Chapitre XIX

Dès que Malko sortit de l’ascenseur, émergeant dans la coursive, un vacarme effroyable l’étourdit. La sirène du Tofaru continuait à hurler sans discontinuer, se mêlant aux sons stridents et saccadés de celle d’un patrouilleur gris de la marine de guerre japonaise, naviguant de concert avec le pétrolier. Des marins en uniforme s’agitaient sur le pont. Une explosion domina le vacarme. Un petit canon venait de tirer un coup de semonce. Une gerbe d’eau jaillit à cent mètres devant l’étrave du Tofaru.

Celui-ci avait incurvé sa trajectoire, s’éloignait des navires au mouillage grâce à son gouvernail bloqué. Il tournerait en rond tant qu’Hiroko et ses complices ne seraient pas neutralisés. Malko examina le gaillard d’avant. Les deux terroristes hésitaient, brandissant leurs lance-roquettes. Il fonça à la cabine-radio, expliqua à l’officier le coup du gouvernail. Le péril était écarté pour les autres pétroliers.

— Demandez que l’on attaque les terroristes qui se trouvent à l’avant, dit-il, je m’occupe de la timonerie.

Il ressortit de la cabine-radio, se jeta dans l’escalier central. Une explosion secoua tout à coup le pétrolier, jetant Malko à terre. Il se releva, fonça vers un hublot donnant sur le pont principal. Une épaisse fumée noire mêlée de flammes s’élevait du centre du navire. Une nouvelle explosion, moins forte, se produisit devant le centre de contrôle. Hiroko mettait sa menace à exécution : elle faisait sauter le Tofaru !

Par chance sa roquette avait dû frapper une citerne encore pleine. Le pétrole s’était enflammé, mais n’avait pas explosé.

C’était la fin. Trois gros hélicoptères se rapprochaient, volant au ras des flots. Ils s’immobilisèrent près de l’avant du Tofaru. Des gerbes de balles traçantes jaillirent des appareils. Après un furieux échange de coups de feu, les deux terroristes, hachés par les balles de mitrailleuse, cessèrent de riposter. Un des hélicoptères se laissa tomber à l’avant, vomissant des militaires qui s’élancèrent sur le pont principal.

Malko reprit sa course vers la timonerie. Il voulait capturer Hiroko lui-même. Il se heurta à des membres de l’équipage, affolés, en train d’abandonner le navire qui continuait à tourner en rond, au milieu d’une meute de patrouilleurs, de vedettes, de bateaux-pompes. Le vent commençait à rabattre l’épaisse fumée noire vers toutes les ouvertures du château arrière. Malko fut pris d’une quinte de toux, faillit faire demi-tour. En arrivant sur le quatrième pont, il buta dans un corps. Le « gorille » au croc à poisson, étendu sur le ventre dans une mare de sang. Malko se rua dans l’escalier étroit de la timonerie, émergea dans le local plein de fumée. Le hurlement de la sirène toute proche était insupportable.

Hiroko avait disparu. Il ne restait que le loading master, se traînant une balle dans la jambe. Malko le releva. L’autre parlait un peu anglais. Il lui fit comprendre d’arrêter la sirène. Soutenu par Malko, le loading master s’exécuta.

Enfin, un silence relatif retomba. Les sirènes intérieures, signalant l’incendie, continuaient à hurler, elles. Malko se rua sur la console de commande et mit toutes les manettes à zéro.

They are gone with the captain ![24] dit le loading master.

Hiroko et son dernier compagnon avaient fui, utilisant le second comme bouclier, et se trouvaient quelque part à bord du pétrolier en train de brûler. Celui-ci commençait à ralentir, mais il fallait bien huit cent mètres pour qu’il stoppe complètement.

Des balles claquèrent tout à coup, crevant les hublots, s’écrasant sur les consoles. Les soldats, stoppés sur le pont principal par l’incendie, tiraient sur la timonerie, croyant qu’Hiroko s’y trouvait encore… Malko redescendit à toute vitesse à la cabine-radio, dicta un message à l’officier accroché à son VHF, demandant d’arrêter le feu.

— Ils envoient un hélicoptère au-dessus du pont radar, annonça le Japonais, pour l’évacuation.

De nouveau ce fut la course dans l’escalier. D’une minute à l’autre le Tofaru pouvait sauter. Malko arriva, essoufflé, sur le pont qui servait de toit à la timonerie, se servant d’une échelle extérieure. Yamato y était déjà, sans lunettes, noir comme un ramoneur, un énorme accroc au genou gauche, le P. 08 à la main.

Le pétrolier était presque arrêté, et la fumée enveloppait maintenant tout le navire d’un nuage nauséabond. Un gros hélicoptère Chinook se dandinait au-dessus de la cheminée, une échelle de corde pendant de ses flancs. Malko parvint à en saisir un bout et commença à se hisser. Sa mission était terminée : impossible d’aller chercher Hiroko dans le brasier.


* * *

Vu du Chinook, le spectacle était fantastique. Maintenant immobile au milieu de la baie de Tokyo, le Tofaru continuait de brûler, lançant vers le ciel une fantastique colonne de fumée et de flammes. Autour de lui, les patrouilleurs et les hélicoptères dansaient un ballet affolé, n’osant pas trop s’approcher à cause des risques d’explosion.

Il ne restait que des cadavres à bord du pétrolier. Les membres de l’équipage avaient sauté à l’eau ou les hélicoptères les avaient recueillis. Il était pratiquement impossible d’arrêter l’incendie qui dévorait le navire. Malko contemplait la colonne de fumée et de flammes qui s’éloignait tandis que l’hélicoptère cinglait vers le port. Hiroko était demeurée dans le brasier. Préférant mourir que se rendre. Assis près de lui, Yamato fixait le vide, épuisé lui aussi. L’outrage commis au détriment de l’honorable Kawashi était lavé. Brusquement, Malko réalisa qu’ils avaient perdu le bosco. Yamato lui tendit soudain un mouchoir.

— Vous saignez, Malko-san.

Malko essuya le sang qui coulait sur son visage d’une longue estafilade au cuir chevelu. Une balle l’avait frôlé dans la bagarre, sans même qu’il s’en aperçoive. Avec précautions, il tâta le sillon douloureux. La mort était une question de millimètres. Il se retourna une dernière fois alors qu’ils allaient atterrir.

La fumée étalée par le vent recouvrait la baie de Tokyo d’une sinistre étole noire.


* * *

Kampai !

Tous les convives levèrent leur coupe de saké. Malko but l’alcool tiède d’un coup. Le vingtième toast depuis le début de la soirée. M. Kawashi, ses sparadraps bien en place, raide comme un piquet dans son costume noir – comme Malko – la cravate éblouissante de blancheur, présidait le dîner d’adieu.

Assise en face de Malko, Goudroune, la femme de Yamato, lui adressait des oeillades à faire fondre un iceberg. Son décolleté carré était un véritable attentat à la pudeur. Koko, l’épouse du racketteur, ruisselait de dignité et de bijoux. Malko se dit que, cette fois, il n’y aurait pas de danse pour assouvir ses petites manies secrètes. Depuis le début du dîner, un spectacle se déroulait sur la piste ronde de Castel, loué pour la circonstance par M. Kawashi. Des danses, des chanteuses, des mimes. Le patron du syndicat des racketteurs était l’image même de la joie. Les cinq cent mille dollars se trouvaient toujours quelque part sur le Tofaru qui finissait de brûler dans la baie de Tokyo, mais il avait retrouvé la face, en se vengeant d’une façon éclatante d’Hiroko. En plus le ministère de l’intérieur lui avait fait discrètement savoir qu’on lui était reconnaissant en haut lieu de l’aide apportée dans l’élimination des desperados du Sekigun.

Ce qui ne faisait qu’asseoir un peu plus son pouvoir.

Malko reprenait l’avion le lendemain pour l’Europe. Il avait hâte de se retrouver dans le confortable DC 10 des Scandinavian Airlines qui l’emmènerait en Europe avec une seule escale, à Anchorage. Il n’aimait pas passer par Moscou. Le K.G.B. ne s’embarrassait pas de préjugés pour se débarrasser des gens qui le gênaient. Sur le DC 10 des Scandinavian Airlines, il serait en sécurité, il jouirait d’un accueil parfait, de menus délicatement composés et même de vins fins. Il retrouverait enfin son champagne favori, le Moët, en exclusivité sur les Scandinavian Airlines. Et il aurait peut-être même une somptueuse hôtesse blonde à contempler en passant au-dessus du pôle. De plus l’escale à Anchorage était une aubaine. En sus du paysage magnifique de l’Arctique, il pourrait téléphoner à David Wise, afin de régler certains problèmes matériels.

Anchorage, c’était aux U.S.A., bien qu’un peu au nord…

En attendant, il se « tatamisait » une dernière fois. Assise à sa droite, Kuniko s’était surpassée. De la poussière d’or soulignait ses yeux, les conques de sa perruque luisaient de laque et les paillettes de son fourreau vert semblaient avoir été cousues sur elle. Son oeil furibond se posait de temps en temps sur Mademoiselle Riz Précoce, assise sagement derrière Malko, attentive à ce que son bol soit toujours rempli des meilleurs morceaux.

Malko s’était fait un devoir de goûter à tout, pour ne pas vexer son hôte. La conscience enfin en paix. Il ne restait rien d’Hiroko ni de sa bande. On n’avait pas encore retrouvé le corps de la jeune terroriste, pas plus que ceux du second et de Jinzo, mais à cause de l’incendie, le Tofaru n’avait pu être fouillé complètement. Le père d’Hiroko avait fait une déclaration émue à la presse, remerciant le ciel d’avoir débarrassé le Japon d’un être aussi nuisible que sa fille. Malko avait dans sa poche intérieure le télégramme flatteur du nouveau patron de la Central Intelligence Agency. Tom Otaku, sans rancune, lui avait fait envoyer à son hôtel une superbe céramique ancienne. Il allait pouvoir passer une fin d’hiver tranquille dans son château de Liezen, à recevoir quelques amis choisis et à payer les factures des entrepreneurs. Il regretta fugitivement qu’Alexandra ne soit pas là. Elle avait parlé de le rejoindre au Japon, mais finalement l’attendait au Royal Hotel de Copenhague. Pour un peu de shopping. On trouvait de la merveilleuse argenterie dans la capitale danoise. Malko avait hâte de retrouver sa volcanique et capricieuse fiancée. En dépit de ses sautes d’humeur, de ses exigences et de sa jalousie. Elle avait une âme difficile à remplacer, même par un tombereau de créatures de rêve.

Un roulement de tambour interrompit les agapes. Kuniko se pencha vers lui :

— Regardez, Malko-san. Tsuruginomai, la Danse des Sabres. Un ancien jeu de samouraï.

Deux personnages descendirent l’escalier tendu de noir et montèrent sur la piste ronde, saluèrent profondément l’assistance. Tellement maquillés que Malko mit plusieurs secondes à réaliser que c’étaient des femmes.

Chacune, vêtue d’un kimono serré à la taille et d’un pantalon noir très large, pieds nus, tenait à la main un sabre de samouraï, légèrement recourbé, elles se placèrent face à face, levèrent leurs sabres à la verticale, poussèrent un cri guttural et commencèrent leur exhibition.

C’était beau à couper le souffle.

Les lames s’entrecroisaient, se frôlaient, se heurtaient, glissaient l’une contre l’autre, dans un éblouissement d’acier, crissant, vibrant, cliquetant. Les danseuses multipliaient les moulinets, les feintes, les esquives, les attaques, tenant leur sabre à deux mains, comme une hache. Sautant en l’air, poussant des cris sauvages, s’aplatissant à terre. Sans jamais se toucher. Le ballet était réglé au millimètre.

Il fallait un sang-froid extraordinaire pour pratiquer cette danse, car le moindre faux mouvement signifiait une blessure grave. Fasciné, Malko n’en perdait pas un mouvement. Les filles étaient tellement stéréotypées qu’on ne pouvait dire si elles étaient belles ou laides. La poudre blanche qui recouvrait leurs visages effaçait leurs traits, les rendait étrangement semblables…

Elles achevèrent leur démonstration, quittèrent la piste, remontant dans l’escalier. La piste demeura vide quelques instants, puis une des danseuses réapparut, seule cette fois, sauta sur la piste, commença à tournoyer comme un derviche. Puis, d’un bond souple, elle sauta dans la salle et se rapprocha de la table de Kawashi, sans cesser de faire tournoyer son sabre. Durant une fraction de seconde, Malko croisa son regard.

Il eut l’impression qu’une main géante lui écrasait l’estomac. D’une détente immédiate, il essaya de se lever, mais Kuniko avait enroulé une de ses jambes autour des siennes. À Yamato qui le fixait avec stupéfaction, il cria :

— Hiroko !

Le mortel tourbillon n’était plus qu’à quelques mètres.

Malko se rejeta en arrière aussi loin qu’il le put, cherchant à tâtons la boîte qui contenait le P. 08 de Yamato. Kuniko se dressa, terrifiée, à côté de lui.

Il y eut un bruit mou et sec à la fois. Malko ne vit même pas la lame trancher le cou de la taxi-girl, tant ce fut rapide. Le geste n’était pas achevé que la tête de Kuniko était encore en train de basculer sur ses genoux, les yeux ouverts. Un flot de sang jaillit du cou, éclaboussant tous les convives. Hiroko, s’apercevant de son erreur, poussa un hurlement de rage et fonça de nouveau sur Malko. Au moment où celui-ci refermait la culasse du P. 08, après avoir fait monter une balle dans le canon. Il allongea le bras, pressant la détente, laissa son doigt dessus. Le lourd automatique sautait dans sa main, les détonations retentissaient avec un bruit assourdissant, les douilles brûlantes jaillissaient sur la table, mais les projectiles qui frappaient Hiroko n’arrivaient pas à la stopper.

Elle était déjà morte mais continuait à avancer.

D’un effort surhumain, elle abattit le sabre devant elle. La lourde lame coupa une soupière en deux, et se planta dans le bois, à quelques centimètres de Malko. Puis, les deux mains crispées sur la poignée, Hiroko sembla se tasser sur elle-même, diminuer de volume. Elle ouvrit la bouche comme pour bâiller, un jet de sang jaillit, et elle resta immobile, les yeux vitreux.

Le corps de Kuniko s’inclina doucement en avant et s’affala sur la table. Goudroune commença à crier. Un hurlement tellement strident et hystérique qu’il couvrit tous les autres bruits. L’odeur fade du sang recouvrait le fumet des plats délicats commandés par M. Kawashi. Malko fit le tour de la table, le cerveau vide, son costume d’alpaga noir poisseux de sang tiède. Les yeux vitreux d’Hiroko semblaient le fixer. Elle avait dû s’échapper à la nage du Tofaru, à la faveur de l’obscurité, le suivre à la trace, imaginer cet ultime assaut.

Yamato jeta une serviette qui se trempa aussitôt de rouge sur le corps décapité de Kuniko. La tête avait roulé sous la table, mais personne n’osait regarder. Même Kawashi paraissait bouleversé. Enfin, Yamato avait fait taire Goudroune. Un silence de mort régnait dans la discothèque. Les oreilles encore bourdonnantes des coups de feu, Malko serra les lèvres pour ne pas vomir.

Il reverrait toute sa vie la tête de Kuniko tomber sur ses genoux, les yeux encore ouverts, la bouche entrouverte pour parler, le sang qui jaillissait du cou qui semblait si mince…

Sans le P. 08 de Yamato, il était mort, lui aussi.

Il n’éprouvait même pas de haine pour Hiroko. Il pensa soudain aux jeunes pilotes de kamikazes dont lui avait parlé Al Borzoï, qui, en 1945, se jetaient sur les navires américains en un vol sans retour.

Le Japon n avait pas tellement changé.

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