Ils étaient quatre qui m’attendaient de l’autre côté de la barrière. Plusieurs voitures étaient garées au bord de la route. Ici et là, des gardes nationaux bavardaient par petits groupes. La pelleteuse mécanique continuait de creuser le sol.
Je me sentais tout bête en m’approchant du groupe d’officiels. À me voir, n’importe qui eût pensé que la colère divine venait de me frapper. Ma chemise était déchirée, j’avais l’impression que quelqu’un m’avait passé la joue gauche au papier de verre, mes phalanges étaient entamées ― petit souvenir de la denture d’Hiram ― et j’avais l’impression que mon œil allait me quitter d’une seconde à l’autre.
Je reconnus le sénateur pour avoir vu sa photo dans les journaux. Un type costaud, bien bâti, le poil blanc, qui ne portait jamais de chapeau. Il était vêtu d’un complet de ville et arborait une éblouissante cravate à pois. À côté de lui se tenaient un militaire qui avait des étoiles sur ses pattes d’épaules et un petit bonhomme au cuir tanné, à l’expression froide et sévère. Le dernier membre du quatuor, d’une taille quelque peu inférieure à la moyenne, était joufflu et avait des yeux de porcelaine d’un bleu étonnant.
Quand je sentis la résistance opposée par la barrière, je reculai d’un pas et regardai le sénateur.
— « Le sénateur Gibbs, je suppose ? Je suis Bradshaw Carter. Mr Sherwood vous a parlé de moi. »
— « Enchanté, Mr Carter. Je pensais que Gerald vous aurait accompagné. »
— « J’aurais aimé mais il a préféré ne pas venir. Millville est divisée. Le maire voulait désigner un comité et Sherwood a violemment combattu sa proposition. »
Le sénateur hocha la tête. « Je vois… Toujours est-il que vous êtes l’homme qui détient les renseignements concernant cette affaire ? »
— « Effectivement, monsieur le sénateur. »
— « Je vous présente le général Billings. »
— « Mes respects, mon général. »
Cela me faisait un drôle d’effet de dire bonjour à quelqu’un sans lui serrer la main.
— « Et voici Mr Arthur Newcombe. »
L’homme au visage revêche me dédia un sourire arctique. Il était facile de deviner qu’il trouvait que toute cette histoire était un outrage à la raison, que la barrière n’aurait pas dû être là.
— « Mr Newcombe représente le département d’État, » reprit Gibbs. « Quant au Dr Roger Davenport, c’est un biologiste ― et j’ajouterai un biologiste éminent. »
— « Je vous salue, jeune homme, » fit Davenport. « Est-ce que je commettrais un impair si je vous demandais ce qui a bien pu vous arriver ? »
D’emblée, je le trouvai sympathique, « J’ai eu un léger différend avec l’un de mes concitoyens, » lui expliquai-je en souriant.
— « J’imagine que l’effervescence doit régner en ville, » dit le général. « D’ici quelque temps, le maintien de l’ordre posera sans doute un problème. »
— « Je le crains. »
Il se retourna. « Où sont les chaises, sergent ? »
Aussitôt, le sergent et deux soldats qui attendaient au bord de la route s’approchèrent avec des chaises pliantes.
— « Attrapez ! » me dit le sous-officier.
La chaise traversa la barrière. Chacun s’assit. Ces cinq interlocuteurs installés sur des chaises au beau milieu d’une route devaient offrir un spectacle plutôt cocasse.
— « Eh bien, » fit le sénateur, « nous vous écoutons, Mr Carter. »
Et, pour la seconde fois de la journée, j’y allai de ma petite histoire. Je pris mon temps, m’efforçant de ne rien oublier. À deux reprises, je m’arrêtai pour les laisser m’interroger. La première fois, Davenport me fit signe de continuer et, la seconde, les quatre hommes attendirent sans un geste que je poursuive. C’était exaspérant ― j’aurais encore préféré qu’ils m’interrompent. Tout en parlant, je m’efforçai de déchiffrer leur visage, de deviner quel crédit ils accordaient à mes dires. Mais tous les quatre demeuraient imperturbables.
Je commençais à me sentir un peu ridicule.
Quand j’eus fini, je me laissai aller contre le dossier de la chaise.
Newcombe s’agita, mal à l’aise. « Vous voudrez bien m’excuser, messieurs, si je fais quelques réserves quant aux propos de Mr Carter. Je ne vois pas pour quelle raison nous avons été commis pour recueillir un témoignage qui… »
Le sénateur l’interrompit : « Gerald Sherwood s’est porté garant de l’intégrité de Mr Carter. C’est un bon ami à moi : je le connais depuis plus de trente ans et j’ai toute confiance en son jugement. Je reconnais que le récit de Mr Carter est dur à avaler mais je persiste à croire qu’il nous faut l’accepter, au moins comme base de discussion. Je vous rappellerai en outre que c’est jusqu’ici le seul témoignage de première main que nous possédons. »
— « Pour ma part, » dit le général, « tout cela me paraît difficilement croyable. Néanmoins, il y a cette barrière qui constitue un fait indéniable échappant totalement à notre compréhension. Nous sommes donc dans l’obligation d’admettre que d’autres éléments nous échappent également »
— « Faisons comme si nous croyions provisoirement au compte rendu de Mr Carter, » suggéra Davenport. « Et essayons de déterminer s’il n’y a pas une explication rationnelle… »
— « C’est insensé ! » explosa Newcombe. « Ces balivernes contredisent formellement toutes nos connaissances acquises ! »
— « C’est un phénomène qui a de nombreux précédents dans l’histoire, Mr Newcombe, » répliqua le biologiste. « Il y a quelques siècles, l’homme avait la certitude que la Terre était le centre de l’univers. Il y a moins de trente ans, il avait la conviction que les voyages interplanétaires étaient impossibles. Il y a un siècle, il ne faisait aucun doute que l’atome était insécable. Et c’est la situation où nous sommes aujourd’hui. Nous savons de science certaine que le temps est inconnaissable et qu’on ne peut le manipuler. Qu’une plante ne peut pas être intelligente. Je vous dis, mon cher… »
— « Devons-nous comprendre que vous acceptez sans sourciller le récit de Mr Carter ? » demanda Billings.
— « Nullement. Ce ne serait pas une attitude objective. Mais je réserve mon jugement. À parler franc, je suis prêt à sauter sur l’occasion pour faire des observations et des expériences… »
— « Vous n’en aurez peut-être pas le temps, » lui dis-je.
Le général se tourna vers moi. « S’agit-il d’un ultimatum ? Vous n’y avez pas fait allusion. »
— « Non, mais les Fleurs peuvent à tout moment décider de faire pression sur nous. En repoussant la barrière, par exemple. »
— « Jusqu’où seraient-elles capables de la repousser ? »
— « Toutes les hypothèses sont permises. Dix kilomètres, cent kilomètres, mille kilomètres… Je n’en ai pas la moindre idée. »
— « À vous entendre, on pourrait penser que vous êtes persuadé qu’elles seraient capables de nous expulser de la Terre. »
— « Je n’en sais rien mais je suppose qu’elles seraient en mesure de le faire. »
— « Et passeraient-elles à l’action ? »
— « Peut-être, si elles ont le sentiment que nous tergiversons, mais je crois que, si elles s’y résolvaient, ce serait contre leur gré. Elles ont besoin de nous, elles ont besoin de quelqu’un qui puisse utiliser leur savoir et lui donner ainsi un sens. Jusqu’à présent, elles n’ont trouvé personne. »
— « Mais il n’est pas question d’agir précipitamment, » protesta le sénateur. « Il convient de procéder à des échanges de vues nombreux au niveau gouvernemental, au niveau international, au niveau économique et au niveau scientifique. »
— « Monsieur le sénateur, il y a un détail dont personne n’a apparemment conscience : ce n’est pas à une autre nation, ce n’est pas à des humains que nous avons affaire, mais à des extra-terrestres ! »
— « Et alors ? Cela ne doit pas nous empêcher de procéder à notre façon. »
— « Bien sûr… À condition que vous réussissiez à expliquer cela à ces extra-terrestres. »
— « Ils attendront ! » jeta Newcombe d’un air compassé.
C’était une situation sans espoir. Le problème était insoluble. Pour la première fois que la race humaine entrait en contact avec une race extra-terrestre, elle allait tout gâcher. Oh ! il y aurait des débats, des discussions, des palabres, des consultations ― mais uniquement dans un contexte humain, et personne n’aurait jamais l’idée de faire entrer en ligne de compte le point de vue d’une espèce étrangère.
— « N’oubliez pas, » enchaîna le sénateur, « que ce sont vos extra-terrestres qui sont les quémandeurs, que ce sont eux, et non pas nous, qui sollicitent l’autorisation de débarquer sur la Terre. »
Je rétorquai : « Il y a cinq cents ans, les blancs ont débarque en Amérique. À l’époque, c’étaient eux qui étaient en position de solliciteurs… »
— « Mais les Indiens étaient des sauvages et des barbares, » s’exclama Newcombe.
J’acquiesçai. « C’est exactement ce que je voulais dire. »
— « Je n’apprécie pas votre sens de l’humour, » fit le représentant du département d’État sur un ton gourmé.
— « Vous vous méprenez, Mr Newcombe, je n’avais aucune intention de faire de l’humour. »
Davenport hocha la tête. « Vous avez dit quelque chose d’intéressant, Mr Carter. Si j’ai bien compris, ces plantes ont accumulé le savoir d’un grand nombre de races différentes. »
— « C’est ce qu’elles m’ont laissé entendre mais, bien entendu, je n’en mettrais pas ma main au feu. Je n’ai aucun moyen de savoir si c’est vrai. Toutefois, leur porte-parole, Tupper, m’a assuré que les Fleurs ne mentaient pas… »
— « Cela me paraît logique. Elles n’auraient pas besoin de mentir. »
— « Pas si vite ! » dit le général. « Si je me rappelle bien, elles vous ont promis de vous restituer vos quinze cents dollars – et elles n’ont pas tenu leur engagement. »
— « C’est exact. »
— « Donc, elles ont menti et, en outre, elles ont employé la ruse pour que vous rameniez ici cet engin que vous croyiez être une machine à explorer le temps. Donc, nous ne pouvons avoir confiance en elles. »
Newcombe s’insurgea : « Il était entendu que, temporairement, nous ferions comme si nous attachions foi à tous les points du récit de Mr Carter. »
— « Effectivement, » approuva le sénateur. « Nous étions convenus que nous l’utiliserions comme hypothèse de travail. »
— « Pour le moment, » rétorqua le général Billings, « nous devons envisager le pire. »
Davenport ricana : « Je ne vois pas en quoi les choses sont tellement catastrophiques. Pour la première fois dans l’histoire, l’humanité est sur le point d’entrer en contact avec une autre intelligence. Si nous nous y prenons bien, ce sera tout bénéfice pour nous. »
— « Qui peut le savoir ? »
— « Personne, mon général, vous avez raison. Nous n’avons pas suffisamment de données. Il est indispensable d’aller plus avant. »
Le sénateur les rappela à l’ordre : « Messieurs, nous sommes en train de perdre de vue le fait que cette barrière est là et que rien de ce qui est vivant ou, tout au moins, rien de ce qui a un minimum de conscience ne peut la franchir. Nous avons sous nos yeux, si j’ose dire, la preuve qu’un phénomène très étrange est intervenu. Nous ne pouvons pas le nier purement et simplement. Il faut travailler à partir des éléments que nous possédons. »
— « Fort bien, » répondit le général, « Entrons au cœur du problème. Pouvons-nous considérer que ces… ces choses constituent une menace ? »
Je fis oui de la tête. « Dans certaines circonstances, peut-être. »
— « Lesquelles ? »
— « Je l’ignore. Il est impossible de savoir ce que pensent les Fleurs. »
— « Mais elles représentent un danger en puissance ? »
Davenport intervint : « À mon avis, nous mettons trop l’accent sur l’élément menace. Je pense que nous devrions tout d’abord… »
— « Compte tenu de mes responsabilités, je dois avant tout envisager l’hypothèse d’un danger potentiel, » répliqua le général Billings.
— « Soit. Supposons qu’il y en ait un ? »
— « Nous sommes en mesure de l’éliminer à condition d’agir vite, avant que la tête de pont s’agrandisse trop. Nous avons les moyens d’arrêter l’agresseur. »
— « La force ! » grommela Davenport. « Les militaires ne sont pas capables d’imaginer autre chose ! Oh ! je suis d’accord avec vous ! Une explosion nucléaire détruirait sans doute toute forme de vie non terrestre. Cela pourrait même démanteler la frontière temporelle et interdire l’accès de la Terre à nos amis venus d’ailleurs… »
— « Nos amis ! Comme vous y allez ! » s’exclama le général. « Comment savez-vous que ce sont des amis ? »
— « Et vous, comment savez-vous que ce sont des ennemis ? Il est nécessaire de recueillir des informations supplémentaires, d’établir le contact… »
— « Et pendant ce temps-là, ils renforceront la barrière et la déplaceront… »
— « Un jour, » dit Davenport dont la colère montait, « un jour la race humaine saura résoudre ses problèmes sans recourir à la force. Le moment est peut-être venu de commencer. Vous vous proposez de bombarder cette ville. Abstraction faite de la question morale qu’implique l’anéantissement de centaines d’innocents… »
Le général l’interrompit avec hargne : « Vous oubliez que le choix est entre la mort de ces quelques centaines d’innocents et la sécurité de la totalité de la population de la Terre. D’ailleurs, il ne s’agira pas d’une improvisation hâtive. Cela ne pourra se faire qu’après mûre réflexion. »
— « Le seul fait que vous puissiez songer à une telle éventualité suffit pour faire froid dans le dos de tous les hommes. »
Billings hocha la tête. « Il est de mon devoir d’envisager toutes les possibilités, si atroces qu’elles soient. Même compte tenu du problème moral, si besoin en était, je n’hésiterais pas à… »
— « Messieurs ! » fit le sénateur d’une voix faible. « Messieurs… »
Le général me regarda. Je crois bien que tout le monde m’avait oublié.
— « Pardonnez-moi, Mr Carter. Je n’aurais pas dû parler de cette manière, » me dit Billings.
Même si on m’avait donné un million de dollars, j’aurais été incapable de proférer un son. Je n’avais pas prévu que les choses prendraient cette tournure. Pourtant, maintenant, je comprenais que ç’avait été inévitable. Je me rappelai ce qu’avait balbutié Stiffy Grant : Ils lanceront la bombe. Il faut que tu les en empêches…
Newcombe me décocha un regard mortel. « J’espère, mon garçon, que vous ne répéterez pas un mot de ce que vous avez entendu. »
— « Nous sommes forcés de vous faire confiance, » renchérit le sénateur. « Nous sommes à votre merci. »
Je parvins à éclater de rire mais je suppose que ce rire devait être quelque chose d’assez affreux à entendre. « À quoi bon dire quoi que ce soit ? Nous sommes pieds et poings liés. Où voulez-vous que nous allions ? »
La barrière ne nous protégerait pas de la bombe puisqu’une bombe n’est pas quelque chose de vivant. On avait essayé de la dynamiter et, comme elle n’offrait pas de résistance à l’explosion, ç’avait été peine perdue.
Je me tournai vers le général. « Puis-je compter que vous aurez autant d’égards que vous me demandez d’en avoir ? Si vous estimez devoir en arriver là, je vous serais reconnaissant d’avoir l’obligeance de ne pas l’annoncer préalablement. »
Les lèvres pincées, Billings fit un signe d’assentiment.
— « Il est encore trop tôt pour vous mettre martel en tête, jeune homme, » fit le sénateur. « Il ne s’agit que d’une éventualité parmi bien d’autres et l’heure n’est pas encore venue de l’étudier. »
— « En tout cas, » repris-je, « il faut que vous compreniez bien qu’il ne peut pas s’agir d’une opération clandestine. Quoi que vous fassiez, vous êtes condamnés à la franchise. Les Fleurs sont capables de lire dans l’esprit de certains. En cet instant même, elles sont peut-être en contact avec des personnes qui n’en savent d’ailleurs strictement rien. Avec l’un d’entre vous, messieurs, si cela se trouve. À tout moment, elles sont à même de connaître exactement la nature de vos plans. »
Il était visible qu’aucun de mes interlocuteurs n’avait réfléchi à cette question.
— « Qu’est-ce que c’est que tous ces gens ? » s’enquit soudain Newcombe.
Je me retournai.
En effet, la moitié des habitants de Millville était là. Comment les en blâmer ? Ils avaient le droit d’assister à l’entrevue : en définitive, c’était leur vie même qui était en question. Et, après les propos que Tom et Hiram avaient tenus sur mon compte, il était normal que certains n’eussent en moi qu’une confiance mitigée.
Je fis à nouveau face aux hommes venus de Washington. « En tout cas, » dis-je précipitamment, « vous ne pouvez pas vous permettre de faire fiasco. Si nous échouons, nous raterons toutes les occasions que la chance nous offrira… »
— « La chance ? » s’exclama le sénateur.
— « Oui, c’est la première fois que la chance nous est donnée d’entrer en contact avec une autre race et ce ne sera pas la dernière. Dans l’espace… »
— « Nous ne sommes pas dans l’espace, » murmura Newcombe.
Inutile d’insister. C’était trop exiger d’eux. Ils allaient tout gâcher ! Nous étions voués à tout bousiller ― toujours ! Nous n’avions pas les motivations requises et nous ne pouvions pas nous changer. Nous étions des myopes, des êtres perdus dans la contemplation de leur nombril, et notre égoïsme fondamental nous interdirait à jamais de sortir des ornières où, vaille que vaille, nous poursuivions notre petit bonhomme de chemin.
La race humaine n’était peut-être pas forcément la seule dans ce cas. Allez donc savoir si les extra-terrestres auxquels nous étions confrontés n’avaient pas la même étroitesse d’esprit, n’étaient pas aussi arbitraires et aussi aveugles que nous ?
Je poussai un soupir de résignation que les enquêteurs ne remarquèrent sans doute même pas. Leurs regards étaient braqués sur la foule qui s’était mise en marche et avançait maintenant vers la barrière, silencieuse et résolue. La procession des condamnés…
En tête venaient George Walker, le boucher, Butch Ormsby, le receveur des postes, et Charley Hutton, le patron du Happy Hollow. Je remarquai également Daniel Willoughby qui n’avait pas l’air tellement à son aise car c’était un homme qui détestait la promiscuité. Higgy et Hiram brillaient par leur absence mais Tom Preston était là. Je ne vis pas Sherwood, ce qui ne m’étonna guère. Tous ces gens avaient l’air dur et déterminé.
— « C’est vous, le sénateur ? » s’enquit George Walker.
— « Oui, » répondit Gibbs. « Que puis-je faire pour vous ? »
— « C’est précisément pour le savoir que nous sommes là. Nous sommes une sorte de délégation. »
— « Je vois. »
— « Nous nous trouvons dans une situation critique, » poursuivit Walker. « Nous sommes tous contribuables et sommes en droit d’exiger qu’on vienne à notre aide. Moi, je suis boucher et, maintenant que Millville est bloquée, je ne sais pas ce qu’il adviendra de mon commerce. Nous allons être obligés de fermer boutique. D’ici quelque temps, les habitants n’auront plus d’argent. Certes, le ravitaillement en viande continuera d’être assuré mais comment vendrons-nous notre marchandise si les gens n’ont pas de quoi l’acheter ? Et puis… »
— « Une minute ! Vous allez un peu vite. Chaque chose en son temps. Je connais vos problèmes et soyez assurés que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour… »
Mais le sénateur fut interrompu par un homme qui lança d’une voix de stentor :
— « Il y a des gens dont la situation est encore plus grave. Prenez mon cas, par exemple. Je ne travaille pas à Millville et j’ai besoin de ma paye pour nourrir mes gosses. Qu’est-ce que je vais faire, à présent ? Et c’est la même chose pour des tas d’autres travailleurs. Nous n’avons pas un sou devant nous… »
— « Ne nous affolons pas, » s’exclama le sénateur. « Washington est au courant. Accordez-nous un peu de temps ; nous interviendrons en votre faveur. Tout d’abord, un projet de loi d’assistance spéciale sera déposé au Congrès et comptez sur moi pour le faire adopter dans les meilleurs délais. Ce n’est pas tout. Deux ou trois journaux et plusieurs chaînes de télévision ont ouvert une souscription. Ce n’est d’ailleurs qu’un commencement… »
— « Ce n’est pas cela que nous voulons. Ce n’est pas la charité que nous demandons. Ce que nous réclamons, c’est de pouvoir retourner à notre travail. »
Le sénateur parut interloqué. « Vous voulez donc que nous démolissions la barrière ! »
— « Monsieur le sénateur, il y a des années que le gouvernement dépense des milliards de dollars pour envoyer un homme sur la Lune. Vous avez des savants et vous pouvez consacrer un peu de temps et un peu d’argent à résoudre le problème de Millville. Avec tous les impôts que nous crachons sans rien recevoir en échange… »
— « Il faut découvrir la nature de cette barrière avant de déterminer ce qu’il sera possible de faire et, je vous le dis franchement, ce ne sera pas possible du jour au lendemain. Croyez bien que je suis parfaitement conscient de vos difficultés et que vous pouvez compter sur moi pour… »
Mon audience était manifestement arrivée à son terme. Je m’éloignai lentement, suivant le bord de la route où de petites taches vertes apparaissaient déjà : les graines semées par les extra-terrestres qui commençaient à germer. Quelle moisson allaient-elles bien pouvoir donner ?
— « Brad ! »
Au son de cette voix qui me tirait de ma rêverie, je levai la tête. Sans m’en rendre compte, j’étais arrivé à l’endroit de la route embouteillée par les voitures. Bill Donovan était là, appuyé contre le capot d’une auto.
— « Salut, Bill. Pourquoi n’êtes-vous pas avec les autres ? »
Il eut un geste écœuré. « Bien sûr, on a besoin d’aide, de toute l’aide possible. Mais il aurait été préférable d’attendre un peu avant de se mettre à pleurnicher. C’est une question de dignité. »
Je n’étais pas tout à fait d’accord avec lui. « Que voulez-vous, ils ont peur. »
— « Ce n’est pas une raison pour se conduire comme un troupeau de moutons bêlants. »
— « Et les gosses ? »
— « Ils sont sains et saufs. Jake et Myrt sont venus les chercher juste avant que la barrière se déplace. »
— « Comment va Mrs Donovan ? »
— « Liz ? Ça va. Elle se lamente parce qu’elle n’a plus les petits et elle se demande ce qui va nous arriver. Mais les mômes sont en sécurité et il n’y a que ça qui compte. »
Il tapota l’aile de la voiture. « On s’en tirera, Brad. Ça demandera peut-être un certain temps mais rien n’est impossible à l’homme. Il y a des centaines et des centaines de savants : ils finiront bien par trouver. »
— « Sans doute. »
Sauf si un général brouillon appuyait sur le bouton rouge dans un moment de panique ! À condition qu’on ne détruise pas le problème lui-même au lieu de chercher à le résoudre.
— « Qu’est-ce qu’il y a, Brad ? »
— « Rien… Rien du tout. »
Deux gosses couraient en criant et en se faufilant entre les voitures.
— « Ils sont heureux comme tout, les mômes, » soupira Donovan. « Ils ne se sont jamais autant amusés. C’est encore mieux que le cirque ! »
D’autres enfants apparurent en poussant des cris.
— « Dites donc, » fit Bill, « peut-être bien qu’il s’est passé quelque chose ? »
Les deux premiers étaient arrivés à la hauteur de la foule massée devant la barrière. Ils tiraient les gens par leurs vêtements pour attirer leur attention en parlant d’une voix excitée.
— « C’est aussi mon impression, » murmurai-je.
Quelques personnes firent demi-tour et se dirigèrent vers la ville au pas de course. Quand elles arrivèrent à notre hauteur, Donovan essaya de les arrêter.
— « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il.
— « De l’argent… Quelqu’un a trouvé de l’argent. »
Maintenant, toute la délégation refluait en direction de Millville. En m’apercevant, quelqu’un me héla : « Brad ! Viens ! Il y a de l’argent dans ton jardin ! »
De l’argent dans mon jardin ! Seigneur, qu’est-ce que ce serait la prochaine fois !
Je me tournai une dernière fois vers les envoyés de Washington. Ils devaient penser que Millville tout entière était devenue folle. Ils en avaient le droit !
À mon tour, je me ruai vers la ville.