Ils étaient dans le salon. Hiram Martin me vit dès que j’entrai dans la cuisine.
— « Le voilà ! » hurla-t-il en chargeant. Il s’arrêta net devant moi et m’adressa un regard accusateur. « Tu y as mis le temps, » fit-il.
Sans lui répondre, je posai la machine temporelle, toujours enveloppée dans ma veste, sur la table. Le paquet se défit, laissant apparaître l’objet dont les lentilles reflétaient la lumière tombant du plafonnier.
Hiram recula d’un pas. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-il.
— « Quelque chose que j’ai ramené. Une machine à explorer le temps, je crois bien. »
La cafetière était posée sur la cuisinière dont le brûleur marchait à petit feu. L’évier disparaissait sous les tasses sales. Le sucrier était ouvert et des morceaux de sucre souillés de café traînaient un peu partout sur le buffet.
Les personnes qui étaient au salon s’étaient massées devant la porte. Elles étaient plus nombreuses que je ne l’avais supposé. Nancy se détacha du groupe et s’approcha de moi, faisant mine d’ignorer Hiram. Elle posa une main sur mon bras. « Tu vas bien ? »
— « Je me porte comme un charme. »
Elle était belle. Encore plus que dans mon souvenir. Je la pris par la taille. L’espace d’un instant, elle appuya sa tête sur mon épaule. Puis elle se redressa aussitôt. Dommage ! Mais les autres nous regardaient. Gerald Sherwood me fit signe :
— « J’ai donné quelques coups de téléphone. Le sénateur Gibbs est en route avec un représentant du département d’État. En un si court délai, je n’ai pas pu trouver mieux. »
— « Cela fera l’affaire, » répondis-je.
— « Ce que je voudrais, » s’exclama Tom Preston, « ce sont des précisions sur cette histoire que nous a racontée Gerald à propos des fleurs de ton père. »
— « Oui, » dit le maire, Higgy Morris, « qu’est-ce que ces fleurs viennent faire là-dedans ? »
Hiram ne dit rien : il se contenta de me foudroyer du regard.
Nichols, l’avocat, intervint : « Nous n’arriverons à rien comme ça ! Gardons nos questions pour plus tard et que Brad commence par parler. »
— « O. K., » acquiesça Higgy. « Nous l’écouterons avec joie. »
— « Pour commencer, je voudrais qu’il nous dise ce qu’est cet appareil, » protesta Hiram. « C’est peut-être dangereux. C’est peut-être une bombe. »
— « Je ne sais pas exactement, » lui répondis-je. « Cela sert à manipuler le temps. C’est une caméra temporelle, en quelque sorte. »
Tom Preston et Hiram émirent un reniflement de mépris.
— « Alf Peterson t’a appelé une bonne douzaine de fois, » m’annonça Nancy.
— « A-t-il laissé un numéro ? »
— « Oui, je l’ai noté. »
— « Cela peut attendre, » dit le maire. « Qu’il nous raconte d’abord son histoire. »
Tout le monde reflua dans le salon. J’attendis que le silence soit revenu et commençai en ces termes : « Hier matin, en rentrant, après mon accident, j’ai trouvé Tupper Tyler dans le jardin. »
Higgy bondit sur ses pieds : « C’est délirant ! » s’écria-t-il. « Il y a des années que Tupper a disparu. »
Hiram se leva à son tour et tonitrua : « Tu t’es foutu de moi quand je t’ai dit que Tom avait parlé à Tupper ! »
— « J’étais obligé de mentir. Je ne savais pas de quoi il retournait exactement et tu étais d’une humeur de dogue. »
— « Si vous avez menti une fois, vous mentirez encore ! » hurla Tom Preston d’une voix aiguë. « Comment pouvons-nous vous croire ? »
— « Mon cher Tom, je me fous éperdument de savoir si vous me croyez ou si vous ne me croyez pas. »
Tous les regards convergeaient vers moi. Je me conduisais comme un enfant mais tant pis ! Il avait fallu que ça sorte !
— « Je suggère que Brad recommence depuis le début et que chacun de nous fasse un effort héroïque pour se contenir, » lança le père Flanagan, le prêtre catholique de Millville.
— « D’accord, » acquiesça Higgy. « Que tout le monde se taise. »
Je respirai un bon coup et commençai :
— « Il serait peut-être préférable de remonter au moment où Tom Preston a envoyé Ed Adler me couper le téléphone. »
— « Vous n’aviez pas payé depuis trois mois ! » brailla Preston. « Vous n’avez même pas… »
Maître Nichols le rappela sèchement à l’ordre. Tom se rencogna au fond de son fauteuil, boudeur.
Je continuai. Je racontai tout : l’épisode Stiffy Grant, le téléphone que j’avais trouvé sur mon bureau, le récit d’Alf Peterson, ma visite domiciliaire chez Stiffy. Toutefois, je m’abstins de faire allusion à mon entrevue avec Gerald Sherwood et aux téléphones qu’il fabriquait : j’avais le sentiment que je n’avais pas le droit d’en parler.
— « Et voilà, » conclus-je. « Quelqu’un a-t-il des questions ? »
— « Il y en a beaucoup, » dit Nichols. « Est-ce que tout le monde est satisfait ? »
— « Moi, je le suis, » grommela Higgy Morris.
— « Pas moi, » lança Preston d’une voix venimeuse. « Gerald nous a dit que Nancy avait eu une conversation avec Brad. Or, celui-ci a gardé le silence sur ce point. Bien entendu, elle s’est servi d’un de ces téléphones. »
— « Du mien, » rétorqua Sherwood. « Il y a des années que j’en possède un. »
— « Vous ne m’en avez jamais parlé, Gerald, » fit le maire.
— « Cela ne m’est pas venu à l’esprit. »
— « J’ai le sentiment qu’il s’est passé des tas de choses à notre insu, » dit Preston.
— « C’est on ne peut plus vrai ! » soupira le père Flanagan. « Mais je crois que ce jeune homme a à peine commencé son histoire. »
Du coup, j’exposai aussi sincèrement que je le pouvais tous les détails dont je me rappelais.
Quand j’eus fini, personne ne bougea. Mon auditoire était comme abasourdi. Peut-être n’attachait-il pas entièrement foi à mes dires mais, quand même, il me croyait en partie.
Mal à l’aise, le père Flanagan s’agita. « Vous êtes absolument certain de ne pas avoir été victime d’une hallucination ? » me demanda-t-il.
— « J’ai rapporté cette machine à explorer le temps. Ce n’est pas une hallucination. »
Nichols murmura :
— « Il faut reconnaître que nous sommes témoins d’événements étranges. L’histoire de Brad n’est pas plus étrange que la barrière. »
— « Personne ne peut tripoter le temps ! » glapit Preston. « Voyons… Le temps est… Enfin c’est… »
— « Exactement ! » fit Sherwood. « On ne connaît rien du temps. De même que l’on ne connaît rien de la gravitation. Personne ne peut vous dire ce qu’est la pesanteur. »
— « Je ne crois pas un mot de tout ça, » dit Hiram d’un ton catégorique. « Il s’est caché quelque part… »
Ce fut Joe Evans qui lui répondit : « Nous avons passé la ville au peigne fin. Il n’a pu se cacher nulle part. »
— « En fait, » reprit le père Flanagan, « que nous croyions ou que nous ne croyions pas aux propos de ce garçon n’a aucune espèce d’importance. Ce qui compte, c’est de savoir si ces messieurs de Washington y croiront. »
Higgy se raidit et se tourna vers Sherwood. « D’après vous, Gibbs doit venir. »
— « Oui. Avec un émissaire du département d’État. »
— « Que vous a-t-il dit exactement ? »
— « Qu’il aurait un entretien préliminaire avec Brad et qu’il repartirait ensuite pour présenter son rapport. Il a ajouté que ce n’était peut-être pas un problème intérieur mais bel et bien un problème international. »
— « J’imagine qu’ils nous attendront derrière la barrière ? »
— « Probablement. En tout cas, dès que le sénateur sera arrivé, il nous téléphonera. »
— « Tout compte fait, » fit le maire sur le ton de la confidence, « si nous nous en sortons sans laisser de plumes, ce sera peut-être formidable pour Millville. Jamais, dans l’histoire, une ville n’a bénéficié d’autant de publicité. Pendant des années, les touristes afflueront rien que pour nous regarder, rien que pour dire qu’ils sont venus sur place. »
— « Si tout cela est vrai, » rétorqua le père Flanagan, « j’ai l’impression qu’il y a infiniment plus de choses en jeu qu’une simple opération touristique à lancer. »
— « Oui, cela voudrait dire que nous sommes confrontés à une forme de vie extra-terrestre, » murmura son homologue, le pasteur Silas Middleton. « Et notre attitude dans une telle situation peut être capitale : c’est une question de vie ou de mort. Je ne parle pas seulement de nous, mais de la race humaine tout entière. »
— « Allons, » piailla Preston, « que d’élucubrations pour quelques fleurs ! »
— « Imbécile ! » jeta Sherwood. « Comme si c’était à de banales fleurs que nous avons affaire ! »
— « Gerald Sherwood a raison, » dit Joe Evans. « Il s’agit d’une forme de vie différente. D’une vie végétale qui a accédé à l’intelligence. »
— « Et qui a emmagasiné toutes les connaissances de Dieu sait combien d’autres races ! » ajoutai-je. « Les Fleurs connaissent des choses dont l’idée ne nous a même jamais effleurés. »
— « Je ne vois vraiment pas pourquoi nous devons avoir peur, » maugréa Higgy avec entêtement. « Est-il donc tellement difficile de tuer des plantes ! Il suffit de les arroser avec un bon désherbant… »
— « Je ne crois pas que ce serait aussi simple que cela, » repris-je. « Mais, pour le moment, la question n’est pas là. Pourquoi les détruirions-nous ? »
— « Vous voulez les laisser prendre tranquillement possession de la Terre ? »
— « Il ne s’agit pas de cela. Je pense qu’il faut les accueillir et coopérer avec elles. »
— « Vous oubliez la barrière ! » s’écria Hiram.
— « Absolument pas, » dit Nichols. « Mais elle ne constitue qu’un élément du problème et c’est le problème dans son ensemble qu’il faut régler. »
— « Bon Dieu ! » grommela Preston. « Vous parlez tous comme si ce que raconte ce garçon était parole d’Évangile ! »
— « Non, » fit Silas Middleton. « Mais le récit de Brad doit être considéré comme une hypothèse de travail. Je ne prétends pas que ce qu’il nous a dit est la vérité vraie. Peut-être a-t-il commis des erreurs d’interprétation, peut-être certains aspects de la question lui ont-ils purement et simplement échappé. Mais, pour le moment son récit constitue notre seule source d’information sérieuse. »
— « Je n’en crois pas un mot ! » déclara Hiram. « Nous avons affaire à une perfide conspiration et… »
La sonnerie du téléphone l’interrompit. Sherwood décrocha.
— « Brad, c’est encore Alf qui te demande, » dit-il en me tendant l’appareil.
Je traversai la pièce et empoignai l’écouteur.
— « Allô, Alf ? »
— « Je croyais que tu devais me rappeler ! »
— « Je suis désolé mais j’ai eu un empêchement. »
— « J’ai dû partir. On évacue tout le monde. Je suis actuellement dans un motel près de Coon Valley. Un établissement de dernier ordre. Je repars pour Elmore mais je voulais d’abord prendre contact avec toi. »
— « Tu as bien fait. J’ai un certain nombre de choses à te demander. À propos de Greenbriar. »
— « À ta disposition. Que veux-tu savoir ? »
— « De quel genre de problèmes as-tu eu à t’occuper là-bas ? »
— « Oh ! des problèmes de toutes sortes. »
— « Avaient-ils trait aux plantes ? »
— « Aux plantes ? »
— « Oui… Aux fleurs, aux herbes, aux légumes… »
— « Je vois. Laisse-moi réfléchir. Oui, j’ai effectivement eu à répondre à des questions relatives à la vie végétale. »
— « Par exemple ? »
— « Eh bien… Il m’a été demandé un jour si une plante peut être intelligente ? »
— « Et quelle a été ta conclusion ? »
— « Allons, Brad ! Tu es ridicule ! »
— « Réponds-moi, Alf. C’est important. »
— « Bon… Comme tu voudras. La seule conclusion admissible était que la chose est impossible. Une plante n’a pas de motivations. Pourquoi lui faudrait-il être intelligente ? D’ailleurs, elle n’en tirerait aucun avantage puisqu’elle ne pourrait utiliser ni son intelligence ni son savoir. En outre, la structure d’un végétal lui interdirait d’être intelligent. Il lui manque certains sens, la conscience de son environnement, un cerveau pour recueillir les informations, un mécanisme intellectuel… »
— « Et c’est là le seul problème de botanique qui t’ait été soumis ? »
— « Non, il y en a eu un autre. Comment développer une méthode sûre de destruction d’herbes nocives dont on sait qu’elles ont un coefficient d’adaptation élevé et la capacité d’acquérir en un laps de temps relativement court les moyens d’immunisation susceptibles de maintenir leur survivance ? »
— « Cela me paraît impossible. »
— « Il y a quand même un moyen, mais bien précaire. »
— « Lequel ? »
— « L’irradiation. »
— « Il est donc exclu que l’on puisse éliminer radicalement une espèce végétale opiniâtre ? »
— « Je ne sais pas. En tout cas, l’homme n’a pas ce pouvoir. Mais où veux-tu en venir, Brad ? »
— « Il se peut que nous nous trouvions en face d’une situation de ce type. » Et je lui fis un rapide petit topo sur les Fleurs.
Il siffla doucement. « Cela me fait penser à une autre question qui m’a été posée et ça concorde avec ton truc : comment opérer pour entrer en rapport avec une forme de vie étrangère ? Crois-tu que le projet Greenbriar… »
— « Aucun doute. Il est coiffé par les mêmes personnes qui ont organisé le réseau téléphonique. Mais qu’as-tu répondu à cette question ? »
— « Il y a une infinité de réponses. Tout dépend de la nature précise de la forme de vie qui se présente. Et il y aura toujours un certain coefficient de danger. »
— « Je vais couper, maintenant, Alf. Je ne suis pas seul. Tu repars pour Elmore ? »
— « Oui. Je te téléphonerai à mon arrivée. Tu seras là ? »
— « Où veux-tu que j’aille ? »
Dès que j’eus raccroché, Higgy se leva et déclara, l’air important : « Il faut nous préparer à recevoir le sénateur. Le mieux serait que je désigne un comité d’accueil. Vous tous, mesdames et messieurs. Et peut-être quelques autres notabilités, le Dr Fabian, par exemple… »
Sherwood l’interrompit dans son élan :
— « Monsieur le maire, il ne s’agit ni d’une affaire municipale ni d’une visite protocolaire. Gibbs a besoin de voir une seule personne : Brad. Brad seul est en possession des renseignements indispensables qui intéressent le sénateur… »
— « Mais je voulais seulement… »
— « Nous savons tous ce que vous vouliez, monsieur le maire. Si Brad désire qu’un comité d’accueil soit constitué, c’est à lui qu’il appartient de le désigner. »
— « Mais, représentant élu de Millville, j’ai officiellement le devoir… »
— « Dans les circonstances présentes, vous n’avez aucune responsabilité officielle. »
— « Monsieur le maire, » gronda Preston. « Il est inutile de jouer au plus fin. Autant dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas : il y a un complot. Brad en fait partie. Stiffy également et… »
— « Si complot il y a, » s’écria Sherwood, « eh bien, j’y suis impliqué également : c’est moi qui fabrique ces téléphones. »
Higgy avala péniblement sa salive. « Pardon ? »
— « C’est moi qui fabrique ces téléphones, » répéta Sherwood.
— « Alors, vous étiez au courant de tout ? »
Gerald Sherwood hocha la tête. « Je ne savais absolument rien. Je fabriquais les téléphones, c’est tout. »
Le maire s’affala au fond de son fauteuil en se tordant les mains. « Je ne comprends pas… Je ne comprends rien. »
Mais si, il comprenait ! Il comprenait enfin qu’il ne s’agissait pas d’événements peut-être inhabituels mais naturels qui se tasseraient avec le temps et feraient de Millville une curiosité touristique. Il comprenait enfin que la ville, que le monde entier étaient confrontés à un problème dont le règlement exigeait autre chose qu’un peu de chance et les bons offices de la Chambre de Commerce de Millville.
Je me tournai vers Higgy. « Il faut que vous me rendiez mon téléphone, le téléphone sans cadran. »
Le maire regarda Hiram.
— « Pas question, » s’écria ce dernier. « Cet individu a fait assez de mal comme ça ! »
— « Allons, messieurs, » fit le père Flanagan. « Nous avons tous tendance à nous conduire de façon déraisonnable. À mon sens, il serait bon que nous reprenions cette affaire point par point et que… »
Brusquement, il se tut, prenant soudain conscience d’un bruit que, jusqu’à présent, personne n’avait remarqué. Il semblait qu’un métronome géant se fût mis en branle, son tic-tac faisant vibrer la maison tout entière. Je réalisai que cela durait déjà depuis un certain temps et que je m’étais vaguement demandé ce qu’était ce cliquetis feutré que j’entendais sans très bien m’en rendre compte. Mais à présent, le son s’enflait de seconde en seconde et devenait un tumulte terrifiant.
Nous bondîmes tous sur nos pieds quand des éclairs illuminèrent les murs de la cuisine.
— « Je le savais ! » brailla Hiram en se ruant en avant. « Je savais que c’était dangereux ! »
Je m’élançai derrière lui. « Attention ! N’approchez pas ! »
La machine temporelle flottait au-dessus de la table.
J’empoignai Hiram par le bras pour le tirer en arrière mais il me repoussa et sortit son pistolet.
L’engin s’élevait doucement, dégageant des ondes d’énergie d’une intensité formidable.
— « Non ! » hurlai-je, épouvanté à l’idée que l’appareil pourrait se fracasser en heurtant le plafond.
Il ne se fracassa pas. Il traversa l’obstacle et, les yeux écarquillés, je contemplai avec effarement le trou parfaitement circulaire qu’il avait découpé dans le plâtre.
Derrière moi, j’entendis le bruit d’une bousculade. Une porte claqua. Je me retournai : il n’y avait plus que Nancy au salon.
— « Viens ! » lui criai-je en m’élançant vers la véranda.
Tous les assistants étaient dehors, la tête levée vers le ciel où l’on distinguait un point lumineux qui s’éloignait rapidement en clignotant. Je remarquai que le toit était crevé.
— « Je me demande bien ce que c’était, » murmura Gerald Sherwood.
— « Je ne sais pas. Je me suis fait avoir comme un idiot. »
J’étais à la fois furieux et humilié. On s’était servi de moi comme d’un instrument. Les extra-terrestres m’avaient incité à introduire sur la Terre un objet qu’eux-mêmes ne pouvaient pas y expédier. Pour quelle raison ? Je l’ignorais mais, selon toute vraisemblance, nous nous en mordrions les doigts d’ici peu.
Hiram me toisa : « Bravo ! Inutile de faire l’innocent ! Tu travailles la main dans la main avec nos ennemis. »
Je ne répondis pas. Qu’aurais-je pu lui dire ? Il fit un pas vers moi.
— « Arrêtez ! » s’écria Higgy. « Ne levez pas la main sur lui ! »
— « Il faut qu’il se mette à table ! » rugit le policier. « Si nous savons de quoi il retourne, nous pourrons peut-être… »
— « Je vous interdis de toucher à ce garçon ! » lui jeta Higgy.
Je regardai Hiram dans les yeux : « Tu commences à me fatiguer, Hiram, Tout ce que je veux, c’est mon téléphone, et vite ! »
— « Espèce de petite ordure ! »
Hiram fit un second pas dans ma direction mais Higgy bondit et l’arrêta net d’un coup de pied dans le tibia. « Je vous ai interdit de lever la main sur lui ! »
Hiram, sautillant sur un pied, se massa la jambe. « Vous n’auriez pas dû faire ça, monsieur le maire ! »
Tom Preston intervint :
— « Allez chercher ce téléphone et rendez-le-lui. Comme ça, il pourra dire à ceux qui l’ont envoyé qu’il a bien mérité d’eux ! »
Comme j’aurais voulu les détruire, tous les trois ! Spécialement Hiram et Preston. Mais j’en étais bien incapable. Combien de fois Hiram m’avait-il laissé sur le terrain quand nous étions gosses !
Higgy prit le policier par le bras et s’éloigna, suivi de Preston. Je constatai alors que tout le monde avait disparu sauf le père Flanagan, Gerald Sherwood et sa fille. Le prêtre haussa doucement les épaules et murmura : « Ils se sont sauvés mais ne les blâmez pas. Ils étaient embarrassés et mal à l’aise. Ils ont profité de l’occasion. »
— « Et vous, mon père ? Vous n’êtes pas embarrassé ? »
— « Moi ? Pas le moins du monde. Toutefois, je vous avouerai que je ne suis pas tellement à mon aise. Toute cette histoire sent un peu le fagot, que voulez-vous que je vous dise ? Certains doutes demeurent en moi mais ce trou dans votre toit est un puissant argument qui milite contre le scepticisme à outrance. J’ajouterai que je ne suis pas d’accord avec le néo-scepticisme qui est tellement à la mode par les temps qui courent. J’estime que, dans le monde d’aujourd’hui, il y a encore place pour un soupçon de mysticisme. »
J’aurais pu rétorquer qu’il ne s’agissait nullement de mysticisme, que le monde des Fleurs était un monde concret, réel, avec des étoiles, un soleil, une lune. Que j’avais foulé son sol, bu de son eau, respiré de son air.
— « Les autres vont revenir, » enchaîna le père Flanagan. « Il leur a été nécessaire de prendre du champ pour réfléchir, pour digérer tout cela. Moi aussi, il me faut faire un peu retraite. Je reviendrai plus tard. »
Une troupe de gamins apparut dans la rue. Ils s’immobilisèrent à quelque distance et contemplèrent le toit de la maison en se bousculant, allègrement.
Je désignai la petite troupe du doigt. « La nouvelle va se répandre comme une traînée de poudre. Dans une demi-heure, tout Millville sera là à béer devant ce toit. »