Le pilote loading master se retourna en entendant des pas faire résonner l’échelle de fer donnant accès à l’immense timonerie qui dominait le château arrière du Tofaru. Au-dessus, il n’y avait plus que les installations radar. C’était le coeur du navire, entièrement automatisé. De grandes consoles hérissées de voyants lumineux verts et rouges permettaient de diriger le navire sans effort. Pour l’instant tout était silencieux. Les machines ne tourneraient que dans une heure. Il fixa, stupéfait, l’apparition qui venait de surgir de l’escalier de fer.
Une femme, les cheveux noués en chignon, revêtue d’une tenue kaki militaire, une courte mitraillette à la main, le torse bardé de grenades et de munitions, une musette accrochée à l’épaule, suivie d’un homme dans la même tenue qu’elle, tout aussi armé.
Elle se précipita vers le timonier, braqua son arme sur lui.
— Je suis Hiroko Okada, commandant une unité de Sekigun, annonça-t-elle. Le Tofaru est sous notre contrôle. Nos hommes sont partout.
Médusé, le pilote la fixait sans répondre. Elle aperçut tout à coup le walkie-talkie suspendu à son épaule. Elle l’arracha, le jeta à terre, hurla :
— Désormais, il est interdit de communiquer avec la terre sans mon autorisation. Où est le commandant ?
— Dans sa cabine, je crois, il dort, bredouilla le pilote.
— Allez le chercher, ordonna Hiroko, le second aussi.
Le second terroriste poussa le pilote au bout de sa mitraillette. Ils redescendirent l’échelle de fer. Les officiers supérieurs dormaient au niveau juste en dessous. Hiroko s’approcha des larges hublots rectangulaires, grisée de son pouvoir. Cet imbécile de bosco avait cru qu’elle voulait fuir honteusement ! Elle l’avait bien eu. Elle avait envie de hurler de joie, en voyant les autres pétroliers mouillés sur des milles de longueur, tout le long de la baie de Tokyo. Bientôt, on allait à nouveau parler d’elle.
Il y eut un piétinement dans l’échelle de fer. Le capitaine, un Japonais, aux cheveux gris et au visage énergique, et le second apparurent, poussés par le terroriste. Encore mal réveillés, ne comprenant pas, eux non plus. Ils toisèrent Hiroko avec ahurissement. Elle ne leur laissa pas le temps de se remettre.
— Vous allez rester ici, annonça-t-elle. Mais désormais, c’est moi qui donne les ordres. Nous allons appareiller immédiatement.
— Mais nous n’avons pas fini le déchargement, protesta le commandant. C’est impossible.
— Vous refusez d’obéir ? menaça Hiroko d’une voix féroce. Alors, je vais faire sauter le Tofaru… Vas-y, Jinzo.
Le terroriste se précipita, ouvrit un des hublots et braqua son lance-fusée sur le pont principal.
— Je compte jusqu’à cinq, dit Hiroko. Ensuite, il tirera. Si la fusée explose dans une des citernes, le Tofaru saute.
Le commandant regarda fixement le lance-fusée. C’était un cauchemar ! Mais il ne pouvait pas prendre ce risque. La coque n’avait que vingt millimètres d’épaisseur. Cela ne résisterait pas à une roquette anti-char. Il pensa aux trente membres d’équipage qui dormaient en dessous. Puis à l’officier-radio. Pourvu qu’il s’aperçoive de ce qui se passait… Comme si Hiroko avait deviné ses pensées, elle l’avertit :
— Un de nos hommes occupe la cabine radio. Nous avons coupé le téléphone qui vous reliait à la terre. Vous devez obéir. Donnez l’ordre d’appareiller.
Comme un automate, le commandant se dirigea vers la console principale, appuya sur plusieurs touches et cria dans un micro :
— Paré à manoeuvrer d’urgence !
Le micro était relié à la salle des machines, sept niveaux plus bas. Une voix répéta presque aussitôt :
— Paré à manoeuvrer dans quinze minutes.
— Mais les pompes débitent toujours, dit le commandant, nous allons prendre feu.
— Faites-les débrancher, ordonna Hiroko.
Docilement, le commandant appela la salle de contrôle.
— Paré à manoeuvrer, cria-t-il. Débranchez immédiatement les sea-lines.
L’officier répéta le commandement. Sur un navire on ne discute pas les ordres d’un commandant. Hiroko vit deux marins sortir de la salle de contrôle et courir vers les sea-lines fixés par des clams aux orifices des citernes. Son plan se déroulait parfaitement. Comme un somnambule, le commandant lançait des ordres dans le micro, l’équipage se réveillait.
On vérifiait les machines. Avant tout, ne pas mettre le Tofaru en péril. Le second, un jeune moustachu, en tremblait.
Tout à coup, Hiroko aperçut des silhouettes sur le pont, venant de l’avant. D’abord, elle crut qu’il s’agissait de ses hommes, puis elle distingua des cheveux blonds. C’était si inattendu qu’elle mit plusieurs secondes à réaliser que c’était son ennemi mortel. Avec un cri étranglé, elle se rua vers le hublot, et épaula sa mitraillette. Les cinq silhouettes se trouvaient encore à cent mètres, mais elle ne pouvait pas attendre. Les yeux pleins de larmes à cause du vent violent, elle appuya sur la détente.
Les détonations claquèrent faiblement, emportées par le vent. Le « gorille » devant Malko porta les mains à son visage et tomba comme une masse. Le bruit dès balles qui ricochaient alerta les autres. Les cinq hommes plongèrent derrière les manches à air, et l’énorme hélice de vingt tonnes arrimée sur le pont. Malko aperçut les flammes qui sortaient de la timonerie, leva son pistolet et tira. Mais à cette distance, c’étàit surtout moral. Abrités, ils examinèrent la situation. Ainsi, Hiroko tenait l’arrière, donc les commandes du navire. Qu’est-ce qu’elle voulait faire ?
Devant lui, le pont s’étalait, plat comme la main. À part la passerelle centrale, il n’y avait aucun abri pour progresser. Malko calcula que s’il avançait encore de cinquante mètres, il sortirait du champ de vision d’Hiroko. Seulement ces cinquante mètres représentaient un danger mortel.
Une nouvelle rafale fit jaillir des étincelles des tôles autour d’eux. Ils étaient cloués sur place.
— Il faut avancer en se tenant sous la passerelle, proposa Malko. C’est le seul moyen.
Yamato cria ses ordres, et ils se regroupèrent au milieu du pétrolier. Le jour était complètement levé maintenant. Malko regarda autour de lui : le Tofaru était isolé. Le plus proche pétrolier se trouvant à sept ou huit cents mètres. D’autres s’estompaient plus loin dans la brume matinale. Le bosco cria tout à coup quelque chose d’une voix excitée. Yamato traduisit :
— Ils ont débranché les pipe-lines. C’est qu’ils vont partir.
— Il faut absolument les en empêcher, dit Malko.
Il s’avança sous la passerelle, protégé ainsi du tir de Hiroko. La progression des cinq hommes se poursuivit ainsi pendant une dizaine de mètres, puis plusieurs balles vinrent s’écraser contre des tôles, autour d’eux. Surpris, Malko regarda autour de lui. Il ne pouvait voir Hiroko, donc ce ne pouvait être elle. Un cri de Yamato le lit se retourner : le Japonais montrait du doigt le gaillard d’avant. Deux hommes s’y tenaient, avec des mitraillettes et ce qui ressemblait à des roquettes. C’est eux qui venaient de tirer sur Malko et ses amis. Ceux-ci étaient pris entre deux feux.
— Mais d’où sortent-ils ? jura Malko.
Il y eut une conversation animée entre le bosco et Yamato. Ce dernier cria :
— Il dit qu’ils ont pu se cacher dans un magasin sous le gaillard avant.
— Il faut parvenir à la radio, dit Malko. Prévenir la police et le port.
Il fallait bien se rendre à l’évidence : Hiroko venait de s’emparer d’un pétrolier. En pleine baie de Tokyo. Malko reprit sa progression sous la passerelle, tandis que les balles continuaient à siffler autour de lui. Ignorant à combien d’adversaires il allait se heurter et regrettant amèrement de s’être embarqué dans cette aventure en cachette d’Al Borzoï. Le karaté ne faisait pas le poids contre les lance-roquettes.
Grâce à ses jumelles, Hiroko pouvait voir ses deux complices s’installer sur le gaillard d’avant. En surélévation, protégés par le bastingage, bien armés, ils étaient pratiquement inexpugnables. La vue des roquettes alignées sur le pont lui mit l’eau à la bouche. Imbécile de bosco ! Avant de monter à bord, ils avaient enfermé tout leur attirail dans une bâche étanche et l’avaient accrochée à une des aussières arrimées au corps-mort. Ensuite, il n’y avait plus eu qu’à le haler lorsque tout le monde dormait… Maintenant, le radio était sous contrôle, la timonerie aussi, deux terroristes interdisaient l’entrée du château arrière, au niveau du pont principal. Elle était maîtresse du Tofaru. Finalement, ses ennemis du pont ne l’inquiétaient pas.. Il ne pouvaient pas parvenir jusqu’à elle.
Elle toisa le commandant, debout devant la console verte de commandes qui comportait bizarrement une petite roue en bois, comme un vieux voilier.
— Nous sommes prêts à partir ?
Il secoua la tête, dépassé, affolé.
— Mais que voulez-vous faire ?
Hiroko ne put pas résister à la joie de lui dire.
— Nous allons mener une action offensive contre les puissances impérialistes, dit-elle pompeusement. Grâce à nos lance-roquettes, nous allons détruire tous les pétroliers ayant déjà déchargé qui se trouvent sur notre passage. Ceux qui sont « gazés », comme vous dites… Il suffira d’une seule roquette par navire… Ensuite nous continuerons jusqu’au détroit de Malacca et nous ferons sauter le Tofaru au milieu de façon à bloquer la route.
Le commandant avait l’impression de vivre un cauchemar. Tout ce que disait la terroriste était facilement réalisable. Une seule roquette dans les citernes pleines de gaz suffisait à faire exploser un pétrolier. Il y en avait des dizaines dans la baie. L’embarras du choix. Et qui allait arrêter le pétrolier fou ? Les bateaux de la police du port se feraient couper en deux par les quatre-vingt mille tonnes. Il maudit l’automatisation qui rendait le Tofaru manoeuvrable avec une poignée d’hommes. Pensa aux catastrophes que cela allait déclencher. Il était le responsable du Tofaru. Il ne pouvait pas donner cet ordre. Il se redressa, dit d’une voix plus ferme :
— Le Tofaru n’appareillera pas. Je m’y refuse.
— Je vous ordonne de m’obéir, hurla Hiroko.
Sans mot dire, le commandant s’écarta de la console. Hiroko braqua sa mitraillette sur lui aussitôt. Il vit qu’elle allait tirer, fit demi-tour, commença à courir vers l’escalier.
Hiroko lâcha une courte rafale au moment où l’officier l’atteignait. Touché dans le dos, il poussa un cri et bascula sur les marches de fer. Hiroko se tourna alors vers le second.
— Prenez la barre.
Le second vit le canon de l’arme, les douilles, le regard impitoyable, et se dit que pour quatre cents cinquante mille yens par mois, ce n’était pas la peine de se faire tuer. Il s’approcha de la console de commandement, manipula quelques touches, cria dans le micro, passa les commandes sur automatique, et se retourna vers Hiroko.
— Les machines sont prêtes, dit-il.
Une courte rafale claqua. Le terroriste venait de tirer sur les cinq hommes qui avançaient sur le pont.
Le pilote loading master se recroquevilla. Hiroko s’en moquait. Il faudrait une armée pour l’expulser de la timonerie, accessible seulement par l’échelle.
Elle mit en route son walkie-talkie la reliant aux deux hommes de l’avant.
— Coupez les aussières, ordonna-t-elle.
À l’avant, le Tofaru était mouillé par trois aussières en nylon reliées au corps-mort. Elle vit un de ses hommes attaquer aussitôt les aussières à la hache. Elle avait tout prévu. Il restait l’arrière.
— Jinzo, vas-y, dit-elle. Je reste ici.
Jinzo se précipita dans l’escalier. Le commandant avait disparu, il ne restait qu’une traînée de sang. Dans la coursive, il tomba sur un groupe de marins stupéfaits tenus en respect par ses deux camarades. Il en prit deux, avec lui. Ils contournèrent la minuscule piscine et ils s’attaquèrent à coups de hache aux aussières arrière. En quelques minutes le Tofaru fut libre d’amarres.
Maintenant, Hiroko pouvait passer à la seconde phase de son plan. Transportée d’orgueil. Le pétrolier commençait à trembler sous les vibrations des vingt-six mille chevaux.
Jinzo parvint dans la timonerie juste à temps pour entendre Hiroko ordonner au second, menacé d’une mitraillette :
— En avant.
Le second poussa la lourde manette en avant. À trente tours minutes. Le Tofaru s’ébranla. Il ne s’était pas écoulé plus d’un quart d’heure depuis le moment où Hiroko avait fait irruption dans la timonerie. À vide, le pétrolier prenait de la vitesse beaucoup plus facilement. Bientôt il allait filer quatre noeuds dans la baie de Tokyo. Hiroko reprit son walkie-talkie et avertit les hommes de l’avant.
— Tenez-vous prêts.
Dans quelques minutes, ils allaient arriver à la hauteur d’un autre pétrolier. Un gros de deux cents quarante mille tonnes.
Sa première cible.
Malko était arrivé maintenant à moins de trente mètres du château arrière. Les terroristes tiraient par intermittence, de la timonerie ou des ouvertures donnant sur le pont principal.
Soudain, il aperçut un homme étendu à tribord, le long du château. Le bosco dit quelque chose d’une voix excitée.
— C’est le commandant, traduisit Yamato.
— Il faut arriver là-bas, dit Malko. Lancez Kashima et le « gorille ». Nous allons les couvrir.
Accroupi derrière une manche à air, Yamato donna ses ordres. À son signal, le lutteur de sumo au crochet et Kashima se lancèrent en zigzaguant vers le château. Dès que terroristes ouvrirent le feu sur eux, Malko et Yamato répondirent feu. Celui de gauche s’effondra avec un cri. Celui de droite disparut. On tira de la timonerie, mais beaucoup trop loin. Heureusement, ils étaient maintenant trop éloignés de l’avant pour que les autres terroristes soient dangereux. Le « gorille » survivant était collé à la cloison de la salle de contrôle. Kashima avait disparu. Blessé ou tué. De l’autre côté de la cloison, il y avait le terroriste avec une mitraillette.
Yamato et Malko se lancèrent en même temps. Le terroriste les aperçut, s’avança légèrement pour tirer, ne voyant pas le gorille. Le bras prolongé du crochet se détendit brutalement. La pointe d’acier pénétra dans l’épaule gauche du terroriste. Le gorille l’attira à lui, comme un quartier de viande. Terrassé par la douleur, l’autre ne pensa même pas à tirer. Aussitôt, le « gorille » arracha son crochet, le brandit et, de toutes ses forces, le lui planta en pleine tête.
Malko détourna les yeux devant le terroriste qui oscillait avec un hurlement inhumain, essayant d’arracher la pointe d’acier fichée dans son cerveau. Puis le gorille passa derrière lui, lui enserra le cou de son bras énorme. Il y eut un craquement sec : ses vertèbres cervicales venaient de se briser.
Kashima gisait sur le pont, une mare de sang autour de la tête. Ils n’étaient plus que trois. Malko se précipita vers le commandant qui râlait, étendu sur le dos. Yamato lui souleva la tête. Il avait déjà les narines pincées. Avec des mots hachés, il dévoila le plan de Hiroko. Le Tofaru glissait dans la baie. Les bouées soutenant les sea-lines étaient déjà loin.
Il se sentit pris de découragement devant le gigantesque pétrolier lancé sur son élan inexorable. Les autres – les cibles – grossissaient à chaque seconde. Les terroristes retranchés sur le gaillard d’avant, à l’abri des treuils, étaient pratiquement hors d’atteinte. Il restait la radio, et Hiroko dans la timonerie.
— Comment accède-t-on à la timonerie ? demanda-t-il.
Yamato traduisit la question au bosco. Celui-ci expliqua la disposition des lieux. Grâce au commandant, ils savaient qu’Hiroko avait quelqu’un avec elle. Avant tout, il fallait prévenir les autorités.
— Que le bosco nous conduise à la cabine radio, dit Malko.
Ils partirent en courant dans la coursive, enjambant le cadavre du terroriste tué par les balles de Malko et de Yamato. Au passage, Malko récupéra sa mitraillette. Ils montèrent l’escalier, filèrent le long de la coursive tribord, sur le niveau supérieur au pont principal, parvinrent devant une porte fermée. Le grondement des machines traversait la cloison, étouffant le bruit de leurs voix. Malko réfléchit rapidement. Le terroriste qui se trouvait à l’intérieur n’ouvrirait sûrement pas.
C’était difficile d’enfoncer la porte. Il eut soudain une idée. Celui-là devait ignorer que Malko était à bord, puisqu’il était enfermé dans la cabine depuis le début de l’opération. Il attira à part Yamato.
— Vous allez crier qu’Hiroko le demande, expliqua-t-il. À cause du bruit, il y a une chance qu’il ne reconnaisse pas la voix.
Malko, le « gorille » survivant et le bosco, dont le visage enflait à chaque minute, se collèrent à la cloison. Yamato se mit à hurler pour couvrir le bruit, tout en tambourinant à la porte. Malko comprit « Hiroko-san »… et attendit, la gorge serrée.
Après un court silence, il y eut un bruit de loquet, et la porte s’ouvrit. D’où il était Malko ne vit que le canon d’une mitraillette. Yamato pivota brutalement sur lui-même. Sa main droite frappa le terroriste en plein visage avec la violence d’un cobra, avant qu’il puisse se rendre compte de quoi que ce soit. Il jaillit de la cabine, accroché à la main droite du karatéka.
Malko faillit vomir. L’index et le médius de Yamato étaient enfoncés jusqu’à la deuxième phalange dans les yeux du terroriste.
C’est par cette pince horrible qu’il l’avait attiré dehors, prenant appui sur les cavités oculaires. Le cri du jeune homme s’éteignit brusquement. Après avoir retiré ses doigts, pleins d’humeurs et de sang, Yamato venait de lui porter une terrible manchette à la gorge, lui écrasant le larynx. Blême, Malko ne pouvait détacher les yeux des deux orifices sanglants, des traînées visqueuses sur le visage du terroriste. Il vomit.
Yamato essuya ses doigts sur la chemise du blessé, ramassa sa mitraillette et entra dans la cabine radio.
— Il ne fallait pas qu’il tire, dit-il calmement. Il ne mourra pas.
Il serait seulement aveugle… Enjambant le corps, ils pénétrèrent dans la petite cabine. L’officier radio était prostré devant sa console. Il se leva avec un cri en voyant les hommes armés et le corps du terroriste. Malko ne perdit pas de temps.
— Vite, dit-il, entrez en contact immédiatement avec les autorités du port. Prévenez la police maritime et le Kohan.
Immédiatement, l’officier établit le contact VHF en phonie, utilisant la fréquence de détresse, 2182. Pendant ce temps, le Tofaru continuait d’avancer, dirigé par Hiroko. Yamato, rapidement, expliqua le plan d’Hiroko au radio.
Malko, d’après la conversation hachée, s’aperçut que le radio avait du mal à se faire croire des autorités. Yamato dut intervenir plusieurs fois d’une voix pressante. Finalement, l’officier-radio se tourna vers Malko.
— Ils demandent qui vous êtes ?
— Dites-leur que je travaille en liaison avec le Kohan. Qu’on contacte Tom Otaku, le chef de ce service.
Des voix excitées sortaient des haut-parleurs. C’était l’affolement complet à la capitainerie du port de Tokyo.
— Qu’il donne l’ordre à tous les pétroliers d’appareiller en catastrophe, dit-il. Ensuite, qu’il s’enferme dans sa cabine et continue à envoyer des messages. Nous allons tenter de reprendre la timonerie.
Ils sortirent, laissant une mitraillette au radio. Le bruit était infernal.
Hiroko poussait les machines. Par un hublot, Malko aperçut la silhouette d’un autre pétrolier le long duquel ils allaient passer. À sa hauteur sur l’eau, on voyait qu’il était vide. Donc « gazé » et vulnérable.
— Allons à la timonerie, dit-il.
Il ne se faisait aucune illusion : avant que les autorités ne réagissent efficacement, il s’écoulerait plus d’une heure. Et encore… D’autre part, la police du port ne pourrait rien tenter d’efficace.
Les quatre hommes se ruèrent dans l’escalier central. De toutes parts, des marins et des officiers, affolés, essayaient de savoir ce qui se passait. Mais la plus grande partie de l’équipage dormait encore. Ils parvinrent au quatrième pont, le dernier niveau avant la timonerie. L’ouverture de l’escalier étroit y montant se trouvait sur la coursive de côté. Malko s’avança avec précautions. Il eut le temps d’apercevoir un homme accroupi en haut de l’escalier, vit des flammes jaillir de l’arme qu’il tenait et se rejeta en arrière au moment où une grêle de balles criblait la cloison d’en face.
— Il n’y a rien à faire, dit-il. Il faudrait des gaz lacrymogènes. Nous devons trouver autre chose.
Le bosco et Yamato échangèrent quelques mots. Yamato dit à Malko :
— De la salle de contrôle, on peut déclencher la sirène. Un son continu, ce qui est le signal de détresse.
Cela valait mieux que rien.
Ils redescendirent une nouvelle fois, pénétrèrent dans une salle pleine de consoles électroniques et, quelques instants plus tard, le hurlement continu et sinistre de la sirène emplit leurs oreilles. Incroyablement fort. C’était surtout éprouvant pour les nerfs.
Mais le Tofaru continuait impitoyablement sa trajectoire. L’autre pétrolier n’était plus qu’à deux cents mètres. Malko se sentit abominablement impuissant. Le ciel était toujours vide d’hélicoptères. Il était tout seul pour arrêter Hiroko.
Les vingt roquettes alignées sur le gaillard d’avant se détachaient dans les jumelles de Hiroko. De quoi couler la moitié des pétroliers de la baie de Tokyo. La terroriste tremblait d’excitation. Les coups de feu venant du pont principal ne l’avaient même pas troublée. Même si les autres se faisaient tuer, ce n’était pas grave. Elle ne parviendrait peut-être pas jusqu’au détroit de Malacca, mais finirait au moins son oeuvre de destruction à Tokyo.
Personne ne pouvait court-circuiter les ordres électroniques qu’elle envoyait de la timonerie. Dans un coin, le loading master, impuissant et terrifié, suivait le drame. Accroché à la barre, le second se demandait s’il vivait un cauchemar.
Une rafale de coups de feu éclata dans le dos de la terroriste. D’où elle était, elle ne pouvait pas voir l’entrée de l’escalier, à cause d’une grosse console. Elle se retourna, prête à tirer.
— Jinzo-san !
— Ça va, répondit aussitôt le jeune terroriste. Ils sont en bas.
Cela signifiait que les terroristes du pont principal étaient morts ou neutralisés. Hiroko n’éprouva aucune émotion. C’était la guerre. Elle-même serait probablement déchiquetée dans quelques heures. Les deux roquettes de Jinzo, tirées dans les citernes centrales, suffisaient à faire sauter le Tofaru et tous ses occupants. Mais seulement quand ceux de l’avant auraient épuisé les leurs.
Le Tofaru arrivait à la hauteur du pétrolier de deux cent quarante mille tonnes en plein déchargement. Alertés par la sirène, plusieurs membres d’équipage se penchaient avec curiosité au bastingage.
Des traits lumineux partirent de l’avant du Tofaru. Le souffle brûlant grilla la peinture derrière les terroristes. Presque immédiatement, deux explosions sourdes secouèrent le Shinjuku et une immense flamme jaune et noire jaillit de son centre, suivie à quelques secondes d’une terrifiante explosion. Le Tofaru trembla sous l’onde de choc.
Hiroko, dans la timonerie, hurla de joie. Le Tofaru s’éloignait déjà vers sa prochaine victime, un pétrolier plus petit, lui aussi « gazé », à environ un mile et demi.
À l’avant, les deux terroristes étaient en train de recharger leurs lances-roquettes. La sirène hurlait sans discontinuer. Dans le lointain, Hiroko aperçut trois bateaux qui fonçaient sur le Tofaru. Dans ses jumelles, elle reconnut des vedettes de la police maritime. Même leurs mitrailleuses ne pourraient rien contre le Tofaru. Ils n’oseraient d’ailleurs pas tirer. Elle était la maîtresse du jeu. Même la police ne prendrait pas le risque de sacrifier tout l’équipage du Tofaru.
L’officier-radio surgit sur le quatrième pont, essoufflé, sa mitraillette à la main, parla d’une voix excitée à Yamato.
— Tout le monde est prévenu, traduisit le Japonais. Des hélicoptères vont intervenir. Mais cela prendra une heure. La police maritime arrive…
Derrière eux, le Shinjuku achevait de couler en brûlant. Dans environ quinze minutes, ils seraient à portée de la prochaine cible. Ils avaient une chance sur mille d’atteindre le gaillard d’avant. De la timonerie, Hiroko et son compagnon tenaient le pont principal sous son feu. Il fallait trouver autre chose. Et vite.
Malko eut soudain une idée.
— Il faut bloquer le gouvernail, dit-il ; pour que le Tofaru tourne en rond. Trouvez-moi l’officier mécanien.
De nouveau, ils dévalèrent les coursives, laissant le gorille pour surveiller l’escalier de la timonerie. La chambre de l’officier mécanicien se trouvait sur le pont principal, quatre étages plus bas. Il était en train de réunir l’équipage des machines. Malko lui expliqua le problème.
— Nous pouvons stopper les pompes du gouvernail, suggéra-t-il. Elle ne pourra plus manoeuvrer.
Dans l’affolement, personne n’y avait encore pensé…
— Mais elle pourra aller se jeter contre un autre bateau ? demanda Malko.
L’officier confirma. Il fallait trouver autre chose. Hiroko était assez folle pour ce genre de suicide…
On avait transporté le commandant grièvement blessé dans la cabine de l’armateur. Peu à peu, l’équipage prenait conscience du drame. Mais c’était tellement inattendu ! La compagnie avait bien prévenu les officiers qu’ils pourraient éventuellement être l’objet d’un « chantage à la vanne », c’est-à-dire que des terroristes pourraient tenter de les forcer à déverser leurs citernes dans la mer, mais on ne les avait pas prévenus d’un hijacking.
Finalement, pressé par Malko, l’officier mécanicien dit :
— Il y a un moyen. Il faut shunter la timonerie et diriger le bateau directement de la salle des gouvernails, sans arrêter les pompes hydrauliques du gouvernail.
— Allons-y, dit Malko.
C’était la seule chance de neutraliser Hiroko.
Deux bateaux-pompes passèrent non loin d’eux, fonçant vers le Shinjuku en flammes.
Ils se ruèrent dans l’ascenseur desservant la gigantesque salle des machines, cinq niveaux plus bas. En sortant de l’ascenseur, Malko faillit se boucher les oreilles. Le bruit des gigantesques machines était assourdissant, plus de quatre-vingts décibels… Ils contournèrent l’énorme bloc moteur, filant vers l’arrière grâce à un réseau de passerelles et d’échelles métalliques, dans une chaleur étouffante. La salle des gouvernails se trouvait derrière la machine, sous le pont de chargement. Basse de plafond, toute petite, c’était l’extrême arrière du navire. Un énorme ensemble de pompes maintenait l’axe du gouvernail. L’officier mécanicien manoeuvra quelques leviers, puis, montant sur le socle de l’ensemble, s’empara d’une barre de fer qui dépassait.
Lentement, il l’inclina vers la droite.
— Ça y est, traduisit Yamato, nous dirigeons le Tofaru. Hiroko ne peut plus rien de la timonerie.
Les moteurs hydrauliques continuaient à actionner l’énorme gouvernail, et le Tofaru commençait à tourner en rond.
Malko regarda le petit levier de fer. Ivre de joie.
— Restez-là, dit-il à l’officier mécanicien. Yamato va veiller sur vous.
Il fallait prévoir le cas où Hiroko essaierait de s’emparer de la salle des gouvernails. Il remonta, guidé par le bosco vers la surface du navire. Il restait à neutraliser complètement la terroriste.