Chapitre XIII

— Attention !

Malko poussa violemment Yamato et l’entraîna dans sa chute sur le trottoir glissant et froid. Ils roulèrent par terre au moment où une rafale d’arme automatiquè pulvérisait la vitrine d’un restaurant éteint, s’enfonçant dans l’asphalte au-dessus d’eux.

Redressant la tête, Malko vit le pousse-pousse s’éloigner à toute vitesse. Le temps que les deux hommes se relèvent, il tournait déjà dans une ruelle, des flammes oranges en jaillirent de nouveau et des balles s’enfoncèrent dans des voitures en stationnement. Ni Malko ni Yamato n’étaient armés : c’était de la folie de poursuivre leurs agresseurs.

Tout s’était passé si vite que les quelques policiers qui se trouvaient encore à l’intérieur du Mikado ne s’étaient rendu compte de rien.

Ils s’avancèrent avec précaution jusqu’au coin où le pousse-pousse avait tourné. Une étroite ruelle sombre. Ils en aperçurent plusieurs à l’arrêt. Aucun signe de vie. Ils s’enhardirent et avancèrent encore. Un pousse était abandonné au milieu de la ruelle. Malko trouva un chargeur de mitraillette oublié sur la banquette. Mais aucune trace de leurs agresseurs. Ils continuèrent, débouchant dans une rue plus large, bien éclairée. Un taxi passa et ralentit, vide.

Yamato réalisa tout à coup que son oreille droite dégoulinait de sang. Une balle l’avait effleuré. Il n’y avait plus qu’à rentrer à l’hôtel. Ils stoppèrent un taxi. Malko pensait à l’intrépidité sans limites de Hiroko. Elle avait eu l’audace de rester à rôder autour du Mikado pour tenter une nouvelle fois de le tuer… Elle était complètement folle. Quel serait son prochain coup ?

Il fut soulagé de retrouver le grand hall de l’Imperial. Malko se sentait vieilli de cent ans. Quelle journée ! Le suicide d’Osami, le meurtre sauvage de Shiganubo, et, maintenant, cette ultime tentative pour les éliminer tous les deux. Malko se força à sourire à Yamato, défait.

— M. Kawashi doit maudire le jour où il m’a rencontré, dit-il.

Les prunelles noires de Yamato s’assombrirent encore :

— Kawashi-san est un homme de grande patience, dit-il. Même si cela doit durer très longtemps, il viendra à bout de cette personne.

À moins qu’Hiroko ne vienne à bout de Malko avant.


* * *

Malko sortit de l’immeuble en brique rouge du ministère de l’intérieur avec soulagement. D’abord, il avait fallu récupérer son pistolet extra-plat. C’est tout juste si l’Empereur Hiro-Hito n’avait pas été obligé d’intervenir en personne. Finalement, Al Borzoï avait moralement « tordu quelques bras », et un policier à lunettes avait rendu solennellement son arme à Malko après lui avoir fait signer une déclaration en sept exemplaires où il jurait sur ce qu’il avait de plus sacré de ne plus s’en servir sur le territoire japonais, quelles que soient les circonstances.

Mais tout cela n’était que du folklore. Le fait brut demeurait. Hiroko tenait tête à tout le monde. Pourtant, Malko lui avait porté des coups sévères.

À Washington, les gens de la C.I.A. viraient à l’hystérie.

Il FALLAIT retrouver Furuki. L’honneur de la Company était à ce prix. Lorsque Al Borzoï lui apprit tout cela, Malko eut envie de lui dire, que s’ils y tenaient tellement, ils n’avaient qu’à ne pas l’échanger contre l’ambassadeur. Des diplomates, il y en avait à la pelle. On aurait même pu leur donner Kissinger. Ce qui aurait rempli certains de joie…


* * *

Furuki toussait presque sans arrêt depuis la nuit précédente. Une toux rauque qui lui arrachait les poumons. Il avait refusé le riz imbibé de soja qu’on lui avait apporté au lever du soleil. À travers la peau diaphane, marbrée de coups, de son torse, on voyait toutes ses côtes. Jinzo s’approcha de Hiroko assise dans la plus grande pièce de la maison, à sa place habituelle, sous le kakemono.

— Furuki-san va mourir, dit-il.

Hiroko leva un regard indifférent. En ce moment, elle était très loin de Furuki. En train de faire des projets d’avenir. Ses yeux avaient presque dégonflé, mais le traitement brutal qu’elle se forçait à suivre la vidait, en dépit des amphétamines. À certains moments, elle avait du mal à se bouger. L’éclat extraordinaire de ses yeux, qui fascinait tellement ses partisans, avait disparu. De nouveau, elle était sensible au froid, et son coeur ne battait plus la chamade. Elle avait l’impression de s’éteindre.

— Non, il ne mourra pas, dit-elle. Je le tuerai avant.

Jinzo n’insista pas. Les rangs s’éclaircissaient autour d’Hiroko. Ko, le garçon tué au Mikado, était un des plus vieux compagnons de la terroriste. Osami aussi. Michiko avait milité depuis le début. La demi-douzaine qui demeurait se demandait comment tout cela allait finir… Bien sûr, ils avaient encore des armes en quantité, stockées depuis longtemps, de l’argent – grâce aux cinq cent mille dollars – et des complices. Grâce aussi à leur prudence, personne ne savait où ils se cachaient. Officiellement, la maison était louée à une secte contemplative. Ce qui expliquait l’absence de visites et le calme qui y régnait.

Hiroko se redressa et alla trouver Jinzo qui faisait chauffer du thé.

— Réuni tout le monde pour cet après-midi, annonça-t-elle. J’ai une communication importante.

Sa décision était prise, son plan mûri dans sa tête. L’échec du Mikado lui avait appris une chose : plus question d’improviser. Mais le temps lui était compté…


* * *

Une petite lumière rouge s’alluma chez Malko lorsqu’il reconnut la voix saccadée de Max Sharon. Depuis que le journaliste-barbouze l’avait envoyé à Kawashi, il n’avait plus entendu parler de lui.

— Je voudrais vous voir, disait Sharon. Le plus tôt possible.

— Je peux venir maintenant, dit Malko.

— Très bien. Venez.

L’Imperial n’était qu’à cinq cents mètres. Intrigué, Malko se rua dans l’ascenseur et sortit par la porte latérale du grand hôtel. Dans la rue qu’il emprunta, longue de cent mètres, il y avait trois cinémas, jouant tous des films d’Alain Delon. La coqueluche des Japonais…

Max Sharon tirait sur sa pipe, assis derrière son bureau. Il était seul. Toujours exquisement poli, il s’enquit de la santé de Malko, des progrès de son enquête, des restaurants qu’il avait fréquentés… Puis il tapota la pipe contre le cendrier et dit de sa petite voix sèche :

— Bon. J’ai une proposition à vous transmettre…

— De qui ? interrompit Malko.

Max Sharon leva la main.

— Attendez ! Tenez-vous toujours à récupérer un certain Furuki ?

Malko eut du mal à garder son calme. Ou Max Sharon était un maître de l’humour noir ou il se moquait de lui…

— Nous avons mis Tokyo à feu et à sang à cause de ce Furuki, dit-il. Alors…

— Bon.

Sharon semblait considérer cela comme une excellente nouvelle. Il remit du tabac dans la pipe, gratta le bout de son nez pointu et dit :

— Les gens qui détiennent Furuki sont prêts à l’échanger. Ils m’ont chargé de vous contacter. Pour savoir si cela vous intéressait ?

— Que vèulent-ils en échange ? demanda Malko qui connaissait déjà la réponse.

Max Sharon pointa la pipe sur lui.

— Vous.

Un désagréable petit frisson parcourut l’épine dorsale de Malko. Si Hiroko était prête à abandonner Furuki contre sa modeste personne, ce n’était sûrement pas pour jouer aux cartes. Il essaya de faire l’imbécile.

— Pourquoi, moi ? demanda-t-il.

Max Sharon eut un petit rire sec.

— Je n’en sais rien. Et ce n’est pas mon problème. Je suis seulement chargé de vous transmettre cette proposition. À vous d’accepter ou de refuser.

Les yeux dorés de Malko essayaient de lire sur le visage impassible et ridé. En vain.

— Vous savez bien qu’Hiroko me veut pour me tuer, dit-il. Elle a déjà essayé trois fois.

Max Sharon écarta les bras en signe d’impuissance, avec une mimique significative.

— C‘est possible, mais cela ne me regarde pas. C’est vous que cela concerne. Vous me dites seulement oui ou non.

— J ai besoin de réfléchir, dit Malko.

— Pas longtemps, fit Max Sharon. On doit me rappeler demain matin, pour que je donne la réponse. Si elle est négative, Furuki sera immédiatement exécuté.

Malko plongea ses yeux dans ceux du journaliste :

— Sharon, dit-il, vous savez très bien pour qui je travaille. Pour les mêmes gens que vous. Si vous savez quelque chose, dites-le. Hiroko est dangereuse.

Le journaliste ne se troubla pas.

— Cela ne change rien, fit-il. Si je peux aider la Company, c’est parce que j’ai des amis partout. Et puis… (Il hésita un peu.) J’ai beaucoup changé depuis que je suis arrivé au Japon.

Autrement dit, il ne désapprouvait pas entièrement Hiroko… Malko comprit que ce n’était pas la peine d’insister.

— Très bien, dit-il, je vais en parler à Al Borzoï.

Au moment où il atteignait la porte, Max Sharon ajouta :

— Bien entendu, pas de police. Sinon, il n’y a pas d’échange…

— Bien entendu, dit Malko.

Il trépigna dans l’ascenseur d’une lenteur exaspérante, sauta dans le premier taxi.

— À l’ambassade américaine.

Malgré lui, une boule d’angoisse lui bloquait l’estomac. C’était la confrontation finale. Voulue par Hiroko. Avec pour but avoué de le tuer.


* * *

Une fumée épaisse emplissait le petit bureau de Tom Otaku, le patron du Kohan. On avait dû voler des chaises dans tous les bureaux voisins pour tenir la conférence convoquée d’urgence. Le chef de la « tranche K » du ministère de l’intérieur, plusieurs officiers du Kohan, Al Borzoï, deux autres Américains de la C.I.A., le préfet de Police de Tokyo.

Tom Otaku, le regard retranché derrière ses grosses lunettes, écoutait le préfet de Tokyo développer sa thèse. Il traduisit pour Malko :

— Hasaki-san, dit-il, est absolument opposé au principe de cet échange. Il ne veut pas prendre la responsabilité de votre sécurité. S’il vous arrivait quelque chose. De toute façon, il s’oppose à laisser un groupe terroriste kidnapper un citoyen d’une nation amie sur le territoire japonais. S’il peut arrêter Hiroko ou ses complices, il le fera, quels que soient les engagements pris avec elle.

C’était clair et net. Les officiels japonais avaient été traumatisés par l’enlèvement de l’ambassadeur et ne voulaient à aucun prix se retrouver dans la même situation.

Malko échangea un regard avec Al Borzoï. Celui-ci se tourna vers Tom Otaku.

— Qu’en pensez-vous, Tom ?

Le Japonais frotta sa bajoue droite de la main gauche et dit lentement :

— Je pense qu’il faudrait tendre un piège à ces terroristes pour tenter de les capturer. Que c’est peut-être une occasion unique. Mais qu’à aucun prix il ne faut les laisser s’emparer du Prince Malko Linge.

— Vous sentez-vous capable d’assurer sa sécurité ? demanda Borzoï, si nous envisagions quelque chose de semblable.

Tom Otaku secoua lentement la tête :

— Non. Si le Prince accepte ce risque, c’est sous sa propre responsabilité. La décision lui appartient.

Tous les Japonais présents tournèrent la tête vers Malko. L’observant comme une bête curieuse. Il s’entendit dire d’une voix qu’il ne reconnaissait pas :

— J’accepte.


* * *

— Bon, voilà, fit rondement Max Sharon. Vous êtes seul. Avec moi. Hiroko viendra avec Furuki. Il repartira avec moi, et vous repartirez avec elle.

Debout derrière son bureau encombré, Max Sharon observait Malko, les yeux plissés, le regard perçant.

— Et si Hiroko m’abat dès qu’elle me voit ? objecta Malko.

— Impossible, fit Sharon. Elle m’a donné sa parole.

Malko scruta le visage japonisé du journaliste-barbouze pour voir s’il parlait sérieusement. Mais il était aussi impénétrable qu’un vrai Japonais. Cela n’empêcherait sûrement pas la terroriste de dormir, de se renier. Comme si Sharon devinait ses pensées, il ajouta :

— Les gens du Sekigun sont très sensibilisés à l’opinion que certaines personnes ont d’eux. Il y a des choses qu’ils ne peuvent pas faire. Me trahir en fait partie. Ce serait trop long de vous expliquer pourquoi. Alors ?

— C’est oui, dit Malko.

Max Sharon retira la pipe de sa bouche.

— Bien, fit-il. Sans changer d’expression. Alors, vous venez demain ici à quatre heures.

Il serra la main de Malko, le raccompagna jusqu’à l’ascenseur. Celui-ci se retrouva dans Harumi Avenue, marchant comme un automate. Le ciel était bleu. Il faisait très froid. Un vent violent avait chassé le mauvais temps.

Malko se dit qu’il était complètement fou.

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