Chapitre 15

Des lambeaux de nuages filaient à travers le ciel, occultant la lune. À l’est, on distinguait la lueur annonciatrice de l’aube. Toutes les fenêtres de la maison étaient éclairées : Gerald Sherwood et les autres m’attendaient. L’arbre qui se dressait à l’angle de la serre avait une allure spectrale.

Comme j’avançais, j’eus l’impression que des griffes s’accrochaient au bas de mon pantalon. Surpris, je baissai les yeux. C’était un buisson.

Il n’y en avait pas la dernière fois que j’avais quitté mon jardin : il n’y avait alors que des fleurs pourpres. J’imagine que je compris immédiatement, avant même de regarder ce buisson plus attentivement.

Je m’accroupis. Il n’y avait plus de fleurs mais tout un alignement de petits buissons, à peine plus gros qu’elles.

J’eus soudain l’impression d’avoir très froid. Il n’y avait pas trente-six explications : ces buissons n’étaient autres que les fleurs. Elles s’étaient métamorphosées. Pour quelle raison ? me demandai-je anxieusement.

Même ici, elles étaient à nos portes ! Même ici, elles mijotaient leurs petites astuces et posaient leurs pièges. Au fond, il n’y avait pas de quoi s’en étonner puisqu’elles étaient chez elles dans cette enclave, ce coin de terre qu’elles avaient mis sous cloche.

Je tendis la main et palpai une branche. Je sentis le renflement des bourgeons. Des bourgeons qui, d’ici un jour ou deux, éclateraient pour devenir fleurs. Des bourgeons printaniers en plein cœur de l’été !

J’étais bien forcé de croire aux Fleurs. Pendant le bref intervalle qui s’était écoulé entre l’instant où Tupper s’était tu et assoupi devant le feu et l’instant où j’avais posé le pied dans mon jardin, quelque chose m’avait parlé, quelque chose m’avait accompagné.

Je pris brusquement conscience de la machine à voir dans le temps que je serrais sous mon bras. C’était mon talisman, la preuve que cet autre monde existait. Avec cette pièce à conviction, j’étais paré.

Je me relevai et me remis en marche en direction de la maison mais, subitement, je changeai d’avis et fis demi-tour dans l’intention de passer chez le Dr Fabian. Il serait bon de savoir où en était la situation de l’autre côté de la barrière. Les gens qui étaient chez moi pouvaient bien attendre encore un peu.

Arrivé en haut de la colline, je me tournai vers l’est. Là-bas, au-delà de Millville, des feux de bivouac brillaient dans la nuit. Le faisceau bleuté d’un projecteur fouilla soudain le ciel. Apparemment, il régnait une activité débordante à la périphérie de la ville. Je distinguai vaguement un bulldozer de part et d’autre duquel s’élevaient de gros tumulus et je perçus le cliquetis mécanique des mâchoires de l’engin grignotant une nouvelle bouchée de terre. Sans doute essayait-on de creuser une sape sous la barrière.

Un moteur de voiture vrombit dans la rue. Le véhicule s’engagea dans l’allée menant à la maison à laquelle je tournais le dos.

C’était le docteur qui rentrait, songeai-je. Depuis qu’il était levé, il avait passé son temps à visiter ses clients.

Je franchis la pelouse et contournai sa demeure. Fabian était justement en train de mettre pied à terre.

— « Docteur… C’est moi… Brad. »

Il se retourna et me dévisagea.

— « Oh ! vous êtes donc de retour ? Vous savez qu’il y a du monde chez vous ? »

Il parlait d’une voix lasse. Il était trop fatigué pour éprouver de la surprise en me voyant de retour. Épuisé par une longue journée, trop épuisé pour s’étonner encore.

Il s’approcha en traînant les pieds et, brusquement, je réalisai qu’il était vieux. Bien sûr, je le savais, mais c’était la première fois que j’en avais physiquement conscience. Je le voyais tel qu’il était : les épaules affaissées, soulevant à peine les pieds, un vieil homme mal fagoté, nageant dans un pantalon qui tire-bouchonnait, le visage sillonné de rides profondes.

— « J’arrive de chez Floyd Caldwell. Il a eu une crise cardiaque. Une crise cardiaque, lui ! Un type aussi fort, aussi robuste ! »

— « Comment va-t-il ? »

— « Aussi bien que possible compte tenu des conditions présentes. Il devrait être à l’hôpital au repos complet mais, avec cette barrière, pas moyen de l’y conduire. Je ne sais vraiment pas ce qui nous attend, Brad. Mrs Jensen devait être opérée ce matin. Elle a un cancer. N’importe comment, elle est condamnée mais l’opération lui donnerait un sursis de quelques mois, voire d’un an ou deux. Et on ne peut pas la transporter à l’hôpital. Et il y a aussi la petite Hopkins qui doit voir régulièrement un spécialiste. »

Il s’arrêta devant moi. « Je ne peux rien pour tous ces gens, Brad, comprenez-vous ? Oh ! je fais ce que je peux mais ça ne va pas loin. Pour la première fois de ma vie, je suis incapable de secourir mes concitoyens. »

— « Vous prenez les choses trop à cœur. »

Il me regarda d’un air lugubre. C’était un homme à bout, un homme exténué. « Je ne peux pas les prendre autrement. Tous ces gens ont toujours compté sur moi. »

— « Et Stiffy ? Vous avez de ses nouvelles ? »

Fabian émit un grognement de colère. « Cet imbécile s’est évadé ! »

— « De l’hôpital ? »

— « Pardi ! Il s’est habillé quand les infirmières ont eu le dos tourné et il a pris la poudre d’escampette. Le bougre ! Il a toujours été original. On le cherche mais sans succès jusqu’à présent. »

— « Il devrait normalement se diriger vers Millville. »

— « Sans doute. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de téléphones dont j’ai entendu parler ? Il aurait eu un téléphone chez lui… »

Je secouai la tête. « Hiram a dit qu’il en avait effectivement trouvé un dans sa baraque. »

Le médecin me décocha un regard acéré. « Vous n’êtes pas au courant ? »

— « Non, je ne sais pas grand-chose. »

— « D’après Nancy, vous êtes allé dans… un autre monde, je ne sais où ? Où ça ? »

— « C’est Nancy qui vous en a parlé ? »

— « Non, c’est Gerald. Il m’a demandé mon avis. Il craignait que, si la nouvelle se répandait, cela ne fasse monter la fièvre. »

— « Et alors ? »

— « Je lui ai conseillé de se taire. Les gens sont suffisamment agités comme cela. Il leur a seulement répété ce que vous aviez dit à Nancy à propos des Fleurs. Il fallait bien qu’il lâche quelque chose. »

— « C’est une affaire invraisemblable et je ne sais pas trop moi-même à quoi m’en tenir. Je ne veux pas aborder ce sujet. Dites-moi ce qui se passe, docteur. Quels sont ces feux, là-bas ? »

— « Des soldats qui campent. La milice a pris position tout autour de la ville. On croit rêver ! Personne ne peut sortir de Millville et personne ne peut y entrer mais la troupe boucle la ville ! Toute la population a été évacuée à quinze kilomètres à la ronde. L’aviation patrouille et ils ont même fait venir des blindés. Ce matin, ils ont essayé de dynamiter la barrière. Seul résultat : un cratère dans le pré de Jake Fisher. Ils auraient pu économiser leur dynamite ! »

— « J’ai l’impression qu’ils sont en train d’essayer de creuser une sape sous la barrière. »

— « Si vous saviez tout ce qu’ils ont tenté ! Ils ont envoyé des hélicoptères, s’imaginant sans doute que la barrière n’était qu’une simple muraille. Ils se sont aperçus qu’elle avait un plafond ! Ça a duré tout l’après-midi. Ils ont perdu deux appareils, mais je crois qu’ils ont fini par comprendre que nous sommes enfermés sous une sorte de coupole. Une bulle en quelque sorte. Et il y a aussi ces crétins de journalistes. Une véritable armée de scribouillards ! À la télé et à la radio, on ne parle que de Millville. Dans les journaux aussi, bien sûr. »

— « Il faut reconnaître que c’est une nouvelle de première grandeur. »

— « Je ne dis pas le contraire, Brad, mais cela m’inquiète. La ville est au bord de l’explosion. Les gens ont les nerfs tendus à se rompre. Ils ont peur et sont à manier avec des pincettes. Il suffirait d’un claquement de doigts pour que Millville bascule dans l’hystérie. »

Il s’approcha de moi. « Que comptez-vous faire, Brad ? »

— « Rentrer chez moi puisque, paraît-il, je suis attendu. Voulez-vous m’accompagner, docteur ? »

— « Non. J’étais là-bas quand on m’a fait appeler pour Floyd. Je n’en peux plus. Je vais me coucher. »

Il fit demi-tour et s’éloigna en traînant les pieds. Soudain, il se retourna.

« Prenez garde, mon garçon. On parle beaucoup de ces fleurs. Les gens disent que tout cela ne serait pas arrivé si votre père ne les avait pas cultivées. Ils s’imaginent que c’est une machination ourdie par lui et dont vous faites partie. »

— « Soyez tranquille. Je serai prudent. »

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