Le Tokkaido glissait lentement entre les néons de Ginza. Les caractères japonais illuminaient la nuit de leurs courbes bizarres, apportant une touche de poésie à cette ville foncièrement laide. Le cerveau vide, Malko regardait défiler les quais de la gare de Tokyo. Ne pouvant s’empêcher de revoir Osami se précipiter dans le vide. Kuniko dormait sur son épaule. Épuisée nerveusement. Lorsqu’elle était fatiguée, les cicatrices de la chirurgie esthétique ressortaient bizarrement. Elle se réveilla brusquement, les yeux pleins d’horreur. Malko l’avait entraînée dans un monde brutal et sanglant si différent de l’univers feutré et confortable où elle vivait d’habitude…
— Nous sommes arrivés, dit Malko.
Il l’aida à descendre. Il faisait froid. À côté du quai, il aperçut dans un kiosque la photo d’Osami sous une manchette incompréhensible et énorme.
— Que disent-ils ? demanda Malko.
Kuniko. parcourut rapidement la première page.
— Qu’un membre du Sekigun s’est suicidé pour ne pas tomber entre les mains de la police et d’agents de la C.I.A.
Et vive la discrétion ! Malko maudit les journalistes. Shiganobu était désormais sa seule piste. Elle en savait sûrement plus après la conversation qu’elle avait eue avec son ancien amant. Il chercha des yeux M. Yamato qui devait venir le chercher, l’aperçut au fond du couloir, bien rassurant avec ses lunettes et son gilet, sa petite boîte noire pleine de mort subite à la main.
Il vint aussitôt vers Malko. Ce dernier lui avait téléphoné de Kyoto.
— J’ai fait le nécessaire, Malko-san, dit-il aussitôt. Shiganobu est au Mikado. Elle n’en sortira pas tant que nous ne l’aurons pas vue… Je viens avec vous.
Il échangea quelques mots en japonais avec Kuniko. Celle-ci se tourna vers Malko.
— Je crois que je vais aller me coucher… Je n’en peux plus.
Pour le Mikado, il n’avait pas besoin d’elle. Le Mikado, c’était une des attractions n° 1 de Tokyo. La plus grande usine à taxi-girls du monde. À cause de la crise, la direction avait réduit le nombre des entraîneuses à sept cents… À côté, le Lido faisait figure de bar confidentiel.
La Nissan noire les déposa en face d’une façade éblouissante de néons où le nom du Mikado scintillait en lettres mauves de trois mètres de haut, écrasant la rue étroite. Des taxis déversaient sans cesse de nouveaux clients. Malko aperçut en face une ruelle avec une douzaine de pousse-pousse sagement alignés. Incongrus dans ce décor ultra-moderne.
— On se déplace encore en pousse-pousse ? demanda-t-il.
Yamato écarta ses grosses lèvres en un sourire gourmand.
— Seulement les geishas. C’est leur quartier, ici. Elles continuent à se rendre chez leurs clients de cette façon traditionnelle. Ainsi, personne ne voit leur visage. Mais cela coûte de plus en plus cher…
À l’époque atomique, il y avait encore des geishas. Étonnant Japon. L’immeuble du Mikado était légèrement en retrait avec une avancée sous laquelle stationnaient une douzaine de grosses limousines noires avec des chauffeurs. Ceux des riches clients qui se détendaient à l’intérieur. Malko se heurta à l’un d’eux escorté par trois taxl-girls de la boîte, en kimono. Elles encerclèrent sa limousine multipliant les courbettes et les sourires tandis qu’il s’installait. Elles continuèrent tandis que la voiture démarrait, restant cassées en deux alors que le véhicule était déjà loin.
Elles rentrèrent ensuite dans le Mikado, se tenant par la main, trottinant sur leurs socques de bois. Une quinzaine de serveurs, alignés comme des bouteilles sur un bar, s’emparaient des nouveaux arrivants. Le hall grouillait de filles en kimono ou vêtues à l’occidentale. Seules ou escortant des clients pris de boisson, repoussant les avances trop précises avec l’éternel petit rire gêné.
Évitant les serveurs, Yamato se dirigea vers un groupe à l’écart. Deux Japonais monstrueux qui devaient peser un quart de tonne chacun, bardés de graisse, boudinés dans des costumes ridiculement trop serrés, et le grand en kimono noir et au crâne rasé que Malko avait déjà vu à l’Utamaro. Les deux monstres tentèrent en vain de se plier en une courbette respectueuse puis se contentèrent d’un sourire peu rassurant. Yamato donnait ses instructions d’une voix sèche. Les autres firent leur rapport.
— Shiganobu-san est avec un client, expliqua Yamato. Que voulez-vous faire ?
— Qu’elle termine, dit Malko. Nous la verrons ensuite.
Avec les trois féroces, il y avait peu de chance qu’elle s’échappe… Les cinq hommes s’engagèrent dans l’escalier menant à la salle, aux murs tapissés d’oeuvres de grands maîtres contemporains. Le Mikado avait les moyens…
— Ce sont d’anciens lutteurs de sumo, expliqua Yamato. Kawashi-san les utilise pour intimider ses ennemis.
Une musique assourdissante les agressa dès qu’ils pénétrèrent dans une salle qui n’aurait pas tenu dans le grand hall de l’aéroport d’Orly. Sur la musique d’un vieil air japonais, Sept petits corbeaux, une trentaine de Japonaises aux jambes arquées dansaient un french-cancan endiablé, face à des dizaines de petits boxes capitonnés entre lesquels circulaient les taxi-girls et les serveurs.
Il y avait une seconde salle plus haut, une sorte de balcon gigantesque, avec d’autres boxes. Un serveur, avec la dextérité d’un prestidigitateur, entassa Malko et ses quatre compagnons dans un box choisi par Yamato. Ce dernier devait avoir une certaine autorité car le serveur chassa littéralement vers un autre coin de la salle un paisible businessman aux yeux bridés occupé à conter ses malheurs à deux taxi-girls blasées.
Malko jeta un coup d’oeil distrait à la carte. À gauche, il avait le prix des consommations, à droite celui des filles. Deux mille yens l’heure, ensuite, cinq cents yens le quart d’heure. Nettement plus abordable que le Hawa… Dans le box voisin une espèce d’ogre japonais, gigantesque et barbu, contemplait le show d’un oeil bovin, une main énorme enserrant la cuisse de la taxi-girl en kimono qui lui tenait compagnie… Yamato se pencha vers Malko.
— Shiganabu est là-bas, à la troisième table.
Il regarda dans la direction indiquée, eut du mal à reconnaître la timide fille aux bas gris dans cette geisha en kimono de soie brodée, avec un gros obi jaune, un maquillage presque blanc, les lèvres réduites à deux traits rouges et une grosse perruque qui la vieillissait. La main serrée entre celles d’un Japonais aux cheveux gris, le regard absent, une sorte de demi-sourire mécanique plaqué sur ses traits. Soudain, elle aperçut Malko, Yamato et les autres. Son expression changea, les coins de sa bouche s’abaissèrent.
Elle avait peur.
Malko se leva aussitôt, alla vers elle. Avec un sourire d’excuse pour son client, il lui dit en anglais :
— J’ai été à Kyoto. Osami s’est suicidé. Il faut que je vous parle.
Il vit ses prunelles s’agrandir, elle balbutia quelques mots incompréhensibles, arracha sa main, secoua la tête comme pour chasser une mouche invisible. Choquée. Déjà Malko s’éloignait. Il voulait lui donner le temps de réfléchir. De se remplir les yeux des lutteurs de sumo. M. Kawashi ne les avait pas envoyés pour lui tenir la main. Malko devinait la férocité du vieux racketteur. Si Shiganobu savait quelque chose, elle serait forcée de le dire. Il lui donnait une chance. Une fois entre les mains des trois tueurs, il ne pourrait plus rien pour elle. Il espérait qu’elle avait compris le message. Peut-être ne savait-elle rien ? Lorsqu’il revint à la table, Yamato luttait contre une meute de taxi-girls acharnées à leur tenir compagnie.
Exaltant, dans un gazouillis pressant, le charme des deux lutteurs, les comparant à Paul Newman, à Alain Delon, à des idoles à la beauté incomparable, Yamato dut élever la voix…
Les girls du french-cancan avaient laissé la place à une chanteuse philippine qui hurlait un tango italien en espagnol avec l’accent américain. Une nacelle s’avança soudain au-dessus de Malko, glissant suspendue à un rail qui faisait le tour de la salle, portant quatre filles vêtues uniquement d’un cache-sexe en strass, saluant la foule comme un président américain…
Sans arrêt, les filles circulaient entre les boxes, bavardant entre elles, accompagnant un client ou chassant…
Le Mikado était un gigantesque divan de psychanaliste. Les clients venaient là sans trop d’espoir sexuel, simplement pour raconter leurs malheurs à une créature attrayante, qui ponctuait son attention de petits « hai »[20] pleins de commisération. Malko surveillait Shiganobu, dont le client était en train de noter scrupuleusement le numéro de téléphone, faux à cent pour cent. Elle sortit soudain de sa poche une petite boîte noire et appuya dessus.
— Que se passe-t-il ? demanda Malko.
— La mama-san vient de lui signaler qu’un nouveau client la demande, expliqua Yamato. On va le guider jusqu’à elle. Si elle ne peut le prendre, elle s’excusera et l’enverra à une amie.
C’est beau, le maquereau électronique…
Malko continua à observer Shiganobu, en train de prendre congé de son client. Un jeune homme apparut dans son champ de vision, se frayant un passage vers le box où elle se trouvait, guidé par une autre taxi-girl. Très jeune, les cheveux longs sur la nuque, carré d’épaules, avec une allure un peu gauche, les cheveux très courts, le visage fermé. Quelque chose dans son allure et dans son expression alerta Malko. Il détonnait dans ce décor, il n’avait pas l’air de chercher à s’amuser, bousculait les filles comme un somnambule.
Marchant droit sur Shiganobu.
Malko se pencha sur Yamato.
— Regardez l’homme en complet marron !
Yamato jeta un cri bref. Les trois « gorilles » se levèrent d’un seul bloc, bousculant la table. L’homme qui s’avançait sur Shiganobu tourna la tête, les vit, accéléra son allure. Il lui restait dix mètres à parcourir. Elle ne l’avait pas encore vu.
Les cinq hommes tentaient déjà de se frayer un chemin au milieu des filles agglutinées dans le passage. Deux masses noires se ruèrent au milieu d’elles, distançant Malko, Yamato et le Japonais au crâne rasé. Les ex-lutteurs de sumo. L’homme au complet marron les vit arriver sur lui. Il ne devait pas peser plus de soixante kilos. Il s’arrêta brusquement, se ramassa comme un fauve, puis se rua sur eux, dans un moulinet de manchettes et de coups de pied.
Le premier monstre succomba sous une rafale de manchettes au foie. Il resta quelques secondes hébété, la bouche ouverte, avant de s’effondrer sur un couple en plein flirt.
L’autre n’avait plus de dents. D’un revers fulgurant le jeune homme lui avait fait sauter toutes celles de devant. Pour faire bon poids, il lui assena une estocade au plexus, qui le foudroya.
Alors seulement, il reprit sa marche vers Shiganobu. Clouée sur place, la Japonaise le regardait venir.
Malko, grimpant sur une table, dépassa Yamato et le crâne rasé, englués dans un groupe compact, atterrit entre l’agresseur et Shiganobu. Bousculé par les gens qui s’enfuyaient, il avait peur de tirer. Déjà, son adversaire fonçait sur lui. Malko vit un visage crispé, des yeux brillant d’un éclat insoutenable, étendit le bras pour tirer à bout portant. Devina plus qu’il ne vit un poing partir vers lui. Il se sentit soulevé de terre, entendit un cri rauque, eut l’impression de recevoir un coup de pied de cheval dans le ventre. Plié en deux, il s’effondra sur quelque chose de mou qui hurla. Il vomit, se remit à quatre pattes, vit dans un brouillard la silhouette de l’homme qui l’avait frappé atteindre Shiganobu presque en même temps que Yamato et l’homme au crâne rasé. Il entendit le cri aigu de la Japonaise.
Il parvint à se relever totalement pour voir Shiganobu, sans perruque, vomir un jet de sang, et une masse confuse, faite de l’agresseur, de Yamato et du Japonais au crâne rasé tournoyer au milieu de la mêlée.
Le visage du jeune homme en costume marron n’était plus qu’une bouillie sanglante. Étendu sur le dos, dans l’allée étroite, il ne respirait plus. Un coup direct de Yamato lui avait pulvérisé la trachée artère, l’homme au crâne rasé avait fait le reste… Trop tard pour sauver Shiganobu. Son corps à elle avait été étendu sur une banquette, avec une serviette pour dissimuler le visage. Malko, la bouche amère, contempla le cadavre.
— Que lui a-t-il fait ?
Yamato semblait tassé sur lui-même. Quelle perte de face ! Ses lunettes avaient sauté, et il clignait des yeux comme un hibou surpris par la lumière, frottant ses mains l’une contre l’autre.
— Il lui a fait éclater le coeur, Malko-san, murmura-t-il. C’est de ma faute. Lui aussi était karatéka.
Le Japonais au crâne rasé avait l’oeil gauche fermé par un énorme hématome et ne pouvait visiblement plus se servir de son bras droit. Quant aux deux lutteurs de Sumo, ils préféraient rester à l’arrière-plan. Honteux. Les casquettes plates de plusieurs policiers japonais apparurent à l’entrée. L’orchestre continuait à jouer sans enthousiasme, car on était à cinq minutes de la fermeture. Les curieux se penchaient au balcon, essayant de voir quelque chose. Un cercle de taxi-girls terrifiées entourait les deux corps. M. Yamato poussa discrètement sous une table la boîte contenant le P. 08. Malko réalisa qu’il tenait toujours son pistolet extra-plat dans son poing crispé et le rentra précipitamment. Il y avait tellement de sang sur le tueur abattu qu’il était impossible de savoir où la balle l’avait touché.
Il s’en voulait à mort. Ils avaient tous pensé à empêcher Shiganobu de sortir du Mikado. Sans songer à empêcher le tueur d’entrer. Il reconstituait facilement le meurtre. Hiroko avait appris par les journaux ou la radio le suicide d’Osami. Or, ce dernier avait dû lui faire part de la visite inattendue de Shiganobu. La terroriste avait lié les deux choses et réagi avec sa férocité habituelle.
Les policiers arrivaient. Résigné, Malko se tourna vers M. Yamato, qui cuvait sa honte, la tête baissée, ses mains inutiles le long du corps.
— Demandez-leur de prévenir Tom Otaku, le directeur du Kohan. Cela évitera beaucoup d’explications.
Le corps de Shiganobu reposait au milieu d’une allée, recouvert d’un kimono blanc, couleur de deuil. L’énorme Mikado était vide. Les mains dans les poches de son pardessus, Tom Otaku répétait à Malko pour la dixième fois qu’il aurait dû laisser faire le Kohan et ne pas s’amuser à jouer avec le feu.
Malko était tenté de lui donner raison. M. Katsimoto était mort. Mademoiselle Paix Jaillissante aussi, Osami et Shiganobu également, et lui n’avait réchappé que par miracle.
Le jeune homme au complet marron n’avait aucun papier sur lui, mais on l’identifierait probablement grâce à ses empreintes. La mort lui avait donné un visage d’enfant. Ses mains étaient étonnantes : des cals énormes renforçaient les phalanges, les ongles n’existaient presque plus… De vraies massues.
Pour se réconforter, Malko se répéta que toutes les polices japonaises n’étaient pas arrivées à mettre la main sur Hiroko en trois ans. Qu’au moins il la gênait.
Mais maintenant, il ne voyait vraiment pas comment s’attaquer de nouveau à elle. Toutes les pistes s’étaient terminées tragiquement. D’une oreille distraite, il écouta les recommandations de Tom Otaku, serra la main du policier japonais et s’éloigna en compagnie de Yamato. Il avait fallu son intervention énergique pour qu’on n’embarque pas l’homme de confiance de M. Kawashi. La boîte noire contenant le P. 08 avait mystérieusement disparu.
Les témoins ayant établi la légitime défense, Malko n’avait pas eu trop de problèmes. Pourtant, les Japonais avaient insisté pour confisquer le pistolet. Poliment, mais fermement. On le rendrait à Malko, les essais de balistique effectués. Il avait dû céder.
Il sortit du Mikado avec M. Yamato. Il n’était que minuit et demi, mais la plupart des bars avaient déjà fermé. La rue était calme et obscure, tous néons éteints.
— Ma voiture est partie ramener les blessés, dit Yamato. Nous allons marcher pour trouver un taxi.
Comme toujours, la rue n’avait pas de trottoir. Seules les enseignes des maisons de geishas brillaient dans l’obscurité. Avec quelques bars attardés. Malko ne pouvait s’empêcher de penser à l’avenir. Les chances de retrouver Furuki vivant s’amenuisaient. Hiroko avait dû le tuer depuis longtemps. Ils marchaient en silence lorsque Yamato lui dit :
— Regardez, Malko-san.
Un rickshaw venait vers eux, pédalant au milieu de la chaussée, hâlé par un Japonais pieds nus, en dépit de la pluie. Hermétiquement fermé. Cela avait un air anachronique adorable, au milieu des chromes des voitures. Malko pensa à l’homme raffiné qui faisait venir ainsi une geisha pour le distraire ou l’aimer… Agréable façon de vivre. Le Japon était un vieux pays féodal, il ne fallait pas l’oublier. Où, un siècle plus tôt, les samouraï louaient leur sabre au plus offrant. Souvent pour des causes douteuses. Comme lui faisait pour la Central Intelligence Agency…
Le bruit léger du rickshaw se rapprochait. Malko essaya d’apercevoir la geisha à travers les rideaux tirés. Soudain, son regard accrocha un objet noir dépassant légèrement d’un des rideaux.
Le canon d’une arme.