Chapitre V

— Ça a dû être terrible pour vos nerfs, murmura Nancy Younglove en trempant un morceau de Kobe beef dans l’eau bouillante de la marmité posée sur la table.

À elle seule, elle avait déjà vidé deux flacons de saki.

Dépouillée de son uniforme, Nancy avait l’allure d’une femme du monde au corps épanoui. Ses longues mains aux ongles impeccables et longs, d’un rouge vif, fascinaient Malko. Elle portait une robe de jersey de soie noire longue, très ajustée au buste largement décolleté, mais sagement floue à partir de la taille. Un peu à l’image de son attitude. Réservée, avec de brefs éclairs dans les yeux. Parfois, sa main frôlait celle de Malko, sans qu’il sache si c’était volontaire. Depuis le début du dîner, elle ne lui parlait que des otages, réclamant toujours plus de détails. Il finissait par en être légèrement vexé.

— J’ai eu peur, avoua Malko. La folie fait toujours peur. Cette Hiroko n’a pas toute sa raison. C’est un bloc de haine. Surtout envers les femmes. Elle a massacré la secrétaire de l’ambassade d’une façon abominable.

Ils replongèrent leurs baguettes dans la marmite d’eau bouillante. Le restaurant, curieusement appelé Mon Cher Tonton, était aux trois quarts vide. On les avait placés dans un coin du premier étage, séparé par une grande glace d’un jardin intérieur curieux, fait de bambous géants. Inattendu dans cette rue étroite.

Comme la cuisine, d’ailleurs : le Shabu-Shabu consistait à jeter des choses innommables dans de l’eau bouillante, à les tremper ensuite dans du jaune d’oeuf cru et à les avaler, à grand renfort de sauce de soja. C’était dommage de gaspiller du Kobe beef à cinquante dollars le kilo, merveilleusement tendre par ailleurs… Les boeufs étaient soigneusement abreuvés à la bière et massés avant d’être abattus…

Bouilli, il perdait un peu de sa saveur. Malko avait dû se battre pour obtenir du sel et du poivre. Les Japonais ne mangeaient pas épicé. La cuisine des restaurants devait être réduite au strict minimum, car chaque table comportait son mini-fourneau à gaz, ce qui faisait ressembler le dessous des tables à un nid de serpents, à cause des tuyaux. Malko avala une gorgée de saké, tiède et douceâtre. Sous la table, la jambe de Nancy était appuyée à la sienne. La jeune Américaine semblait vivement apprécier la compagnie de Malko avec, pourtant, une imperceptible et curieuse réserve qu’il n’expliquait pas. Cependant, Nancy Younglove n’avait rien ni d’une allumeuse ni d’une garce…

Malko paya vingt-six mille yens, ce qui à Paris aurait réglé une addition de chez Maxim’s. Le Japon était le cimetière des milliardaires.

Ils se retrouvèrent dans les rues étroites de Roppongi, le Saint-Germain-des-Prés de Tokyo. Pas de trottoirs, des rues sinueuses, animées, bourrées de restaurants, de bars, de boîtes. Du néon partout, de grosses voitures avançant au pas, conduites par des Japonais figés ou des créatures fardées et impassibles.

Malko consulta discrètement sa montre. Neuf heures et demie. Intérieurement, il décida que Kunito, la taxi-girl, pouvait encore attendre une heure. De toute façon, l’hôtel de Nancy Younglove, le Dai-Ichi, se trouvait en bordure de Ginza. C’était sur son chemin.

— J’ai, malheureusement, un rendez-vous tout à l’heure, expliqua-t-il à la jeune Américaine ; j’aurais pourtant aimé vous emmener dans une discothèque, à l’ombre d’une bouteille de Dom Pérignon. À moins que nous ne puissions nous retrouver après…

— Si vous voulez, dit-elle. Je n’ai pas sommeil.

Ils prirent un taxi, à Roppongi Corner. Si exigu qu’ils demeurèrent serrés l’un contre l’autre tout le trajet. Arrivés devant le Dai-Ichi, Nancy se tourna vers Malko le plus naturellement du monde :

— Voulez-vous que je vous montre où je suis, que vous n’ayez pas à me demander ?

C’était une invite on ne peut plus directe… Ils traversèrent le hall sinistre et vide jusqu’à un ascenseur minuscule. Le couloir sentait les nouilles chinoises et la chambre était à peine plus grande que l’ascenseur.

— La compagnie ne nous gâte pas, dit Nancy en souriant, mais j’ai quand même à boire.

Elle montra un carton de bouteilles de Gini et de la vodka.

Les néons de Ginza clignotaient de l’autre côté de la voie aérienne du chemin de fer. Malko était si près de Nancy qu’il n’eut qu’à allonger le bras pour l’attirer contre lui. Elle se laissa faire, répondit à son baiser, ne l’arrêta pas lorsque ses mains descendirent le long de son buste.

Quand elle ne l’embrassait pas elle l’observait de ses grands yeux marron. Impénétrable. Pourtant, Malko sentait son corps élastique répondre à son élan, frémir. Il se dit qu’il allait conclure ce qu’il avait commencé à bord du « 747 ».

Il entraîna Nancy vers le lit. Déchaîné en dépit de sa fatigue. Cette aventure facile et agréable, provoquée par sa partenaire, l’excitait prodigieusement. Sans cesser de l’embrasser, sa main remonta le long de la jambe fuselée, découvrit le rebord d’un bas. Une explosion douce irradia son ventre. Enfin, une femme qui ne portait pas de collants ! Mais au moment où il effleurait la chair tiède au-dessus du bas, les longs doigts de Nancy se posèrent sur sa main et la retinrent. Doucement, mais fermement. Malko crut à une coquetterie passagère, insista.

Mais Nancy Younglove resserra brusquement ses longues jambes. Ne voulant pas la brusquer, Malko abandonna son attaque et l’embrassa. Elle lui rendit son baiser avec fougue. Mais quand il voulut reprendre sa caresse là où il l’avait laissée, de nouveau, elle se ferma comme une huître. Agacé par cette résistance insolite, pressé par le temps, malade de désir, il décida de prendre le problème par l’autre bout, en s’attaquant au décolleté. Le tissu souple laissa très vite sortir deux seins fermes et pointus. Le traitement qu’il leur fit subir arracha un petit gémissement à la jeune femme. Mais quand il découvrit les fines jarretières noires, elle rabattit tranquillement la robe sur ses jambes et se dressa sur son séant, la poitrine entièrement découverte.

— Je crois que vous avez rendez-vous, dit-elle gentiment.

Malko eut l’impression de subir un nouveau tremblement de terre.

Depuis le début de la soirée, Nancy se conduisait comme une femme désireuse d’avoir une aventure. Malko bouillait de rage. Il avait horreur des allumeuses… Son expression dut être particulièrement expressive, car Nancy Younglove demanda d’une voix douce :

— Vous m’en voulez ?

Les yeux de Malko étaient striés de vert.

— Non, dit-il froidement. Je me demande si je vous viole tout de suite ou plus tard.

Elle eut un rire sincèrement gai :

— Ne dites pas de bêtises. D’abord, vous n’êtes plus à l’âge où on fait l’amour à une femme de force. Ensuite, vous ne pouvez pas me violer.

— Qui va m’en empêcher ?

— Vous, fit-elle.

Leurs regards se croisèrent, et Nancy soutint le sien. Puis, elle soupira :

— C’est ma faute. Je n’aurais pas dû vous téléphoner. Mais j’avais envie de vous revoir. À cause du magnétisme que vous dégagez. De votre vie. J’ai l’impression que vous vivez dans un monde dangereux, différent du mien, qui me fascine… Et puis… (Elle hésita.) Physiquement aussi, vous m’attirez. J’ai envie de vous.

Malko sentit une onde délicieuse calmer sa tension.

— Mais alors…

Elle se pencha, la poitrine toujours découverte, et mit un doigt sur ses lèvres à lui :

— Chut ! Je connais votre objection. Pourquoi ne sommes-nous pas en train de faire l’amour ? Je vais vous le dire : j’aime un homme très profondément. Je m’entends merveilleusement avec lui, physiquement. Je sais que si je fais l’amour avec vous, cela cassera quelque chose. Je ne le veux pas.

Malko la fixa, partagé entre le respect et la frustration.

— Mais vous m’avez amené ici, dans votre chambre. Vous saviez…

— Bien sûr, fit-elle. J’ai été faible. (Elle rit.) Mais je vous ai dit que j’avais envie de vous. C’est agréable de flirter avec un homme dont on a très envie.

Le cynisme à cette dose-là, c’était admirable…

— Vous ne voulez pas que je vous offre un orgasme en mettant des gants blancs ? demanda ironiquement Malko.

Nancy Younglove ne rit pas.

— Non, dit-elle, je ne veux pas avoir d’orgasme avec vous.

— Mais vous voulez bien flirter.

— Ce n’est pas la même chose. Je sais que je suis odieuse… Je sais aussi ce que vous pensez. Mais ce serait trop grave pour moi.

Malko l’attira contre lui, excédé, et l’embrassa. De nouveau, ce fut le paradis… Par-dessus le jersey de la robe, il la caressa, la sentit frémir, puis brusquement resserrer les jambes… Avec une lucidité démoniaque. Malko, de rage, enfonça ses dents dans un des seins découverts. Elle poussa un petit cri, mais ne le repoussa pas. Le jeu cruel se prolongea. Sans que Malko progresse d’un pouce. Flirt. Bagarre. Explications. Flirt… Chaque fois qu’il se sentait prêt à envoyer promener la jeune Américaine, il la trouvait si désirable que son désir reprenait le dessus… Finalement, c’est elle qui abandonna, étendue sur le dos, la robe froissée, remontée à la lisière des bas, descendue jusqu’au nombril :

— Je n’en peux plus, avoua-t-elle, avec un rire nerveux.

Malko découvrit avec horreur qu’il était minuit moins le quart ! Furieux contre lui-même.

Humilié, frustré, le ventre en feu, il se releva et se rajusta. Appuyée sur les coudes, Nancy le contemplait, les yeux fixés sur le centre de son corps. Avec une expression à la fois gourmande et détachée.

— J’espère que vous terminerez mieux la nuit, dit-elle.

Le pire, c’est qu’il la sentait sincère… Malko avait le sang qui lui battait aux tempes. Lorsqu’il atteignit la porte, Nancy se leva et vint vers lui. Presque timidement, elle l’embrassa, le bassin un peu écarté de lui, comme pour ne pas rallumer l’incendie.

— Bonsoir et pardon, murmura-t-elle.


* * *

Le Hawa se trouvait dans Amiki Dori Street, petite rue parallèle à l’énorme Expressway qui ceinturait Ginza, surélevé sur des piliers de béton. À cette heure tardive, les boutiques étaient fermées, mais quatre ou cinq néons criards scintillaient parfois sur le même immeuble, signalant les endroits accueillants, installés en étage. Malko poussa la porte du Hawa qui avait droit à un rez-de-chaussée en raison de son standing, et reçut une bouffée de musique. En dépit de la pénombre, il distingua l’agencement bizarre de l’intérieur. Le centre était occupé par un bar protégé par un ovale de barreaux de bois, tandis que les murs étaient tapissés de petits boxes, éclairés chacun d’une lampe minuscule, occupés la plupart par des couples.

Il s’avança jusqu’au bar, et son regard buta sur un éblouissement de jambes fuselées sortant des robes de soie. Des filles qui attendaient. Il fut gratifié d’éblouissants sourires, et un garçon surgit derrière lui, tout en courbettes, avide d’assouvir les abominables perversités de l’honorable étranger.

— Miss Kuniko ? demanda Malko.

Le sourire du garçon s’accentua. Les filles du bar reprirent leur air morose. Par gestes, le garçon invita Malko à s’installer dans un petit box près de la porte et lui apporta trente secondes plus tard un whisky qui avait dû être mesuré avec un dé à coudre et, d’après son arôme, distillé dans une baignoire.

La musique de fond couvrait le bruit des conversations. Malko remarqua deux hommes seuls au bar, tristement plongés dans la contemplation des barreaux. Des masochistes ou des radins. Il venait de finir son microscopique whisky lorsqu’une apparition se matérialisa devant lui.

La Reine de Saba, style nippon.

Des éblouissants cheveux roux surmontant un visage aux méplats prononcés, aux traits assez durs. Adouci par d’immenses yeux en amande d’un vert étrange, rehaussés de cils longs comme des doigts, une bouche pulpeuse très rouge s’ouvrant sur des dents à faire envie à un bébé requin… Le reste n’était pas moins appétissant : le petit nez mutin, la poitrine insolente dont les deux globes laiteux jaillissaient du décolleté de la robe de paillettes vertes assortie aux yeux, les ongles irréellement longs qui la faisaient ressembler à une danseuse khmère. Même la voix avait de quoi faire rêver. Basse, douce, légèrement modulée. Une voix de femme amoureuse. Bien que les yeux soient durs comme des silex.

I am Kuniko, annonça l’apparition.

Malko se leva. Kuniko était tellement parfaite qu’elle ressemblait à une poupée sortant d’une boîte. Pas un cheveu ne dépassait et une couche de vernis incolore semblait avoir été passée sur son maquillage de parade.

— Je suis un ami d’Al Borzoï, annonça-t-il.

La Japonaise poussa un petit roucoulement joyeux et s’assit en face de Malko. Les yeux un peu adoucis. Aussitôt, il lui tendit la carte du chef de station de la C.I.A. Kuniko la déchiffra avec soin, puis la rangea dans son sac.

— Je serais heureuse de pouvoir vous aider, gazouilla-t-elle, mais je suis très prise.

Il se souvint du surnom de la jeune femme et se hâta de la rassurer.

— La compagnie pour laquelle je travaille attache un grand prix à la mission dont je suis chargé et saura se montrer extrêmement généreuse… avec ceux qui m’aideront.

Le maquillage parfait faillit se craqueler sous la joie sincère de Kuniko. Elle sortit une carte et griffonna un numéro de téléphone dessus, puis la passa à Malko sous la table.

— C’est mon numéro personnel, dit-elle, mais nous n’avons pas le droit de le donner.

Le garçon s’approcha et murmura quelque chose à son oreille, pendant que Malko admirait les conques compliquées de sa coiffure, qui s’emboîtaient les unes dans les autres… Le garçon disparu, elle se pencha vers lui et il eut l’impression de plonger dans une baignoire pleine de parfum.

— Malko-san, chuchota-t-elle, je ne vais pas pouvoir rester longtemps avec vous. Quand vous êtes arrivé, j’étais déjà avec un honorable client, un vieil habitué. Il me réclame…

Elle se retourna, adressant un sourire éblouissant à un très vieux débris à lunettes attablé seul devant une bouteille de cognac de Lagrange. Lorsqu’il se vit observé par Malko, le Japonais se souleva de son siège, esquissant plusieurs courbettes de bon aloi.

La solidarité internationale des « poires »…

— Je vous téléphonerai, promit Malko. Dès que j’aurai besoin de vous.

La poignée de main de Kuniko était une véritable caresse : prolongée, douce et enveloppante. Les yeux verts s’étaient réchauffés. En dépit du maquillage appuyé, elle était quand même très belle, se dit Malko, frustré par son intermède avec Nancy Younglove. Il eut envie de déposer un baiser sur les seins offerts sur canapé de paillettes, mais se souvint à temps qu’il était un gentleman. Il suivit des yeux sa croupe ronde et cambrée, tandis qu’elle allait rejoindre son client. Puis observa l’ambiance du Hawa en attendant l’addition.

Il y avait une quinzaine de couples dans les boxes. Absorbés dans un marivaudage de bon ton, sans le moindre geste déplacé ou intime. Les plus audacieux des Japonais prenaient la main de leur taxi-girl, tandis qu’ils déroulaient la liste de leurs malheurs…

Malko faillit avaler sa cravate en recevant l’addition : trente mille yens… Pour ce prix-là, on dînait à deux chez Maxim’s. Là-dessus, il y en avait vingt-mille pour la belle Kuniko. Contre douze minutes de présence effective. Comme pour les parkings, l’heure commencée était due. Elle ne devait pas être économiquement faible. Le garçon, compatissant ou inquiet, se pencha sur Malko.

— Sir, nous acceptons les cartes de crédit…


* * *

Malko frissonna en se retrouvant dehors. L’hôtel était trop près pour qu’il prenne un taxi. Il se mit à marcher rapidement, d’une humeur de dogue, pensant alternativement à Nancy Younglove et Kuniko. Ce n’était pas son jour… Entre une allumeuse et une amoureuse du Veau d’or, son avenir sentimental semblait compromis.

Il se demanda ce que lui réservait l’avenir : jamais deux sans trois. Sa frustration était telle qu’il dut se retenir pour ne pas retourner au Dai-Ichi

Ginza était désert. C’était la crise au Japon et de nombreux bars avaient déjà fermé. Les néons brillaient tristement dans le froid. Au moment où il passait sous le pont du chemin de fer avant l’Imperial, un train fit trembler les poutrelles métalliques. Le hall de l’hôtel était nu comme la main. Malko prit sa clef, espérant jusqu’à la dernière seconde trouver Nancy Younglove l’attendant dans le couloir. Repentante.

Il n’y avait qu’une femme de chambre aux yeux bridés, haute comme trois pommes, avec des jambes en parfait arc de cercle. Dégoûté, il alluma la télévision pour regarder un vieux film de samouraïs, le western local. Mauvaise journée.


* * *

Malko sortait de sa douche lorsqu’on frappa à la porte de sa chambre. Un vent violent avait balayé le brouillard et un soleil radieux éclairait Tokyo. Il alla ouvrir. Il demeura interdit devant une étrange apparition. Une Japonaise de petite taille avec des cheveux courts et frisés, un petit masque de gaze blanche antigrippe, lui couvrant le nez et la bouche – chose courante à Tokyo l’hiver – enveloppée dans une grande cape marron qui lui descendait jusqu’aux chevilles, tenait à la main un paquet cubique enveloppé de papier multicolore.

Elle plongea devant Malko en une profonde courbette, se redressa et se lança dans un long discours où Malko crut reconnaître le nom de Tom Otaku. Finalement, elle tendit le paquet à Malko et s’inclina pour une nouvelle courbette jusqu’au sol.

Malko prit le colis, embarrassé de ne pouvoir la remercier, mais, visiblement, elle ne parlait pas anglais. Il la regarda s’éloigner dans le couloir, vers les ascenseurs, puis rentra dans sa chambre.

Qu’est-ce que Tom Otaku pouvait bien lui envoyer à huit heures du matin ?


* * *

La dernière couche de papier s’écarta, découvrant une paroi métallique. Instantanément, Malko fut sur ses gardes, le coeur dans la gorge. Avec d’infinfes précautions, il acheva de défaire l’emballage du cadeau. Il faillit bondir loin de la table. À travers un grillage métallique laissant passer des fils multicolores, il apercevait ce qui ne pouvait être que des pains d’explosifs ! Reliés à un détonateur gros comme un crayon par un système compliqué. Pendant une fraction de seconde, Malko demeura paralysé, le cerveau vide.

Puis les idées recommencèrent à affluer. Il se rua à la fenêtre, l’ouvrit, se pencha dehors. De l’autre côté de la rue étroite, il y avait un building moderne au toit plat.

Malko revint vers la table, se forçant à ne pas penser, prit la boîte dans sa main droite, et, comme un lanceur de poids, la projeta de toutes ses forces à l’extérieur. De justesse, elle atteignit le bord du toit, roula quelques mètres, et se désintégra avec une flamme rouge et une violente explosion ! Le vent emporta immédiatement le nuage de fumée noire vers Hibaya Park. S’il n’y avait pas eu le papier froissé dans la chambre, l’onde de choc qui faisait encore vibrer douloureusement ses tympans et la tache noire sur le ciment, là où la bombe avait explosé, Malko aurait pu croire à un cauchemar…

Trente secondes plus tard, il se ruait hors de sa chambre, son pistolet extra-plat dans la ceinture. Par miracle, un ascenseur arrivait à l’étage. Un groupe d’hommes d’affaires italiens le regarda avec surprise. Il jaillit dans le lobby bruissant de monde, zigzagua entre les gens, n’aperçut personne. La fille avait quatre ou cinq minutes d’avance.

Dehors, il entendit une sirène de police qui se rapprochait. L’explosion n’était pas passée inaperçue. Autant remonter prévenir les gorilles. Il reprit un ascenseur, ivre de rage, le coeur encore battant à grands coups… Le picotement de la peur sur le dessus des mains. Les portes s’ouvrirent au premier étage et il leva les yeux machinalement. Le temps d’apercevoir une cape marron !

Au moment où les portes se refermaient, il bondit à l’extérieur.

Elle le vit. Son masque de gaze avait disparu, découvrant des dents écartées et une petite bouche charnue. En apercevant Malko, elle fit demi-tour, fonçant vers l’East Wing, reliée au bâtiment principal par un dédale de couloirs. Malko percuta de plein fouet deux Japonais. Si fort qu’ils roulèrent tous les trois sur la moquette. Le temps de se relever, la fille à la cape avait vingt mètres d’avance. Malko surgit dans la galerie surplombant le hall arrière, aperçut la fille qui filait vers la sortie, hurla à se faire péter les poumons :

— Stop her ! Stop her !

Les quatre-vingts membres d’un voyage organisé coréen levèrent la tête, mais ne bougèrent pas…

Malko dévalait déjà l’escalier. Il jaillit dehors au moment où la fille tournait le coin de la rue menant à Hibaya Park. Il redoubla de vitesse, aperçut plusieurs voitures de police arrêtées au bas du building où « sa » bombe avait explosé. La fille passa devant eux sans être remarquée ! Malko recommença à hurler, mais personne ne l’écouta.

Peu à peu, il remontait son retard. Elle n’avait plus d’espoir de lui échapper. Il la rattrapa au moment où elle tentait de se faufiler entre les voitures dévalant Hibaya Dori. Malko la saisit par le bras, et elle se débattit aussitôt farouchement. Deux Japonais qui attendaient des taxis s’immobilisèrent, outrés. Il y eut un léger ralentissement de la circulation, et la fille fonça en avant, avec une force inattendue. Dans le mouvement qu’elle fit pour échapper à Malko, la cape marron s’ouvrit, et il aperçut la doublure.

Le choc fut tel qu’il lâcha prise.

La cape était littéralement doublée de cartouches de dynamite.


* * *

La Japonaise filait déjà à travers Hibaya Dori, évitant habilement les voitures. Un Japonais en civil surgit près de Malko. Arborant un badge doré au revers de son veston : DETECTIVE. Un des policiers de l’hôtel chargé de relever l’immatriculation des voitures suspectes devant l’Imperial.

— Que se passe-t-il, Sir ? interrogea-t-il. Cette personne vous a importuné ?

Malko se jeta entre les voitures, au risque de se faire écraser, criant au détective :

— C’est une terroriste ! Elle a des explosifs sur elle !

Le mot de « terroriste » propulsa le détective comme une fusée. Gesticulant, injuriant les voitures, il fonça à travers le trafic, doublant même Malko.

La terroriste à la cape marron arriva de l’autre côté de l’avenue avant les deux hommes, et s’élança à travers les pelouses de Hibaya Park. En dépit de sa petite taille, le Japonais filait comme une flèche !

Gagnant sans cesse du terrain. Gêné par ses anciennes blessures, Malko perdait du terrain, son pistolet extra-plat au poing. Les poumons en feu, il vit le détective cent mètres devant lui, saisir un bout de la cape marron. L’explosion vint comme un coup de tonnerre, secouant Malko, puis le balayant d’un souffle brûlant. Il se jeta instinctivement à terre pour éviter l’onde de choc, entendit un klaxon hurler. Il releva la tête : il n’y avait plus que des débris informes à l’endroit où le détective de l’Imperial avait rattrapé la terroriste. Une voiture parquée dans l’allée qu’elle s’apprêtait à traverser s’était enroulée autour d’un cerisier dépouillé de feuilles.

Malko s’épousseta et s’avança vers le lieu de l’explosion. Une grosse Toyota de la police le rejoignit deux minutes plus tard. Il n’y avait d’ailleurs pas grand-chose à voir. Les restes des deux Japonais devaient être éparpillés jusqu’au Palais Impérial. On ne saurait jamais si c’était un accident ou si la fille envoyée pour tuer Malko avait préféré se suicider plutôt que d’être prise. Avec les fanatiques du Sekigun, tout était possible.

Les policiers de la Toyota se dirigèrent vers Malko.


* * *

Des barrières isolaient la zone de l’explosion, gardée par des policiers en uniforme. D’autres, traînant des sacs en plastique, ramassaient les débris épars des deux corps, répandus dans Hibaya Park. La fleuriste installée en face de l’Imperial avait trouvé une main avec son poignet au milieu de ses plantes vertes et ameuté le quartier… Chris Jones et Milton Brabeck, honteux d’avoir raté ces charmantes péripéties, boudaient…

— C’est pas possible qu’on ne puisse pas retrouver ces dingues, gronda Chris.

— Il n’y a que vingt-cinq millions d’habitants dans l’agglomération Tokyo-Yokohama, remarqua suavement Malko. En commençant à les trier tout de suite, vous aurez peut-être fini pour le dîner…

Il aperçut les bajoues et les grosses lunettes de Tom Otaku, le chef du Kohan, qui venait vers lui. Le Japonais lui secoua la main comme s’il voulait la détacher. Aussi chaleureusement que dans un cocktail. Mais ses petits yeux malins noyés de graisse étaient graves.

— Nous avons trouvé huit cartouches de dynamite dans les toilettes du premier étage, annonça-t-il. Cette fille voulait faire sauter l’hôtel…

Malko n’en revenait pas. Non seulement Hiroko ne se terrait pas, mais elle était passée à l’attaque.

— Mais elle ne pensait pas que l’explosion de ma chambre allait alerter tout l’hôtel ? objecta-t-il.

Tom Otaku eut un rire joyeux.

— Elle avait oublié que vous n’êtes pas Japonais, Malko-san. Dans notre pays, lorsqu’on reçoit un cadeau, on ne l’ouvre jamais tout de suite. C’est très mal élevé. Cette terroriste pensait avoir une heure devant elle.

Malko bénit sa mauvaise éducation. Les policiers aux sacs en plastique revenaient. Avec ce qu’ils ramenaient, on aurait du mal à identifier les corps.

Tom Otaku le prit par le bras et dit à voix basse :

— On m’a dit que vous aviez un pistolet automatique, lorsque vous poursuiviez cette fille, est-ce exact ?

— C’est exact, reconnut Malko.

Le Japonais secoua ses bajoues avec un petit bruit gélatineux…

— Malko-san, ici, au Japon, nous sommes très conservateurs. Je vous demanderais de ne plus sortir avec votre arme. Ce n’est qu’en raison des excellentes relations que nous entretenons avec Borzoï-san que je ne vous la confisque pas.

— Et si on essaie encore de me tuer ? protesta Malko.

Otaku eut l’air choqué.

— Nous allons arrêter ces terroristes, affirma-t-il. En attendant, je vais faire renforcer la surveillance autour de vous et à l’hôtel.

Malko préféra ne pas polémiquer. Et prendre congé, après une poignée de main qui lui broya quelques phalanges.

— On s’en va dans une demi-heure, annonça Chris Jones.

Presque triste. Avec ces nouveaux développements, il commençait à aimer le Japon.

— Vous embrasserez David Wise de ma part, dit Malko. Si vous voulez faire le plein de kimonos, je vous conseille les arcades souterraines de l’hôtel.

Pour aller voir Max Sharon, il préférait être seul.


* * *

Une courte pipe serrée énergiquement entre ses dents gâtées, ses yeux vifs sans arrêt en mouvement, ponctuant le récit de Malko de petits signes de tête, projetant le cou en avant, Max Sharon se montrait d’une politesse exquise. Malko avait eu un peu de mal à trouver son bureau dans un immeuble ancien qui se dressait à côté des lignes de chemin de fer en surélévation cernant Ginza. Deux pièces encombrées de vieux magazines, de livres, de papiers. Chaque fois qu’un train passait, son grondement couvrait le bruit de la conversation. Dans un coin, un Japonais en col roulé calligraphiait sagement des légendes de photos. Max Sharon ressemblait à une fouine qui aurait fauté avec un samouraï. Après vingt ans de Japon, il avait adopté les mimiques, les attitudes, la façon de parler saccadée des Nippons, et même sa peau avait une transparence jaunâtre. De petite taille, il avait des gestes vifs, nerveux, et ses yeux souriaient perpétuellement.

— Voilà, conclut Malko, Al Borzoï m’a dit que vous seriez de bon conseil…

Max Sharon tira sur sa pipe rapidement.

— Le Sekigun, fit-il rêveusement. C’est parti de Kyoto… J’en ai connu plusieurs. Parce que je m’occupe un peu de cinéma… Ils étaient soutenus par des gens de cinéma, n’est-ce pas. (Il eut un rire aigrelet.) Des gens connus. À un moment, ils faisaient même la collecte ouvertement dans Ginza, pour leurs membres emprisonnés…

— Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Ah ! ça…

Très excité, Max Sharon se leva et alla se planter à la fenêtre, contemplant l’horrible immeuble noir de l’Asahi Shinbun, de l’autre côté des voies de chemin de fer. Puis il se retourna vers Malko, très didactique :

— Mon cher, avez-vous entendu parler de la doctrine du Sokkatsu ?

Malko dut confesser qu’il était ignare sur ce sujet.

— Bien, fit Sharon. Dans ce cas, vous ne pouvez rien comprendre au Sekigun… Le Sokkatsu est une sorte de nihilisme qui a été mal assimilé par ces jeunes. Un mélange de tendances suicidaires et de goût de la violence.

De nouveau, il tira sur sa pipe. À l’éclat de ses yeux, Malko se dit qu’il en savait certainement beaucoup sur le Sekigun. La C.I.A. avait peut-être nourri une vipère dans son sein.

— Bon, allons déjeuner, fit-il de sa manière abrupte.

Il poussa littéralement Malko hors du bureau, se cassa en deux dans le couloir devant un Japonais qui lui rendit sa courbette.

— Je vous invite, proposa Malko. Allons chez Maxim’s.

— Ah, non ! fit Sharon ! C’est trop triste. Ils l’ont mis au troisième sous-sol. On a l’impression d’être dans un sous-marin… Je connais un meilleur endroit.

Ils partirent à travers les petites rues animées de Ginza, se frayant un chemin dans la foule grouillante et disciplinée. À chaque carrefour, des haut-parleurs clamaient des ordres aux piétons, dès que les feux passaient au rouge. On traversait même en diagonale.

Devant chaque restaurant, une vitrine offrait la reproduction exacte de tous les plats du menu, en couleur et grandeur naturelle, avec les prix. On ne pouvait avoir de surprise que sur le goût… Max Sharon poussa Malko dans un escalier, et il aperçut avec stupéfaction une plaque annonçant : PAUL BOCUSE.


* * *

Max Sharon avait un appétit de Japonais. C’est-à-dire de vautour. Après un koulibiak de saumon, il avait avalé une pintade aux choux, bu une bouteille entière de Château-Margaux 1970 qui valait son poids d’or, et commençait à attaquer les fromages… Il parlait sans arrêt, débitant des histoires plus passionnantes les unes que les autres. Inlassablement, Malko tentait de le ramener au Sekigun, mais le journaliste-barbouze repartait aussitôt sur la pollution. Malko commençait à se décourager quand Sharon se pencha par-dessus la table, la bouche encore pleine de brie.

— Bon, fit-il à sa façon abrupte, vous voulez quelqu’un qui vous aide à retrouver cette Hiroko ?

— Tout juste, dit Malko.

— Moi, je ne veux pas m’en mêler, mais j’ai un ami qui pourra peut-être vous donner un sérieux coup de main. Ono Kawashi, le président du syndicat des racketteurs…

— Il y a un syndicat des racketteurs à Tokyo ?

De quoi rendre jalouse la Mafia… Sharon agita sa pipe, avec amusement.

— Le terme n’est pas tout à fait bien traduit, mais cela revient au même. Ce sont des gens immensément riches et puissants. J’ai connu Kawashi il y a très longtemps, quand il n’était qu’un tout petit yakusa[10]. Il m’aime bien. Justement, il vient de sortir de prison et il est passé me voir. Pour me remercier parce que je lui avais rendu visite. S’il y a des histoires de faux passeports ou d’armes, il pourra sûrement vous aider… Mais il faut le motiver.

Il frotta deux doigts l’un contre l’autre en un geste expressif.

— Il y a les cinq cent mille dollars de la rançon, dit Malko. S’il m’aide à retrouver Hiroko, ils sont à lui.

— Parfait, parfait, approuva Sharon de son étrange voix saccadée.

— Où puis-je le trouver ?

Instantanément, Sharon fut la statue de la réprobation. Le front plissé, la bouche tirée vers le bas, le menton rentré.

— Cela ne se fait pas comme cela ! Je vais lui transmettre votre offre et, si elle lui convient, il vous contactera. À propos, vous avez un interprète ? Il ne parle pas un mot d’anglais… Pas Borzoï. Il croit parler le japonais, mais il se rend souvent ridicule. C’est une langue difficile, tortueuse, personnalisée selon la personne qui la parle. (Il eut son rire aigrelet.) Quelquefois, Borzoï, sans le savoir, parle le langage des femmes. Comme s’il était une femme.

Coupant le flot de paroles, Malko arriva à placer le nom de Kuniko. Sharon fit la moue :

— Il aurait mieux valu un homme. Enfin…

Enfumé par la pipe et abruti de mots, Malko paya une addition qui aurait suffi à nourrir une famille du Bangladesh pendant un an. À la sortie du restaurant, Max Sharon lui serra la main aussitôt.

— Je vais par là, fit-il, désignant le centre de Ginza. À bientôt. Je m’occupe de vous.

Malko regarda l’étrange bonhomme s’éloigner d’un pas rapide, réalisant qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pensait réellement. Il n’y avait plus qu’à prier pour que le syndicat des racketteurs vole au secours de la C.I.A.


* * *

Hiroko éteignit le transistor collé à son oreille. La rage la faisait trembler. Non seulement, Yokohi ne reviendrait pas, mais elle avait échoué dans sa mission.

Machinalement, la Japonaise prit quelques bâtonnets d’encens, les alluma et les planta dans un petit bol de sable, au pied d’un grand kakemono pendu au mur, maxime de sagesse dessinée sur un pan de soie. La fumée de l’encens commença à monter dans la petite pièce, caressant les narines de la terroriste. Dehors, sous la véranda, Furuki était toujours attaché, nu, à son poteau, toussant à fendre l’âme. Le matin, tôt, Hiroko lui avait infligé une nouvelle avanie : elle l’avait tondu avec un rasoir, si maladroitement que son crâne n’était plus qu’une boule de sang séché.

Les autres dormaient dans les chambres minuscules. Hiroko était la seule à posséder un transistor. Il faudrait bientôt leur annoncer la nouvelle.

La pièce où elle se trouvait était absolument nue, à l’exception des nattes qui couvraient le sol de bois et d’une petite fosse où bouillait une théière sur un brasero. Hiroko s’en approcha et se versa une tasse de thé vert. Pour l’aider à réfléchir.

Les gémissements et la toux de Furuki, attaché maintenant depuis deux jours, nourri d’un peu de riz, la calmèrent un peu. Mais loin de lui faire renoncer à ses projets, la mort brutale de Yokohi augmentait au contraire sa détermination. Une vingtaine de membres du Sekigun lui obéissaient encore aveuglément. C’était assez pour supprimer l’homme qui se dressait en travers de son chemin. Grâce à Furuki, elle était maintenant certaine qu’il était à Tokyo pour la traquer.

Elle but une gorgée de thé brûlant, les yeux fixés sur la véranda. Rêvant d’y attacher son ennemi et de lui faire subir le même traitement qu’à Furuki. Une mort très lente et très pénible.

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