La foule avait grossi. Les gens piétinaient sur place en bavardant entre eux, regardant le trou dans le toit, sans cris ni agitation ― comme s’ils passaient le temps en attendant de nouveaux événements qui ne pouvaient manquer de survenir.
Sherwood marchait de long en large.
— « Gibbs ne devrait pas tarder à téléphoner. C’est étonnant qu’il n’ait pas encore donné signe de vie. »
— « Peut-être son avion a-t-il eu du retard, à moins qu’il n’y ait eu des encombrements sur la route, » dit Nancy.
Planté devant la fenêtre, je regardais la foule. Je connaissais presque tout le monde. C’étaient des amis, des voisins, et, s’ils l’avaient voulu, ils auraient fort bien pu frapper à la porte et entrer. Mais non ! Ils restaient dehors, à me guetter comme si j’étais un animal exotique dans sa cage.
Vingt-quatre heures auparavant, j’étais un membre de la communauté, un familier, quelqu’un que l’on avait vu grandir, et maintenant j’étais devenu une sorte de monstre, sinistre individu qui menaçait, sinon la vie, du moins le confort moral et la tranquillité d’esprit de ses concitoyens.
Cette ville ne serait jamais plus ce qu’elle avait été et il en était peut-être ainsi du monde, également. Car, même si la barrière disparaissait, même si les Fleurs cessaient de s’intéresser à notre Terre, c’en serait à jamais fini de la petite routine sans histoires qui, jusque-là, avait été pour nous tous la seule existence concevable.
Soudain, des cris s’élevèrent et je me penchai à la fenêtre. J’aperçus Hiram Martin. Il tenait le téléphone sans cadran à la main et c’était lui qui criait. Plus exactement, il chantonnait. Une sorte de mélopée railleuse :
— « Eh bien, viens le chercher, ton téléphone. Viens donc le chercher, ton sacré bon Dieu de téléphone… »
Je gagnai la véranda. Hiram se tut en arrivant devant la grille. Nous nous dévisageâmes en silence tous les deux. La foule se rapprocha.
Enfin, Hiram leva le bras, brandissant le téléphone au-dessus de sa tête, et il hurla : « Tiens ! La voilà ta saloperie de téléphone, espèce de sale… »
La fin de ses insultes se perdit dans les vociférations et il lança l’appareil qui s’écrasa au milieu de l’allée cimentée. Des fragments de matière plastique volèrent en tout sens.
Sans réfléchir à ce que je faisais, je bondis et ne m’arrêtai que lorsque je fus en face de lui.
J’en avais assez d’Hiram Martin ! Il me sortait par les yeux. Il y avait deux jours qu’il passait son temps à m’asticoter et j’en avais marre, marre ! Je ne pensais plus qu’à une chose : le réduire en bouillie, le démolir pour qu’il cesse une fois pour toutes de me regarder du haut de sa grandeur et de se foutre de moi. Tout ça parce qu’il était costaud !
Ce fut lui qui attaqua le premier. Son poing m’atteignit à la tempe et je vacillai. Ça m’avait fait mal. Mais j’esquivai le second coup qui suivit presque immédiatement et je frappai à mon tour, visant le plexus solaire. Hiram se plia en deux et, d’un doublé, je le cueillis en plein sur la bouche. Ses dents m’égratignèrent les phalanges. Et puis ce fut comme si un marteau-pilon s’abattait sur mon crâne. Je tombai et me reçus durement sur le sol. Je ne sentais plus mes jambes, j’avais l’impression de flotter. Sa bouche se balançait à quelques dizaines de centimètres au-dessus de moi, ce n’était plus qu’un trou rouge et il y avait du sang sur sa chemise. Je frappai encore mais mollement car il ne me restait plus guère de force. Il grogna et rompit. Farouchement, j’essayai de m’arc-bouter pour me relever tout en me demandant pourquoi j’agissais ainsi. Car, dès que je serais debout, il me réexpédierait à terre. Pourtant, il fallait que je me lève et que je retombe et que je me relève encore comme lorsque nous étions gamins et que nous nous bagarrions : je tombais, je me relevais, je retombais jusqu’à ce que je n’en puisse plus sans jamais implorer grâce. Sans jamais admettre ma défaite.
Comme je tentais de me redresser, ma main rencontra une pierre. Mes doigts se refermèrent sur elle. Elle avait exactement la taille qu’il fallait.
Je vis s’approcher une grosse patte épaisse, on m’empoigna par le devant de la chemise et on me mit de force debout. « Ha ! Ha ! Rébellion contre un représentant de la force publique ! » jeta une voix tonitruante.
À présent, je distinguais la foule en arrière-plan, une mer de visages guettant l’hallali.
Il ne faut pas capituler, me dis-je, et c’était mon enfance qui revenait. Ne pas capituler. Se battre tant qu’on peut tenir debout, continuer de se battre même quand on est à terre, ne pas s’avouer vaincu.
Serrant convulsivement la pierre dans mon poing, j’y allai de toutes mes forces et j’atteignis Hiram à la pointe du menton. Sa tête partit en arrière, il tituba et s’écroula sur le trottoir.
Je reculai d’un pas. J’avais mal partout, chacune de mes articulations, chacun de mes muscles étaient endoloris. Mais cela ne faisait rien, ça ne comptait pas : pour la première fois de ma vie, j’avais envoyé Hiram Martin au tapis pour le compte. Il m’avait fallu employer une pierre pour y parvenir mais je m’en moquais éperdument. Elle s’était trouvée là par hasard, mais si j’avais eu le temps de me préparer au combat, je l’aurais probablement utilisée. Preston, qui était parmi les curieux, brailla soudain :
— « Vous n’allez pas le laisser s’en tirer comme cela. Il a frappé un représentant de la loi ! Avec une pierre ! »
Hiram remua. Il s’assit. Sa main se posa sur son étui à revolver.
— « Si tu sors ce pistolet, » lui dis-je, « je te jure que je te tue. »
Son regard croisa le mien. Il détourna les yeux et renonça à extraire l’arme de l’étui.
Je compris alors que j’avais gagné. Pas parce que j’étais plus fort, pas parce que j’étais plus habile (je n’étais ni plus fort ni plus habile), mais parce que c’était un lâche, parce qu’il avait souffert et ne tenait pas à recommencer. Et je compris du même coup que je n’avais pas à m’inquiéter de son pistolet : Hiram Martin n’en avait pas suffisamment dans le ventre pour descendre froidement un homme qui lui faisait face.
Il se releva lentement, se frotta la mâchoire, puis pivota sur ses talons et s’éloigna tandis que la foule silencieuse s’écartait sur son passage.
Et une sanguinaire satisfaction m’envahit comme je le regardais s’éloigner. Vingt ans après, j’avais eu raison de celui qui avait été mon ennemi durant toute mon enfance. Certes, ça n’avait pas été un combat tout à fait loyal, mais cela ne faisait aucune différence : j’avais battu Hiram Martin.
La foule refluait, sans un mot.
Nancy était debout devant la grille, arborant l’expression qu’elle affichait déjà au temps de notre enfance quand j’avais eu une explication avec Hiram. Elle me regardait avec dégoût. Elle n’avait jamais supporté la bagarre. Elle trouvait que c’était vulgaire.
La porte s’ouvrit et Gerald Sherwood jaillit de la maison comme un bolide, se rua sur moi et me prit par le bras.
— « Venez ! » s’écria-t-il. « Le sénateur vient de téléphoner. Il vous attend sur la route. »