Chapitre 24

La nuit commençait à tomber quand j’atteignis le centre de la ville. Je ne sais pourquoi j’étais sorti. L’énervement, sans doute. La maison était trop grande, trop vide (elle ne m’avait jamais paru aussi vide), le quartier trop tranquille : un silence total que venait seulement rompre de temps à autre la voix, pontifiante ou vibrante d’un speaker. Il n’y avait pas dans tout Millville une seule maison où la télévision et la radio n’étaient pas allumées, j’en aurais mis ma tête à couper. Mais quand j’avais ouvert mon poste, les commentaires assenés sur un ton de calme assurance par le présentateur ― un des meilleurs ― n’avaient fait qu’accroître mon malaise :

« … impossible de savoir avec certitude si l’engin qui orbite autour de la Terre remplit effectivement la mission dont Mr Smith, cet envoyé d’un autre monde, nous a annoncé qu’il était chargé. À Washington, on estime que la parole d’une créature étrangère ne saurait être considérée comme une preuve formelle et indiscutable. La capitale se refuse à toute déclaration tant que l’on n’aura pas obtenu un supplément d’information. Telle est la position officielle du gouvernement et celle des gouvernements étrangers est analogue. Mais les réactions de l’opinion sont fort différentes. Dans le monde entier, l’ivresse est générale. On signale des manifestations d’enthousiasme à Londres. À Moscou, une foule en délire s’est rassemblée sur la Place Rouge. Dans tous les pays, les fidèles ont envahi les églises et rendent grâce à Dieu. Le fait est patent : l’homme de la rue aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France ― dans le monde entier, en définitive ! ― a pris les étranges assertions de cet extra-terrestre pour argent comptant. Depuis ce matin, le scepticisme caractéristique des réactions populaires a perdu tous ses droits, ce qui ne laisse pas d’être stupéfiant. La nouvelle selon laquelle la menace d’une guerre nucléaire était susceptible d’être radicalement neutralisée a apparemment eu l’effet d’un raz de marée psychologique. Ce qui ne fait que souligner la tension terrible et silencieuse, peut-être subconsciente, qui régnait sur l’univers… »

J’avais alors tourné le bouton et je m’étais mis à rôder dans la maison où mes pas éveillaient des échos insolites.

Comme il était facile de se livrer ainsi à une analyse subtile et mesurée quand on se trouvait dans un studio à quinze cents kilomètres de là ! Moi, je ne pouvais pas écouter cela. Pourquoi ? Parce que j’éprouvais un sentiment de culpabilité ? Parce que c’était moi qui avais apporté cet appareil, moi qui avais organisé l’interview de Smith ?

Ou bien parce qu’il y avait dans toute cette histoire un autre facteur ― je le pensais avec une conviction accrue depuis ma conversation avec Nancy ―, un facteur mineur, un facteur secret qui m’échappait et qui, si je pouvais mettre le doigt dessus, aurait été un fil conducteur, aurait donné un sens à ces événements incohérents ? Mais j’avais beau chercher, me creuser la tête, c’était en pure perte. Non, je devais me tromper. Il n’y avait pas de clause de sauvegarde. La situation était sans issue. Nous étions pris au piège. Nous étions condamnés. C’est alors que j’étais sorti, sans but précis. Simplement, je voulais marcher, respirer. Cela m’éclaircirait peut-être les idées.

Dans le centre, les boutiques étaient closes et il n’y avait pas une âme en vue. Où aller ? Que faire par une nuit pareille ? Se planter devant l’écran de la télévision ?… S’installer en face d’une bouteille et se cuiter systématiquement ?… Essayer de trouver un ami ou un voisin pour se lancer dans d’interminables hypothèses aussi absurdes les unes que les autres ?… Ou, tout simplement, se planquer dans un coin et attendre passivement la suite des événements ?

Soudain, j’aperçus une fenêtre éclairée. C’était celle du bureau du Tribune. Joe Evans devait être là, pendu à son téléphone. Il avait du pain sur la planche et je n’avais pas l’intention de l’importuner mais je me dis qu’il ne verrait peut-être pas d’inconvénient à une petite visite impromptue.

Il avait effectivement l’écouteur à l’oreille. Quand j’entrai, il leva les yeux.

— « Une minute ! » dit-il à son correspondant et il me tendit le combiné.

— « Qu’y a-t-il, Joe ? »

Il s’était sûrement passé quelque chose. Il avait l’expression d’un homme en état de choc. Son regard était fixe. De petites gouttes de sueur perlaient sur son front. Le type qui a reçu un bon coup de matraque…

— « C’est Alf, » murmura-t-il avec difficulté.

— « Alf ? » fis-je dans le pavillon sans quitter Joe des yeux.

— « Brad ! C’est toi ? » s’exclama Alf. « Où étais-tu ? Ça ne répondait pas chez toi… »

— « Tu as l’air bien énervé ! Calme-toi et explique-toi. »

— « Je vais essayer. »

Le son de sa voix ne me disait rien qui vaille. C’était celle de quelqu’un d’affolé qui essaye de se maîtriser.

— « Je t’écoute. »

— « Je suis à Elmore. Et ça n’a pas été de la tarte pour y arriver ! La circulation est un véritable cauchemar. Il y a des barrages militaires un peu partout et… »

— « Tu as quand même atteint Elmore. Alors ? »

— « Oui. J’ai appris par la radio qu’une délégation de Washington était venue te voir. Eh bien, figure-toi que le sénateur, le général et les autres sont également à Elmore. Du coup, je me suis dit que ces officiels possédaient peut-être des informations sur la situation à Greenbriar et, dans l’espoir qu’ils pourraient me donner des éclaircissements, je suis passé à l’hôtel où Gibbs est descendu. Un véritable asile d’aliénés ! Une foule pas croyable, la police débordée, des caméras de télévision partout, des journalistes, des reporters de la radio… Bref, je n’ai pas pu voir le sénateur. Mais j’ai vu Davenport… »

— « Le biologiste ? »

— « Tout juste, le savant. J’ai réussi à l’accrocher dans un coin pour lui expliquer que je voulais absolument voir le sénateur. Je ne suis pas sûr qu’il ait compris un mot de ce que je lui ai raconté. Il avait l’air hors de lui et il était pâle comme un linge. Il a lâché le morceau. Peut-être qu’il s’en est mordu les doigts ensuite mais, sur le moment, il était tellement à cran qu’il a fallu que ça sorte : il s’en foutait. Angoissé, il était… »

— « Au fait, Alf ! Au fait ! »

— « J’oubliais de te dire que la radio venait tout juste d’annoncer que tu étais revenu de là-bas avec ta soucoupe volante, le truc qui sert à repérer les arsenaux nucléaires. Donc, j’ai commencé à expliquer à Davenport que j’avais besoin de voir le sénateur pour lui parler du projet de Greenbriar. Subitement, il m’a empoigné par les revers de mon veston et s’est écrié que rien ne pouvait être pire que l’ultimatum posé par les extra-terrestres – la destruction de notre potentiel nucléaire. D’après lui, le Pentagone considère que c’est une menace et qu’il faut porter un coup d’arrêt aux étrangers. »

— « Alf ! » balbutiai-je, devinant la suite.

— « Selon le Pentagone, il faut les stopper avant qu’ils contrôlent un territoire plus vaste et le seul moyen, c’est de flanquer une bombe H sur Millville ! »

À bout de souffle, il se tut.

J’étais paralysé, incapable de proférer un son.

— « Brad, tu es toujours là ? Tu m’as entendu ? »

— « Oui. »

— « Davenport craint que ce détecteur nucléaire ne pousse les militaires à passer à l’action à la légère. Ils sont dans la peau d’un homme armé d’un fusil, face à un fauve qu’il ne veut pas tuer dans l’espoir que celui-ci fichera le camp de lui-même. Mais si cet homme sait que, deux minutes plus tard, son fusil se dématérialisera, il ne prendra pas de risques et il fera feu tout de suite. »

— « Et le fauve, c’est Millville, » murmurai-je.

— « Non, Brad. Pas Millville… Uniquement… »

— « Pas Millville, bien sûr ! Tu iras l’expliquer aux gens quand les bombes exploseront ! »

— « Davenport n’avait pas sa tête à lui. Il n’avait aucune raison de me raconter tout cela… »

— « Crois-tu qu’il savait vraiment ce qu’il disait ? Il s’est accroché avec le général, ce matin. »

— « Je suis certain qu’il ne m’a pas tout dit. Il a une idée fixe : à ses yeux, seule la force de l’opinion publique est capable d’arrêter les militaires. Il pense que si elle était au courant de leurs projets, il y aurait un tel tollé qu’ils auraient peur de passer aux actes. Non seulement parce que détruire une ville de sang-froid susciterait la réprobation universelle mais aussi parce que le public est du côté des extra-terrestres, du côté de celui qui se propose d’en finir avec les bombes atomiques. Et, bien qu’il ne me l’ait pas dit de façon explicite, je suis sûr que Davenport va mettre les pieds dans le plat. Il va tuyauter les journalistes. »

J’avais soudain les jambes en pâté de foie.

— « Eh bien ! Ça va être gentil, à Millville ! » dis-je. « Ce matin, j’ai demandé au général… »

— « Quoi ? Tu étais dans la confidence ? »

— « Évidemment. Enfin, je ne savais pas qu’ils le feraient Je savais seulement qu’ils y songeaient. »

— « Et tu n’as rien dit ? »

— « Que pouvais-je dire ? Ce n’était pas une certitude, juste une éventualité – l’ultime éventualité. Trois cents vies humaines d’un côté, trois milliards de l’autre… »

— « Mais tu n’as pas pensé à toi… à tes amis ? »

— « Qu’aurais-tu fait à ma place, Alf ? Tu aurais tout raconté au risque de déclencher une panique furieuse ? »

— « Je ne sais pas… Je ne sais pas. »

— « Alf, le sénateur est-il à l’hôtel ? »

— « Je le pense. Tu veux lui téléphoner ? »

— « Pourquoi pas ? Si ça ne fait pas de bien, ça ne fera pas de mal. »

— « Bon… Je libère la ligne. Oh ! Brad… Je te souhaite bonne chance. De toutes mes forces ! »

— « Merci, Alf. »

Il raccrocha. Je posai le récepteur sur la table sans même essayer de le mettre sur la fourche : mes mains tremblaient trop.

Joe Evans m’observait d’un regard dur. « Tu étais au courant, » fit-il. « Depuis le début. »

— « Mais, bon sang, j’étais forcé de la boucler ! J’ai demandé au général d’agir sans avertissement s’il s’avérait que la destruction de Millville était inévitable. Nous n’aurions même pas vu l’éclair. Certes, nous serions tous morts mais on ne meurt qu’une fois. »

Joe saisit le combiné. « Je vais essayer d’appeler le sénateur. »

Je m’affalai au fond d’un fauteuil. Un grand vide m’habitait. Je n’entendis pas ce que disait Joe. J’étais hors de portée. Malheureux et, en même temps, furieux. Et assez désorienté.

Je pris conscience que Joe me parlait.

— « Quoi ? »

— « J’ai eu la communication. On nous rappellera. J’ai précisé que c’était important. »

— « Important ? Je me le demande. »

— « Comment ? Bien sûr que c’est important… »

— « Que peut faire le sénateur ? Quoi que nous puissions lui dire… »

— « Il a de l’influence et il aime le manifester. »

Je ne répondis pas.

« Si personne ne prend notre défense, » reprit Joe, « qu’allons-nous faire ? »

— « Que veux-tu que nous fassions ? Nous ne pouvons même pas fuir. »

— « Quand Millville saura… »

— « Ça ne tardera pas. Tout le monde est planté devant son poste de télévision ou sa radio. »

— « Il faudrait peut-être que quelqu’un fasse taire Davenport. »

Je hochai la tête. « Il en avait gros sur la patate, ce matin. Le général, il l’aurait bouffé tout cru. »

Mais comment savoir qui, de Davenport ou de Billings, avait tort ou raison ? Depuis des siècles l’homme luttait contre les insectes et les herbes nuisibles. Par tous les moyens, et il ne fallait pas que sa vigilance se relâche un seul instant sous peine d’être submergé.

Et voilà que, surgissant d’un autre temps, une mauvaise herbe d’un type nouveau avait fait son apparition, capable de détruire non seulement les céréales mais la race humaine elle-même. En l’occurrence, il n’y avait qu’une seule chose à faire : se battre contre cette herbe avec tout ce que l’on avait sous la main.

Mais si c’était une plante à haute capacité d’adaptation qui connaissait tout et de l’homme et des végétaux, une plante qui pouvait grâce à son immense savoir survivre à toutes les attaques lancées contre elle ? À n’importe quoi sauf à une irradiation massive ?

Telle avait été la réponse lorsque le problème avait été posé aux gens qui travaillaient dans cette étrange entreprise du Mississippi.

Alors, la réaction des Fleurs serait toute simple : éliminer la possibilité de l’irradiation et, en même temps, s’attirer la gratitude du monde.

Si cette analyse était correcte, c’était le Pentagone qui avait raison.

Le téléphone bourdonna. Joe décrocha et me tendit le récepteur.

— « Allô, » dis-je. « Le sénateur Gibbs ? »

J’avais les lèvres sèches et les mots passaient difficilement.

— « Lui-même. »

— « Bradshaw Carter, de Millville, à l’appareil. »

— « Bonjour, Mr Carter. Que puis-je faire pour vous ? »

— « Il court ici certaines rumeurs… »

— « À Elmore aussi, mon cher. Des dizaines de rumeurs… »

— « Il est question d’une bombe qui serait larguée sur Millville, Le général disait ce matin… »

— « Oui, » fit le sénateur d’une voix que je trouvai beaucoup trop calme. « C’est un bruit qui est également parvenu à mes oreilles et qui m’a inquiété. Mais il n’a pas été confirmé. »

— « Monsieur le sénateur, je vous demande de parler franchement. Pour vous, ce n’est qu’une question qui vous donne du tracas. Pour nous, c’est une affaire qui nous touche directement. Nous avons le droit de savoir de quoi il retourne exactement. »

— « Je ne le nie pas. Mais je ne possède qu’une seule information digne de foi : des consultations au niveau le plus élevé sont actuellement en cours entre les puissances nucléaires. Apparemment, on essaye de chercher une sorte d’accord mutuel. Compte tenu de l’opinion publique, j’ai très peur… »

— « Je vous en prie, monsieur le sénateur, pas de politique ! »

— « Ce n’est pas cela que je voulais dire. Je ne vous cacherai pas que je suis inquiet. »

— « Nous sommes donc arrivés à un point critique ? »

— « Si la barrière se déplace si peu que ce soit, il n’est pas inconcevable que nous agissions de façon unilatérale. Les militaires pourront toujours prétendre qu’ils sont intervenus pour sauver le monde de l’invasion, qu’ils avaient en main des renseignements qu’ils refuseront de communiquer en arguant du secret de la défense nationale. Ils se débrouilleront toujours pour être couverts. Cela fera du bruit, bien sûr, mais, le temps aidant, ils retomberont sur leurs pieds. »

— « À votre avis, quelles sont les chances ? »

— « Je n’en sais strictement rien. J’ignore ce que pense le Pentagone, j’ignore les données qu’il possède, j’ignore ce que les chefs d’état-major ont dit au président. Et l’on ne peut deviner quelle attitude prendront la Grande-Bretagne, la Russie et la France. Mais croyez-vous qu’il soit possible de faire quelque chose à Millville même ? »

— « Un appel… Les journaux et la radio… »

Je crus le voir hocher la tête. « Non, ça ne marcherait pas, Carter. Personne ne peut savoir ce qui se passe derrière la barrière. Il y a la possibilité que l’influence des extra-terrestres s’exerce sur la population locale. Évidemment, un tel plaidoyer aurait un profond retentissement mais cela n’ébranlerait pas d’un pouce les autorités et ne ferait que troubler davantage l’opinion publique qui est suffisamment échauffée comme cela. Non, ce qu’il faut, ce sont des faits solides et un peu de bon sens. »

Oui, il avait peur que nous fassions des vagues !

« Si j’apprends quelque chose de neuf, » enchaîna le sénateur, « je vous rappellerai ou je prendrai contact avec Gerald Sherwood. Je ferai de mon mieux, comptez sur moi. Mais je ne crois pas que vous deviez vous faire trop de souci. Simplement, arrangez-vous pour que la barrière reste où elle est et n’envenimez pas les choses. »

— « Je vous remercie, monsieur le sénateur, » fis-je, complètement écœuré.

— « Merci d’avoir téléphoné. À bientôt. »

Je raccrochai et secouai la tête.

— « Il ne fera rien pour nous, » dis-je à Joe. « Motus et bouche cousue ! Il s’en lave les mains. »

Au même moment, la porte s’ouvrit. Je me retournai. C’était Higgy Morris. Il tombait bien, celui-là ! Il nous dévisagea.

— « Que fabriquez-vous donc tous les deux ? »

— « Il faut lui dire, Brad, » murmura Joe.

— « Eh bien, vas-y ! »

Et Joe raconta tout. Higgy l’écoutait, immobile. On aurait cru une statue.

Enfin, Joe se tut et le silence retomba.

— « Croyez-vous donc qu’ils pourraient faire une chose pareille ? » demanda enfin Higgy.

— « Oui, » répondis-je. « Si la barrière s’éloigne, ils le feront sûrement. »

— « Dans ce cas, qu’attendons-nous ? Il faut creuser ! »

— « Creuser ? »

— « Pardi ! Nous allons construire un abri. Nous avons toute la main-d’œuvre nécessaire : personne ne fait plus rien. On va mettre tout le monde au boulot. Il y a des pelles et des pioches à l’entrepôt du chemin de fer, une douzaine de camions… Je vais nommer une commission et nous… Mais vous en faites une drôle de tête ! »

— « Vous ne comprenez pas, monsieur le maire, » dit Joe, et il y avait une sorte de douceur dans sa voix. « Il ne s’agit pas de retombées radio-actives mais d’un coup direct qui atteindra Millville au niveau du sol. Dans ces conditions, un abri ne servirait à rien. »

— « On peut toujours essayer, » rétorqua Higgy avec entêtement.

— « On ne pourrait jamais creuser assez profondément, on ne pourrait jamais construire un blindage capable de résister à l’impact. Et même si c’était possible, il y aurait le problème de l’oxygène… »

— « Mais nous devons faire quelque chose ! » hurla Higgy. « Nous n’allons pas rester assis sur le cul à nous tourner les pouces en attendant qu’on nous massacre ! »

— « C’est vrai, » murmura Joe. « Il y a un moyen. Il existe un abri. »

J’écarquillai les yeux. Soudain, je compris à quoi il pensait et m’exclamai : « Non ! C’est prématuré. Ce serait ruiner toutes nos chances de négociation… »

— « Qu’est-ce que vous racontez ? » demanda Higgy. « De quel abri parlez-vous ? »

— « Le monde parallèle, celui où est allé Brad. Nous pouvons y trouver refuge. Les Fleurs nous nourriront et leurs délégués s’occuperont de notre santé… »

Je l’interrompis : « Tu oublies un détail : nous ne savons pas comment parvenir sur ce monde. Il y avait une porte dans mon jardin mais celui-ci est tout chamboulé, maintenant. Il n’y a plus de Fleurs, rien que les buissons à dollars. »

— « Le délégué et Smith nous guideront, » répliqua Joe. « Ils connaissent sûrement le passage. »

— « Ils sont repartis, » fit Higgy. « Il n’y avait plus personne au dispensaire. Je les ai reconduits chez Brad et ils n’ont eu aucune peine à trouver la porte comme vous dites. Ils ont fait quelques pas dans le jardin et ont purement et simplement disparu. »

— « Vous pourrez donc retrouver l’emplacement de cette porte ? » s’enquit Joe.

— « Je sais approximativement où elle est située. »

J’objectai : « Mais sera-t-elle ouverte ? »

— « Comment cela ? »

— « Oui. Elle n’est pas ouverte en permanence sinon nous aurions constaté un grand nombre de disparitions depuis dix ans. Les gosses viennent souvent jouer dans mon jardin, des gens y passent de temps en temps – c’est une sorte de raccourci pour se rendre chez le Dr Fabian. »

Si la porte demeurait ouverte tout le temps, quelqu’un l’aurait forcément franchie.

— « En tout cas, » dit Higgy, « nous pouvons lancer un S.O.S. Il n’y a qu’à utiliser un de ces téléphones… »

Je le coupai net : « Non. Pas tant que ce ne sera pas absolument nécessaire. Se résigner à une telle extrémité serait probablement accepter de nous retrancher à jamais de la race humaine. »

— « Cela vaudrait mieux que la mort. »

— « Ne prenons surtout pas de décisions hâtives, je vous en supplie. Peut-être que rien n’arrivera. Ce n’est qu’en dernier recours qu’il nous faudra demander le droit d’asile. Tout espoir de parvenir à un accord entre les extra-terrestres et nous n’est pas encore détruit. L’humanité a peut-être encore une chance, si précaire qu’elle paraisse. »

— « Je ne crois pas à une négociation, Brad, » soupira Joe. « Je ne crois pas que les extra-terrestres aient jamais eu l’intention d’engager des pourparlers. »

— « Et tout cela ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu votre père ! » gronda Higgy.

— « Cela aurait eu lieu ailleurs, » répondis-je en ravalant ma colère. « Peut-être un peu plus tard, c’est tout. »

— « Toute la question est là, » répliqua Higgy sur un ton venimeux. « Sans votre père, ce ne serait pas à Millville que ce serait arrivé. »

Je me contraignis à garder le silence.

« Maintenant, » continua le maire, « je vais vous donner un conseil d’ami. Prenez garde : Hiram veut votre peau et la correction que vous lui avez infligée n’a pas arrangé les choses. Sans compter que pas mal de têtes brûlées abondent dans son sens. C’est vous et votre père que l’on tient pour responsables de tout. »

Joe s’insurgea :

— « Personne n’a le droit… » Mais Higgy l’interrompit :

— « Peut-être, mais c’est comme ça. J’essaierai de maintenir l’ordre mais je ne peux rien garantir. » Il se tourna vers moi. « J’espère pour vous que les choses s’arrangeront, et vite. Sinon vous avez tout intérêt à vous trouver un trou bien profond pour vous planquer. »

Je bondis sur mes pieds, prêt à lui voler dans les plumes, mais Joe se rua sur moi et me repoussa.

— « Cela suffit, vous deux ! Nous avons assez d’embêtements comme ça sans qu’il faille que vous vous bagarriez par-dessus le marché ! »

— « Si jamais des rumeurs concernant le bombardement de Millville se répandent, » poursuivit hargneusement Higgy, « je ne donnerai pas deux sous de votre peau. La population commencera à se poser des questions… »

Joe empoigna Higgy par la chemise et le plaqua contre le mur. « Vous allez fermer votre gueule ? Sinon, c’est moi qui vais vous la boucler ! » lança-t-il en brandissant son poing. Higgy se tut.

— « Bien ! » m’exclamai-je. « Puisque tu as rétabli l’ordre, mon cher Joe, tu n’as plus besoin de moi, salut… »

— « Attends, Brad… »

Mais j’avais déjà claqué la porte derrière moi.

La nuit était tombée et la rue était vide. Quelques lumières brillaient ici et là mais il n’y avait pas un passant. Je me dirigeai vers Main Street. Les fenêtres étaient ouvertes à la fraîcheur de la brise, les maisons étaient éclairées et l’on percevait au passage des bribes d’émissions de télévision et de radio. Tout était calme mais je savais que, sous la surface, palpitaient la peur, la haine, la terreur, que d’un moment à l’autre Millville pouvait se transformer en un asile de fous furieux.

Millville était une sorte de corral où un groupe d’êtres humains étaient parqués comme un troupeau. Pourquoi eux, justement ? C’était la question qu’ils devaient se poser. Il y avait là une injustice cosmique contre laquelle l’esprit se rebellait. Le monde entier parlait de Millville, le monde entier avait son attention braquée sur la ville comme si le peuple de Millville était une sorte de monstre collectif, inquiétant et dangereux. Il était normal que les habitants éprouvent une espèce de honte, qu’ils pensent que cette situation était due à Dieu sait quel relâchement mental ou moral.

Quoi de plus naturel, alors, que la population se jette sur la première explication venue dans l’espoir de se trouver en accord, non seulement avec elle-même mais avec les extra-terrestres, avec le monde entier ? Qu’elle soit prête à ajouter foi à toutes les rumeurs, à admettre les spéculations les plus fantaisistes rien que pour trouver une interprétation simple, manichéiste, en noir et blanc, oubliant toutes les nuances du gris ?

Comment blâmer mes concitoyens ? Jusqu’à présent, Millville n’avait été qu’un bras mort isolé, une communauté assoupie et sans histoires. Il y avait eu le jour où l’on avait dû faire appel aux pompiers pour récupérer le chat de Grand-Maman Jones sur le toit du patronage, le jour où le vieux Pappy Andrews était tombé dans la rivière… Tels étaient les événements marquants de la vie de notre ville.

Mais aujourd’hui, Millville faisait face à un événement sans commune mesure avec les mille riens de l’existence quotidienne. Et l’impossibilité où se trouvaient les gens de le comprendre, de le réduire à une formule élémentaire, risquait de conduire à un déchaînement de violence s’ils pouvaient cristalliser leur angoisse sur quelque chose ou sur quelqu’un. Et je ne me faisais pas d’illusions : Tom Preston et Hiram Martin leur avaient fourni un bouc émissaire.

J’étais presque arrivé chez moi.

Soudain, une porte claqua quelque part et un bruit de pas précipités résonna dans la nuit. Une voix cria : « Wally ! Ils vont nous bombarder ! On vient de l’annoncer à la télévision ! »

Une autre voix répondit à la première.

— « Oui ! Ils l’ont dit aux informations ! »

J’entr’aperçus une silhouette qui s’élançait dans la rue. Alors, je pris mes jambes à mon cou.

La nouvelle avait éclaté plus tôt que je ne l’avais cru. Certes, j’étais suffisamment renseigné pour savoir que ce n’était encore qu’un bruit sans fondement mais Millville ne ferait pas la différence entre une rumeur et une information officielle.

Cette fois, ça y était : la ville allait se transformer en asile de fous. J’avais lieu de tout craindre. Et Gerald Sherwood aussi.

Je courais à toute vitesse. Soudain, je songeai qu’Hiram montait peut-être encore la garde devant les buissons porteurs de dollars. Instantanément, je m’immobilisai et me plaquai au sol, tous les sens aux aguets. Mais je ne décelai rien d’insolite.

Dans la ville, des portes s’ouvraient et se fermaient bruyamment. Quelqu’un cria. Une voiture démarra. Toujours aucun signe d’Hiram.

Je me relevai et me dirigeai vers la serre délabrée. Soudain, je me figeai sur place : quelqu’un m’avait parlé ― pourtant, je n’avais rien entendu.

— « Bradshaw Carter… » fit la voix silencieuse.

Alors, je sentis une odeur pourpre ― non, pas vraiment une odeur. C’était plutôt comme si je nageais dans un océan purpurin. Je me remémorai la Présence avec laquelle j’avais dialogué à quelques pas de Tupper endormi.

— « Oui, » répondis-je. « Où êtes-vous ? »

L’orme qui se dressait à l’angle de la serre parut frémir. Pourtant, il n’y avait pas un souffle de vent.

— « Je suis là, » reprit la voix de silence. « Je suis là depuis des années, attendant que vienne le moment où je pourrai vous parler. »

— « Savez-vous ce qui se passe ? »

Question stupide ! Bien sûr que la Présence était au courant de tout, de la bombe et du reste !

— « Nous le savons, » répondit l’orme, « mais ce n’est pas une raison pour désespérer. »

— « Quoi ? » J’étais éberlué.

— « Si nous échouons, » dit l’orme, « nous essaierons encore. Peut-être ailleurs. Ou bien nous attendrons que les… comment les appelez-vous ? »

— « Les radiations ? »

— « Nous attendrons que les radiations soient éliminées. »

— « Cela demandera des années. »

— « Nous avons tout le temps. Le temps est infini. »

— « Pas pour nous ! »

— « Oui, nous le savons et nous avons grande pitié de vous. »

C’était le moment d’appeler au secours, de placer les extra-terrestres devant le fait accompli, de leur expliquer que nous étions au pied du mur, qu’il leur appartenait de nous sortir du pétrin où ils nous avaient mis.

Mais les mots ne sortaient pas de ma bouche. J’étais incapable d’avouer aux étrangers que nous étions totalement désarmés. Entêtement ? Orgueil ? Je l’ignore.

L’orme avait parlé de compassion. Mais qu’est-ce que cela voulait dire ? Était-ce une pitié sincère ou, simplement, la compassion superficielle d’êtres immortels qui n’ont que mépris pour des créatures éphémères et fragiles au bord de la mort ? Ces êtres seraient encore vivants alors que moi-même je ne serais plus que poudre.

Or, ce qui était important pour nous, créatures promises à la poussière, c’était cet orgueil entêté ― notre seule force, notre sûreté, le seul bien que nous possédions et auquel nous devions nous accrocher.

Qu’était cette odeur pourpre, sinon le parfum de l’immortalité, l’effluve de la grande indifférence incapable de s’intéresser à ce qui ne dure qu’un jour ?

C’était la solitude ― une solitude éternelle et désespérée.

Et soudain, je me sentis ému de pitié. De la pitié pour un arbre ! Quelle chose étrange ! De la pitié pour cette Présence transcendant les arbres et les fleurs pourpres.

— « Je vous plains, moi aussi, » murmurai-je. Mais tout en prononçant ces mots, je savais que mon interlocuteur ne comprendrait pas davantage ma compassion que mon orgueil.

Une voiture s’arrêta dans un hurlement de freins et les phares illuminèrent la serre.

Dans l’ombre, j’entendis quelqu’un m’appeler à voix basse… Une voix presque apeurée.

Une seconde voiture rejoignit la première.

— « Brad ! » répéta la voix douce et craintive. « Tu es là, Brad ? »

— « C’est toi, Nancy ? Oui, je suis là. »

— « Je croyais bien t’avoir reconnu. Tu n’étais pas chez toi… »

J’avais l’impression de l’entendre à travers un halo de terreur.

Des hommes couraient autour de la maison. Ils murmuraient entre eux sur un ton courroucé.

Nancy émergea de l’obscurité et s’approcha de moi. Elle tremblait sur ses jambes.

— « On sait que tu es chez toi, Carter ! » hurla quelqu’un. « Si tu ne sors pas, on va venir te chercher ! »

Je courus vers Nancy et la pris dans mes bras. Elle grelottait

— « Ces gens, Brad… »

— « C’est Hiram et ses copains, » répondis-je.

Il y eut un fracas de verre brisé et un trait de feu déchira la nuit.

— « Maintenant, tu vas peut-être sortir ! » brailla triomphalement une voix.

— « Vite, Nancy ! Les arbres… En haut de la colline… »

— « Brad, » fit-elle dans un souffle. « C’est Stiffy qui m’a envoyée… »

Une langue de feu jaillit de la maison. Par la fenêtre de la salle à manger, je voyais en ombres chinoises des silhouettes hurlantes gambader frénétiquement.

Nancy fit volte-face et je m’élançai sur ses traces.

— « Il est là ! Dans le jardin ! »

Je trébuchai sur un obstacle et m’effondrai au milieu des buissons à dollars dont les branches m’égratignèrent le visage et lacérèrent mes vêtements.

Des flammes sortaient du trou que la machine temporelle avait ouvert dans le toit de la maison, transformée maintenant en un brasier grondant.

Des hommes couraient dont j’entendais le halètement qui s’approchait.

En me relevant, ma main se posa sur un bâton qui pourrissait par terre mais qui était encore solide.

Je l’empoignai. Peut-être me tueraient-ils mais j’en démolirais au moins un, peut-être deux.

Il ne me restait plus qu’un seul espoir : régler son compte à Hiram avant que la foule furieuse ne me submerge.

C’était lui qui marchait en tête. Je me relevai et fis face à la horde qui chargeait, le gourdin levé.

Hiram se rua sur moi. Ses dents luisaient comme une balafre blanche au milieu de sa figure noyée dans l’ombre. Il fallait que je frappe juste entre les yeux, que je lui fracasse le crâne.

Je sentais la chaleur de l’incendie. J’assurai mieux ma prise sur le gourdin.

Mais, à la toute dernière seconde, le groupe qui se précipitait sur moi s’arrêta net. Les enragés se figèrent sur place, l’horreur et la stupéfaction peintes sur leurs traits. Ce n’était pas moi qu’ils regardaient, les yeux écarquillés, mais quelque chose derrière mon dos.

Et, brusquement, ils firent demi-tour en hurlant d’effroi comme un troupeau terrorisé.

Je me retournai. Ils étaient là, massés derrière moi, ces êtres d’un autre monde. Leur peau d’ébène accrochait les reflets de l’incendie et leurs crêtes argentées frémissaient doucement au vent. Ils avançaient en fredonnant leur étrange chanson.

Seigneur ! Ils n’avaient pas pu attendre ! Ils étaient arrivés un peu en avance pour ne rien perdre de l’apocalypse ! Un nouveau théâtre leur était ouvert, un spectacle permanent, une horreur nouvelle sur un monde nouveau étaient offerts à leur ignoble curiosité.

Repartez, ordonna la voix silencieuse. Repartez. Il est encore trop tôt. Ce monde ne vous est pas ouvert.

Et ils repartirent Ils disparurent, se fondirent dans d’étranges ténèbres plus noires que la nuit.

Quelqu’un m’appela par mon nom.

Je laissai tomber mon gourdin. Qui était-ce ?

À ce moment, Nancy me rejoignit. « Dépêche-toi, Brad ! »

— « Où étais-tu ? Que se passe-t-il ? »

— « C’est Stiffy, je te dis. Il t’attend devant la barrière. Il a réussi à tromper la vigilance des gardes et il veut te voir. Dépêche-toi… »

Elle fit demi-tour et s’éloigna à nouveau en courant. Je la suivis tant bien que mal.

Quand j’arrivai à hauteur de la barrière, une sorte de gnome parut sortir du sol.

— « C’est toi, mon gars ? »

Je m’accroupis.

— « Oui, c’est moi. Mais… »

— « Plus tard… Nous n’avons guère de temps. Les gardes savent que je suis passé et ils me cherchent. »

— « Que veux-tu, Stiffy ? »

— « Il ne s’agit pas de ce que je veux mais de ce que tout le monde veut. Je suis venu t’apporter quelque chose dont tu as besoin. Il paraît qu’un crétin du Pentagone a décidé de flanquer une bombe sur la ville. J’ai entendu des bribes d’informations diffusées par la radio en me glissant entre les jeeps. »

— « Eh oui ! La race humaine est condamnée. »

— « Pas encore ! Il y a une solution. Si seulement Washington comprenait… »

— « S’il existe vraiment une solution pour se sortir de ce pétrin, pourquoi avoir gaspillé un temps précieux en cherchant à m’atteindre ? Tu aurais pu dire… »

— « Qui m’aurait cru ? Je ne suis qu’un clochard, un va-nu-pieds en rupture d’hôpital ! Par contre, toi, tu es accrédité, c’est l’impression que j’ai. On t’écoutera. »

— « À condition que ce soit une solution valable. »

— « Sois tranquille. Nous possédons quelque chose qui intéresse les extra-terrestres et nous sommes la seule race capable de les satisfaire. »

— « Tu parles ! Ils peuvent nous prendre tout ce qu’ils ont envie de nous prendre ! »

— « Ce n’est pas quelque chose que l’on peut prendre. »

Je hochai la tête. « L’opinion publique est du côté des Fleurs. Elles ont bien manœuvré. En jouant sur la peur atomique, elles nous ont touché à notre point faible. »

— « Elles aussi, elles ont un point faible ! »

— « Ne me fais pas rigoler ! »

— « Écoute-moi, Brad. Les Fleurs sont une race ancienne. Depuis quand existent-elles ? Un milliard, deux milliards d’années ? Va-t’en savoir ? Elles ont erré de monde en monde ; elles ont rencontré une foule d’espèces intelligentes auxquelles elles se sont alliées mais aucune ne les a jamais cultivées ou soignées pour leur beauté. »

— « Tu es fou ! Tu divagues ! »

— « Il a peut-être raison, Brad, » murmura Nancy.

— « C’est très juste, » reprit Stiffy. « Il a fallu que ce soit un homme de la Terre qui cueille des fleurs pourpres dans la forêt et les soigne parce qu’elles étaient belles. Ce fut une révélation pour les Fleurs. Jusque-là, nul ne les avait jamais admirées. »

C’était trop simple ! Pourtant, si l’on y réfléchissait, ce n’était pas idiot.

« Les fleurs ont posé une condition. Posons-en-leur une autre à notre tour. Accueillons-les mais exigeons en contrepartie qu’un certain nombre d’entre elles restent de vraies fleurs. »

— « Ainsi, » dit Nancy, « les hommes de la Terre pourront les cultiver, les soigner et jouir de leur beauté. »

Stiffy poussa un petit gloussement joyeux. « Il y a si longtemps que je tourne cela dans ma tête que je pourrais rédiger la clause moi-même ! »

Cela marcherait-il ? me demandai-je.

Mais oui… bien sûr ! Le fait d’être aimés lierait les extra-terrestres à nous aussi solidement que le bannissement de la guerre nous lierait nous-mêmes à eux. Ce serait un lien d’une autre nature mais tout aussi puissant. Semblable à celui qui existe entre l’homme et le chien. Et c’était tout ce dont nous avions besoin : ce lien réciproque nous donnerait le temps nécessaire pour apprendre à vivre ensemble.

Nous n’aurions plus rien à craindre des Fleurs car nous leur apporterions ce qu’elles cherchaient sans même le savoir.

— « Alors, tu es d’accord, Brad ? » fit Stiffy. « Les soldats ne vont pas tarder à me mettre la main dessus. »

L’émissaire du département d’État et le sénateur avaient le matin même parlé de la possibilité de longues négociations. Le général était, lui, partisan de la force. Or, pendant tout ce temps, la solution était là, à portée de la main ― une solution totalement humaine. Et ce n’était ni un sénateur, ni un général qui l’avait trouvée mais un brave clochard dépenaillé.

— « Va te rendre aux soldats, Stiffy, et demande-leur un téléphone. Je n’en ai pas sous la main. »

D’abord, expliquer le plan au sénateur qui transmettrait le message au président. Ensuite, j’irais trouver Higgy et je le mettrais au courant pour qu’il apaise les esprits.

Mais, en cet instant je ne voulais qu’une chose : savourer en compagnie de Nancy et de mon vieil ami le réprouvé, la vision de deux races fraternelles en marche vers l’avenir.

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