Les aiguilles de mes compteurs chronométriques tourbillonnaient. Le Soleil devint un trait de feu puis s’abolit en un arc lumineux doublé du ruban fluctuant des phases lunaires. Les arbres passaient en frissonnant d’une saison à l’autre, presque trop vite pour que l’œil pût les suivre. Le ciel bleu, d’où les nuages avaient été opportunément effacés, avait la prodigieuse profondeur d’un crépuscule d’été.
L’imposante forme translucide de ma demeure se détacha bientôt de moi. Le paysage devint flou, et, une fois de plus, la splendide architecture de l’ère des Grands Édifices déferla comme une marée sur Richmond Hill. Je n’aperçus rien des particularités qui avaient caractérisé l’élaboration de l’Histoire de Nebogipfel : l’arrêt de la rotation terrestre, l’édification de la Sphère autour du Soleil, et ainsi de suite. Puis je vis une marée de verdure plus foncée recouvrir les flancs de la colline et s’y maintenir sans interruptions hivernales ; et je savais que j’avais atteint l’ère future, heureuse entre toutes, où l’Angleterre a retrouvé un climat plus chaud. C’était comme un écho du paléocène, songeai-je avec une pointe de nostalgie.
J’avais beau chercher à apercevoir le moindre signe de la présence des Veilleurs, ils restaient invisibles. Les Veilleurs – ces esprits inimaginablement immenses, affleurements des grandioses récifs d’Intellect qui habitent l’Histoire optimale – en avaient à présent fini avec moi, et j’avais la macabre satisfaction d’être seul maître de mon destin. Le décompte des jours sur mes cadrans passa le seuil des deux cent cinquante mille et je commençai à tirer prudemment la manette d’arrêt.
Fugitivement aperçue dans ses dernières phases papillotantes, la Lune s’amenuisa jusqu’à l’obscurité totale. Je me rappelai que j’étais parti avec Weena pour notre dernière et funeste expédition vers le palais de Porcelaine verte juste avant la période que les frêles Éloï appelaient les Nuits Obscures : les ténèbres absolues de la nouvelle lune, lorsque les Morlocks émergeaient pour imposer leur volonté aux Éloï. L’imprudent que j’avais été ! me dis-je. Quelle impétuosité, quel manque de réflexion – et d’égards envers la malheureuse Weena – que de m’être lancé dans une telle entreprise à un moment aussi dangereux !
Eh bien, pensai-je sardoniquement, j’étais revenu ; et j’étais résolu à racheter mes fautes passées, dussé-je périr en tentant d’y parvenir.
Dans un cahot, l’engin sortit de la grisaille tumultueuse et le soleil m’assaillit, lourd, chaud et instantané. Les aiguilles des compteurs s’arrêtèrent en tremblant : c’était le jour 292 495 940, le jour précis, en l’an 802 701 après J.-C., où j’avais perdu Weena.
Je m’étais posé au flanc de la colline habituelle. La lumière solaire était intense, et je fus obligé de me protéger les yeux. Comme j’avais lancé la Machine depuis le jardin derrière la maison et non depuis le laboratoire, j’étais arrivé sur cette modeste pelouse entourée de rhododendrons environ vingt yards plus bas que la première fois. Derrière moi, légèrement plus haut sur la colline, j’aperçus le profil familier du Sphinx Blanc et son énigmatique sourire figé pour l’éternité. Le soubassement de bronze était toujours couvert d’une épaisse couche de vert-de-gris, bien que çà et là je visse les endroits où les incrustations moulées avaient été aplaties par mes tentatives futiles pour pénétrer par effraction dans la salle à l’intérieur du piédestal et reprendre possession de la Machine transtemporelle dérobée ; l’herbe était coupée et abîmée là où les Morlocks avaient traîné mon véhicule pour l’enfermer dans le socle du monument.
Je sursautai en prenant conscience que la Machine l’était encore. Quelle étrange situation ! L’autre véhicule reposait à quelques yards de moi dans cet espace obscur tandis que j’étais perché sur sa copie, à tous égards parfaite, qui étincelait dans l’herbe.
Je démontai les manettes de commande et les empochai avant de mettre pied à terre. D’après la position du soleil, il devait être environ trois heures de l’après-midi ; l’air était chaud et humide.
Désireux de mieux voir le paysage, je marchai environ un demi-mille jusqu’au sommet de ce qui avait été Richmond Hill. De mon temps, l’espace avait été occupé par la Terrace, avec ses coûteuses façades et ses échappées généreuses sur le fleuve et la campagne à l’ouest ; à présent, un bosquet d’arbres clairsemés avait escaladé la crête – il n’y avait aucune trace de la Terrace, et je supposai que même les fondations des demeures avaient été oblitérées par l’action des racines –, mais, tout de même, exactement comme en 1891, un paysage des plus riants s’étalait vers le sud et l’est.
Il y avait là un banc de ce métal jaune que j’avais déjà vu ; il était rongé par une corrosion rouge vif et ses accoudoirs étaient comme dégrossis à la lime pour figurer les créatures de quelque mythe oublié. Une ortie aux grandes feuilles d’un brun somptueux avait escaladé l’assise ; je l’écartai – elle ne piquait pas – et m’installai, car j’avais déjà chaud et je transpirais.
Le soleil était très bas dans le ciel, à l’ouest, et sa lumière se reflétait sur les édifices dispersés et les étendues d’eau qui ponctuaient la campagne verdoyante. La chaleur couvrait de brume tout ce paysage métamorphosé par le temps et la patiente évolution de la géologie. Je pouvais cependant en reconnaître quelques traits, pour déformés qu’ils fussent, et une onirique beauté subsistait encore dans « l’incomparable val de Tamise » chanté par le poète. Le ruban argenté du fleuve était à une certaine distance ; ainsi que je l’ai noté plus haut, la Tamise allait tout droit de Hampton à Kew au lieu de décrire un méandre. Elle avait également recreusé son lit, si bien que Richmond se trouvait à présent perché au flanc d’une large vallée et à environ un mille de l’eau. Je crus reconnaître l’île Glover dans une sorte de tertre boisé au centre de l’ancien lit du fleuve. Les prairies de Petersham avaient conservé l’essentiel de leurs contours actuels, mais elles s’étaient exhaussées bien au-dessus du niveau de la Tamise et j’imaginai que l’endroit était beaucoup moins marécageux que de mon temps.
Les grandioses édifices de cette ère, aux parapets compliqués et aux altières colonnes, s’éparpillaient dans le paysage, élégants et abandonnés, saillies d’os architectural perçant le flanc vêtu de vert de la colline. À environ un mille, j’aperçus une vaste construction, cette masse de granit et d’aluminium où j’étais monté le premier soir. Çà et là, de gigantesques figures, aussi belles et énigmatiques que mon Sphinx Blanc, dressaient la tête par-dessus la verdure ambiante, et partout je voyais les coupoles et les cheminées qui signalent la présence des Morlocks. Les fleurs géantes de ce temps futur, aux feuilles luisantes et aux pétales d’un blanc éblouissant, étaient omniprésentes. Une fois de plus, ce paysage, avec ses floraisons d’une extraordinaire beauté, ses pagodes et ses coupoles nichées dans la verdure, me rappela les Jardins botaniques royaux de Kew, mais un Kew négligé et sauvage qui avait fini par recouvrir l’Angleterre.
À l’horizon se profilait un vaste édifice que je n’avais encore jamais remarqué. Il était quasiment perdu dans les brumes du nord-ouest, en direction du Windsor actuel, trop éloigné et trop flou pour que je pusse en distinguer les détails. Je me promis d’aller un jour jusqu’à Windsor, car assurément, si un édifice quelconque de mon époque avait survécu à l’évolution et à la négligence des millénaires accumulés, ce serait un vestige du massif donjon normand.
Me retournant, je contemplai le bocage qui descendait en direction du Banstead actuel, alternant taillis et collines, avec, çà et là, l’éclat d’un plan d’eau – paysage qui m’était devenu familier lors de mes premières explorations. Et c’était par là – à dix-huit ou vingt milles d’ici – que se dressait le palais de Porcelaine verte. Scrutant le lointain dans cette direction, je crus alors apercevoir vaguement les clochetons de cet édifice, mais mes yeux n’étaient plus ce qu’ils étaient et je n’étais pas sûr que ce fût lui.
Je m’y étais rendu avec Weena à la recherche d’armes et d’autres provisions pour mener la lutte contre les Morlocks. En fait, si mes souvenirs étaient exacts, mon double devait être à l’instant même en train de fouiller à l’intérieur de ces murs verts étincelants !
À une dizaine de milles, une barrière s’interposait entre moi et le palais : une forêt dense et ténébreuse. Même en plein jour, c’était une tache sombre et sinistre d’au moins un mille de diamètre. Avec Weena dans les bras, j’avais traversé ce bois sans problème la première fois, car nous avions attendu le lever du jour ; mais la seconde fois, en revenant du palais (ce soir !), j’allais laisser mon impatience et ma fatigue prendre le dessus. Décidé à retourner au Sphinx dès que possible pour essayer de reprendre possession de ma Machine, j’allais m’enfoncer dans cette forêt en pleine obscurité – et m’endormir –, et les Morlocks fondraient sur nous et enlèveraient Weena.
J’avais eu la chance de m’échapper sans payer cette folie de ma vie ; quant à l’infortunée Weena…
Mais je refoulai ma honte, car à présent j’étais ici, me rappelai-je, pour corriger toutes ces erreurs.
Il était encore assez tôt pour que je pusse atteindre la funeste forêt avant que disparût la lumière du jour. J’étais sans armes, évidemment, mais mon dessein n’était pas d’affronter les Morlocks – il n’en était plus question – mais simplement de sauver Weena. Et pour cela, estimai-je, je ne devrais pas avoir besoin d’armes plus puissantes que mon intellect et mes poings.
La Machine transtemporelle elle-même semblait très exposée, perchée qu’elle était à flanc de coteau et rutilant de tous ses cuivres et nickels. Aussi décidai-je de la dissimuler, bien que je n’eusse aucunement l’intention de m’en resservir. Je tirai le véhicule trapu jusqu’à un taillis proche et le recouvris de branchages et de feuilles. Ce qui se fit non sans peine, vu le poids de la Machine ; j’étais en nage, et les traverses avaient creusé de profonds sillons dans le gazon.
Je me reposai quelques minutes puis commençai à descendre résolument la pente en direction de Banstead.
À peine avais-je parcouru quelques yards que j’entendis des voix. Un instant, je fus saisi d’inquiétude en pensant – malgré la lumière du jour – que ce pût être des Morlocks. Mais ces voix étaient tout à fait humaines et parlaient la langue musicale caractéristique des Éloï. Puis un groupe de cinq ou six de ces petits êtres émergea d’un taillis pour s’engager sur un chemin qui menait au Sphinx Blanc. Je fus à nouveau frappé par leur fragilité et leur petitesse ; hommes et femmes n’étaient pas plus grands que des enfants de mon époque et portaient de simples tuniques violettes et des sandales.
Je fus immédiatement frappé par les similitudes entre cette rencontre et mon arrivée dans cette ère lors de ma première expédition. C’était justement ainsi qu’un groupe d’Éloï m’avait découvert par hasard. Je me souvins qu’ils s’étaient approchés de moi sans peur aucune – plutôt avec de la curiosité –, qu’ils avaient ri et m’avaient parlé.
Or, cette fois-ci, ils se montrèrent circonspects ; en fait, je crus qu’ils m’évitaient. J’ouvris les mains en souriant pour leur montrer que je ne leur voulais pas de mal, mais je savais fort bien la raison de ce changement d’attitude : ils avaient déjà constaté la conduite dangereuse et irrationnelle de mon être antérieur, notamment lorsque j’avais perdu la tête après le vol de la Machine transtemporelle. Ces Éloï avaient le droit d’être prudents !
Je n’insistai pas, et les Éloï, me contournant, gravirent la pente en direction de la pelouse aux rhododendrons ; dès que je fus hors de leur vue, ils reprirent leur mélodieux babil.
Je traversai la campagne pour gagner la forêt. Partout je vis ces puits qui menaient au monde souterrain des Morlocks, et d’où montait, si je m’approchais assez pour l’entendre, l’implacable martèlement sourd de leurs gigantesques machines. La sueur perlait sur mon front et ma poitrine – car la journée demeurait chaude, malgré l’obliquité des rayons solaires en cette fin d’après-midi – et je sentais mon souffle rauque traverser douloureusement mes poumons.
Et ce fut comme si mon immersion dans ce monde réveillait également mes émotions. Weena, pour limitée qu’elle fût, m’avait témoigné de l’affection et avait été la seule créature à le faire en ce monde de l’an 802 701. Et sa perte avait causé en moi la détresse la plus intense.
Mais, lorsque j’en étais venu à relater cette histoire devant mes amis à la lueur familière de ma propre cheminée en 1891, ce chagrin s’était dilué en une pâle image de lui-même, et Weena était devenue le souvenir d’un rêve sans grande réalité.
Or, à présent que j’étais à nouveau sur les lieux et que je foulais un territoire familier, ce chagrin originel me revint dans toute sa force – à croire que je n’étais jamais reparti – et me soutint à chaque pas.
En chemin, je fus assailli par une faim énorme. Je me rendis compte que je ne pouvais me rappeler la dernière occasion où j’avais mangé – ce devait être avant que Nebogipfel et moi ayons quitté l’ère de la Terre blanche – bien que, conjecturai-je, on eût pu dire que mon corps n’avait jamais ingéré de nourriture s’il avait été reconstruit par les Veilleurs ainsi que l’avait suggéré le Morlock ! Toutes subtilités philosophiques mises à part, la faim ne tarda pas à me tenailler le ventre et la chaleur commençait à m’épuiser. Passant devant un réfectoire – vaste palais gris de pierre cannelée –, je décidai de faire un détour.
Je passai sous une arche sculptée aux ornements mutilés et sévèrement dégradés par les intempéries. À l’intérieur, je découvris une vaste salle unique tendue de brun, dont le sol, incrusté de blocs du métal blanc et dur que j’avais déjà observé, était sillonné d’ornières creusées par les pieds menus d’innombrables générations d’Éloï. Des dalles de pierre polie formaient des tables sur lesquelles s’entassaient des piles de fruits ; autour des tables se rassemblaient de petits groupes de charmants Éloï en tunique qui se restauraient en jacassant comme les pensionnaires d’une exotique volière.
Planté là dans mon terne uniforme de jungle, relique du paléocène tout à fait déplacée au milieu de toute cette joliesse ensoleillée, je me pris à regretter que les Veilleurs ne m’eussent pas plus élégamment vêtu ! Un groupe d’Éloï s’approcha de moi et m’entoura. Je sentis leurs petites mains passer sur moi et tirer sur ma chemise comme de doux tentacules. Leurs visages avaient les petites bouches, les mentons pointus et les oreilles réduites caractéristiques de leur race, mais c’était, me sembla-t-il, une variété d’Éloï différente de ceux que j’avais rencontrés près du Sphinx ; et ces petits êtres sans grande mémoire ne pouvaient pas avoir grand-peur de moi.
J’étais venu ici pour sauver un membre de leur espèce et non pour commettre encore un de ces disgracieux barbarismes qui avaient défiguré ma visite précédente ; aussi me soumis-je de bonne grâce à leur inspection.
Je me dirigeai vers les tables, partout suivi d’une petite troupe d’Éloï volubiles. Je dénichai une grappe de fraises hypertrophiées que je fourrai dans ma bouche et ne tardai pas à découvrir plusieurs exemplaires de ces fruits farineux aux gousses à trois facettes qui s’étaient révélés être mon mets favori lors de ma première visite. J’en recueillis une provision que j’estimai suffisante, trouvai un coin ombragé, plus sombre, et m’y installai pour manger, entouré d’une petite muraille d’Éloï curieux.
J’adressai aux Éloï un sourire de bienvenue et tentai de me rappeler les bribes de leur langage rudimentaire que j’avais apprises. Tandis que je leur parlais, ils pressaient leurs frimousses autour de moi, les yeux écarquillés dans la pénombre, les lèvres rouges ouvertes comme celles d’enfants. Je me rassérénai. Je crois que ce furent le naturel de cette rencontre et sa facilité tout humaine qui me charmèrent alors, moi qui avais récemment subi trop d’inhumaines bizarreries ! Les Éloï n’étaient pas humains – ils nous étaient, à leur manière, tout aussi étrangers que les Morlocks –, mais c’étaient des fac-similés acceptables.
J’eus l’impression d’avoir fermé les yeux.
Je revins à moi en sursaut. Il faisait tout à fait sombre. Il y avait moins d’Éloï autour de moi et leurs yeux doux et tolérants semblaient briller dans le noir.
Affolé, je me relevai, faisant pleuvoir les gousses de fruits et les fleurs que les espiègles Éloï avaient disposées sur ma personne. Je retraversai à tâtons la salle principale. Elle était à présent remplie d’Éloï qui dormaient par petits groupes à même le sol métallique. Je passai enfin le seuil et émergeai à la lumière du jour…
Ou, plutôt, de ce qu’il en restait ! Scrutant le ciel comme un dément, j’aperçus, à peine visible, un mince croissant de soleil, lunule étincelante posée sur l’horizon ouest, et, à l’est, une unique planète, Vénus, peut-être.
Poussant un cri, je levai les bras au ciel. Après toutes les résolutions que j’avais prises de racheter mes téméraires imprudences, voilà que j’avais – comble de l’indolence – passé l’après-midi à sommeiller !
Je retrouvai le sentier que j’avais suivi et m’élançai en direction de la forêt. Et dire que j’avais projeté d’arriver dans le bois de jour ! Tandis que la nuit tombait autour de moi, j’aperçus fugitivement des fantômes gris-blanc, à peine visibles à la périphérie de mon regard. Je fis volte-face à chacune de ces apparitions, mais elles se dérobèrent et restèrent hors d’atteinte.
Ces silhouettes étaient évidemment des Morlocks – les Morlocks sournois et brutaux de cette Histoire – et ils me suivaient silencieusement à la trace avec toutes les ressources de leur race de chasseurs. Ma décision de m’engager sans armes dans cette expédition semblait à présent quelque peu imprudente et je me dis qu’aussitôt que j’entrerais dans le bois il me faudrait trouver une branche cassée ou un objet similaire qui pût me servir de matraque.
Je trébuchai plus d’une fois sur le sol inégal, et je crois bien que je me serais foulé les deux chevilles, n’eût été la rigidité de mes bottes de soldat.
Lorsque j’arrivai à l’orée du bois, la nuit était totale.
Je considérai cette étendue de forêt noire et humide et compris la futilité de ma quête. Je me rappelai avoir été entouré d’une foule de Morlocks : comment trouverais-je la malfaisante poignée de brutes qui m’avaient ravi Weena ?
Je songeai à m’enfoncer dans la forêt ; je me souvenais approximativement du chemin que j’avais emprunté la première fois et peut-être rencontrerais-je mon être antérieur accompagné de Weena. Mais la folie de cette procédure me frappa immédiatement. D’abord, j’avais tourné en rond au cours de mes affrontements avec les Morlocks et j’avais fini par évoluer dans le bois plus ou moins au hasard. De plus, je n’avais aucune protection et serais très vulnérable dans l’enceinte ténébreuse de la forêt. J’aurais sans doute la satisfaction d’amocher quelques Morlocks avant qu’ils aient le dessus, mais ils finiraient sûrement par avoir le dessus, et je n’avais en tout cas aucune intention de livrer pareille bataille.
Je m’éloignai donc d’un bon quart de mille jusqu’à ce que je trouvasse un monticule qui surplombait le bois.
L’obscurité m’enveloppait totalement et les étoiles émergèrent dans toute leur splendeur. Comme je l’avais déjà fait la première fois, je tentai de me distraire en recherchant les traces des anciennes constellations ; mais le mouvement propre des étoiles individuelles avait progressivement déformé l’image familière du ciel. Toutefois, la planète que j’avais remarquée tantôt brillait encore au-dessus de moi telle une fidèle compagne.
La dernière fois que j’avais examiné ce ciel modifié, me souvins-je, Weena était à mes côtés, emmitouflée dans ma veste ; nous avions profité de la nuit pour nous reposer sur le chemin du palais de Porcelaine verte. Je me rappelai mes pensées d’alors : j’avais médité sur la petitesse de la vie terrestre comparée aux migrations millénaires des étoiles, et j’avais fugitivement éprouvé une distanciation élégiaque – une vision de l’immensité du temps, bien au-delà de mes problèmes terrestres.
Or il me semblait à présent que j’avais assez de tout cela : des perspectives, des Infinités et des Éternités ; j’étais tendu, impatient d’agir. Je n’étais qu’un homme – avais-je jamais été autre chose ? – qui s’était, une fois de plus, totalement investi dans les rudes préoccupations de l’Humanité, et ma conscience n’était remplie que de mes seuls projets personnels.
Me détournant des étoiles lointaines et insondables, je baissai les yeux sur la forêt devant moi. C’est alors que je vis une douce lueur rose commencer de se répandre à l’horizon sud-ouest. Je me relevai et me mis brusquement à danser de joie. C’était la confirmation qu’après toutes mes aventures j’avais retrouvé, en ce siècle du futur lointain, le jour exact entre tous les jours possibles ! Car cette lueur était un incendie de forêt – incendie imprudemment déclenché par moi-même !
Je m’efforçai de me rappeler précisément ce qui s’était déroulé ensuite dans cette funeste nuit…
L’incendie que j’avais déclenché était pour Weena un phénomène tout nouveau et merveilleux ; elle avait voulu jouer avec ses nappes rouges ourlées d’étincelles ; j’avais été forcé de l’empêcher de se jeter dans cette lumière liquide. Je l’avais ensuite prise dans mes bras – elle s’était débattue – et je m’étais élancé dans cette forêt où la lumière de mon incendie guidait mes pas.
Vite privés de cet éclairage, nous avancions ensuite dans une obscurité seulement atténuée par des tranches de ciel bleu foncé visibles entre les arbres. Je n’avais pas tardé à entendre, au sein de ces ténèbres huileuses, le trottinement de pieds menus et le doux roucoulement de voix s’interpellant tout autour de moi ; je me souvins d’avoir été tiré par le pan de ma veste, puis par la manche.
J’avais déposé Weena à terre afin de pouvoir trouver mes allumettes ; il y avait alors eu une empoignade à mes pieds lorsque ces Morlocks, tels des insectes avides, s’étaient jetés sur le corps de la malheureuse. J’avais gratté une allumette ; lorsque sa tête s’était embrasée, j’avais vu une rangée de visages morlock illuminés comme par un éclair de magnésium, tous levés vers moi avec leurs yeux gris-rouge, puis, en une seconde, ils s’étaient enfuis.
J’avais résolu de faire un nouveau feu et d’attendre le matin. J’avais allumé des fragments de camphre et les avais jetés sur le sol. J’avais arraché des branches aux arbres au-dessus de moi et en avais fait un feu de bois vert à la fumée suffocante…
Je me dressai sur la pointe des pieds et scrutai la forêt. Il faut m’imaginer sous un ciel sans lune, dans ce noir d’encre où la seule lumière venait de l’incendie qui se propageait de l’autre côté du bois.
Là-bas ! De la fumée s’élevait, mince volute découpée en silhouette par la clarté de l’incendie principal. C’était sans aucun doute là que j’avais décidé de résister. L’endroit était assez éloigné – à environ deux milles vers l’est et dans les profondeurs de la forêt –, aussi m’élançai-je sous les frondaisons sans m’autoriser d’autres méditations.
Pendant quelque temps, je n’entendis que le craquement des brindilles sous mes pieds et un ronflement lointain qui devait être le souffle de l’incendie principal. L’obscurité n’était atténuée que par la lueur du feu et les échappées sur le bleu foncé du ciel au-dessus de moi ; je ne voyais que les silhouettes des troncs et des racines et je trébuchai plus d’une fois. Puis j’entendis trottiner autour de moi – un bruit aussi doux que celui de la pluie – et je perçus le bizarre gargouillis caractéristique des voix morlock. Je sentis qu’on me saisissait par la manche de ma chemise, qu’on tirait doucement sur ma ceinture, qu’on me palpait la gorge.
Je lançai les bras à droite et à gauche, rencontrai de la chair et de l’os, et mes assaillants reculèrent ; mais je savais que mon sursis serait de courte durée. Effectivement, quelques secondes plus tard, je fus à nouveau encerclé par leur menu piétinement puis obligé de me frayer de force un chemin dans une grêle de frôlements, d’attouchements glacés et d’audacieux coups de dents sous les regards d’un essaim d’énormes yeux rouges.
C’était une nouvelle plongée dans mon cauchemar le plus profond, dans cette horrible obscurité que j’ai redoutée toute ma vie ! Mais je tins bon, et les Morlocks ne m’attaquèrent pas – pas ouvertement, en tout cas. Je détectai déjà chez eux une certaine agitation – ils couraient en tous sens et de plus en plus rapidement – à mesure que l’incendie lointain gagnait en intensité.
Et, soudain, il y eut dans l’air une nouvelle odeur, légère, presque couverte par celle de la fumée…
De la vapeur de camphre.
Je ne devais pas être à plus de quelques yards de l’endroit où les Morlocks nous avaient surpris Weena et moi pendant que nous dormions : l’endroit où je m’étais battu et où Weena m’avait été enlevée !
J’arrivai en face d’une importante troupe de Morlocks – masse dense tout juste visible derrière la rangée d’arbres immédiatement devant moi – qui se jetaient les uns pardessus les autres comme des asticots voraces pour participer à la mêlée ou à la curée. Jamais je n’en avais vu autant. J’aperçus un homme qui luttait pour se dégager de leur cohue. Il disparut sous une lourde masse de Morlocks qui le saisirent par le cou, les cheveux et les bras, et il tomba. Mais je vis alors un bras émerger en brandissant une barre de fer – arrachée, me rappelai-je, à une machine du palais de Porcelaine verte – et en frapper énergiquement les Morlocks. Ils se reculèrent brièvement, et bientôt il avait réussi à s’adosser à un arbre. Ses cheveux se dressaient sur son crâne volumineux, il ne portait aux pieds que des chaussettes déchirées et ensanglantées. Les Morlocks revinrent frénétiquement à l’assaut ; il brandit sa barre de fer et j’entendis le craquement spongieux des têtes morlock.
Je songeai un instant à me joindre à lui, mais je savais que ce n’était pas nécessaire. Il survivrait, réussirait tant bien que mal à sortir de cette forêt – seul, pleurant la perte de Weena – et soustrairait sa Machine transtemporelle aux manigances des sournois Morlocks. Je restai dans l’ombre des arbres et je suis convaincu qu’il ne me vit pas…
Je me rendis compte alors que Weena était déjà loin d’ici ; à ce stade du conflit, les Morlocks me l’avaient déjà enlevée !
Je fis volte-face, désespéré. J’avais de nouveau laissé ma concentration se relâcher. Avais-je déjà échoué ? Avais-je perdu Weena encore une fois ?
À ce moment-là, une forte panique s’était emparée des Morlocks en présence du feu ; ils fuyaient l’incendie en rangs serrés, leurs dos bossus et velus teintés de rouge. Puis j’aperçus une harde de Morlocks – quatre, en fait – qui s’éloignaient du feu en trébuchant parmi les arbres. Je vis alors qu’ils transportaient quelque chose : un objet immobile, pâle et flasque, avec un soupçon de blanc et d’or…
En rugissant, je m’élançai à grand fracas dans les broussailles. Les quatre têtes morlock pivotèrent jusqu’à ce que leurs yeux énormes, gris-rouge, fussent braqués sur moi ; alors, les poings levés, je fondis sur eux.
Il n’y eut pas vraiment de combat. Les Morlocks laissèrent choir leur précieux fardeau pour me tenir tête, constamment distraits, toutefois, par la clarté qui s’intensifiait derrière eux. Un de ces petits monstres me planta ses crocs dans le poignet ; je lui martelai le visage de coups de poing – je sentis l’os crisser sous l’impact –, et il lâcha prise quelques secondes plus tard ; puis ils s’enfuirent tous les quatre.
Je me penchai et ramassai littéralement Weena – la pauvre petite créature était aussi légère qu’une poupée ; son état me fendit le cœur. Sa robe était déchirée et salie, son visage et sa chevelure dorée étaient souillés de suie et de cendre, et il me sembla qu’elle avait une brûlure à la joue. Je remarquai également les minuscules empreintes des crocs morlock dans la chair tendre de sa nuque et de ses bras.
Elle avait totalement perdu connaissance et je ne pouvais dire si elle respirait ou non ; je crus qu’elle était peut-être déjà morte.
Je retraversai la forêt au pas de course avec Weena au creux de mes bras.
J’avais du mal à me diriger dans cette obscurité enfumée : l’incendie fournissait, certes, une clarté jaune et rouge, mais il changeait la forêt en un jeu d’ombres mouvantes et trompeuses. À plusieurs reprises, je me cognai à des arbres ou butai sur quelque monticule ; et la pauvre Weena, j’en ai peur, était à chaque fois rudement secouée.
Nous avancions au milieu d’un flot de Morlocks qui, tous, fuyaient l’incendie avec autant d’énergie que moi. Leurs dos velus renvoyaient l’éclat rouge des flammes, leurs yeux étaient des disques d’une douleur quasi palpable. Ils trébuchaient dans tous les sens, heurtant des arbres du front et se menaçant mutuellement de leurs petits poings quand ils ne rampaient pas sur le sol en gémissant, à la recherche d’un soulagement illusoire contre la chaleur et la lumière. Lorsqu’ils me bousculaient, je les chassais à coups de poing et de pied ; mais il était clair qu’aveuglés comme ils l’étaient ils ne représentaient aucun danger pour moi, et, au bout d’un moment, je découvris qu’il suffisait de les repousser d’une simple bourrade.
À présent que j’étais habitué à la tranquille dignité de Nebogipfel, la nature bestiale de ces Morlocks originels aux mâchoires pendantes, aux cheveux sales et emmêlés et à la posture voûtée – certains couraient les mains frôlant le sol – était déprimante à l’extrême.
Nous arrivâmes soudain à la lisière du bois. Je franchis tant bien que mal la dernière rangée d’arbres et me retrouvai en train de tituber dans une prairie.
J’aspirai de généreuses goulées d’air et me retournai pour contempler la forêt en feu. La fumée ondoyante formait une colonne qui s’élevait dans le ciel, occultant les étoiles. Et je vis, au cœur de la forêt, des flammes gigantesques, hautes de plusieurs centaines de pieds, qui s’étiraient verticalement comme des édifices. Les Morlocks continuaient de fuir l’incendie, mais en nombre de plus en plus réduit ; et ceux qui émergeaient du bois étaient blessés et échevelés.
Je me retournai et continuai d’avancer au milieu d’herbes hautes et raides. La chaleur intense que je sentais dans mon dos finit par diminuer au bout d’environ un mille et l’aveuglante clarté écarlate de l’incendie s’atténua en une simple lueur. Après quoi, je ne vis plus de Morlocks.
Je gravis une colline et, dans la vallée subséquente, j’arrivai dans un lieu que j’avais déjà visité la première fois. Il y avait là des acacias, un certain nombre de dortoirs et une statue incomplète et mutilée qui m’avait rappelé un faune. Nichée au creux de la vallée, je découvris la petite rivière dont j’avais conservé le souvenir. Sa surface turbulente et inégale reflétait la clarté stellaire. Je fis halte sur la berge et déposai délicatement Weena sur le sol. L’eau était froide et coulait rapidement. Je déchirai ma chemise et en plongeai un lambeau dans le courant ; je m’en servis pour baigner le visage de l’infortunée Weena et lui faire boire quelques gouttes d’eau.
Ainsi veillai-je jusqu’à la fin de cette Nuit Obscure, assis au bord de la rivière, la tête de Weena reposant sur mes genoux.
Le lendemain matin, je vis l’autre émerger en piteux état de la forêt incendiée. Son visage zébré de coupures mal refermées était pâle comme la mort, sa veste était sale et empoussiérée ; il boitait pire qu’un chemineau fatigué, les pieds ensanglantés enveloppés à cru d’herbes roussies. J’eus un pincement au cœur – était-ce de la compassion ou de la gêne ? – en le voyant aussi mal en point. Était-ce vraiment moi ? Avais-je présenté pareil spectacle à mes amis en revenant de cette première expédition ?
Une fois de plus, je fus tenté de lui proposer mon aide ; mais je savais qu’il n’en avait pas besoin. Mon moi antérieur se reposerait de ses fatigues en dormant au grand soleil de la journée puis, à l’approche du soir, il retournerait au Sphinx Blanc pour reprendre sa Machine transtemporelle.
Finalement, après un ultime affrontement avec les Morlocks, il disparaîtrait dans un tourbillon dématérialisant.
Je demeurai donc avec Weena au bord de la rivière, la soignai tandis que le soleil montait dans le ciel et priai qu’elle s’éveillât.
Les premiers jours furent pour moi les plus difficiles, car j’étais arrivé ici sans le moindre outil.
Au début, je fus forcé de vivre parmi les Éloï, partageant avec eux les fruits que leur apportaient les Morlocks et les ruines complexes qui leur servaient de dortoirs.
Lorsque la lune déclina et que s’annonça la nouvelle séquence de Nuits Obscures, je fus frappé par l’audace avec laquelle les Morlocks remontaient de leurs cavernes pour assaillir leur bétail humain ! Je me postai à l’entrée d’un dortoir, armé de bouts de fer et de fragments de maçonnerie. Ainsi parvins-je à leur résister, mais je ne pouvais pas tous les empêcher d’entrer – les Morlocks grouillaient comme de la vermine au lieu de combattre à la manière organisée des humains – et, de surcroît, je ne pouvais défendre qu’un dortoir parmi les centaines qui parsemaient la vallée de la Tamise.
Rien dans toute mon expérience n’a été aussi morne que ces heures noires, heures d’effroi et d’absolue détresse pour les Éloï sans défense. Et pourtant, avec l’arrivée du jour, cette obscurité était déjà bannie des modestes cerveaux des Éloï, qui étaient alors disposés à jouer et à rire comme si les Morlocks n’existaient pas.
J’étais résolu à modifier cet arrangement, car c’était, après tout – avec le sauvetage de Weena –, mon intention première en retournant ici.
J’ai exploré plus largement la campagne environnante. Je devais faire piètre figure quand j’arpentais les collines avec ma barbe inculte et spectaculaire, mon crâne brûlé par le soleil et ma corpulente anatomie drapée dans l’étoffe criarde des Éloï ! Il n’y a bien sûr ni moyen de transport ni bêtes de somme pour faciliter mes déplacements, et je n’ai que les restes de mes bottes de 1944 pour me protéger les pieds. J’ai tout de même poussé jusqu’à Hounslow et Staines à l’ouest, Barnet au nord, Epsom et Leatherhead au sud ; vers l’est, j’ai suivi le cours de la Tamise jusqu’à Woolwich.
Partout j’ai trouvé la même image : une contrée verdoyante parsemée de ruines, les palais et les demeures des Éloï, et, omniprésente, la sinistre ponctuation des puits morlock. Il se peut qu’en France ou en Écosse la situation soit très différente, mais je ne le crois pas. Toute l’Angleterre, sans parler des régions voisines, est infestée par les Morlocks et minée par leurs souterrains.
J’ai donc été contraint d’abandonner mon dessein initial, qui consistait à emmener un groupe d’Éloï hors de portée des Morlocks : je sais maintenant que les Éloï ne peuvent échapper aux Morlocks, et vice versa, car la dépendance des Morlocks par rapport aux Éloï, que j’aurais tendance à trouver moins répugnante, est tout aussi dégradante pour l’âme de ces sous-hommes nocturnes.
J’ai commencé, discrètement, à chercher d’autres manières de vivre.
Je résolus d’élire domicile dans le palais de Porcelaine verte. C’était l’un de mes projets lors de ma première visite, car, bien que j’y eusse décelé des preuves de l’activité des Morlocks, ce vénérable musée aux vastes salles et de construction robuste m’avait semblé la meilleure forteresse qui se pût défendre contre la ruse et les talents acrobatiques des Morlocks, et je conservais l’espoir que bien des artefacts et des reliques qui y étaient entreposés pussent servir à mes projets futurs. En outre, cette ruine, monument dédié à l’intellect, avec ses fossiles à l’abandon et ses bibliothèques écroulées, avait de quoi solliciter mon imagination ! C’était comme un grandiose vaisseau du passé, la quille brisée sur les récifs du temps ; et j’étais un naufragé de la même époque, un Robinson Crusoé rescapé de l’Antiquité.
Je réitérai et prolongeai mon exploration des salles et autres pièces caverneuses du palais. Je décidai de m’établir dans cette salle de minéralogie découverte lors de ma première visite, remplie d’échantillons bien conservés – mais totalement inutiles – d’une gamme de minéraux que j’eusse été bien en peine de nommer tous. Cette salle est sensiblement plus petite que certaines autres et d’autant plus facile à défendre ; et, quand je l’eus balayée et que j’eus allumé du feu, je finis par la trouver presque accueillante. Depuis lors, en étayant les vantaux brisés des portes et en obturant les brèches des vieux murs, j’ai étendu ma forteresse aux salles contiguës. Visitant la galerie de paléontologie, où trônait un gigantesque et inutile squelette de brontosaure, je découvris par hasard une collection d’ossements répandus sur le sol – manifestement par les espiègles Éloï – qu’il me fut à première vue impossible de reconnaître ; or, quand je reconstituai grossièrement les squelettes, je crus que c’étaient ceux d’un cheval, d’un chien, d’un bœuf et, me sembla-t-il, d’un renard. Bref, c’étaient les ultimes reliques des animaux familiers de mon Angleterre disparue ; mais les os en étaient trop dispersés et fragmentés – et mes notions d’anatomie trop imprécises – pour que j’eusse la certitude de les avoir identifiés.
Je suis également retourné dans la galerie en pente, mal éclairée, qui recèle les vestiges monstrueux de grandioses machines, car elle m’a servi de mine de pièces détachées pour fabriquer toutes sortes d’outils, et non plus seulement des armes. J’ai passé un certain temps à étudier un appareil qui ressemblait à une machine dynamo-électrique ; à première vue, il n’était pas excessivement délabré, et je me pris à imaginer de le mettre en marche et d’allumer ainsi ceux des globes brisés suspendus au plafond qui pourraient lui être reliés. Je supputai que l’éblouissante clarté de l’éclairage électrique et le bruit de la dynamo suffiraient à mettre en fuite les Morlocks ! Mais je ne dispose de rien qui puisse servir de carburant ni de lubrifiant ; de plus, les pièces délicates de ce monstre sont grippées et rouillées et j’ai donc été contraint d’abandonner ce projet.
Au cours de mon exploration du palais, je découvris une nouvelle pièce exposée qui eut l’heur de me plaire. Elle se trouvait non loin de la galerie contenant la maquette de la mine d’étain que j’avais observée la première fois, et c’était apparemment la maquette d’une grande ville. Cette pièce était si minutieusement détaillée et si volumineuse qu’elle remplissait presque une salle à elle seule ; le tout était protégé par une sorte de pyramide en verre, sur laquelle je dus essuyer des siècles de poussière accumulée avant de voir quoi que ce fût. Cette ville miniature avait manifestement été construite dans un futur très lointain par rapport à mon époque, mais la maquette était si ancienne dans cette ère crépusculaire que ses vives couleurs avaient eu le temps de pâlir à la lumière du soleil, même filtrée par la poussière. J’imaginai que cette ville était un avatar de Londres, car je crus reconnaître la morphologie caractéristique de la Tamise représentée par un ruban de verre qui serpentait au cœur de la maquette. Mais c’était un Londres considérablement transformé par rapport à la ville que je connaissais. La capitale était dominée par sept ou huit gigantesques palais de verre – qu’on imagine un Crystal Palace démesuré et plusieurs fois dupliqué, et l’on aura quelque idée de l’effet produit –, eux-mêmes reliés par une sorte de cuirasse en verre qui caparaçonnait intégralement la ville. Il n’y avait là rien de la sombre atmosphère du Dôme de Londres en 1938, car cet immense toit servait, me semblait-il, à capter et à amplifier le rayonnement solaire, et des alignements de réverbères – dont les minuscules ampoules ne fonctionnaient plus sur la maquette – sillonnaient la capitale. Une forêt de gigantesques moulins à vent – dont les ailes ne tournaient pas non plus – se dressait sur ce toit parsemé çà et là de vastes plates-formes au-dessus desquelles planaient des modèles réduits de machines volantes. Ces engins, sortes de libellules géantes, étaient surmontés de plusieurs étages d’ailes immenses, et des rangées de passagers miniatures étaient assis dans leurs nacelles.
Oui, des humains ! des femmes et des hommes, peu différents de moi. Car cette ville datait d’une époque qui n’était pas si démesurément éloignée de la mienne au point que la main grossière de l’évolution eût déjà remodelé l’espèce humaine.
De larges routes se déroulaient au-dessus de la campagne et reliaient ce Londres futur à d’autres métropoles – du moins le supposai-je. Ces routes étaient peuplées de mécanismes démesurés : monocycles portant chacun une vingtaine d’hommes, énormes fourgons de marchandises qui semblaient ne pas avoir de conducteur et devaient donc être mécaniquement guidés, et ainsi de suite. Il n’y avait cependant pas de détails pour représenter le paysage entre les routes, rien qu’une surface grise et uniforme.
L’ensemble était si vaste – on eût dit un édifice unique, énorme – qu’il eût pu loger, j’imagine, vingt ou trente millions d’habitants au lieu des maigres quatre millions du Londres de mon époque. Une grande partie de la maquette avait des murs et des planchers évidés, aussi pouvais-je discerner de minuscules figurines représentant la populace disposées sur les douzaines de niveaux que comportait la capitale. Aux niveaux supérieurs, ces habitants étaient vêtus de costumes variés et multicolores – capes écarlates, couvre-chefs aussi spectaculaires et incommodes qu’une crête de coq, et j’en passe. Ces strates supérieures m’évoquaient un monde d’aisance et de loisirs, formant comme une mosaïque à plusieurs niveaux de boutiques, de parcs, de bibliothèques, de somptueuses demeures, et cetera.
Mais à la base de la ville – au rez-de-chaussée et au sous-sol, pour ainsi dire – il en allait tout autrement. D’énormes machines y étaient tapies, des conduites, des tuyaux et des câbles de dix ou vingt pieds de diamètre (en grandeur réelle) serpentaient sur les plafonds. Des pantins étaient placés là aussi, mais ils étaient uniformément vêtus d’une sorte de toile bleu pâle et les services disponibles se limitaient à de grands réfectoires et dortoirs ; il me sembla que ces travailleurs inférieurs ne devaient en général guère avoir l’occasion de profiter de la lumière dans laquelle baignait l’existence de la haute société.
Ce modèle réduit était ancien et loin de la perfection : ici, dans un angle, la pyramide protectrice s’était effondrée, et la maquette, écrasée, était méconnaissable ; là, les figurines humaines et les machines avaient été renversées ou brisées au fil des années par de menus bouleversements ; ailleurs encore, les pantins en tenue bleue avaient été disposés en cercles et autres motifs comme par les doigts espiègles des Éloï. Malgré tout, la cité miniature ne laisse pas d’être pour moi une source de fascination continuelle, car ses habitants et ses mécanismes me sont assez proches pour susciter ma curiosité sans la frustrer, et j’ai passé de longues heures à découvrir de nouveaux secrets dans sa construction.
Il me semble que cette vision du futur pourrait représenter une sorte de phase intermédiaire dans le développement de la tragique situation où je me suis retrouvé. Il y avait ici un point dans le temps où la scission de l’humanité entre Supérieurs et Inférieurs restait essentiellement un artefact social et n’avait pas encore commencé à influencer l’évolution de l’espèce elle-même. La capitale était une grandiose et magnifique structure, mais – si elle conduisait au monde des Morlocks et des Éloï – c’était un monument à la plus colossale folie que l’Humanité eût à se reprocher !
Le palais de Porcelaine verte est situé sur une haute colline gazonnée entourée de prairies bien irriguées. Je démontai ma Machine transtemporelle, fouillai le palais à la recherche de matériaux à partir desquels je fabriquai de simples houes et râteaux. Je bêchai la terre des prairies environnantes et y plantai des graines de fruits morlock.
Je persuadai un certain nombre d’Éloï de se joindre à moi dans cette entreprise. Au début, croyant à un nouveau jeu, ils se montrèrent d’assez bonne volonté, mais ils perdirent leur enthousiasme quand je les eus maintenus à leur tâche répétitive pendant de longues heures, et j’éprouvai quelque remords en voyant leurs délicates tuniques maculées de terre et leurs jolis minois ovales mouillés de larmes de frustration. Mais je tins bon et, quand le travail devenait trop monotone, je les distrayais avec des jeux et des danses, voire de maladroites interprétations du Land of the Leal et de ce que j’avais retenu de la musique swing de 1944 – qui leur plaît particulièrement –, et ils se sont peu à peu adaptés à mes exigences.
Les cycles végétaux sont difficiles à prévoir en cette ère dépourvue de saisons, et je n’eus guère que quelques mois à attendre avant que les premiers plants portassent fruit. Lorsque je les présentai aux Éloï, ma joie ne suscita que de l’étonnement sur leurs visages menus, vu que ma modeste production initiale ne pouvait rivaliser en saveur et en richesse avec les provisions des Morlocks. Mais j’appréhendais quant à moi la signification de ces aliments au-delà de leur volume et de leur goût. Car avec ces premières récoltes j’avais entamé la lente désolidarisation des Éloï et des Morlocks.
J’ai trouvé suffisamment d’Éloï aptes au travail pour créer un certain nombre de petites fermes dispersées dans la vallée de la Tamise. Aussi, pour la première fois depuis d’innombrables millénaires, y a-t-il des groupes d’Éloï qui peuvent subsister tout à fait indépendamment des Morlocks.
Je suis quelquefois pris de lassitude et j’ai le sentiment que je suis en train de modifier l’instinct d’animaux intelligents plutôt que de les instruire ; mais c’est déjà un début. Et je travaille avec les plus réceptifs des Éloï à enrichir leur vocabulaire et à encourager leur curiosité, car, voyez-vous, mon intention est de remettre les esprits en éveil !
Mais je sais qu’il ne suffit pas de provoquer et de stimuler ainsi les Éloï ; car ils ne sont pas seuls sur cette Terre future. Et, si les réformes que j’ai mises en place chez les Éloï se poursuivent, l’équilibre, si malsain soit-il, entre les Éloï et les Morlocks disparaîtra. Et les Morlocks devront inévitablement réagir.
Une nouvelle guerre entre ces espèces posthumaines serait, me semble-t-il, désastreuse, car je ne puis guère imaginer que mes précaires initiatives agricoles survivent aux assauts méthodiques des Morlocks. Et il me faut bannir de mon esprit toute notion périmée de loyauté envers un camp ou l’autre ! En tant qu’homme du dix-neuvième siècle, je suis naturellement bien disposé envers les Éloï, car ils semblent plus humains, et mon travail avec eux a été agréable et fructueux. En fait, ce n’est pas sans effort que je me rappelle que ces petits êtres ne sont pas humains, et je crois que si je voyais à présent un homme de mon propre siècle je serais étonné par sa taille, sa carrure et sa lourdeur !
Mais ni les Éloï ni les Morlocks ne sont humains – ils sont posthumains les uns comme les autres – nonobstant mes préjugés surannés. Et je ne peux résoudre l’équation de cette Histoire dégénérée sans l’aborder sous ses deux faces.
Je dois donc affronter la face obscure.
J’ai résolu de descendre une fois encore dans le complexe souterrain des Morlocks. Il faut que je trouve des moyens pour négocier avec ces êtres cavernicoles, travailler avec eux comme j’ai travaillé avec les Éloï. Je n’ai aucune raison de croire que c’est impossible. Je sais que les Morlocks ont une certaine intelligence : j’ai vu leurs grandioses machines souterraines et je me souviens que, lorsque j’étais leur prisonnier, ils avaient démonté, nettoyé et même huilé la Machine transtemporelle ! Il se peut que sous leur laideur extérieure les Morlocks soient dotés d’un instinct plus proche de l’ingénierie et de l’esprit d’entreprise de mon siècle que celui des Éloï, passifs comme du bétail.
Je sais bien – c’est Nebogipfel qui me l’a appris ! – qu’une bonne part de mon horreur des Morlocks est de nature instinctive et découle d’un complexe d’expériences, de cauchemars et de craintes à l’intérieur de mon âme, sans rapport avec ce lieu. J’ai depuis l’enfance horreur de l’obscurité et des lieux souterrains ; il y a cette peur du corps et de sa corruption diagnostiquée par Nebogipfel – répugnance que je partage, je crois, avec bien des gens de mon époque – et, de plus, je suis assez honnête pour reconnaître que je suis un homme de ma classe et qu’en tant que tel je n’ai guère à voir avec les masses laborieuses de mon temps et que j’ai, dans mon ignorance, développé – hélas ! – un certain mépris mêlé de crainte. Et tous ces fragments de cauchemar sont amplifiés cent fois dans mes réactions envers les Morlocks ! Mais pareille grossièreté de caractère est indigne de moi, ou de mes semblables, ou de la mémoire de Nebogipfel. J’ai résolu de repousser cette noirceur intérieure et de considérer les Morlocks non comme des monstres mais comme de potentiels Nebogipfel.
Cette planète est riche, et il n’est pas nécessaire que, pour subsister, les vestiges de l’humanité s’entre-dévorent de l’atroce manière à laquelle l’évolution les a accoutumés. La lueur de l’intellect s’est assombrie dans cette Histoire-ci, mais elle n’est pas éteinte. Les Éloï conservent des fragments du langage humain et les Morlocks possèdent d’évidentes compétences mécaniques.
Je rêve de pouvoir avant ma mort faire naître de ces braises un nouveau feu de rationalité.
Oui, c’est pour moi un rêve altier et un grandiose héritage !
J’ai trouvé ces restes de papier en explorant un profond caveau sous le palais de Porcelaine verte. Les pages avaient été préservées par leur emballage en rames serrées dont l’air avait été exclu. Il ne m’a pas été difficile de confectionner une plume avec des morceaux de métal, et de l’encre à partir de colorants végétaux ; et, pour m’adonner à ces écritures, je suis retourné à mon siège favori en métal jaune au sommet de Richmond Hill, à moins d’un demi-mille de l’emplacement de mon ancien domicile ; tandis que j’écris, le val de Tamise me tient compagnie : cette charmante contrée dont j’ai observé l’évolution tout au long des ères géologiques.
J’ai abandonné le voyage transtemporel et m’y suis depuis longtemps résigné ; de fait, ainsi que je l’ai signalé, j’ai mis en pièces mon véhicule, dont les éléments ont servi d’instruments aratoires et autres dispositifs plus utiles qu’une Machine transtemporelle. (J’ai conservé les deux manettes de commande blanches – elles sont à côté de moi, à présent, sur le banc, tandis que j’écris.) Toutefois, alors que je suis assez satisfait de ce que j’ai accompli ici, j’ai toujours été irrité par l’impossibilité de communiquer à mes contemporains mes découvertes et observations ainsi que la moindre relation de mes aventures sans cesse renouvelées. Peut-être est-ce là simplement ma vanité qui parle ! Mais ces pages m’ont à présent donné l’occasion d’y remédier.
Pour préserver ces fragiles feuillets de la décomposition, j’ai choisi de les enfermer hermétiquement dans leur emballage d’origine. Je placerai ensuite le tout à l’intérieur d’un récipient que j’ai construit à partir du quartz dopé à la plattnérite prélevé sur ma Machine transtemporelle. J’ensevelirai ensuite ce récipient aussi profondément que possible.
Je ne dispose pas d’un moyen fiable de transmettre mon récit aux générations futures ou passées – encore moins à quelque autre Histoire –, et le présent mémoire risque de pourrir sous terre. Mais il me semble que l’enveloppe de plattnérite donnera à mon message les meilleures chances d’être détecté par tout nouveau Voyageur transtemporel venant de la Multiplicité ; et il se peut même qu’à la faveur d’un courant aléatoire des Fleuves du Temps mes paroles puissent retrouver le chemin de mon siècle d’origine.
En tout cas, je ne puis faire mieux ! Et j’éprouve un certain contentement à présent que je me suis engagé dans cette voie.
J’achèverai et clorai hermétiquement ce mémoire avant mon départ pour le monde des Ombres, car je reconnais que mon expédition chez les Morlocks n’est pas sans danger et risque d’être un voyage sans retour. Mais c’est une mission que je ne peux guère plus retarder ; j’ai passé l’an cinquantième de mon âge et bientôt je risque de ne plus pouvoir affronter l’épuisante perspective de circuler verticalement dans les nombreux puits des Morlocks !
Une fois revenu, j’entreprendrai de compléter cette monographie d’une annexe qui résumera mes aventures souterraines.
Il est tard. Je suis prêt à descendre.
Que disait le poète ? « Si les portes de la perception étaient nettoyées, le monde apparaîtrait à l’homme tel qu’il est, infini », ou quelque chose dans ce style, en tout cas : on me pardonnera d’être inexact, car je ne peux vérifier cette citation… J’ai vu l’Infini et l’Éternel. Je n’ai jamais perdu la vision de ces Univers parallèles accumulés sur l’étendue ensoleillée, plus serrés que les pages d’un livre ; et je n’ai pas non plus oublié l’éclat stellaire de l’Histoire optimale, qui, je le pense, vivra à jamais dans mon âme.
Mais aucune de ces grandioses visions ne peut rivaliser avec les fugitifs instants de tendresse qui ont illuminé l’obscurité de ma vie solitaire. J’ai bénéficié de la loyauté et de la patience de Nebogipfel, de l’amitié de Moïse et de la chaleur humaine d’Hilary Bond ; et rien dans toutes mes réussites ni mes aventures – rien de ces visions transtemporelles ni de ces infinis espaces étoilés – ne vivra dans mon cœur aussi longtemps que le moment où, par ce premier matin ensoleillé après mon retour en ce lieu, lorsque, assis au bord de la rivière, je baignais le visage oblong de Weena, sa poitrine enfin se souleva. Elle toussa, ses jolis yeux s’ouvrirent en tremblant pour la première fois et je vis qu’elle n’était pas morte ; et, lorsqu’elle me reconnut, ses lèvres s’épanouirent en un sourire de bonheur.