Mon père, congénitalement incapable de faire de la peine à qui que ce soit, s’était fait une raison et supportait ses jacassements perpétuels. Tupper s’était pris d’affection pour moi et, quoi que je dise ou que je fasse, il était toujours sur mes talons. Il avait beau avoir dix ans de plus que moi, cela le laissait absolument froid. Il n’avait jamais dépassé le stade de l’enfance. Je l’entendais encore poser sans fin des questions absurdes d’une voix toute guillerette et jamais je n’oublierai l’habitude qu’il avait de compter ses doigts à tout bout de champ comme s’il craignait qu’il en manque un à l’appel !

À présent, le soleil s’était levé et une lumière éclatante baignait le paysage. Plus je réfléchissais et plus j’avais la conviction que quelqu’un ou quelque chose avait, Dieu sait pourquoi, mis le patelin en cage. Pourquoi, justement ? Pourquoi Millville ? Pourquoi un petit village comme le nôtre, un village que rien ne distinguait de dix mille autres bourgades semblables ?

Au fond, ce n’était peut-être pas vrai. Tout le monde aurait eu la même réaction que moi ― tout le monde sauf Nancy Sherwood. Je me remémorais l’étrange théorie qu’elle m’avait sortie la veille. Millville, disait-elle, avait quelque chose de tout à fait particulier. Avait-elle raison ? Millville n’était-elle pas une ville comme les autres ?

J’étais arrivé à la hauteur de ma rue. D’après mes calculs, elle se trouvait à l’intérieur de l’invisible enceinte. Inutile de continuer. C’aurait été une perte de temps. Je n’avais pas besoin de boucler la boucle pour avoir la certitude que nous étions bel et bien captifs.

Je coupai par la cour du patronage presbytérien. Ma maison était juste en face, nichée au milieu d’une véritable forêt vierge de fleurs et de buissons. Derrière, la serre abandonnée et le jardin envahi de fleurs pourpres. Les mêmes fleurs que celles que Mrs Tyler avait inspectées, tout à l’heure.

Comme je m’approchais, j’entendis des jacassements. Bien sûr ! Des gosses s’étaient introduits dans la cour et ils chahutaient ! Je pressai le pas, plutôt mécontent. C’était le vieux fauteuil à bascule qui les attirait. Pourtant, combien de fois leur avais-je interdit d’y toucher ! Il était complètement délabré et, un de ces jours, il s’effondrerait, au risque de blesser un enfant Évidemment, j’aurais pu m’en débarrasser mais j’y répugnais : c’était le fauteuil de maman. Je la revoyais encore se balançant doucement en contemplant les fleurs.

Je me précipitai dans le jardin… et m’arrêtai net. Ce n’était pas un gamin qui se prélassait dans le fauteuil à bascule mais un homme complètement nu, exception faite d’un vieux chapeau de paille posé de guingois sur son crâne.

À ma vue, un sourire stupide s’épanouit sur ses lèvres. « Salut, » dit-il sur un ton guilleret et il se mit à compter ses doigts.

Au son de cette voix qui remontait de si loin, il se produisit comme un déclic en moi et je me mis à revivre les événements de la veille.

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