LIVRE TROIS La Guerre avec les Allemands

1. Une nouvelle vision de Richmond

Ce dernier voyage dans le temps fut agité de secousses et même plus désorientant que d’ordinaire, sans doute, supputai-je, à cause de la répartition inégale des fragments de plattnérite dans l’Automoteur. Mais le trajet fut bref, et l’impression de chute libre finit par s’atténuer complètement.

Les bras repliés, les bajoues pressées contre la poitrine pendant tout le voyage, Filby avait été l’image même de la détresse. Il leva alors les yeux vers ce que j’avais pris pour une horloge murale et fit claquer sa main contre son genou osseux.

— Ah ! ça y est ! Une fois de plus, nous voici le seize juin de l’an de grâce 1938.

Et de commencer à détacher ses liens.

Je me levai de ma chaise et regardai cette « horloge » de plus près. Je découvris que, même si les aiguilles formaient un cadran horaire conventionnel, l’instrument comportait aussi plusieurs petits cadrans chronométriques. Je tapotai d’un geste méprisant la lunette en verre et dis à Moïse :

— Regardez-moi ceci ! C’est une horloge chronométrique, mais qui donne les années et les mois : un superflu technologique, Moïse, typique des projets gouvernementaux. Je suis étonné de ne pas voir de petites poupées avec des imperméables et des chapeaux de soleil pour indiquer les saisons !

Quelques minutes plus tard, nous fûmes rejoints par le capitaine Hilary Bond et le jeune soldat qui nous avait pris en charge à Richmond Hill et qui s’appelait, nous dit Bond, Harry Oldfield. La petite cabine devint encore plus exiguë.

— J’ai reçu des instructions à votre sujet, dit le capitaine Bond. Ma mission est de vous escorter jusqu’au Collège impérial, où s’effectuent des recherches sur la Guerre par déplacement transtemporel.

Je n’avais jamais entendu parler de cet établissement, mais je ne cherchai pas à en savoir plus.

Oldfield nous apporta une caisse de masques à gaz et d’épaulettes métalliques.

— Servez-vous, dit-il, et vous auriez intérêt à les mettre.

Moïse brandit un masque à gaz avec un dégoût manifeste.

— Vous ne pouvez vous attendre que j’introduise ma tête dans pareil dispositif.

— Oh, si, il le faut, dit Filby, impatient.

Et je vis qu’il boutonnait déjà le masque sur son visage joufflu.

— Vous savez, nous avons un peu de chemin à faire à l’air libre, expliqua-t-il. Et c’est dangereux. Oui, dangereux.

— Allons, dis-je à Moïse tout en prenant d’un air farouche un masque et des épaulettes. Nous ne sommes plus chez nous, mon vieux, j’en ai peur.

Malgré leur poids, ces épaulettes se fixèrent facilement sur ma veste ; mais le masque qu’Oldfield me donna, bien que spacieux et parfaitement adapté à ma tête, était des plus inconfortables. Les oculaires jumelés s’embuèrent presque immédiatement et les renforts de cuir et de caoutchouc ne tardèrent pas à se couvrir de sueur.

— Jamais je ne pourrai m’y habituer, dis-je.

— J’espère que nous n’allons pas rester ici assez longtemps pour nous y habituer, dit Moïse entre ses dents, la voix étouffée par son propre masque.

Je me tournai vers Nebogipfel. Le malheureux Morlock – déjà fagoté dans son uniforme d’écolier – était à présent affublé d’un masque ridicule trop gros pour lui de plusieurs tailles : lorsqu’il bougeait la tête, le filtre en trompe de mouche à l’avant du masque oscillait véritablement.

Je lui tapotai la tête.

— Vous allez enfin vous fondre dans la masse, Nebogipfel.

Il s’abstint de répondre.


Nous émergeâmes de la matrice métallique du Raglan à la vive lumière d’un jour d’été. Il était environ deux heures de l’après-midi et le soleil éclaboussait les ternes couleurs de l’Automoteur. Mon masque s’emplit immédiatement de sueur et de buée et j’eus grande envie de retirer ce lourd accessoire qui me serrait la tête.

Le ciel au-dessus de nous était immense, bleu foncé et sans nuages, bien que j’aperçusse ça et là de minces lignes et tortillons blancs, traînées de vapeur ou de cristaux de glace gravées sur le firmament. Je vis un point brillant à l’extrémité d’une de ces traînées ; peut-être était-ce la lumière du soleil renvoyée par le métal de quelque machine volante.

L’Automoteur était perché sur une version de Petersham Road qui avait beaucoup changé par rapport à celle de 1873 et même à celle de 1891. Je reconnus la plupart des maisons de mon époque : même la mienne était encore debout ; la grille était attaquée par la corrosion et couverte de vert-de-gris. Mais les jardins et les bas-côtés semblaient avoir été uniformément labourés et affectés à la culture d’un légume que je ne reconnus pas. Et je constatai que bien des maisons avaient subi de gros dégâts. Certaines étaient réduites à guère plus qu’une façade : le toit et les cloisons intérieures avaient été soufflés. Çà et là, des immeubles avaient été noircis et éventrés par le feu ; et d’autres n’étaient plus que décombres. Même ma propre maison avait été atteinte et le laboratoire était entièrement démoli. Et ces dégâts n’étaient pas récents : une verdure résurgente et vitale s’était approprié l’intérieur de nombre de ces demeures ; la mousse et de jeunes plantes tapissaient les vestiges des salons et couloirs, et le lierre pendait en insolites rideaux sur les fenêtres béantes.

Je constatai que les arbres s’étageaient encore jusqu’à la Tamise sur la même pente boisée. Mais les arbres eux-mêmes avaient été touchés : je vis des moignons de branches cassées, des troncs roussis, et d’autres atteintes suggérant qu’un grand vent ou un grand incendie était passé par là. La jetée était intacte, mais de Richmond Bridge ne restaient plus que les appuis latéraux, noircis et tronqués ; la travée était complètement détruite. La plupart des prés bordant la Tamise en direction de Petersham avaient été affectés à la culture du même insolite légume qui peuplait les jardins et une écume brune flottait sur le fleuve lui-même.

On ne voyait personne. Il n’y avait pas de circulation ; les mauvaises herbes poussaient au travers des chaussées défoncées. Je n’entendais ni gens – ni cris, ni rires, ni jeux d’enfants – ni bêtes : pas d’animaux, pas de chevaux, pas de chants d’oiseaux.

De la gaieté qui avait jadis caractérisé un après-midi de juin au pied de la colline – les éclairs lancés par les avirons, les rires des plaisanciers qui remontaient le fleuve –, rien ne subsistait.

Tout cela avait à présent disparu en cette sinistre année et peut-être pour toujours. Richmond était un désert, une ville morte. Je songeai alors aux ruines splendides du monde-jardin de l’an 802 701. J’avais cru tout cela loin de moi ; jamais je n’avais imaginé voir mon Angleterre natale dans un tel état !

— Mon Dieu ! dit Moïse. Quelle catastrophe, quelle destruction ! L’Angleterre est-elle abandonnée ?

— Oh non ! dit vivement le soldat Oldfield. Mais des lieux comme celui-ci ne sont plus sûrs, voilà tout. Il y a le gaz, et puis les torpilles aériennes. La plupart des gens, voyez-vous, se sont réfugiés dans les dômes.

— Mais, protestai-je, tout est tellement délabré. Filby, qu’est devenu le moral de notre peuple ? Où est la volonté de s’atteler à la tâche et de réparer tout cela ? Ce serait faisable, non ?

Filby appuya une main gantée sur mon bras.

— Un de ces jours, quand cette maudite guerre sera terminée, on fera revivre tout ça, hein ? Et tout redeviendra comme avant. Mais pour l’instant…

La voix lui manqua et je ne pus voir son expression.

— Allons, dit-il. Nous ferions mieux de nous mettre à couvert.


Laissant le Raglan derrière nous, nous descendîmes en hâte la rue vers le centre-ville, Moïse, Nebogipfel et moi-même, Filby et les deux militaires. Nos compagnons de 1938 avançaient à demi accroupis et lançaient en permanence des regards inquiets vers le ciel. Je remarquai à nouveau que Bond était affligée d’une claudication prononcée affectant sa jambe gauche.

Je me retournai avec nostalgie vers l’Automoteur car je savais qu’à l’intérieur se trouvait ma Machine transtemporelle – mon unique chance de rentrer chez moi en échappant à ce cauchemar d’Histoires multiples en voie de déploiement –, mais je savais qu’il n’était pas question de rejoindre mon véhicule à présent ; tout ce que je pouvais faire, c’était attendre la suite des événements.

Nous descendîmes Hill Street puis tournâmes dans George Street. Il n’y avait aucune trace de l’animation et de l’élégance qui avaient caractérisé de mon temps cette artère commerçante. Des grands magasins comme Gosling’s et Wright’s avaient leurs vitrines condamnées par des planches, lesquelles avaient même pâli après des années de soleil. Je vis qu’un coin de la vitrine de Gosling’s avait été forcé, manifestement par des pillards ; on eût dit que le trou avait été fait à coups de dents par un rat de taille humaine. Nous passâmes devant un abri trapu au toit prolongé par un auvent, à côté d’une borne avec une peinture à damier et une face vitrée à présent fissurée. Cet édicule avait l’air d’être abandonné lui aussi ; la surface jaune et noir de la borne était ébréchée, la peinture écaillée.

— C’est un abri contre les attaques aériennes, m’informa Filby en réponse à ma question. L’un des premiers modèles. Tout à fait insuffisant en cas d’impact direct… Passons ! Et cette borne indique un point de premier secours, équipé de masques et de respirateurs. À peine utilisé, avant que commence le repli en masse à l’intérieur des dômes.

Attaques aériennes… C’est un bien triste monde, Filby, qui a créé pareils termes.

Il soupira.

— C’est que, vois-tu, ils ont des torpilles aériennes. Les Allemands, je veux dire. Des machines volantes qui peuvent atteindre un endroit situé à deux cents milles, lâcher une Bombe dessus et rentrer au bercail ! Et le tout mécaniquement, sans l’intervention d’un seul homme. Le monde est plein de merveilles, car la Guerre est une fantastique motivation pour l’esprit inventif. Tu vas adorer ça !

— Les Allemands…, dit Moïse. Nous n’avons eu que des ennuis avec les Allemands depuis l’arrivée au pouvoir de Bismarck. Ce vieux fourbe est-il toujours en vie ?

— Non, mais il a de dignes successeurs, dit Filby d’un ton funèbre.

À quoi je ne pus rien répliquer. De mon point de vue, à présent si détaché de celui de Moïse, même une brute comme Bismarck ne semblait guère justifier la perte d’une seule vie humaine.

Filby évoquait pour moi, en fragments haletants, toute la gargantuesque et prodigieuse folie guerrière de cette époque arriérée : sous-marins de combat conçus pour la guerre des gaz, dotés d’un rayon d’action pratiquement illimité et contenant chacun une demi-douzaine de projectiles aériens, tous pourvus d’une redoutable charge de bombes à gaz ; un torrent de quincaillerie mobile que j’imaginais en train de traverser les plaines meurtries de l’Europe, dévastant tout sur son passage ; d’autres « Automoteurs » capables de flotter, d’aller sous l’eau ou de forer des tunnels sous terre ; à cet arsenal s’opposait un assortiment tout aussi redoutable de mines et de canons des plus variés.

J’évitais le regard de Nebogipfel : je ne pouvais affronter son jugement ! Car il ne s’agissait pas ici d’une tache flottant sur une Sphère dans le ciel et peuplée de lointains descendants infrahumains : c’était mon monde, ma race, emportés par un délire guerrier ! Pour ma part, je conservais un peu de la perspective plus vaste que j’avais acquise à l’Intérieur de cette grandiose construction. C’est à peine si je pouvais supporter de voir ma propre nation en proie à pareille folie, et j’étais peiné d’entendre les commentaires de Moïse, bien évidemment influencés par les mesquins préjugés de son époque. Je ne pouvais guère lui en tenir rigueur ! Mais j’étais consterné à la pensée que ma propre imagination eût jamais pu être si limitée, si malléable.

2. Voyage en train

Nous atteignîmes une gare de chemin de fer rudimentaire. Mais ce n’était pas la gare que j’utilisais en 1891 pour aller de Richmond à Waterloo via Barnes. Située juste à côté de Kew Road, cette nouvelle construction était éloignée du centre de la ville. Et c’était une gare insolite : il n’y avait ni portillons de contrôle des billets ni panneaux indicateurs de destination, et le quai était une simple avancée de béton. La voie ferrée, toute récente, était grossièrement tracée. Un train nous attendait : la locomotive était sombre et terne, la vapeur s’élevait en bouffées lugubres de sa chaudière maculée de suie qui ne tractait qu’un seul wagon. Il n’y avait pas de phares sur la locomotive ni le moindre insigne de la compagnie des chemins de fer à laquelle elle appartenait.

Le soldat Oldfield tira la portière du wagon, qui s’ouvrit vers l’extérieur ; elle était massive et munie d’un joint en caoutchouc sur sa tranche. Les yeux d’Oldfield, visibles derrière les oculaires du masque, ne cessaient de regarder de tous côtés. Richmond, par un après-midi ensoleillé de 1938, était un lieu dangereux !

Le wagon était Spartiate : des rangées d’inconfortables banquettes en bois et rien d’autre – ni capitonnage ni décoration. La peinture était d’un brun sourd uniforme, sans caractère. Les fenêtres étaient hermétiquement fermées ; des stores pouvaient être abaissés devant elles.

Nous nous installâmes sur deux banquettes opposées dans un face-à-face plutôt rigide. En ce jour ensoleillé, la chaleur à l’intérieur du wagon était étouffante.

Une fois qu’Oldfield eut refermé la portière, le train s’ébranla immédiatement dans une sorte de cahot.

— Manifestement, nous sommes les seuls voyageurs, murmura Moïse.

— C’est que ce train est un peu bizarre, dis-je. Le confort est plutôt limité, hein, Filby ?

— Ce n’est plus tellement l’ère du confort, mon vieux.

Nous traversâmes quelques milles de cette campagne désolée que nous avions vue autour de Richmond. La terre avait été presque intégralement affectée à l’agriculture, me sembla-t-il, et était pratiquement vide d’hommes, bien que j’aperçusse une ou deux silhouettes en train de gratter dans quelque champ. On eût dit une scène du quinzième siècle, et non du vingtième, n’étaient les maisons en ruine et bombardées qui jonchaient le paysage, avec, çà et là, l’imposant renflement des abris antiaériens : de grandes carapaces de béton à demi enterrées. Des soldats armés patrouillaient le périmètre de ces abris, scrutant le monde derrière leurs masques à gaz insectoïdes comme pour mettre tout réfugié au défi de s’approcher.

Près de Mortlake, je vis quatre hommes pendus à des poteaux télégraphiques au bord d’une route. Leurs corps étaient flasques et noircis et les oiseaux en avaient manifestement fait leur affaire. Je signalai à Filby cet horrible spectacle – ni lui ni les soldats n’avaient remarqué la présence des cadavres. Il tourna son regard trouble dans cette direction et marmonna quelque chose comme : « Ils ont dû se faire prendre en train de piquer des rutabagas ou un truc dans ce goût-là. »

On me fit comprendre que pareils spectacles n’étaient pas rares dans cette Angleterre de 1938.

C’est alors que, tout à coup, le train dévala une pente et plongea dans un tunnel. Deux faibles ampoules électriques s’allumèrent au plafond et nous restâmes assis sous leur lumière jaune à échanger des regards sinistres.

— Est-ce une rame du chemin de fer souterrain ? demandai-je à Filby. Nous sommes sur une prolongation quelconque de la Metropolitan Line, je présume.

Filby sembla gêné.

— Oh, je suppose que cette ligne a un numéro ou un autre…

Moïse commença à tripoter son masque.

— Nous pouvons enfin nous séparer de ces monstruosités.

— Non, dit Bond en lui prenant le bras, il y a des risques. Filby opina du chef.

— Le gaz pénètre partout.

Je crus le voir frissonner, mais, avec son ample combinaison sombre, il était malaisé de m’en assurer.

— Tant qu’on n’a pas été dedans…

Et, en quelques formules brèves mais frappantes, il me brossa un tableau d’une attaque aux gaz dont il avait été témoin dans les premiers stades de la Guerre, à Knights-bridge, quand les bombes étaient encore lancées à la main depuis des aérostats et que la population n’y était pas encore habituée.

Il me laissa entendre que de telles atrocités étaient devenues communes dans cet état de guerre permanent.

— Je trouve remarquable que le moral de la population ne se soit pas effondré, Filby.

— Les gens ne sont pas comme ça, apparemment. Ils tiennent le coup. Bien sûr, il y a eu des moments difficiles. Je me souviens d’août 1918, par exemple… C’était un moment où il semblait que les Alliés occidentaux allaient enfin triompher de ces satanés Allemands et mener la Guerre à son terme. C’est alors qu’il y a eu la Bataille du Kaiser : le Kaiserschlacht, la grande victoire de Ludendorff, qui l’a vu passer en force entre les lignes britanniques et françaises… Après quatre ans de guerre des Tranchées, ç’a été une grande percée pour eux. Bien sûr, le bombardement de Paris, qui a décimé l’état-major français, n’a pas arrangé les choses pour nous…

Le capitaine Bond hocha la tête.

— Cette victoire rapide sur le front de l’Ouest a permis aux Allemands de s’occuper des Russes à l’Est. Ensuite, en 1925…

— En 1925, poursuivit Filby, ces foutus Allemands avaient déjà constitué la Mitteleuropa dont ils rêvaient.

Bond et lui me décrivirent la situation. La Mitteleuropa : l’Europe de l’Axe, un marché unique allant de la côte atlantique jusqu’au-delà des monts Oural. En 1925, l’emprise du Kaiser s’étendait de l’Atlantique à la Baltique et, à travers la Pologne russe, jusqu’à la Crimée. La France était devenue un État croupion affaibli dépossédé de la plupart de ses ressources. Le Luxembourg fut contraint de devenir un État de l’Allemagne fédérale. La Belgique et la Hollande durent mettre leurs ports à la disposition des Allemands. Les mines de France, de Belgique et de Roumanie furent exploitées pour alimenter l’expansion du Reich vers l’Est ; les Slaves furent repoussés et des millions de non-Russes furent « libérés » de la domination de Moscou…

Et ainsi de suite, avec des détails tous plus absurdes les uns que les autres…

— Puis, en 1926, dit Bond, les Alliés – la Grande-Bretagne et son empire et l’Amérique – ont rouvert le front de l’Ouest. Et ç’a été l’Invasion de l’Europe : le plus gros transfert de troupes et de matériel par voie maritime et aérienne qu’on ait jamais vu.

« Tout a bien commencé. Les populations de la France et de la Belgique se sont soulevées et les Allemands ont été repoussés…

— Mais pas très loin, dit Filby. Et, bientôt, c’est 1915 qui a recommencé : deux gigantesques armées embourbées dans les tranchées de France et de Belgique.

C’est ainsi qu’avait débuté le Siège. Mais, à présent, les ressources disponibles pour mener la Guerre étaient considérablement plus importantes : toutes les forces vives de l’Empire britannique et du continent américain d’un côté et de la Mitteleuropa de l’autre furent jetées dans cet atroce conflit.

Et puis vint la Guerre contre les civils, méthodiquement menée : les torpilles aériennes, les gazages…

— « Les guerres des peuples seront plus terribles que celles des rois », cita Moïse d’une voix funèbre.

— Mais les gens du peuple, Filby… Que sont-ils devenus ?

Sa voix, brouillée par le masque, sonnait à la fois familière et distante.

— Il y a eu des mouvements de contestation populaires, surtout à la fin des années vingt, je m’en souviens encore. Mais les autres ont fait voter la loi 1305, qui a interdit les grèves, les lock-out et tout le reste. Et voilà, terminé ! Depuis, eh bien, on a tous fini par s’accommoder de la situation, j’imagine.

Je m’aperçus alors que les parois s’étaient éloignées des fenêtres, comme si le tunnel s’évasait. Nous entrions dans une sorte de vaste halle souterraine.

Bond et Oldfield déboutonnèrent leurs masques avec tous les signes d’un soulagement ; Filby desserra lui aussi ses courroies, et, quand sa pauvre tête fût libérée de son humide prison, je distinguai des marques blanches sur son menton, là où le joint d’étanchéité s’était enfoncé dans sa peau.

— Ah ! ça va mieux, dit-il.

— Nous sommes en sécurité ?

— En principe, oui, dit-il. Il n’y a pas d’endroit plus sûr.

Je déboutonnai mon masque et le retirai ; Moïse se débarrassa prestement du sien puis aida le Morlock. Lorsque le chétif visage de Nebogipfel fut révélé, Oldfield, Bond et Filby ne purent s’empêcher d’ouvrir de grands yeux – je ne pouvais leur en vouloir ! – jusqu’à ce que Moïse l’aidât à remettre sa casquette et ses lunettes à leur place habituelle.

— Où sommes-nous ? demandai-je à Filby.

— Tu ne te reconnais pas ? dit-il en désignant d’un geste l’obscurité derrière les vitres.

— Je…

— C’est Hammersmith, mon vieux. Nous venons de traverser la Tamise.

— C’est Hammersmith Gate, m’expliqua Hilary Bond. Nous sommes arrivés au Dôme de Londres.

3. Londres en guerre

Le Dôme de Londres !

Rien dans ma propre époque ne m’avait préparé à cette stupéfiante prouesse architecturale. Qu’on s’imagine une grandiose terrine de béton et d’acier de près de deux milles de diamètre s’étendant d’un bout à l’autre de la capitale, de Hammersmith à Stepney et d’Islington à Clapham… Partout les rues étaient percées par des piliers, des entretoises et des arcs-boutants qui s’enfonçaient dans l’argile de Londres, dominant et emprisonnant la populace comme les jambes d’une foule de géants.

Traversant Hammersmith, puis Fulham, le train continua de s’enfoncer dans le Dôme. Lorsque mes yeux se furent habitués à la pénombre, je commençai à voir, tracée par l’éclairage urbain, l’image d’un Londres que je pouvais encore reconnaître : « Ici, c’est Kensington High Street, derrière cette barrière ! Et là, c’est Holland Park. » Et ainsi de suite. Or, malgré tous ces repères et noms de rues familiers, c’était un Londres nouveau que j’avais sous les yeux, un Londres soumis à une nuit perpétuelle, une ville qui ne pourrait jamais profiter du ciel de juin au-dessus d’elle, mais une ville qui avait accepté tout cela en échange de sa survie, me dit Filby. Car bombes et torpilles ricochaient sur ce toit massif ou explosaient en vol sans faire de victimes, laissant intacte la « Grosse Verrue » chère à Cobbett.

Partout, disait Filby, les villes des hommes – qui avaient jadis étincelé de lumières, changeant la face obscure de notre planète tournante en un brillant joyau – avaient été recouvertes par de telles coquilles imposantes et dissimulatrices ; c’est à peine désormais si l’on se déplaçait entre les grandes Cités-Dômes, et les hommes préféraient se tapir dans leur obscurité artificielle.

La ligne de chemin de fer, toute neuve, semblait avoir été tranchée à vif dans le tissu des anciennes rues. Les voies que nous franchissions étaient très encombrées mais par des piétons ou des cyclistes ; je ne vis pas de voitures, ni à cheval ni à moteur, contrairement à mes attentes. Il y avait même des pousse-pousse ! – véhicules légers tirés par des cockneys décharnés et en sueur, qui se bousculaient autour des obstacles présentés par les piliers du Dôme.

En observant la foule depuis la fenêtre du train qui roulait au ralenti, j’eus une impression, malgré l’animation générale, de désarroi, de découragement et de désillusion… Je vis des têtes baissées, des épaules avachies, des visages las et des fronts ridés ; je crus déceler une certaine obstination dans la manière dont les gens menaient leur vie, mais il me sembla – et ce n’était pas surprenant – qu’il n’y avait là guère de joie.

Il était remarquable qu’on ne vît nulle part des enfants. Bond m’apprit que les écoles étaient à présent presque toutes souterraines, afin d’augmenter leur protection contre les éventuelles bombes, tandis que les parents travaillaient dans les fabriques de munitions ou les immenses aérodromes qui avaient surgi autour de Londres, à Balham, Hackney et Wembley. C’était peut-être là un arrangement offrant plus de sécurité, mais quel lieu sinistre qu’une ville d’où sont absents les rires et les jeux des enfants ! Même un célibataire endurci comme moi était disposé à le reconnaître. Et quelle préparation à la vie donnait-on à ces malheureux petits êtres souterrains ?

Encore une fois, me dis-je, mes voyages m’avaient propulsé dans un monde obscur, sans le moindre rayon de soleil, un monde qui aurait fait les délices d’un Morlock. Mais les gens qui avaient construit ce grandiose édifice n’étaient pas des Morlocks : ils étaient de ma propre espèce, terrorisés par la Guerre au point d’abandonner la Lumière à laquelle ils avaient droit de par leur naissance ! Une dépression profonde et tenace s’abattit sur moi, état d’esprit qui devait perdurer pendant la plus grande partie de mon séjour en 1938.

Ça et là, je vis des preuves plus directes de l’horreur de la Guerre. Dans Kensington High Street, j’aperçus un pauvre hère qui cheminait sur le trottoir, aidé par une jeune femme maigre à ses côtés. Ses lèvres étaient minces et tirées, ses yeux étaient comme des perles enfoncées dans leurs orbites. La peau de sa face était un réseau de marques blanches et violacées sur fond gris.

Filby renifla quand je le lui fis remarquer.

Brûlé au combat, dit-il. Ils se ressemblent tous… C’est un combattant de l’air, probablement ; un jeune gladiateur dont nous adorons tous les exploits quand les Baratinoscopes nous les claironnent aux oreilles ! Mais voilà, qu’est-ce qu’il leur reste comme avenir ?

Il se tourna vers moi et posa une main desséchée sur mon bras.

— Ce n’est pas que je sois insensible, mon cher ami. Je suis toujours le Filby que tu as connu. C’est simplement – mon Dieu ! –, c’est simplement qu’il faut apprendre à s’endurcir.

La plupart des immeubles de Londres semblaient avoir survécu, bien que certains des édifices les plus élevés eussent été démolis pour permettre à la carapace de béton de s’étendre – je me demandai si la colonne de Nelson était encore debout – et les immeubles neufs étaient bas, sinistres et lestés de toits en surplomb. Il y avait cependant quelques cicatrices datant des débuts de la Guerre, avant l’achèvement du Dôme : de grands cratères de bombes, comme des orbites vides, et des montagnes de décombres que personne n’avait encore eu l’idée ni l’énergie de disperser.

Le Dôme atteignait sa hauteur maximale d’environ deux cents pieds juste au-dessus de Westminster, au cœur de Londres ; lorsque nous approchâmes du centre de la capitale, je vis des faisceaux de lumière vive jaillir en tremblotant des rues centrales et éclabousser ce Toit universel. Et, partout, montant des chaussées de Londres et d’immenses pontons sustenteurs ancrés dans le fleuve, des piliers : grossièrement taillés, en rangs serrés, avec des assises évasées et renforcées d’arcs-boutants. C’étaient dix mille Atlas de béton qui soutenaient ce toit, des colonnes qui avaient transformé Londres en un gigantesque temple mauresque.

Je me demandai si le bassin de calcaire et d’argile meuble dans lequel reposait Londres pouvait supporter ce poids colossal. Et si tout cet assemblage sombrait dans la boue, entraînant avec lui sa précieuse cargaison de millions de vies ? Je songeai non sans quelque mélancolie à cette future ère des Grands Édifices, où la maîtrise de la pesanteur dont j’avais entrevu des exemples rendrait triviale la construction d’un Dôme aussi grand…

Et pourtant, malgré l’aspect rudimentaire de cette architecture et la hâte manifeste dans laquelle elle avait été mise en place, j’étais, malgré moi, impressionné par le Dôme. Parce qu’il était intégralement taillé dans une simple pierre et fixé à l’argile londonienne avec guère plus que l’expertise de mon propre siècle, cet inquiétant édifice était pour moi plus remarquable que toutes les merveilles que j’avais vues en l’an 657 208.


Notre voyage se poursuivait ; toutefois, il approchait manifestement de son terme, car le train roulait au pas, ou peu s’en fallait. Des boutiques étaient ouvertes, mais leurs vitrines étaient loin d’être brillamment illuminées ; j’aperçus des mannequins portant les mornes vêtements de l’époque et des chalands qui les regardaient à travers les vitres sommairement rafistolées. Le luxe n’était plus qu’un souvenir dans cette Guerre âpre et interminable.

Le train s’arrêta.

— Nous sommes arrivés, dit Bond. Ici, c’est Canning Gate, à quelques minutes de marche seulement du Collège impérial.

Le soldat Oldfield pesa sur la porte du wagon. Elle s’ouvrit avec un bruit de succion – comme si le Dôme était en surpression –, et une explosion sonore déferla sur nous. D’autres soldats, portant ceux-là la tenue de combat vert olive des fantassins, nous attendaient sur le quai.

Mon masque à gaz d’emprunt à la main, c’est ainsi que je débarquai dans le Dôme de Londres.

Le bruit était stupéfiant ! Telle fut ma première impression. C’était comme à l’intérieur d’une immense crypte qu’on partageait avec des millions d’autres humains. Le brouhaha des voix, le crissement des roues des trains et le bourdonnement des tramways semblaient vibrer en tous sens sous cette coupole et retomber en pluie sur moi. Il faisait terriblement chaud, bien plus qu’à bord du Raglan. Il y avait toute une gamme d’effluves, dont tous n’étaient pas agréables : odeurs de cuisine, ozone des machines, vapeur et relents d’huile des trains et, par-dessus tout, l’odeur humaine de millions d’individus qui respiraient et transpiraient dans cette grande bulle d’air.

Des lumières étaient placées çà et là dans l’architecture du Dôme lui-même : elles n’étaient pas assez nombreuses pour illuminer les rues mais suffisamment pour qu’on pût distinguer l’arrondi de la coupole. Je vis voleter de petites formes entre les lumières : c’étaient, m’apprit Filby, les pigeons de Londres, qui survivaient encore, bien qu’étiolés par des années d’obscurité, alternant avec quelques colonies de chauves-souris qui s’étaient rendues impopulaires dans certains quartiers.

Dans un coin du Toit, au nord, des projections lumineuses composaient comme un spectacle. Je perçus aussi l’écho d’une voix amplifiée venant de cette direction. C’était ce que Filby appelait le « Baratinoscope » – un genre de cinématographe, à ce que je compris – mais trop éloigné pour que je pusse en distinguer le moindre détail.

Je constatai que notre ligne toute neuve avait été taillée sans aucun raffinement dans la chaussée de la rue originelle et que la « gare » n’était guère plus qu’une flaque de béton au milieu de Canning Place. Toutes les marques des changements qui avaient amené ce monde nouveau indiquaient la hâte et la précipitation.

Les soldats formèrent un petit losange autour de nous, et, quittant la gare, nous longeâmes Canning Place en direction de Gloucester Road. Moïse serrait les poings. Dans son costume de mirliflore aux vives couleurs, il semblait vulnérable, et je sentis une pointe de remords à la pensée de l’avoir entraîné dans ce monde implacable d’épaulettes métalliques et de masques à gaz.

Par l’enfilade de De Vere Gardens, je coulai un regard vers le Kensington Park Hôtel où j’avais eu l’habitude de dîner en des temps meilleurs ; les portiques à colonnes de cet édifice étaient encore debout, mais sa façade n’était plus entretenue, nombre de fenêtres étaient condamnées et l’hôtel semblait faire désormais partie du nouveau terminus ferroviaire.

Nous débouchâmes dans Gloucester Road. Il y passait beaucoup de monde, sur les trottoirs comme sur la chaussée, et le tintement des sonnettes des bicyclettes offrait un riant contrepoint au découragement général. Notre petit groupe aux rangs serrés – en particulier Moïse, dans son costume criard – ne cessait d’attirer des regards prolongés, mais personne ne s’approcha trop près ni ne nous adressa la parole. S’il y avait là beaucoup de soldats portant en guise d’uniforme les mêmes mornes combinaisons que l’équipage de l’Automoteur, la plupart des hommes étaient vêtus de complets, lesquels – tout mal coupés et disgracieux qu’ils fussent – n’auraient pas semblé déplacés en 1891. Les femmes portaient des jupes et des corsages délicats, sans ornements et très fonctionnels, et la seule source de choc dans tout cela était le fait que la plupart des jupes fussent coupées très court, jusqu’à trois ou quatre pouces en dessous du genou, si bien qu’en quelques yards il y avait plus de chevilles et de mollets féminins à découvert que je n’en avais jamais vu de toute ma vie ! (Ce qui ne m’intéressait que médiocrement en regard de tous les autres changements, mais semblait receler une certaine fascination pour Moïse, et je jugeai ses regards appuyés indignes d’un gentleman.)

Mais tous les passants sans exception arboraient les bizarres épaulettes métalliques et tous portaient sur eux, même dans cette chaleur estivale, de lourds étuis en toile contenant leurs masques à gaz.

Je finis par m’apercevoir que les soldats qui nous accompagnaient étaient tous prêts à dégainer, étui débouclé ; je compris que les armes ne nous étaient pas destinées, car je voyais les yeux perçants des militaires balayer la cohue des gens qui se pressaient autour de nous.

Nous obliquâmes vers l’est dans Queen’s Gate Terrace. Cette partie de Londres m’était familière. La Terrace était une large rue élégante bordée de hautes façades longilignes ; et je constatai qu’ici les habitations étaient restées plus ou moins intactes depuis mon époque. Les façades des demeures arboraient encore la décoration faussement gréco-romaine dont je me souvenais – colonnes sculptées de motifs floraux et autres imitations –, et le trottoir était bordé des mêmes grilles peintes en noir.

Bond nous fit nous arrêter devant l’une de ces maisons, à mi-chemin dans la rue. Elle gravit les marches du perron et frappa sèchement à la porte de sa main gantée ; un soldat – encore un deuxième classe en tenue de combat – vint l’ouvrir.

— Toutes ces maisons ont été réquisitionnées par le ministère de l’Air il y a quelque temps, nous informa Bond. On vous fournira tout ce dont vous aurez besoin – vous n’aurez qu’à demander aux soldats –, et Filby restera avec vous.

Moïse et moi échangeâmes un regard.

— Mais que sommes-nous censés faire, à présent ? demandai-je.

— Attendre, c’est tout, dit-elle. Faites un brin de toilette et dormez un peu. Dieu seul sait l’heure qu’il est pour votre corps !…

Bond se tourna vers moi.

— J’ai reçu des instructions du ministère de l’Air ; on aimerait beaucoup vous rencontrer. Un savant du ministère va se charger de votre cas. Il vous verra ici demain matin. Alors, bonne chance…, peut-être nous reverrons-nous.

Sur ce, elle me serra virilement la main, puis celle de Moïse, et appela le soldat Oldfield ; ils redescendirent Queen’s Gate Mews : deux jeunes combattants courageux, la tête haute…, et tout aussi fragiles que le malheureux brûlé au combat que j’avais aperçu peu avant dans Kensington High Street.

4. La maison de Queen’s Gate Terrace

Filby nous fit faire le tour du propriétaire. Les pièces étaient spacieuses, propres et lumineuses bien que les rideaux fussent tirés. Le mobilier était d’une confortable austérité, d’un style qui n’eût pas été déplacé en 1891 ; la différence essentielle était une prolifération de dispositifs électriques, notamment un assortiment de luminaires et d’autres appareils tels qu’une grande cuisinière, des armoires réfrigérantes, des ventilateurs et des radiateurs.

Je m’approchai de la fenêtre de la salle à manger et en ouvris l’épais rideau. La vitre était une double couche de verre dont l’étanchéité était assurée par un joint en caoutchouc et cuir – il y avait aussi des joints sur le chambranle des portes ; au-delà, dans cette soirée de juin anglaise, il n’y avait que l’obscurité du Dôme, interrompue par le lointain scintillement des faisceaux lumineux projetés sur son toit. Sous la fenêtre, je trouvai une caisse, décorée ou plutôt camouflée par un motif incrusté, qui contenait une série de masques à gaz.

Les rideaux tirés et les lumières allumées, il était néanmoins possible d’oublier, momentanément, la morne tristesse du monde derrière ces murs.

Le fumoir était abondamment pourvu en livres et en journaux ; Nebogipfel les examina, manifestement sans en appréhender la fonction. Il y avait aussi un grand coffret dont l’avant s’ornait de multiples grilles ; Moïse l’ouvrit et se trouva devant un déroutant paysage de tubes, de bobines et de cônes en papier noirci. De la forme et de la taille d’une horloge à coucou, ce « radiophone » comportait sur sa face avant des indicateurs électriques de pression barométrique, une horloge électrique avec calendrier et divers aide-mémoire ; il était capable de capter des paroles et même de la musique diffusées par une extension sophistiquée de la télégraphie sans fil de mon époque, et avec une grande fidélité. Moïse et moi-même passâmes un certain temps à nous familiariser avec les commandes de ce dispositif. Il pouvait être réglé pour capter des ondes électromagnétiques de différentes fréquences au moyen d’un condensateur ajustable – ingénieux dispositif qui permettait à l’auditeur de choisir la fréquence harmonique des circuits récepteurs –, et il se trouva qu’il y avait un nombre remarquable de stations émettrices : pas moins de trois ou quatre !

Filby s’était confectionné un whisky à l’eau plate et observait nos tentatives d’un air indulgent.

— Une merveille que ce radiophone ! dit-il. Il fait de nous un seul peuple – n’est-ce pas ? – même si toutes les stations relèvent du M. I. C., évidemment.

— M. I. C. ?

— M. I. C. : ministère de l’Information et des Communications.

Filby essaya alors de susciter notre curiosité en évoquant la mise au point d’un radiophone d’un type nouveau qui pouvait transmettre des images.

— C’était à la mode avant la Guerre, mais ça n’a jamais pris à cause des déformations induites par la courbure des Dômes. Et si vous voulez des images, il y a toujours le Baratinoscope, pas vrai ? – encore un truc du M. I. C., bien sûr –, mais si vous aimez les vibrants discours des politiciens et des militaires et de revigorantes homélies sur la Grandeur et le Souverain Bien, alors, c’est ce qu’il vous faut !

Il avala une gorgée de whisky avec une grimace.

— Mais on n’y peut rien. C’est la Guerre, après tout.

Moïse et moi-même ne tardâmes pas à nous lasser du flot de nouvelles insipides retransmises par le radiophone et des médiocres orchestres dont les accents flottaient dans l’éther, et nous éteignîmes l’appareil.

On nous donna à chacun une chambre. Il y avait des vêtements de rechange pour nous tous – même pour le Morlock –, bien que ces effets fussent manifestement confectionnés à la hâte et peu seyants. L’un des soldats, un gaillard au visage étroit du nom de Puttick, devait rester avec nous dans la maison ; bien qu’il portât sa tenue de combat chaque fois que je le voyais, ce Puttick nous servait efficacement de valet et de cuisinier. Cependant, il y avait toujours d’autres soldats devant la maison et plus loin dans Queen’s Gate Terrace. Il était assez évident que nous étions sous bonne garde, sinon prisonniers !

Puttick nous appela pour le dîner vers sept heures. Nebogipfel ne se joignit pas à nous. Il ne voulut que de l’eau et une assiette de légumes crus ; et il resta dans le fumoir, les lunettes toujours plaquées sur son visage velu, à écouter le radiophone et à examiner les revues.

Notre repas s’avéra simple quoique acceptable, avec, comme pièce de résistance, une assiette de ce qui ressemblait à un rôti de bœuf accompagné de pommes de terre, de chou et de carottes. Je piquai la viande avec ma fourchette ; elle se fragmenta assez facilement, et ses fibres étaient courtes et molles.

— Qu’est ceci ? demandai-je à Filby.

— Du soja.

— Du quoi ?

— Des germes de soja. On en cultive dans tout le pays, à l’extérieur des Dômes – même sur le Kennington Oval, un terrain de cricket redevenu jardin maraîcher ! –, car la viande n’est pas simple à trouver par les temps qui courent. C’est que, vois-tu, il n’est pas facile de persuader les moutons et les vaches de garder leurs masques à gaz !

Il se coupa une tranche du légume industriel et la lança dans sa bouche.

— Goûte donc ! C’est à peu près mangeable ; les ingénieurs de l’industrie alimentaire moderne sont très forts.

Cette pâte à la texture sèche s’émiettait sur la langue et son goût évoquait pour moi le carton humide.

— Ce n’est pas si mauvais que ça, dit crânement Filby. Tu finiras par t’y habituer.

Je ne sus que répondre. J’accompagnai la viande d’un verre de vin – qui me sembla être un honorable bordeaux, bien que je m’abstinsse d’en demander l’origine –, et le reste du dîner se passa en silence.

Je pris un bain rapide – il y avait de l’eau chaude en abondance au robinet – puis, après un verre de brandy et un cigare, nous regagnâmes sans tarder nos chambres. Seul Nebogipfel veilla, car les Morlocks ne dorment pas comme nous, et demanda un bloc de papier à lettres et quelques crayons (il fallut lui montrer comment se servir du taille-crayon et de la gomme).

Je reposais au chaud dans ce lit étroit, les fenêtres hermétiquement fermées dans la chambre où l’air se viciait progressivement. Au-delà des murs, les bruits d’un Londres brimé par la Guerre résonnaient jusqu’aux confins de son Dôme, et, entre les pans des rideaux, je vis les nouvelles lampes du ministère percer la nuit en tremblotant.

J’entendis Nebogipfel se déplacer dans le fumoir. Pour étrange que cela parût, je trouvai assez rassurant d’entendre trottiner les petits pieds du Morlock et ses crayons crisser maladroitement sur le papier.

Enfin je m’endormis.


Une petite horloge était posée sur la table de nuit. Elle m’indiqua que je m’étais éveillé à sept heures du matin, bien qu’évidemment il fît nuit noire dehors.

Je me hissai hors du lit. Je dénichai des sous-vêtements, une chemise et une cravate propres, puis mis le complet d’été fatigué qui avait déjà vécu tant d’aventures. L’air était moite en dépit de l’heure matinale ; j’avais l’esprit embrumé, les membres lourds.

J’ouvris le rideau. Je vis que le Baratinoscope cher à Filby continuait ses projections tremblotantes sur le toit et crus entendre des bribes d’une musique entraînante, une marche militaire, peut-être, sans doute conçue pour forcer les travailleurs réticents à entamer au plus vite une nouvelle journée de labeur pour l’Effort de Guerre.

Je descendis à la salle à manger. Je m’y retrouvai seul avec Puttick, le soldat valet, qui me servit un petit déjeuner avec toasts, saucisses (farcies d’un ersatz de viande non identifiable) et – friandise exceptionnelle, me laissa entendre Puttick – un œuf au plat encore moelleux.

Lorsque j’eus terminé, je me dirigeai vers le fumoir en emportant un dernier morceau de pain grillé. C’est là que je trouvai Moïse et Nebogipfel penchés sur des livres et des piles de papiers posés sur le grand bureau entre maintes tasses de thé froid.

— Aucun signe de Filby ? demandai-je.

— Pas encore, dit Moïse.

Mon moi juvénile était en robe de chambre ; il n’était pas rasé et ses cheveux étaient ébouriffés.

— Tonnerre, Moïse, dis-je en m’asseyant au bureau, on dirait que vous n’avez pas dormi.

Avec un grand sourire, il passa la main dans les cheveux qui surplombaient son large front.

— Non, je n’ai pas dormi. Je n’arrivais pas à me détendre ; je crois que j’ai vécu un peu trop de choses, et je commence à en avoir le vertige… Je savais que Nebogipfel était encore debout, alors je suis descendu ici.

Il me regarda avec des yeux rougis et marqués de cernes noirs.

— Nous avons passé une nuit fascinante, oui, fascinante ! Nebogipfel m’a initié aux mystères de la Mécanique Quantique.

— La quoi ?

— Exactement, dit Nebogipfel. Et Moïse, à son tour, m’a appris à lire l’anglais.

— C’est qu’il apprend sacrément vite, dit Moïse. Il ne lui a fallu guère plus que l’alphabet et un rapide survol des principes de la phonétique, et le voilà parti.

Je feuilletai les papiers abandonnés sur le bureau. Plusieurs feuilles étaient couvertes de symboles énigmatiques : l’écriture de Nebogipfel, conclus-je. Lorsque je regardai une feuille à la lumière, je vis avec quelle maladresse il s’était servi des crayons ; en plusieurs endroits, le papier avait été carrément perforé. Il faut dire que l’infortuné n’avait encore jamais été obligé de se contenter d’instruments aussi primitifs qu’une plume ou un crayon. Je me demandai comment j’aurais brandi les outils en silex de mes ancêtres, qui m’étaient plus proches dans le temps que Nebogipfel l’était de 1938 !

— Je suis surpris que vous n’ayez pas écouté le radiophone, dis-je à Moïse. Ne vous intéressez-vous donc pas aux détails du monde dans lequel nous nous trouvons ?

— Mais la plupart de ses émissions sont soit de la musique, soit de la fiction, cette dernière étant de l’espèce martialement moralisatrice que je n’ai jamais goûtée, comme vous le savez ! Et j’ai fini par être totalement écrasé sous le flot de trivialités qui passe pour de l’information. On voudrait traiter des Grands Problèmes du Jour : Où sommes-nous ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Où allons-nous ? Au lieu de quoi l’auditeur est inondé d’une masse de billevesées sur les retards des trains, les insuffisances du rationnement et les détails obscurs de lointaines campagnes militaires dont il est déjà censé connaître l’arrière-plan historique !

— À quoi vous attendiez-vous ? dis-je en lui tapotant le bras. Réfléchissez : nous plongeons dans l’Histoire en touristes transtemporels. C’est un fait que les gens sont en général obsédés par la surface des choses – et ils n’ont pas tort ! Combien de fois dans votre propre année trouvez-vous les quotidiens remplis d’analyses en profondeur des Causes de l’Histoire ? Quelle part de votre conversation est dévolue à des explications du mode de vie en 1873 ?

— J’en conviens, dit-il.

Il témoignait peu d’intérêt à cet entretien ; il répugnait, semblait-il, à se concentrer fortement sur le monde qui nous entourait.

— Écoutez, dit-il, il faut que je vous raconte ce que votre ami morlock m’a dit de cette nouvelle théorie.

Ses yeux brillaient, sa voix était claire, et je compris que c’était là un sujet beaucoup plus agréable pour lui et une manière d’échapper, conjecturai-je, aux complexités de notre situation pour se réfugier dans les mystères épurés de la science.

Je résolus de lui faire ce plaisir : il aurait largement le temps de regarder la réalité en face dans les jours à venir.

— Je présume que ce n’est pas sans rapport avec notre présente situation…

— Absolument, dit Nebogipfel en se frottant les tempes de ses doigts boudinés dans un geste de lassitude manifeste et ô combien humaine. La Mécanique Quantique est le cadre à l’intérieur duquel je dois élaborer ma compréhension de la multiplicité des Histoires dont nous faisons l’expérience.

— C’est un développement théorique remarquable, dit Moïse avec enthousiasme. Tout à fait imprévu à mon époque, et même inimaginable ! Il est surprenant de constater à quelle vitesse l’ordre des choses peut être bouleversé.

Je reposai la feuille écrite par Nebogipfel.

— Racontez-moi, lui demandai-je.

5. L’interprétation des Mondes Divergents

Nebogipfel s’apprêta à parler, mais Moïse leva la main.

— Non. Vous permettez ? Je veux voir si j’ai bien compris. Alors, écoutez : vous imaginez que le monde est pratiquement constitué d’atomes, n’est-ce pas ? Vous ne connaissez pas la composition de ces objets, car ils sont bien trop petits pour être visibles, mais c’est à peu près tout ce qu’on peut savoir sur eux : un tas de petites particules solides qui rebondissent partout comme des boules de billard.

Je fronçai les sourcils en entendant cette excessive simplification.

— Je crois que vous devriez vous rappeler à qui vous parlez.

— Oh, laissez-moi faire comme je l’entends, mon vieux ! Et maintenant, attention : il faut que je vous informe que cette vision des choses est fausse de bout en bout.

— Comment cela ? dis-je.

— Pour commencer, vous pouvez remiser votre Particule, car pareille créature n’existe pas. Il se trouve que – malgré les assurances de Newton – l’on ne peut jamais déterminer précisément où se trouve une particule ni où elle va.

— Mais si l’on disposait de microscopes à la résolution adéquate pour examiner une particule avec toute la précision requise…

— Oubliez cela ! m’ordonna-t-il. Il y a une limitation fondamentale à la mesure – appelée, je crois, Principe d’incertitude – qui oppose une sorte de niveau minimal à pareils exercices.

« Il nous faut faire une croix sur l’image d’un monde absolument défini, voyez-vous. Il nous faut penser en termes de probabilités – les chances qu’il y a de trouver un objet physique à un endroit donné avec une vitesse donnée, et cetera. Il y a un certain flou dans la réalité, qui…

— Mais, dis-je brusquement, supposons que je procède à une expérience simple. Je veux mesurer, à un instant donné, la position d’une particule, et ce avec un microscope dont je connais la précision. Vous ne nierez pas, je l’espère, la plausibilité d’une telle expérience. Et voilà : j’ai ma mesure ! Où est l’incertitude là-dedans ?

— Mais l’important, intervint Nebogipfel, est qu’il y a une probabilité finie pour que, si vous pouviez revenir en arrière et refaire l’expérience, vous trouviez la particule à un autre endroit, peut-être très éloigné du premier…

Ils continuèrent d’argumenter quelque temps dans la même veine.

— Assez, dis-je. Je veux bien en être d’accord, pour ne pas entraver cette discussion. Mais en quoi cela s’applique-t-il à nous ?

Il y a, ou plutôt il y aura une nouvelle philosophie appelée l’Interprétation des Mondes Divergents ou Plurimondiale de la Mécanique Quantique, dit Nebogipfel.

Les insolites sonorités liquides de sa voix prononçant cette phrase frappante me firent froid dans le dos.

— Il s’écoulera encore dix à vingt ans avant que les articles cruciaux soient publiés, reprit-il. Je me souviens du nom d’Everett…

— C’est comme ceci, dit Moïse. Supposons que vous ayez une particule qui peut être en deux endroits seulement – ici ou, dirons-nous – avec une certaine probabilité associée à chaque position. D’accord ? Vous la cherchez alors avec votre microscope et la trouvez ici…

— Selon la Plurimondialité, dit Nebogipfel, l’Histoire se scinde en deux lorsque vous faites pareille expérience. Dans l’autre Histoire, il y a un autre vous-même… qui vient de trouver l’objet plutôt qu’ici.

— Une autre Histoire ?

— Avec toute la réalité et la cohérence de celle-ci, dit Moïse avec un grand sourire. Il y a un autre vous-même, il y a un nombre infini de « vous-même », qui prolifèrent comme des lapins à chaque instant !

— Quelle répugnante idée ! dis-je. Je croyais que deux étaient plus que suffisants. Mais écoutez, Nebogipfel, ne pourrions-nous pas savoir si nous sommes ainsi divisés ?

— Non, dit-il, parce que toute mesure de cette sorte, dans l’une ou l’autre Histoire, devrait intervenir après la scission. Il serait impossible de mesurer les conséquences de la scission elle-même.

— Serait-il possible de détecter l’existence de ces autres Histoires ? Ou de m’y transporter pour rencontrer une nouvelle brassée de ces doubles que je devrais, d’après vous, y avoir ?

— Non, dit Nebogipfel. C’est absolument impossible. À moins que…

— Oui ?

— À moins que certains principes de la Mécanique Quantique ne se révèlent faux.

— Vous voyez que cette théorie pourrait nous aider à élucider les paradoxes que nous avons mis au jour, dit Moïse. S’il peut assurément exister plus d’une Histoire…

— Il est alors facile de rendre compte des violations de la causalité, dit Nebogipfel. Par exemple, supposons que vous soyez retourné dans le temps avec un pistolet et que vous ayez exécuté Moïse…

À ces mots, Moïse pâlit quelque peu, mais Nebogipfel poursuivit :

— Nous avons donc là un Paradoxe de la Causalité classique dans sa formulation la plus simple. Si Moïse est mort, alors il ne construira pas la Machine transtemporelle et ne deviendra pas vous, et il ne pourra donc pas revenir en arrière dans le temps pour accomplir le meurtre.

Or, si le meurtre n’a pas lieu, Moïse continue de vivre, construit le véhicule, retourne dans le temps… et tue son être antérieur. Par conséquent, il ne peut pas construire le véhicule, le meurtre ne peut pas être commis, et…

— Assez, dis-je. Je crois avoir compris.

— C’est une défaillance pathologique de la causalité, dit Nebogipfel, une boucle qui n’a pas de fin.

« Or, si la Plurimondialité existe, il n’y a pas de paradoxe. L’Histoire se scinde en deux : dans une version, Moïse vit ; dans la deuxième, il meurt. Vous, en tant que Voyageur transtemporel, êtes simplement passé d’une Histoire à l’autre.

— Je vois, dis-je, émerveillé. Et ce phénomène de Plurimondialité doit être précisément ce à quoi nous avons assisté, Nebogipfel et moi : nous avons déjà observé le développement de plus d’une version de l’Histoire…

Je me sentis extrêmement rassuré par tout cela. Pour la première fois, je vis qu’il y avait peut-être une lueur de logique dans toute cette tourmente d’Histoires conflictuelles qui me pleuvaient sur la tête depuis ma deuxième expédition dans le temps ! La découverte d’une sorte de cadre théorique expliquant la situation était pour moi aussi importante que peut l’être pour un homme qui se noie la découverte d’un sol ferme sous ses pieds, bien que je ne pusse pas encore imaginer quelle application pratique nous pourrions en tirer.

Et il me vint à l’esprit que, si Nebogipfel avait raison, peut-être n’étais-je pas responsable après tout de la destruction intégrale de l’Histoire de Weena. Peut-être, en un certain sens, cette Histoire existait-elle encore ! Je sentis mes remords et mon chagrin s’alléger quelque peu à cette pensée.

C’est alors que la porte du fumoir s’ouvrit avec fracas et que Filby entra en catastrophe. Il n’était pas encore neuf heures du matin ; Filby n’était ni lavé ni rasé et une vieille robe de chambre recouvrait sa carcasse.

— Il y a un visiteur pour toi, me dit-il. Ce savant du ministère de l’Air dont Bond nous a parlé…

Je repoussai ma chaise et me levai. Nebogipfel retourna à ses études et Moïse leva les yeux vers moi, les cheveux encore en désordre. Je le considérai avec une certaine inquiétude ; je commençais à m’apercevoir qu’il prenait très mal toutes ces dislocations temporelles.

— Écoutez, lui dis-je, il faut que j’aille travailler, apparemment. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? Vos intuitions me seraient très utiles.

Il sourit sans une trace d’humour.

Mes intuitions sont vos intuitions. Vous n’avez pas besoin de moi.

— Mais j’aimerais votre compagnie… Après tout, cet avenir pourrait être le vôtre. Ne croyez-vous pas que vous auriez avantage à vous démener un peu ?

Son regard était profond et je crus y reconnaître cette nostalgie qui était si forte chez moi.

— Pas aujourd’hui. Un autre jour…, demain, peut-être. Soyez prudent, dit-il en hochant la tête.

Je ne trouvai rien à ajouter. Pas encore.

Je laissai Filby me précéder dans le vestibule. L’homme qui m’attendait devant la porte ouverte était grand et disgracieux, avec une tignasse de cheveux grisonnants. Un soldat était posté dans la rue derrière lui.

Lorsque ce colosse m’aperçut, il s’avança avec une gaucherie adolescente inattendue chez un homme de cette stature. Il s’adressa à moi par mon nom et me serra vigoureusement la main ; il avait des mains puissantes et comme usées, et je compris que c’était un expérimentateur, peut-être un homme selon mon cœur !

— Enchanté de faire votre connaissance, dit-il. Je travaille sous contrat avec la D. G. D. T., la Direction de la Guerre par déplacement transtemporel, qui dépend du ministère de l’Air.

Il avait le nez droit, les traits fins, et son regard était franc derrière des lunettes à monture métallique. C’était manifestement un civil, car, sous les inévitables épaulettes et sacoche pour masque à gaz, il portait un complet strict, plutôt démodé, avec une cravate rayée et une chemise jaunie. Un insigne numéroté était accroché au revers de sa veste. Il avait environ cinquante ans.

— Enchanté, dis-je. Bien que votre visage ne me soit pas familier…

— Pourquoi diable le serait-il ? Je n’avais que huit ans quand votre prototype de V. D. T. est parti dans le futur… Excusez-moi : c’est l’abréviation de « Véhicule à déplacement transtemporel ». Vous finirez peut-être par vous retrouver dans tous nos acronymes, ou peut-être que non ! Je n’y suis jamais arrivé ; et l’on dit que lord Beaverbrook lui-même doit se forcer pour se rappeler les noms de toutes les directions qui dépendent de son ministère.

« Je ne suis pas très connu…, je suis loin d’être aussi célèbre que vous ! Jusqu’à ces derniers temps, je n’étais rien de plus grandiose que Chef de projet adjoint chez Vickers-Armstrong, dans le Bunker de Weybridge. Lorsque mes propositions concernant la Guerre par déplacement transtemporel ont commencé à recevoir quelque écho, j’ai été placé à la disposition du quartier général de la D. G. D. T., ici, à l’Impérial. Écoutez, dit-il avec un sérieux appuyé, je suis vraiment très heureux que vous soyez ici ; c’est un hasard remarquable qui vous a amené chez nous. Je crois que nous – vous et moi – sommes à même de forger une association qui pourrait changer l’Histoire : qui pourrait mettre à jamais un terme à cette satanée Guerre !

Je ne pus m’empêcher de frissonner, car j’avais déjà mon content des changements de l’Histoire. Et cette idée de Guerre Transtemporelle, l’idée que ma Machine, qui avait déjà causé tant de dégâts, fut délibérément mise au service de la destruction, me remplit d’un effroi profond et je ne savais plus que faire.

— Maintenant, où allons-nous nous entretenir ? demanda-t-il. Aimeriez-vous le calme de ma chambre à l’Impérial ? J’ai quelques documents que…

— Plus tard, dis-je. Écoutez : cela peut vous paraître bizarre, mais je viens seulement d’arriver ici et il me serait agréable de voir un peu plus votre monde. Est-ce possible ?

Son visage s’illumina.

Mais bien sûr ! Nous pourrons parler en chemin. Il jeta par-dessus son épaule un coup d’œil au soldat, qui lui signifia son approbation d’un hochement de tête.

— Je vous remercie, dis-je, monsieur…

Docteur, en fait. Docteur Wallis. Barnes Wallis.

6. Hyde Park

Le Collège impérial était situé à South Kensington, à quelques minutes à pied de Queen’s Gate Terrace. Cet établissement avait été fondé peu après mon époque, en 1907, à partir de trois collèges qui m’étaient familiers : le Collège royal de chimie, l’École royale des mines et le Collège de la ville et des guildes. Il se trouve que j’avais à mes débuts enseigné quelque temps à l’École normale des sciences, elle aussi absorbée par l’Impérial ; et, en arrivant alors dans South Kensington, je me rappelai combien j’avais profité de mon séjour à Londres, avec de nombreuses visites à d’agréables établissements tels que l’Empire à Leicester Square. En tout cas, j’avais fini par bien connaître ce quartier. Mais il avait beaucoup changé !

En sortant de Queen’s Gate Terrace, nous nous dirigeâmes vers le Collège puis remontâmes Queen’s Gate jusqu’à Kensington Gore, à l’angle sud-est de Hyde Park.

Nous étions escortés d’une demi-douzaine de soldats – très discrets, car ils évoluaient autour de nous en une sorte de cercle –, mais je m’interrogeai sur l’importance des forces qu’on pût envoyer contre nous au moindre incident. La chaleur moite ne mit pas longtemps à saper mes moyens – c’était comme si nous étions dans un vaste immeuble surchauffé – et je retirai ma veste et desserrai ma cravate. Sur le conseil de Wallis, j’agrafai à ma chemise mes lourdes épaulettes et rattachai ma sacoche porte-masque à la ceinture de mon pantalon.

Les rues avaient été considérablement transformées, et je fus surpris de constater que tous les changements intervenus entre mon époque et celle-ci n’avaient pas été négatifs. Le bannissement des chevaux pollueurs, de la fumée des foyers domestiques et des vapeurs de l’automobile – toutes raisons qui expliquaient la qualité de l’air sous le Dôme – avait contribué à une certaine fraîcheur. Dans les grandes artères, la chaussée était recouverte d’un nouveau matériau, plus solide, d’aspect vitreux, maintenu propre par une noria de cantonniers qui poussaient des chariots équipés de balais et d’arroseurs. Les rues étaient encombrées de bicyclettes, de pousse-pousse et de trams électriques guidés par des câbles qui sifflaient et jetaient des étincelles bleues dans la pénombre ; mais il y avait de nouvelles voies réservées aux piétons, appelées « coursives », qui s’étiraient le long des façades à hauteur du premier étage, voire du second et du troisième en certains endroits. Des ponts, légers et ajourés, franchissaient les rues pour relier entre elles ces coursives à intervalles fréquents et donnaient à Londres, même dans ces ténèbres stygiennes, un petit air italien.

Moïse, qui couvrit ensuite un peu plus de terrain que moi dans sa visite de la capitale, me signala des boutiques bien achalandées dans le West End – malgré les privations de la Guerre – et de nouveaux théâtres autour de Leicester Square, avec des façades en porcelaine armée, le tout rayonnant de reflets et de réclames lumineuses. Mais les pièces insipides qu’on y représentait étaient du genre éducatif ou formateur, et deux théâtres donnaient exclusivement un cycle perpétuel des œuvres de Shakespeare.

Wallis et moi-même passâmes devant le Royal Albert Hall, que j’ai toujours considéré comme une monstruosité : un carton à chapeaux rose ! Dans l’obscurité du Dôme, l’édifice était mis en relief par une série de brillants faisceaux lumineux (projetés par des « lampes Aldis », m’expliqua Wallis), rendant encore plus grotesque ce mémorable tas de briques qui resplendissait de toute sa suffisance. Puis nous entrâmes dans Hyde Park au niveau d’Alexandra Gate, retournâmes à l’Albert Mémorial et partîmes vers le nord par Lancaster Walk. Devant nous, je voyais palpiter contre la coupole les projections du Baratinoscope et entendais l’écho lointain de voix monstrueusement amplifiées.

Wallis ne cessa de me commenter le paysage durant cette promenade. Sa compagnie n’était pas désagréable, et je commençai à me rendre compte qu’il était effectivement le genre d’homme que j’eusse appelé ami dans une Histoire différente.

De Hyde Park j’avais gardé le souvenir d’un lieu civilisé : calme et séduisant avec ses larges allées et ses arbres clairsemés. Certains repères qui m’étaient devenus familiers étaient encore là – je reconnus la coupole vert-de-grisée du kiosque à musique, où un chœur de mineurs gallois chantait des hymnes dans un tempétueux unisson –, mais cette version du Parc était une étendue d’ombres trouée d’îles lumineuses autour des réverbères. L’herbe avait disparu – morte, sans doute, dès que le soleil fut occulté –, et une grande partie de la terre nue avait été recouverte de planches. Je demandai à Wallis pourquoi Hyde Park n’avait pas été tout simplement bétonné ; il me laissa entendre que les Londoniens se plaisaient à croire qu’un jour le disgracieux Dôme qui couvrait leur ville pourrait être démoli et que leur capitale retrouverait ses espaces verts et tout le reste de sa beauté d’avant-guerre.

Une partie du Parc, près du kiosque à musique, était dévolue à une sorte d’agglomération d’abris de fortune : par centaines, des tentes se rassemblaient autour de grossières constructions en béton qui se révélaient être des cuisines et des bains communautaires. Adultes, enfants et chiens grattaient le sol piétiné entre les tentes dans leur traversée sans fin des mornes processus de l’existence.

— Notre pauvre capitale a absorbé beaucoup de réfugiés ces dernières années, expliqua Wallis. La densité de la population est bien plus élevée qu’avant… et pourtant il y a du travail utile pour tous. Ils souffrent certes dans ces campements, mais on ne sait pas où les loger ailleurs.

Abandonnant Lancaster Walk, nous nous approchâmes de la pièce d’eau ronde au centre du Parc. C’était jadis un lieu attrayant et dégagé, d’où l’on avait une belle vue sur Kensington Palace. La pièce d’eau était encore là, mais fermée par une palissade ; Wallis m’apprit qu’elle servait de réservoir pour subvenir aux besoins d’une populace toujours plus nombreuse. Quant au palais lui-même, ce n’était plus qu’une carcasse éventrée par les bombes et abandonnée.

Nous nous arrêtâmes devant une buvette où l’on nous servit une limonade assez tiède. Une foule de gens tournaient en rond, certains à bicyclette. Dans un coin, on jouait au football ; des masques empilés servaient de poteaux de but. J’entendis même des rires sporadiques. Wallis me dit qu’on se pressait toujours au Speaker’s Corner pour l’entendre l’Armée du Salut, l’Association Laïque Nationale, la Guilde du Témoignage Catholique, la Ligue Anti-Cinquième Colonne (qui menait campagne contre les espions, les traîtres et quiconque risquait de donner du réconfort à l’ennemi), et cetera.

C’était la première fois que je voyais des gens heureux dans cette époque rétrograde ; n’eussent été les inévitables masques et épaulettes – la stérilité du sol sous nos pieds et l’affreux Toit oppressant partout au-dessus de nos têtes –, on eût dit une foule de jour chômé à une époque quelconque, et je fus une fois de plus frappé par les capacités d’endurance du genre humain.

7. Le Baratinoscope

Au nord de la pièce d’eau circulaire, des rangées de chaises longues crasseuses avaient été disposées pour quiconque désirait regarder les informations projetées sur le toit au-dessus de nous. Ces sièges étaient presque tous occupés ; Wallis paya un employé – les pièces étaient des jetons métalliques beaucoup plus petits que la monnaie de mon époque –, et nous nous installâmes, la tête renversée en arrière.

Les soldats de notre escorte silencieuse se disposèrent autour de nous, surveillant à la fois la foule et nos personnes.

Des doigts d’une lumière poussiéreuse s’élancèrent des lampes Aldis situées – me dit Wallis – à Portland Place et éclaboussèrent le toit de gris et de blanc. Des voix et de la musique amplifiées déferlèrent sur la foule passive. La coupole étant blanchie à la chaux à cet endroit-là, les images cinématographiques étaient tout à fait nettes. La première séquence montrait un homme mince à l’air plutôt égaré serrant la main d’un autre personnage puis posant à côté de ce qui ressemblait à une pile de briques ; les voix et les mouvements des lèvres n’étaient pas exactement synchrones, mais la musique était émouvante et l’ensemble facile à suivre.

Wallis se pencha vers moi.

— Nous avons de la chance ! C’est un documentaire sur le Collège impérial. C’est Kurt Gödel, un jeune savant autrichien. Il se peut que vous le rencontriez. Nous avons récemment réussi à ramener Gödel du Reich ; il semble qu’il ait voulu faire défection parce qu’il entretient l’hypothèse délirante que le Kaiser est mort et a été remplacé par un imposteur… Un drôle de pistolet – ne le répétez pas ! –, mais un cerveau remarquable.

Gödel ? relevai-je, sentant mon intérêt se raviver fugitivement. L’homme derrière le Caractère Non Fini des Mathématiques et toute cette théorie ?

— Lui-même, dit-il en me regardant d’un air surpris. Comment le savez-vous ? C’est après votre époque. Mais qu’importe. Ce n’est pas pour ses succès dans la philosophie des mathématiques que nous avons besoin de lui. Nous l’avons mis en contact avec Einstein, à Princeton – je me retins de lui demander qui était cet Einstein –, et il va poursuivre les recherches qu’il avait commencées dans le Reich. Ce sera pour nous une autre manière de voyager dans le temps, du moins l’espérons-nous. Ç’a été un beau coup et je suppose que les gens du Kaiser sont furieux et s’accusent mutuellement de négligence…

— Et la construction en brique à côté de lui ? Qu’est-ce ?

— Oh, une expérience, dit-il en regardant prudemment autour de lui. Je ne devrais pas trop en parler, on passe cela sur le Scope uniquement pour meubler un peu. Le principe de base en est la fission atomique… Je peux vous l’expliquer plus tard, si cela vous intéresse. Il semble que Gödel tienne tout particulièrement à faire des expériences avec ; je crois même que nous avons déjà mis en train quelques essais pour lui.

On nous présenta alors l’image d’une troupe d’hommes d’un certain âge, accoutrés de tenues de combat mal ajustées, et qui souriaient à la caméra. Celle-ci isola un individu maigre, au regard intense.

— La Home Guard, dit Wallis. Des hommes et des femmes qui, bien qu’ayant dépassé l’âge du service actif, s’adonnent à quelques activités militaires, si jamais l’Invasion de l’Angleterre devait un jour se produire. Celui-ci, c’est Orwell – George Orwell. Un écrivain à ses heures … je doute que vous ayez entendu parler de lui.

Les informations étaient apparemment terminées et une nouvelle forme de distraction s’épanouit au-dessus de nos têtes. C’était un dessin animé avec un accompagnement musical plein d’entrain. Il présentait un personnage appelé Desperate Dan, à ce que je crus comprendre, qui habitait dans un Texas de fiction grossièrement ébauché. Après avoir dévoré un énorme pâté de bœuf, ce Dan essayait de se tricoter un chandail en fil électrique avec des poteaux télégraphiques en guise d’aiguilles. Sans le vouloir, il tricota une chaîne ; et, lorsqu’il la lança dans la mer, elle coula. Dan repêcha la chaîne et s’aperçut qu’elle n’avait capturé pas moins de trois Automoteurs sous-marins allemands. Ce que voyant, un officier de marine donna à Dan une récompense de cinquante livres… et ainsi de suite.

J’avais cru que cette distraction n’eût convenu qu’à des enfants mais je constatai qu’elle suscitait assez facilement le rire des adultes. Je jugeai qu’il s’agissait là d’une grossière propagande, sommairement conçue, et conclus que le terme d’argot commun de « Baratinoscope » s’appliquait assez bien à ce spectacle cinématographique.

Nous eûmes ensuite droit à quelques bribes d’informations. Je vis une grande ville en train de brûler – c’eût pu être Glasgow ou Liverpool – et la lueur rouge du ciel nocturne éclairé par des flammes gigantesques. Puis il y eut des images d’enfants qu’on évacuait d’un Dôme effondré dans les Midlands. Souriant à la caméra, ils m’avaient l’air de petits citadins avec leurs bottes trop grandes et leur peau sale : des orphelins totalement désemparés dans les remous de cette Guerre.

Nous abordâmes alors une partie du spectacle intitulée Postscriptum. Il y avait d’abord un portrait du roi ; c’était, contre toute attente, un maigrichon du nom d’Egbert, qui se révéla être un parent lointain de la vieille reine dont j’avais gardé le souvenir. Cet Egbert était l’un des rares membres de la famille qui eussent survécu à d’audacieuses attaques allemandes au tout début de la Guerre. Entre-temps, un comédien à la voix d’or nous récita un poème qui se terminait ainsi :

… Et tout ira bien

Et toutes choses iront bien

Lorsque se replieront les langues de flamme

Dans le nœud couronné de feu

Et que le feu et la rose ne feront qu’un.

Pour autant que je pusse m’en rendre compte, cette pièce représentait les effets de la Guerre sous forme d’une sorte de Purgatoire qui, en fin de compte, laverait de toute souillure les âmes de l’Humanité. J’eusse jadis approuvé ce raisonnement, me dis-je ; mais, après mon séjour dans l’Intérieur de la Sphère, je crois que j’avais fini par considérer la Guerre plus ou moins comme une ténébreuse excroissance, un défaut de l’âme humaine ; et, quelque justification qu’on y apportât, ce n’était que cela : une justification a posteriori.

Je crus comprendre que Wallis n’appréciait guère cette sorte de littérature.

— T. S. Eliot, dit-il en haussant les épaules, comme si cela expliquait tout.

Apparut alors un vieux bonhomme joufflu, l’air quelque peu farouche et frustré, rongé par les soucis, la moustache rebelle, les yeux fatigués, les oreilles disgracieuses. Assis au coin d’une cheminée, sa pipe – manifestement éteinte – à la main, il commença à déclamer d’une voix ténue une sorte de commentaire des événements du jour. Il me sembla que ce visage ne m’était pas inconnu, mais je ne pus l’identifier immédiatement. Il n’était pas très impressionné par les prouesses du Reich, semblait-il : « Leur énorme machine ne peut faire poindre la moindre lueur de cette poésie de l’action qui distingue la Guerre du Massacre. C’est une machine, elle n’a donc pas d’âme ! »

Il nous exhorta tous à redoubler nos efforts. Il mit à contribution les mythes de la campagne anglaise – « les vertes et rondes collines qui se fondent dans le bleu embrumé du ciel » – et nous demanda d’imaginer ce paysage britannique en train de se déchirer – « pour révéler l’ancien Front des Flandres, des tranchées et des cratères d’obus, des villes en ruine, une campagne meurtrie, un ciel crachant la mort et les visages des enfants assassinés » –, cette dernière tirade étant prononcée avec ce qui me sembla une certaine allégresse apocalyptique.

Brusquement, je me souvins de lui. C’était mon vieil ami l’Écrivain, devenu un vieillard flétri !

— Dites, n’est-ce pas là M. *** ? demandai-je.

— Oui, dit Wallis. Le connaissiez-vous ? Je suppose que c’est possible… Mais bien sûr que si ! Car c’est lui qui a couché sur le papier le récit à succès de vos voyages dans le temps. Il a paru en feuilleton dans la New Review, si je me souviens bien, avant d’être édité sous forme de livre. Ç’a été un véritable tournant dans ma vie, croyez-moi, le jour où je suis tombé par hasard dessus… Le pauvre homme commence à être usé, évidemment – je ne crois pas qu’il ait jamais joui d’une très bonne santé –, et sa fiction n’est plus ce qu’elle était, à mon avis.

— Non ?

— Trop de philosophie et pas assez d’action, vous voyez ce que je veux dire ! Il n’empêche que ses ouvrages de vulgarisation scientifique et d’histoire populaire ont toujours été bien accueillis. Il est très lié avec Churchill – le Premier lord de l’Amirauté – et je soupçonne votre ami d’avoir beaucoup d’influence sur la conception officielle de ce que nous réserve l’avenir lorsque la Guerre sera terminée. Vous savez, quand nous atteindrons les « Hautes Terres du Futur », dit Wallis en citant un discours de mon ancien ami. Il travaille sur une Déclaration des Droits de l’Homme, ou quelque chose d’approchant, à laquelle nous devrons tous adhérer après la Guerre…, un rêve de plus, comme vous vous en doutez. Mais il n’est pas très bon orateur. Dans le genre, je préfère Priestley.

Nous écoutâmes pérorer l’Écrivain pendant quelques minutes. J’étais, pour ma part, heureux d’apprendre que mon vieil ami avait survécu aux vicissitudes de cette sinistre Histoire et s’était même trouvé un rôle à sa mesure ; mais j’étais irrémédiablement attristé en voyant ce que le temps avait fait de l’impétueux jeune homme que j’avais connu. Comme lorsque j’avais retrouvé Filby, je fus brusquement saisi de pitié pour les multitudes anonymes qui m’entouraient, engluées dans un temps qui s’écoulait goutte à goutte et condamnées à une inexorable décrépitude. Et c’était, songeai-je, une atroce ironie qu’un homme qui croyait si fortement à la perfectibilité du genre humain ait vu l’essentiel de sa vie dominé par la plus grande guerre de toute l’histoire.

— Allons, dit vivement Wallis. Continuons encore un peu notre promenade. De toute façon, les projections se répètent très rapidement…


Wallis me donna plus de détails sur sa formation. Dans le Bunker de Weybridge, en travaillant pour la société Vickers-Armstrong, il était devenu un concepteur d’engins aéronautiques assez apprécié, avec une réputation de « sorcier », selon ses propres termes.

Lorsque la Guerre avait commencé à s’enliser, le cerveau manifestement fertile de Wallis avait cherché des moyens pour en avancer le terme. Il avait envisagé, par exemple, comment procéder pour anéantir les sources d’énergie de l’ennemi – les réservoirs, les barrages, les mines et autres installations – au moyen de quantités massives d’explosifs larguées depuis la stratosphère par des machines volantes dites « Bombardiers Géants ». À cette fin il avait effectué des recherches sur la « Variation de la vitesse des vents avec l’altitude », la « Visibilité des objets depuis les altitudes élevées », les « Effets des ondes sismiques sur les puits des mines de charbon », et cetera.

— Vous au moins pouvez comprendre le potentiel de tout cela, n’est-ce pas ? Il n’est besoin que d’avoir la tournure d’imagination adéquate. Avec dix tonnes d’explosif, on pourrait détourner le cours du Rhin !

— Et comment ces propositions ont-elles été accueillies ?

— Il y a toujours pénurie de ressources en temps de guerre, soupira-t-il, même pour des besoins prioritaires, et pour des projets expérimentaux comme ceux-ci, dont l’efficacité reste à prouver… On a parlé de « sornettes », d’« élucubrations des plus délirantes », et on a souvent évoqué dans les milieux de l’Armée les « inventeurs » de mon acabit qui « gaspillent » les vies de leurs « petits gars ».

Il était manifestement blessé par ces souvenirs.

— Vous au moins savez que des hommes comme vous et moi doivent s’attendre à du scepticisme…, mais tout de même !

Wallis avait pourtant persévéré dans ses recherches et avait finalement reçu l’autorisation de construire son « Bombardier Géant ».

— Il s’appelle le Victory, dit-il. Volant à quarante mille pieds, avec une capacité d’emport en bombes de vingt mille livres, il peut atteindre plus de trois cents milles à l’heure avec un rayon d’action de quatre mille milles. C’est un spectacle magnifique au décollage : avec ses six moteurs Hercules crachant le feu, il ne lui faut pas moins de deux tiers de mille pour s’élever lourdement dans l’air… Et les bombes sismiques qu’il peut larguer ont déjà commencé à faire des ravages, au cœur même du Reich !

Ses beaux yeux au regard profond brillaient derrière ses lunettes poussiéreuses.

Wallis s’était pendant quelques années lancé corps et âme dans la mise au point d’une machine volante du type Victory. Il changea ensuite de direction après avoir lu le récit vulgarisé de mes voyages dans le temps et comprit immédiatement que mon véhicule transtemporel pouvait être adapté à la Guerre.

Cette fois, ses idées avaient été assez bien accueillies ; sa cote était en hausse et il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour voir le potentiel militaire illimité d’une Machine transtemporelle. La Direction de la Guerre par déplacement transtemporel fut donc créée avec Wallis comme directeur civil des recherches. Le premier geste de la D. G. D. T. fut de placer sous séquestre ma vieille maison, qui était restée abandonnée à Richmond depuis mon départ dans le temps, et d’exhumer les reliques de mes recherches.

— Mais que voulez-vous de moi ? Vous disposez déjà d’une Machine transtemporelle : l’Automoteur qui m’a amené ici.

Il croisa les mains derrière le dos, l’air à la fois sérieux et triste.

— Le Raglan. Évidemment…, mais vous-même avez vu la bête sur pied. En ce qui concerne ses capacités transtemporelles, il a été construit avec les seuls rebuts retrouvés dans les ruines de votre laboratoire : des morceaux de quartz et de cuivre, dopés à la plattnérite, impossibles à équilibrer ou à étalonner. Le Raglan est un pesant mastodonte qui peut à peine s’éloigner d’un demi-siècle du présent. Si nous avons pris le risque d’envoyer le Raglan, c’était uniquement pour nous assurer qu’il n’y avait pas d’interférence anachronique induite par nos ennemis qui eût entravé le développement de votre machine originelle. Mais voilà que, par un heureux hasard, il vous a amené jusqu’à nous.

« Nous pouvons déjà aller plus loin, évidemment : nous avons retiré la plattnérite de votre machine, dont nous avons confié la coque au Musée impérial de la Guerre. Aimeriez-vous la voir ? Ce sera comme une inauguration.

Je fus chagriné à la pensée de voir mon fidèle chariot connaître une telle fin – et troublé en constatant la destruction du seul moyen dont je disposais pour quitter 1938 ! Je secouai la tête avec raideur.

— Nous avons besoin de vous, dit Wallis, pour produire en quantité la substance que vous avez appelée plattnérite. Il en faut des tonnes, alors, indiquez-nous le procédé !

Wallis croyait donc que c’était moi qui avais fabriqué la plattnérite ?… Je gardai cette réflexion pour moi.

— Nous voulons, poursuivit-il, reprendre la technologie de votre Machine transtemporelle et la pousser plus loin, l’appliquer à des usages qui vont peut-être au-delà de vos rêves les plus extraordinaires…

« Avec un V. D. T., on pourrait bombarder l’Histoire et en changer le cours… C’est comme mon projet de détournement du Rhin ! Et pourquoi pas ? C’est le défi technique le plus passionnant qu’on puisse imaginer, et qui profite intégralement à l’Effort de Guerre, par-dessus le marché !

Bombarder l’Histoire ?

— Réfléchissez : on pourrait revenir en arrière et intervenir aux premiers stades de la Guerre. Ou assassiner Bismarck, pourquoi pas ? Quelle bonne farce ce serait !

Et qui empêcherait pour commencer la formation de l’Allemagne.

« Ne comprenez-vous pas, monsieur ? Une Machine transtemporelle est une arme contre laquelle il n’existe aucune parade. Quiconque met au point le premier une technologie fiable du déplacement transtemporel sera le maître du monde…, et cette place revient à l’Angleterre !

Ses yeux brillaient, et je commençai à trouver plutôt inquiétant cet enthousiasme vertigineux pour la destruction et le pouvoir.

8. Les Hautes Terres du Futur

Nous atteignîmes Lancaster Walk et commençâmes à revenir sans nous presser vers la lisière sud de Hyde Park, toujours discrètement flanqués de notre escorte militaire.

— J’aimerais en savoir plus, dis-je, sur ce qu’il est prévu de faire lorsque la Grande-Bretagne et ses Alliés auront gagné cette Guerre transtemporelle. Parlez-moi de vos « Hautes Terres du Futur ».

Il se frotta le nez et prit un air indécis.

— Monsieur, je ne suis pas un politicien. Je ne peux…

— Mais non ! Dites-le-moi à votre manière.

— Très bien.

Il leva les yeux vers la coupole du Dôme.

— Pour commencer…, cette Guerre nous a enlevé nombre de nos aimables illusions.

— Vraiment ?

Inquiétant préambule. Et mes craintes ne tardèrent pas à se justifier !

— L’illusion de la démocratie, pour commencer. Voyez-vous, il est à présent clair qu’il ne sert à rien de demander aux gens ce qu’ils veulent. Il faut d’abord réfléchir à ce qu’ils devraient vouloir s’il faut sauver la société. Il faut ensuite leur indiquer ce qu’ils veulent et faire en sorte qu’ils l’obtiennent.

« Je sais que cela peut sembler bizarre à un homme de votre siècle, mais la pensée moderne est ainsi ; vous avez d’ailleurs entendu votre célèbre ami émettre des opinions très semblables au radiophone, et il est de votre âge, n’est-ce pas ?

« Je connais peu de chose à l’Histoire, mais il me semble que l’État Moderne que nous développons actuellement en Grande-Bretagne et en Amérique – la forme de gouvernement que nous avons l’intention de partager avec le reste du monde – ressemble plus aux républiques de l’Antiquité – Carthage, Athènes, Rome –, lesquelles étaient d’une nature essentiellement aristocratique. Nous avons encore un Parlement et des députés, mais ils ne sont plus désignés par un procédé aussi grossier que le suffrage populaire.

« Quant au vieux système des partis d’opposition…, eh bien, nous l’avons abandonné aussi. Écoutez : des gens comme vous et moi savent que dans la plupart des affaires il ne peut y avoir deux opinions respectables et opposées. Il y a une seule manière correcte et d’innombrables manières erronées de faire quoi que ce soit. Un gouvernement essaie de procéder de la manière correcte, sinon, il est criminel. Cela ne se discute pas. L’Opposition du passé était essentiellement une sorte de temporisation à laquelle on s’adonnait pour se mettre en valeur. Ce sabotage doit cesser.

« Et certains éléments de la jeune génération vont beaucoup plus loin dans leur conception du futur. À les entendre, la famille, par exemple, est en train de tomber en déliquescence. Elle a été la cellule sociale commune tout au long de notre passé agricole. Mais à présent, dans notre monde moderne, la famille perd de sa spécificité et s’est délitée en des structures de parenté plus vastes.

L’émancipation de tous nos jeunes, y compris les femmes, est en rapide extension.

À ces mots, je songeai au capitaine Hilary Bond.

— Mais par quoi la famille va-t-elle être remplacée ? demandai-je.

— Eh bien, on ne voit pas encore ce que cela recouvre, mais les jeunes parlent d’une renucléarisation de la société autour de différents germes : enseignants, écrivains, orateurs qui nous conduiront à un nouveau mode de pensée et nous éloigneront du tribalisme ancestral pour nous amener à une vie meilleure.

— De « Hautes Terres », en effet.

Je doutai que tout ou partie de ce raisonnement pseudophilosophique émanât de Wallis lui-même ; il se contentait de refléter son époque selon les perspectives tracées par les volubiles faiseurs d’opinion sévissant dans les milieux gouvernementaux et au-delà.

— Et quelle est votre opinion personnelle là-dessus ? lui demandai-je.

— Moi ? dit-il en riant dans une modestie affectée. Oh, je suis bien trop vieux pour changer… et puis (sa voix trembla) je n’aimerais pas perdre mes filles… Mais je ne veux pas non plus les voir grandir dans un monde comme… (il désigna d’un geste ample le Dôme, le Parc mort, les soldats)… comme celui-ci ! Et s’il faut pour cela changer le cœur de l’Homme, alors ainsi soit-il.

« Voyez-vous maintenant pourquoi nous avons besoin de votre collaboration ? Avec une arme telle que le V. D. T. – une Machine transtemporelle –, l’établissement de cet État Moderne, au lieu d’être trivial, n’en devient que plus réalisable. Et si nous échouons…

— Oui ?

Il se tut. Nous approchions du mur sud du Parc et les promeneurs étaient plus rares.

— Il y a, dit-il en baissant la voix, des rumeurs selon lesquelles les Allemands sont en train de construire leur propre Machine transtemporelle. S’ils y arrivent avant nous, si le Reich dispose d’armes de Guerre par déplacement transtemporel au stade opérationnel…

— Oui ?

Et il me brossa un tableau succinct mais terrifiant, manifestement influencé par des années de propagande, de la Guerre transtemporelle future. Les officiers du vieux Kaiser élaboraient froidement des plans visant à projeter dans notre noble Histoire leurs soldats fous, à moitié drogués, leurs guerriers du Temps. Wallis en faisait des bombes humaines qui se lanceraient en masse dans cent de nos anciennes batailles comme autant de pantins mortels…

— Ils détruiraient la Grande-Bretagne, l’étoufferaient dans son berceau. Voilà ce que nous devons empêcher. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ?

J’affrontai son regard profond et sérieux, absolument incapable de répondre.


Wallis retourna avec moi à la maison de Queen’s Gate Terrace.

— Je ne veux pas vous forcer à prendre la décision de travailler pour moi, mon vieux : je sais à quel point c’est difficile pour vous. Après tout, ce n’est pas votre Guerre…, mais le temps presse. Et d’ailleurs, que signifie le mot « temps » en pareille circonstance ? Hein ?

Je rejoignis mes compagnons au fumoir. J’acceptai le whisky à l’eau que me proposa Filby et me laissai choir dans un fauteuil.

— Ce qu’il fait lourd, ici ! dis-je. On se croirait en Birmanie ! Et ce fichu Dôme ! Et n’est-ce pas bizarre ? Il fait nuit noire dehors alors qu’il est midi !

Moïse leva les yeux de son livre.

— « L’expérience relève de l’intensité et non de la durée », cita-t-il avec un grand sourire. Ne serait-ce pas là l’épitaphe idéale pour un Voyageur transtemporel ? L’intensité : voilà ce qui compte.

— Qui est l’auteur ?

— Thomas Hardy. Il était presque votre contemporain, non ?

— Je n’ai rien lu de lui.

Moïse regarda la préface.

— 1928… Il n’est plus de ce monde. Qu’avez-vous appris de Wallis ? demanda-t-il en refermant le livre.

Je résumai mes conversations pour mes auditeurs et conclus :

— J’étais heureux de le quitter. Un salmigondis de propagande et d’idéologie politique sommaire…, sans parler de la confusion la plus totale quant à la causalité, et ainsi de suite.

Les paroles de Wallis avaient accentué la dépression dont je souffrais depuis mon arrivée ici en 1938. Il me semble qu’il y a un conflit fondamental dans le cœur de l’homme. Il est poussé par les forces de sa propre nature. Mieux que tout autre, j’ai constaté l’action implacable des courants évolutifs dont les pulsations accompagnent l’Humanité, et qui dérivent même des océans primitifs ; or ces jeunes et brillants Anglais et Américains, endurcis par la Guerre, étaient déterminés à planifier, à contrôler, à lutter contre la Nature et à se mettre, eux et leurs collègues, dans une sorte de stase, d’Utopie congelée !

Si j’étais un citoyen de l’État Moderne qu’ils envisageaient, je savais que je serais bientôt devenu l’un de ces esprits contestataires qui se débattraient dans son étreinte impitoyablement bienveillante.

Mais, alors même que j’entretenais ces pensées, je me demandai, au tréfonds de mon être, jusqu’à quel point j’aurais adopté le mode de pensée de Wallis – de cet État Moderne avec ses Contrôles et ses Plans – avant que mes voyages transtemporels m’eussent ouvert les yeux sur les limitations de l’Humanité.

— Au fait, Nebogipfel, dis-je, j’ai vu l’une de nos vieilles connaissances, Kurt Gödel…

Sur quoi le Morlock éructa un mot insolite dans sa propre langue ; pivotant sur son siège, il se leva dans un mouvement brusque et fluide, plus animal qu’humain. Filby blêmit et je vis les doigts de Moïse se refermer sur le livre qu’il tenait.

Gödel ? Il est ici ?

— Il est dans le Dôme, oui. En fait, il est à moins d’un quart de mille d’ici, au Collège impérial.

Je leur décrivis la séance de Baratinoscope à laquelle j’avais assisté.

— Une pile à fission. C’était ça ! dit Nebogipfel entre ses dents. Je comprends, maintenant. C’est lui la clé… Gödel est la clé de toute cette histoire. C’était forcément lui, avec ses intuitions d’Univers en rotation, qui…

— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

— Écoutez : vous voulez vous échapper de cette affreuse Histoire ?

Évidemment ! Et pour mille raisons : fuir ce sinistre conflit, essayer de rentrer chez moi, mettre un terme au voyage dans le temps avant le début de cette Guerre transtemporelle insensée…

— Mais pour cela il nous faut trouver une Machine transtemporelle.

— Oui. Il faut donc que vous nous ameniez jusqu’à Gödel. Il le faut. À présent, je vois la vérité.

— Quelle vérité ?

— Barnes Wallis se trompe au sujet des Allemands. Leur Machine transtemporelle est plus qu’une menace. Elle a déjà été construite !

Nous étions tous debout et parlions tous en même temps.

— Quoi ?

— Que dites-vous ?

— Mais comment…

— En ce moment même, dit Nebogipfel, nous sommes déjà dans une branche de l’Histoire qui a été manipulée par les Allemands.

— Comment le savez-vous ? demandai-je.

— N’oubliez pas que j’ai étudié votre ère dans mon Histoire, dit le Morlock. Et, dans mon Histoire, il n’y avait pas de Guerre européenne comme celle-ci, qui dure déjà depuis des décennies. Dans mon Histoire, il y a certes eu une Guerre en 1914, mais qui s’est terminée en 1918 par la victoire des Alliés sur les Allemands. Une nouvelle Guerre a éclaté en 1939, mais sous une nouvelle forme de gouvernement en Allemagne. Et…

Saisi de vertige, je cherchai à tâtons une chaise derrière moi et me rassis.

Filby avait l’air terrifié.

— Ces satanés Allemands ! Je vous l’avais bien dit ! Je vous ai dit qu’ils allaient encore nous faire des ennuis !

— Je me demande, dit Moïse, si le combat final que Filby a décrit, ce Kaiserschlacht, n’a pas été quelque peu modifié en faveur des Allemands. Peut-être l’assassinat d’un commandant allié aurait-il suffi…

— Le bombardement de Paris, dit Filby, troublé. Est-ce possible ?

Je me souvins des répugnantes descriptions de Wallis où des soldats allemands robotisés débarquaient dans l’Histoire anglaise.

— Que devons-nous faire ? Il nous faut empêcher cette horrible Guerre transtemporelle !

Conduisez-nous jusqu’à Gödel ! dit le Morlock.

Mais pourquoi ?

— Parce que ce ne peut être que Gödel qui a fabriqué la plattnérite des Allemands !

9. Le Collège impérial

Wallis revint me voir après le déjeuner. Sans préambule, il insista pour que je prisse une décision quant à ma participation à son projet de Guerre transtemporelle.

J’exigeai qu’on me conduisît au Collège impérial afin que je pusse rencontrer ce Kurt Gödel. Wallis fût d’abord réticent.

— Gödel est un homme difficile. Je ne vois pas très bien ce que vous pourriez tirer de cette rencontre. De plus, le dispositif de sécurité est très complexe.

Mais je n’en démordis pas et Wallis finit bientôt par céder.

— Accordez-moi trente minutes, et je fais le nécessaire.


Le Collège impérial semblait n’avoir guère souffert du passage du temps ni de la nouvelle affectation des collèges originels dont j’avais gardé le souvenir. La Queen’s Tower s’y dressait toujours, monument central en pierre taillée blanche, flanqué de lions et entouré par les édifices en brique rouge assez démodés qui composaient ce très fonctionnel établissement d’enseignement. Mais je constatai que certains des édifices voisins avaient été réquisitionnés pour les besoins de l’Effort de Guerre : en particulier, le Musée des Sciences avait été attribué à Wallis et à sa Direction de la Guerre par déplacement transtemporel, et il y avait plusieurs nouvelles structures dans l’enceinte universitaire, pour la plupart basses et sévères, manifestement construites à la hâte sans grand souci d’élégance architecturale. Tous ces édifices étaient reliés par un réseau de couloirs fermés qui traversaient le parc du Collège comme d’énormes déjections de lombrics.

Wallis jeta un coup d’œil à sa montre.

— Il nous reste un petit moment avant que Gödel soit prêt à nous recevoir. Venez par ici : j’ai l’autorisation de vous montrer autre chose. Notre fierté et notre joie ! s’écria-t-il avec un grand sourire plein d’enthousiasme juvénile.

Il me conduisit donc dans cette garenne de couloirs vermiformes. À l’intérieur, ils étaient revêtus de béton brut et éclairés de loin en loin par des ampoules électriques isolées. Cet éclairage inégal trahissait – je m’en souviens encore – les épaules timides et la démarche gauche de Wallis qui me précédait dans les profondeurs de ce labyrinthe. Nous franchîmes plusieurs portes ; à chaque fois, on contrôla l’insigne de Wallis, on lui demanda de présenter divers documents, de fournir des empreintes digitales, on compara son visage à des photographies, et ainsi de suite ; je dus moi aussi être photographiquement identifié et nous fûmes par deux fois fouillés à corps, l’un comme l’autre.

Bien que le trajet comportât des coudes et des retours en arrière, je pris soin de me repérer et me construisis ainsi une carte mentale des diverses annexes du Collège.

— Le Collège s’est étendu quelque peu, dit Wallis. Nous avons hélas perdu le Collège royal de musique, le Collège des beaux-arts et même le Musée d’histoire naturelle. Tout cela à cause de cette satanée Guerre ! Et, comme vous le voyez, il a fallu dégager assez d’espace pour toutes ces nouvelles constructions.

« Il y a encore quelques établissements scientifiques de valeur dispersés dans tout le pays : les Manufactures royales de Munitions à Chorley et à Woolwich, les usines Vickers-Armstrong à Newcastle, Barrow, Weybridge, Burhill et Crawford, les Ateliers royaux d’Aéronautique à Farnborough, le Centre expérimental des Armements et de l’Aéronautique à Boscombe Down…, entre autres. La plupart ont été transférés dans des Bunkers et des Dômes. Néanmoins, l’Impérial – modifié comme il l’est – est devenu le premier centre britannique de recherches en Technologie Militaire.

Après d’autres contrôles de sécurité, nous entrâmes dans une sorte de hangar, brillamment éclairé, où flottait une revigorante odeur de graisse de machine, de caoutchouc et de métal brûlé. Sur le sol de béton maculé de taches reposaient des véhicules à moteur à divers stades de leur inachèvement ; des hommes en bleu de travail évoluaient au milieu d’eux, certains en sifflotant. Je sentis mon moral s’élever un peu au-dessus de l’état dépressif induit par le Dôme. J’ai souvent remarqué que peu de choses peuvent perturber un homme qui a l’occasion de travailler de ses mains.

— Ceci, annonça Wallis, est notre Service de Recherche et Développement V. D. T.

— V. D. T. ? Ah ! je me souviens : « Véhicule à déplacement transtemporel ».

Dans ce hangar, ces ouvriers s’affairaient allègrement à construire des Machines transtemporelles et, semblait-il, à l’échelle industrielle !

Wallis me conduisit jusqu’à l’un de ces engins, qui avait l’air presque terminé. Ce « Chronomobile » – ainsi le nommai-je – était une sorte de parallélépipède anguleux d’environ cinq pieds de hauteur ; la cabine, apparemment assez grande pour contenir trois ou quatre personnes, reposait sur trois trains de roues autour desquelles s’enroulaient des chenilles. Il y avait des lampes, des supports et d’autres accessoires dispersés un peu partout. Dans chaque angle de la coque était boulonné un cylindre de quelque deux pouces de diamètre ; ces cylindres étaient manifestement creux, car ils comportaient des bouchons à vis. Sans peinture, le gris acier du châssis réfléchissait la lumière.

— Voilà qui vous change un peu de votre prototype, n’est-ce pas ? dit Wallis. La base est en fait un véhicule militaire, le Porteur Polyvalent. Regardez : un moteur Ford V8 entraîne les chenilles par l’intermédiaire de ces pignons, là, vous voyez ? Et vous le dirigez en déplaçant le bogie antérieur… (il mima le mouvement) comme ceci ; si vous devez exécuter un virage plus abrupt, vous pouvez essayer de bloquer une chenille. L’engin est intégralement blindé…

Je me pinçai le menton. Je me demandai si j’eusse vu grand-chose des mondes que j’avais visités en risquant un œil anxieux depuis l’abri d’un tel cuirassé chronomobile !

— La plattnérite est essentielle, évidemment, continua Wallis, mais nous ne pensons pas qu’il faille en imprégner les composants de l’engin comme vous l’aviez fait. Il devrait suffire de remplir ces bouteilles avec la substance pure.

Joignant le geste à la parole, il dévissa le bouchon d’un des cylindres.

— Vous voyez ? Et l’on peut diriger l’engin dans le temps, si diriger est bien le terme exact, de l’intérieur de cette cabine.

— Et vous avez essayé ?

Il se passa les doigts dans les cheveux, dont une bonne partie restèrent dressés sur son crâne.

— Bien sûr que non ! Car nous n’avons pas de plattnérite. Et c’est là que vous intervenez, me dit-il en me tapant sur l’épaule.


Wallis m’emmena dans une autre partie du centre de recherches. Après de nouveaux contrôles de sécurité, nous entrâmes dans une salle longue et étroite comme un couloir. Un mur de cette salle était entièrement en verre et, au-delà de cette vitre, je voyais l’intérieur d’une autre salle, plus grande, à peu près de la taille d’un court de tennis. Cette grande salle était vide. Dans cette salle en longueur, six ou sept chercheurs étaient assis à des bureaux ; portant tous la blouse blanc sale avec laquelle tout expérimentateur semble être né, ils se penchaient au-dessus de cadrans et d’interrupteurs. Ces chercheurs se retournèrent vers moi lorsque j’entrai – trois étaient des femmes – et je fus frappé par leurs traits tirés malgré leur jeunesse apparente. Un groupe d’instruments ne cessait d’émettre un léger tic-tac tout le temps que nous passâmes en ce lieu ; c’était, m’informa Wallis, le bruit des « compteurs de radiations ».

La grande salle derrière la vitre était une simple enceinte de béton, aux murs non peints. Elle était vide, à l’exception d’un monolithe en brique d’environ dix pieds de hauteur et de six de largeur, qui se dressait, silencieux, au centre de cette salle. Les briques étaient de deux sortes, gris clair et gris foncé, dont l’alternance dessinait un motif bien défini. Ce monolithe était posé sur un socle de dalles plus épaisses, d’où partaient des fils qui disparaissaient dans des orifices étanches de la paroi.

Wallis regarda fixement à travers la vitre.

— Ne trouvez-vous pas remarquable qu’une chose si laide, si simple, puisse avoir des implications aussi profondes ? En principe, nous ne risquons rien ici – c’est du verre au plomb –, et, de plus, la réaction est à présent ralentie.

Je reconnus le tas de briques aperçu lors de la séance de Baratinoscope.

— C’est votre machine à fission ?

— C’est le deuxième réacteur à graphite du monde, dit Wallis. C’est une assez bonne réplique du premier, que Fermi a construit à l’université de Chicago. Il paraît qu’il l’a logé dans un court de squash, dit-il en souriant. Une histoire remarquable.

Je commençai à m’irriter.

— Oui, mais qu’est-ce qui réagit avec quoi ?

— Ah, dit-il en retirant ses lunettes pour les essuyer sur le bout de sa cravate. Je vais essayer de vous expliquer…

Il va sans dire qu’il lui fallut un certain temps pour cela, mais je réussis à en distiller la quintessence pour mon entendement personnel.

J’avais déjà appris par Nebogipfel qu’il y avait une sous-structure au sein de l’atome, et que Thomson ferait l’un des premiers pas vers sa compréhension. J’apprenais à présent que cette sous-structure était susceptible d’être modifiée. Cela peut se produire par la fusion d’un noyau atomique avec un autre ou, spontanément, peut-être, par la dislocation d’un atome massif ; et cette désintégration s’appelle la fission atomique.

Et, puisque cette sous-structure détermine l’identité de l’atome, le résultat de pareilles modifications n’est rien de moins, évidemment, que la transmutation d’un élément en un autre : le vieux rêve des Alchimistes !

— Maintenant, dit Wallis, vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’à chaque désintégration atomique une certaine quantité d’énergie est libérée, car les atomes tendent toujours vers un état énergétique inférieur, plus stable. Vous me suivez ?

— Bien sûr.

— Nous avons donc dans cette pile six tonnes de carolinum, cinquante tonnes d’oxyde d’uranium et quatre cents tonnes de blocs de graphite… et elle produit un flot d’énergie invisible en ce moment même.

— Du « carolinum » ? Je n’en ai jamais entendu parler.

— C’est un nouvel élément, artificiellement produit par bombardement. Sa demi-période est de dix-sept jours, ce qui signifie qu’il perd la moitié de son énergie dans ce laps de temps.

Je regardai à nouveau ce tas de briques anonyme : il avait l’air si anodin, si modeste ! Et pourtant, songeai-je, si ce que Wallis avait dit sur l’énergie du noyau atomique était vrai…

— Quelles sont les applications de cette énergie ?

Wallis replaça ses lunettes d’un geste sec.

— Nous voyons trois domaines principaux. D’abord, la fourniture d’énergie à partir d’une source compacte : avec pareille pile à bord, nous pouvons envisager des Automoteurs sous-marins qui pourraient passer des mois en plongée sans avoir besoin de se ravitailler ; ou bien nous pourrions construire des Bombardiers de haute altitude capables de faire le tour de la Terre des douzaines de fois avant d’être obligés d’atterrir, et ainsi de suite.

« Ensuite, nous utilisons actuellement la pile pour irradier des matériaux. Nous pouvons nous servir des sous-produits de la fission de l’uranium pour transmuter d’autres matériaux ; en fait, un certain nombre d’échantillons sont en cours de traitement ici pour le professeur Gödel, afin d’étayer l’une de ses obscures expériences. Vous ne pouvez pas les voir, bien sûr : les récipients les contenant sont à l’intérieur même de la pile…

— Et la troisième application ?

— Ah, dit-il.

Et, une fois de plus, il eut ce regard distant et calculateur.

— Je la vois déjà, dis-je tristement. Cette énergie atomique ferait une excellente Bombe.

— Bien entendu, il y a plusieurs problèmes pratiques à résoudre, dit-il. La production des isotopes appropriés en quantités suffisantes…, la séquence d’amorçage des explosions préliminaires… Mais, oui, il semble que l’on puisse construire une Bombe assez puissante pour détruire une ville – avec le Dôme et le reste –, une Bombe assez petite pour tenir dans une valise.

10. Le professeur Gödel

Empruntant une nouvelle série d’étroits couloirs de béton, nous finîmes par émerger dans le bâtiment administratif principal du Collège. Nous arrivâmes dans un corridor tapissé d’une épaisse moquette avec, sur les murs, les portraits d’éminents personnages du passé. Bref, le Mausolée des Savants Défunts que l’on imagine ! Il y avait des soldats, mais discrètement présents.

C’est là qu’on avait octroyé un bureau à Kurt Gödel.

Wallis me résuma en quelques phrases efficaces la vie de Gödel. Né en Autriche, il avait obtenu son diplôme de mathématiques à Vienne. Influencé par les volubiles adeptes du Positivisme logique qu’il y avait trouvés (je n’ai moi-même jamais eu beaucoup de temps pour m’adonner à la Philosophie), Gödel se tourna alors vers la logique et les fondements des mathématiques.

En 1931 – il n’avait que vingt-cinq ans – Gödel avait déjà publié sa surprenante thèse sur l’éternelle Indécidabilité des Mathématiques.

Il s’intéressa ensuite aux études de l’Espace-Temps nouvellement abordées par les physiciens et produisit quelques articles théoriques sur la possibilité du voyage transtemporel. (Il devait donc s’agir des études publiées auxquelles Nebogipfel avait fait allusion.) Bientôt, sous la pression du Reich, il fut transféré à Berlin, où il commença à travailler sur les applications militaires du voyage transtemporel.

Nous arrivâmes devant une porte sur laquelle avait été fixée une plaque de cuivre portant le nom de Gödel – si récemment, en fait, que je remarquai juste en dessous sur la moquette des tortillons de bois résultant du perçage.

Wallis m’avertit que je ne pourrais disposer que de quelques minutes pendant cette visite. Il frappa à la porte.

— Entrez ! dit une voix fluette et aiguë à l’intérieur.

Nous pénétrâmes dans un spacieux cabinet de travail au plafond élevé, à la moquette raffinée, aux murs revêtus d’un papier somptueux, au bureau incrusté de cuir vert. Cette pièce avait dû jadis être ensoleillée car les larges fenêtres, à présent garnies de rideaux, donnaient à l’ouest : dans la direction, en fait, de Queen’s Gate Terrace, où j’étais logé.

L’homme assis au bureau ne cessa pas d’écrire lorsque nous entrâmes ; il gardait le bras replié sur la page, manifestement pour nous empêcher de la voir. C’était un petit homme maigre à l’air maladif, au front haut et fragile ; son costume de laine était passablement froissé. Je lui donnai environ trente-cinq ans.

Wallis me fit un clin d’œil et chuchota :

— C’est un drôle de zigue, mais un cerveau remarquable.

Il y avait partout des rayonnages, quoique à présent vides de livres ; sur la moquette s’entassaient des caisses à claire-voie, et des ouvrages et revues scientifiques, presque tous en allemand, étaient répandus en piles inégales. Dans l’une de ces caisses j’entrevis du matériel scientifique et divers flacons à échantillons ; et dans l’un d’eux j’aperçus quelque chose qui me donna des palpitations !

Je me détournai résolument de la caisse et tentai de dissimuler mon émoi.

Enfin, avec un soupir d’exaspération, l’homme jeta au loin son stylographe – qui rebondit contre un mur – puis roula en boule les pages déjà écrites et les écrasa de ses poings avant de tout jeter – tout ce qu’il avait écrit – dans une corbeille à papier !

Il leva alors les yeux comme s’il remarquait pour la première fois notre présence.

— Ah, fit-il. Wallis.

Gödel cacha ses mains sous son bureau et sembla se faire tout petit.

— Professeur Gödel, c’est très aimable à vous de nous accorder cette visite. Voici…

Et il me présenta.

Ah, dit à nouveau Gödel en souriant de toutes ses dents irrégulières. Évidemment.

Il se redressa alors par secousses anguleuses, contourna le bureau et me tendit la main. Je la pris ; elle était maigre, osseuse et froide.

— Tout le plaisir est pour moi, dit-il. J’imagine que nous allons avoir de nombreuses discussions passionnantes.

Il parlait bien l’anglais, avec un léger accent.

Wallis prit l’initiative et nous dirigea d’un geste vers des fauteuils disposés près de la fenêtre.

— J’espère que vous allez trouver votre place dans cette Ère Nouvelle, me dit Gödel en toute sincérité. Il se peut qu’elle soit un peu plus sauvage que le monde dont vous avez le souvenir. Mais peut-être, comme moi, serez-vous toléré en tant qu’Excentrique indispensable. Oui ?

— Allons, professeur…, laissa échapper Wallis.

— Excentrique, dit-il sèchement. Ekkentros, hors du centre.

Ses yeux pivotèrent pour se fixer sur moi.

— C’est ce que nous sommes, vous et moi, il me semble : un peu à l’écart de l’action. Allons, Wallis, je sais que vous autres impeccables Britanniques me trouvez un peu bizarre.

— À vrai dire…

— Ce pauvre Wallis ne peut s’habituer à ma manière de faire sans cesse de nouveaux brouillons de lettres, me dit Gödel. Quelquefois, je rédige une douzaine de brouillons, ou plus, et je finis par abandonner complètement mon projet, comme vous l’avez constaté ! N’est-ce pas étrange ? Oui. Mais c’est ainsi.

— Vous devez regretter un peu, dis-je, d’avoir quitté votre patrie, professeur.

— Non. Pas du tout. Il fallait que je quitte l’Europe, me dit-il à voix basse, comme un conspirateur.

— Pourquoi ?

À cause du Kaiser, évidemment !

Barnes Wallis me lança des regards appuyés.

— J’ai des preuves, vous savez, dit posément Gödel. Prenez deux photographies, l’une de 1915, par exemple, et l’autre de cette année, de l’homme prétendant être le Kaiser Wilhelm. Si vous mesurez la longueur du nez et divisez par cette valeur la distance entre le bout du nez et la pointe du menton, vous trouverez une différence.

— Je… ah… Grand Dieu !

— Justement. Et avec pareil simulacre à la barre, qui sait où va l’Allemagne ? Hein ?

— Absolument, se hâta de dire Wallis. De toute façon, quelles que soient vos raisons, nous sommes heureux que vous ayez accepté une chaire de professeur ici… et que vous ayez choisi de vous installer en Angleterre.

— Oui, dis-je. N’auriez-vous pas pu trouver un poste en Amérique ? À Princeton, peut-être, ou alors…

Il sembla choqué.

— Je suis sûr que je le pourrais. Mais ce serait impossible. Tout à fait impossible.

— Pourquoi ?

— À cause de la Constitution, évidemment !

Et ce personnage extraordinaire se lança alors dans un interminable discours pour exposer comment il avait découvert une faille logique dans la Constitution américaine qui eût permis la création d’une dictature légale.

Wallis et moi-même l’écoutâmes stoïquement.

— Eh bien, dit Gödel quand il eut terminé, qu’en pensez-vous ?

Malgré de nouveaux regards sévères de la part de Wallis, je décidai d’être franc.

— Je ne peux mettre votre logique en défaut, dis-je, mais cette application me semble incongrue jusqu’à l’extrême.

— Peut-être ! ricana-t-il. Mais la logique est tout. Ne croyez-vous pas ? La méthode axiomatique est très puissante.

Il sourit puis dit :

— J’ai aussi une preuve ontologique de l’existence de Dieu, absolument sans défauts, autant que je puisse m’en rendre compte, et avec des antécédents honorables remontant à l’archevêque Anselme, il y a huit cents ans…

— Une autre fois, peut-être, professeur, dit Wallis.

— Ah oui. Très bien.

Ses yeux se posaient alternativement sur Wallis et sur moi. Son regard acéré était déconcertant.

— Donc, reprit-il, le voyage dans le temps. Je vous envie vraiment beaucoup, vous savez.

— À cause de mes voyages ?

— Oui. Mais pas à cause de tout ce laborieux va-et-vient dans l’Histoire.

Ses yeux mouillés brillaient sous le puissant éclairage électrique.

— Pour quoi, alors ?

— Pour les aperçus d’autres Mondes que celui-ci, d’autres Possibilités… Vous me suivez ?

J’étais transi de peur ; son extraordinaire emprise avait une qualité presque télépathique.

— Dites-moi ce que vous entendez par là.

— La réalité d’autres Mondes contenant un sens qui dépasse celui de notre brève existence me semble évidente. Quiconque a éprouvé l’émotion magique de la découverte mathématique doit savoir que les Vérités mathématiques existent indépendamment des esprits en lesquels elles résident : que ces Vérités sont des éclats des pensées de quelque Esprit supérieur…

« Réfléchissez : nos existences sur cette Terre n’ont qu’une signification douteuse. Leur vraie signification doit alors forcément se trouver à l’extérieur de ce monde-ci. Me suivez-vous ? Simple question de logique. Et l’idée que toute chose en ce monde ait une Signification ultime est l’analogue exact du principe voulant que tout ait une Cause, principe sur lequel repose toute la science.

« Il s’ensuit directement qu’en un lieu quelconque au-delà de notre Histoire se trouve le Monde Final, le Monde où toute Signification est résolue.

« De par sa nature même, le voyage transtemporel induit une perturbation de l’Histoire et, partant, la génération, ou la découverte de Mondes autres que celui-ci. La tâche du Voyageur transtemporel est donc de chercher sans trêve jusqu’à ce que ce Monde Final soit découvert… ou construit !

Lorsque nous prîmes congé de Gödel, mes pensées tournaient déjà follement dans ma tête. Je résolus de ne plus jamais me moquer des philosophes mathématiciens, car cet étrange petit bonhomme avait, sans jamais quitter son bureau, voyagé plus loin dans le Temps, l’Espace et l’Entendement que je ne l’avais fait moi-même à bord de ma Machine transtemporelle ! Et je savais qu’il me faudrait bientôt revoir Gödel… car j’étais persuadé que j’avais vu un flacon de plattnérite brute serré à l’intérieur de cette caisse !

11. Le nouvel ordre mondial

On me reconduisit à notre logement vers six heures du soir. J’entrai en saluant la compagnie et retrouvai le reste de mes amis au fumoir. Le Morlock était toujours penché sur ses notes, à croire qu’il tentait de reconstituer l’intégralité de cette future science de la Mécanique Quantique à partir de ses propres souvenirs imparfaits. Mais il se releva d’un bond lorsque j’entrai.

— Vous l’avez trouvé ? Gödel ?

— Oui, dis-je en souriant. Et… oui, vous aviez raison.

Je regardai Filby à la dérobée, mais le pauvre homme sommeillait le nez dans une revue et ne pouvait nous entendre.

Je crois que Gödel a un peu de plattnérite, dis-je.

— Ah.

Le faciès du Morlock était toujours aussi inexpressif, mais il frappa du poing sur la paume de sa main en un geste décidément humain.

— Alors, dit-il, il y a de l’espoir.

Puis Moïse vint vers moi. Il me tendit un verre de ce qui s’avéra être du whisky à l’eau. J’avalai le liquide avec gratitude, car la chaleur du matin s’était maintenue tout au long de la journée.

Moïse se rapprocha encore un peu de moi, nous baissâmes tous les trois la tête et conversâmes à voix basse.

— Je suis moi aussi arrivé à une conclusion, dit Moïse.

— Laquelle ?

— Qu’il nous faut justement sortir d’ici et par n’importe quel moyen !

Moïse me raconta sa journée. Lassé de son enfermement, il avait engagé la conversation avec les jeunes militaires qui nous gardaient. Il y avait parmi eux de simples soldats, mais aussi des officiers ; et tous ceux chargés de nous garder et affectés à d’autres tâches dans cet établissement scientifique étaient en général intelligents et instruits. Ils avaient, semble-t-il, trouvé Moïse sympathique et l’avaient invité dans un estaminet proche, le Queen’s Arms dans Queen’s Gate Mews. Ils s’étaient ensuite rendus dans le West End en pousse-pousse. Quelques verres aidant, ces jeunes gens avaient évidemment pris plaisir à discuter de leurs idées – et des concepts de leur État Moderne – avec cet inconnu venu du passé.

J’étais pour ma part satisfait de constater que Moïse semblait se débarrasser de sa timidité et manifester un certain intérêt pour le monde dans lequel nous nous trouvions. Fasciné, j’écoutai ce qu’il avait à dire.

— Ces jeunes sont tous éminemment sympathiques, dit-il. Compétents, réalistes, manifestement courageux. Mais alors, leurs idées !

Le concept moteur de l’avenir, d’après ce que Moïse avait compris, était la Planification. Lorsque l’État Moderne serait en place, dirigé par l’Angleterre victorieuse et ses Alliés, un Contrôle Aérien et Maritime prendrait effectivement possession de tous les ports, mines de charbon et autres, puits de pétrole et centrales thermiques. De même, un Contrôle des Transports prendrait en main les chantiers navals du monde entier et leur ferait abandonner la construction de vaisseaux de guerre pour produire à la chaîne des cargos à coque d’acier. Le Contrôle Allié du ravitaillement organiserait la production du fer, de l’acier, du caoutchouc, des métaux, du coton, de la laine et des substances végétales. Quant au Contrôle des denrées…

— Et voilà ! dit Moïse. Vous savez de quoi il retourne. C’est la fin de la Propriété, voyez-vous. Tout sera possédé par le nouvel État Allié Mondial. Les ressources du monde entier seront mises à contribution pour œuvrer ensemble, enfin, à la reconstruction des pays ravagés par la Guerre et, plus tard, à l’amélioration de l’Humanité. Le tout planifié, voyez-vous, par une Communauté omnisciente et d’une sagesse infinie, dont les membres s’éliront d’ailleurs par cooptation !

— À part ce dernier détail, cela ne me semble pas si mauvais que cela, songeai-je tout haut.

— Peut-être…, mais cette Planification ne s’arrêtera pas aux ressources physiques de la planète. Elle concernera aussi les ressources humaines.

« Et c’est là que commencent les problèmes. D’abord, il y a le comportement. Ces jeunes gens, dit-il en me regardant, ne manifestent pas beaucoup d’indulgence pour notre époque. Nous souffrons d’un « relâchement profond de la conduite individuelle », à ce qu’il paraît ! Ces hommes nouveaux ont régressé dans l’autre sens : vers une sévère austérité de mœurs, notamment en ce qui concerne la stimulation sexuelle. Décence et plein emploi, tel est l’ordre du jour !

Je fus saisi d’un bref accès de nostalgie.

— Je suppose que cela augure mal de l’avenir de l’Empire… celui de Leicester Square.

— Il est déjà fermé ! Démoli ! Pour laisser la place à un « Bureau de planification des chemins de fer ».

« Et ce n’est pas tout. Dans la phase suivante, il va y avoir un peu plus d’action. Nous verrons la destruction sans douleur des « catégories d’arriérés les plus pitoyables » – ce n’est pas moi qui le dis ! – et également la stérilisation de certains sujets qui autrement posséderaient des tendances héréditaires qui sont, je cite, « carrément indésirables ».

« Dans certaines parties de l’Angleterre, il semblerait que ce processus de purification ait déjà commencé. On utilise certains gaz appelés « kinétogènes de Pabst »…

« Bien. Vous voyez qu’ici l’on commence à diriger l’hérédité raciale humaine.

— Hum ! fis-je. Je me méfie beaucoup d’une pareille normalisation. Est-il vraiment souhaitable que l’avenir de l’espèce humaine soit filtré par la « tolérance » de l’Anglais moyen de 1938 ? L’ombre de pareil ancêtre devrait-elle s’étendre sur les millions d’années à venir ?

— Tout est affaire de Planification, voyez-vous, dit Moïse. En plus, disent-ils, la seule autre voie possible est une retombée dans la barbarie chaotique, et ce jusqu’à l’extinction finale.

— Les hommes – les hommes modernes – sont-ils capables d’actes aussi mémorables ?

— Il y aura sûrement effusions de sang et conflits à une échelle dont on n’a pas encore idée – même à l’aune de cette Guerre atroce et monotone – lorsque la majorité des nations du monde résistera à l’imposition par les technocrates alliés d’un Plan imparfait.

Mon regard rencontra celui de Moïse, et j’y reconnus une certaine colère vertueuse, cette indignation devant la stupidité de l’humanité qui avait marqué mon âme de jeune homme. J’avais toujours considéré avec méfiance le progrès plus ou moins forcé de la civilisation, car ce me semblait être un édifice instable qui devrait, un jour ou l’autre, s’effondrer sur la tête de ses stupides créateurs ; et cette description de l’État Moderne me semblait être l’élucubration la plus extrême que j’eusse entendue depuis longtemps ! C’était comme si je voyais les pensées de Moïse derrière ses yeux gris : libéré de son trac, il était devenu une version plus jeune et plus résolue de moi-même, et jamais je ne m’étais senti aussi proche de lui depuis notre rencontre.

— Dans ce cas, dis-je, la décision est prise. Je ne crois pas qu’aucun de nous puisse tolérer pareil avenir.

Moïse secoua la tête, Nebogipfel sembla acquiescer et, en ce qui me concernait, je renouvelai ma résolution de mettre fin une fois pour toutes au voyage transtemporel.

— Nous devons nous enfuir. Mais comment…

Avant même que je pusse finir de formuler ma question, la maison trembla.

Je fus précipité à terre et faillis heurter le bureau de la tête. Il y eut un roulement, un choc sourd comme le claquement d’une porte au tréfonds de la Terre. Les lampes vacillèrent mais ne s’éteignirent pas. On criait tout autour de moi – le pauvre Filby pleurnichait –, et j’entendis le tintement du verre brisé et le fracas des meubles renversés.

L’immeuble sembla se stabiliser. En toussant, car une quantité considérable de poussière avait été soulevée, je me relevai tant bien que mal.

— Rien de cassé, vous autres ? Moïse ? Nebogipfel ?

Moïse s’était déjà porté au secours de Nebogipfel. Le Morlock semblait indemne, mais il avait été surpris par la chute d’un rayonnage.

Les laissant là, je cherchai Filby. Le vieillard avait eu de la chance : il n’avait même pas été jeté à bas de son fauteuil. Il se leva et s’approcha de la fenêtre, dont la vitre était nettement fendue de part en part.

Je le rejoignis et passai les bras autour de ses épaules voûtées.

— Filby, mon vieux, ne reste pas ici.

Mais il m’ignora. Les yeux chassieux ruisselants de larmes, le visage encroûté de poussière, il désigna la fenêtre d’un doigt crochu.

Regarde.

Je me penchai plus près de la vitre, les mains en visière pour occulter le reflet des lampes électriques. Les projecteurs Aldis du Baratinoscope étaient éteints, ainsi que de nombreux réverbères. Je vis des gens courir, affolés, une bicyclette abandonnée, un soldat masqué qui tirait en l’air… et là, un peu plus loin, se dressait une brillante colonne de lumière, une tranche verticale de poussières tournoyantes ; elle découpa dans le noir une portion typique de Londres : des rues, des maisons et un coin de Hyde Park. Figés sur place par la lumière éblouissante, les gens cillaient comme des hiboux et se protégeaient le visage des mains.

Ce brillant faisceau était la lumière du soleil. Le Dôme avait été perforé.

12. L’attaque de Londres par les Allemands

La porte d’entrée, manifestement ouverte par le souffle de l’explosion, pendait sur ses gonds. Aucune trace des soldats qui nous gardaient, pas même du fidèle Puttick. Dehors, dans Queen’s Gate Terrace, nous entendîmes des bruits de pas précipités, des hurlements de douleur et de colère, le trille aigu des sifflets, le tout dans une odeur de poussière, de fumée et de cordite. Ce fragment de soleil de juin, éblouissant et acéré, pesait sur toute la ville ; les habitants de Londres, sous sa carapace, clignaient des yeux comme des hiboux dérangés, ébahis et terrifiés.

Moïse me tapa sur l’épaule.

— Ce chaos ne va pas durer longtemps ; c’est le moment de saisir notre chance.

— Très bien. Je vais chercher Nebogipfel et Filby ; vous allez dans la maison et rassemblez quelques provisions…

— Des provisions ? Quelles provisions ?

J’étais impatient et irrité : quel fou allait partir dans le temps avec pour tout bagage une robe de chambre et des pantoufles ?

— Oh…, des bougies. Et des allumettes ! Tout ce que vous pourrez trouver. Et tout ce qui pourrait servir d’arme. Un couteau de cuisine fera l’affaire, faute de mieux.

Et quoi d’autre ? Quoi d’autre ?

Du camphre, s’il y en a ici. Des sous-vêtements ! Bourrez vos poches !

— Je comprends, dit-il en hochant la tête. Je vais remplir une sacoche.

Il tourna le dos à la porte et se dirigea vers la cuisine.

Je revins en toute hâte au fumoir. Nebogipfel avait mis sa casquette d’écolier ; il avait rassemblé ses notes et était en train de les glisser dans un classeur en carton. Filby – le pauvre diable ! – était accroupi sous le cadre de la fenêtre, ses genoux osseux serrés contre sa poitrine concave, les mains levées devant son visage comme un boxeur.

— Filby, dis-je en m’agenouillant devant lui. Filby, mon vieux…

Je tendis la main vers lui, mais il se recula.

— Il faut que tu viennes avec nous. C’est dangereux, ici.

— Dangereux ? Et ça sera moins dangereux avec toi ? Hein ? Espèce d’illusionniste ! Charlatan !

Ses yeux irrités par la poussière, inondés de larmes, brillaient comme des fenêtres et il me lançait ces épithètes à la figure comme si c’étaient les plus viles insultes qu’on pût imaginer.

— Je me rappelle quand tu nous as tous fait une peur bleue avec ton satané tour de passe-passe lors de ce fameux Noël. Eh bien, je ne me laisserai pas berner une seconde fois !

Je me retins de le secouer.

— Un peu de bon sens, mon vieux ! Le voyage transtemporel n’a rien d’un truc de magie… et votre Guerre délirante n’en est pas un non plus, assurément !

On me toucha l’épaule. C’était Nebogipfel ; ses doigts pâles semblaient briller sous la lumière fragmentée qui tombait de la fenêtre.

— Nous ne pouvons rien faire pour lui, dit-il doucement.

Filby se tenait à présent la tête de ses mains tremblantes, tachées de son, et j’étais convaincu qu’il ne pouvait plus m’entendre.

— Mais nous ne pouvons pas le laisser dans cet état ! protestai-je.

— Qu’allez-vous faire ? Le ramener en 1891 ? Le 1891 dont vous vous souvenez n’existe même plus, sauf dans quelque autre Dimension inaccessible.

C’est alors que Moïse fit irruption dans le fumoir, un petit havresac plein à craquer à la main ; il avait mis ses épaulettes et portait son masque à gaz à la ceinture.

— Je suis prêt, dit-il, haletant.

Ni moi ni Nebogipfel ne répondîmes immédiatement, et Moïse jeta des coups d’œil inquiets de l’un à l’autre.

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que vous attendez ?

Tendant le bras, je pressai l’épaule de Filby. Au moins ne résista-t-il pas, ce que j’interprétai comme un dernier vestige de contact amical entre nous.

Je ne devais plus jamais le revoir.


Nous regardâmes dans la rue. Pour autant qu’il m’en souvînt, ce secteur était un quartier de Londres relativement tranquille ; mais ce jour-là, courant, trébuchant, se bousculant, les gens se déversaient dans Queen’s Gate Terrace. Ces hommes et ces femmes avaient carrément abandonné leur maison et leur travail. Presque tous avaient la tête dissimulée sous leur masque à gaz mais, chaque fois que je voyais un visage, j’y lisais la douleur, la détresse et la peur.

Des enfants arrivaient de tous côtés, la plupart vêtus de leur triste uniforme scolaire complété d’un petit masque à gaz moulant. Les écoles avaient manifestement été fermées. Les enfants erraient dans la rue en pleurant, désespérant de retrouver leurs parents ; je tentai d’envisager le calvaire d’une mère cherchant son enfant dans l’immense fourmilière grouillante qu’était devenu Londres, et mon imagination, saisie d’horreur, s’y refusa.

Certains fuyards portaient encore la panoplie du travailleur – serviette ou sac à main, familiers et désormais inutiles – et d’autres avaient déjà rassemblé dans des ballots leurs effets personnels, ou les portaient dans des valises ventrues, ou encore enveloppés dans des draps et des rideaux. Nous vîmes un homme maigre, au regard intense, qui progressait en titubant avec un énorme buffet, sans doute bourré d’objets de valeur, posé en équilibre sur les guidons et la selle d’une bicyclette dont la roue avant heurtait des dos et des jambes.

— Avancez ! Avancez ! criait-il à ceux qui étaient devant lui.

Il y avait une absence flagrante de tout service d’ordre, de toute autorité publique. S’il y avait des policiers ou des soldats, ils avaient dû être débordés, à moins qu’ils n’eussent arraché leurs insignes pour rejoindre la cohue. J’aperçus un homme en uniforme de l’Armée du Salut ; debout sur une marche, il glapissait : « Éternité ! Éternité ! »

— Regardez ! dit Moïse en tendant le bras, le Dôme est ébréché à l’est, du côté de Stepney. Et voilà pour l’invincibilité de ce merveilleux Toit !

Je constatai qu’il avait raison. On eût dit qu’une grosse Bombe avait creusé un énorme trou dans cette gangue de béton, tout près de l’horizon est. Au-dessus de cette blessure principale, le Dôme s’était fissuré comme une coquille d’œuf et un long ruban irrégulier de ciel bleu était visible presque jusqu’au zénith du Dôme au-dessus de ma tête. Je vis que la destruction se poursuivait, car des fragments de maçonnerie – dont certains étaient gros comme une maison – tombaient en pluie sur toute cette partie de la capitale, et j’en déduisis que les dégâts matériels et les pertes en vies humaines au sol devaient être énormes.

Dans le lointain – au nord, me sembla-t-il –, j’entendis une succession de sourdes détonations, tels les pas d’un géant. Tout autour de nous, l’air était déchiré par le ululement des sirènes et les gigantesques grincements du Dôme brisé.

Je m’imaginai au sommet de cette coupole, en train d’observer un Londres passant en quelques instants de l’état de ville inquiétante mais vivable à celui de réceptacle du chaos et de la terreur. Toutes les voies menant à l’ouest, au sud et au nord, loin de la fracture du Dôme, devaient être noircies par un pointillis de réfugiés, chaque point représentant un être humain, un atome de souffrance physique et de détresse : un enfant perdu, un conjoint isolé ou un parent sans famille.

Moïse fut obligé de crier par-dessus la cacophonie de la rue.

— Ce fichu Dôme va nous tomber dessus d’une minute à l’autre !

— Je sais. Nous devons absolument nous rendre au Collège impérial. Venez ! Jouez des coudes ! Nebogipfel, aidez-nous si vous le pouvez.

Nous avançâmes jusqu’au milieu de la chaussée encombrée. Nous étions obligés d’aller vers l’est, à contre-courant de la foule. Nebogipfel, manifestement ébloui par la lumière du jour, fut presque renversé par un quidam à face lunaire qui courait avec ses épaulettes passées sur un costume d’homme d’affaires et qui brandit le poing à l’adresse du Morlock. Après quoi, Moïse et moi-même gardâmes Nebogipfel entre nous, empoignant chacun l’un des ses bras maigres. Je heurtai un cycliste et faillis le jeter à bas de sa monture ; il me hurla des insultes incohérentes et voulut me donner un coup de poing, que j’esquivai en me baissant ; puis il continua de fendre la foule en vacillant derrière nous, la cravate plaquée sur l’épaule. Arriva alors une grosse femme qui titubait en marchant à reculons, tirant derrière elle un tapis enroulé ; sa jupe était remontée au-dessus des genoux et ses mollets étaient marbrés de poussière. Tous les deux ou trois pas, un autre réfugié foulait le tapis ou un cycliste roulait dessus, et la femme trébuchait ; elle portait son masque et je voyais des larmes s’accumuler derrière les oculaires tandis qu’elle se démenait avec le fardeau absurdement encombrant auquel elle tenait tant.

Chaque fois que je voyais un visage humain, ce n’était pas aussi tragique, car j’étais capable de ressentir une parcelle de compassion pour l’employé de bureau aux yeux rougis ou la vendeuse exténuée aperçus au hasard de la cohue. Mais avec leurs masques à gaz et sous cet éclairage lacunaire, aux ombres dures, les gens dans la foule devenaient des insectes anonymes. C’était comme si j’avais été une fois de plus transporté loin de la Terre dans quelque lointaine planète de cauchemar.

Un bruit nouveau se fit alors entendre – un son ténu, uniformément aigu, qui déchirait l’air. Il me sembla qu’il provenait de la brèche, à l’est. Autour de nous, les gens cessèrent de se bousculer, comme pour écouter. Moïse et moi échangeâmes un regard, perplexes devant la signification de cette nouvelle et menaçante péripétie.

Puis le sifflement s’arrêta.

Dans le silence qui suivit, une voix isolée lança le cri d’alarme :

— Un obus ! C’est un putain d’obus !

Je compris alors le sens de ces pas de géant lointains vers le nord : c’étaient les impacts d’un pilonnage d’artillerie.

La pause s’interrompit. Et ce fut autour de nous l’affolement, plus frénétique que jamais. Contournant Nebogipfel, j’attrapai Moïse par les épaules ; je les jetais sans ménagement sur le sol, lui et le Morlock, et une couche de réfugiés s’affala autour de nous, nous recouvrant d’une chair tiède et agitée. En cet ultime instant, tandis que bras et jambes me frappaient le visage, j’entendis la voix grêle du salutiste qui hurlait toujours son refrain : « É-ter-ni-té ! É-t-er-ni-té ! »

Puis il y eut un éclair, dont la lumière traversa même cet entassement de chair, et une violente secousse qui laboura le sol. Je fus soulevé – mon crâne heurta avec fracas celui d’un autre homme –, puis je fus projeté à terre et perdis connaissance.

13. Le bombardement

Quand je repris conscience, je découvris Moïse, les mains sous mes aisselles, en train de me tirer de sous les corps qui étaient retombés sur moi. Mon pied se prit dans quelque objet – le cadre d’une bicyclette, ce me semble – et je poussai un cri ; Moïse m’accorda un instant pour extraire mon pied de cet obstacle puis me hissa à l’air libre.

— Vous n’avez rien de cassé ?

Il me palpa le front du bout des doigts ; quand il les retira, ils étaient pleins de sang. Je vis qu’il avait perdu son havresac.

J’étais pris de vertiges, une douleur immense planait au-dessus de ma tête, prête à fondre sur moi ; je savais que j’allais souffrir pour de bon lorsque je sortirais de cet engourdissement momentané. Mais le temps pressait.

— Où est Nebogipfel ?

— Ici.

Le Morlock se tenait au milieu de la chaussée, indemne ; il avait toutefois perdu sa casquette et ses lunettes avaient été étoilées par quelque éclat de maçonnerie. Ses notes s’étaient éparpillées, le classeur ayant crevé, et il regardait le vent emporter les pages.

Les gens avaient été balayés comme un jeu de quilles par le souffle et l’onde de choc. Ils gisaient tout autour de nous, corps contre corps, les uns sur les autres, dans des positions inconfortables, le bras tendu, les pieds tordus, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, des vieillards couchés sur des jeunes femmes, un enfant allongé sur le dos d’un soldat. Cette masse s’agitait et gémissait, chacun essayant désespérément de se relever – je songeai à rien de moins qu’à un tas d’insectes grouillant –, et, çà et là, je vis les taches sombres du sang éclaboussant la chair et les vêtements.

— Mon Dieu, dit Moïse avec ferveur. Il faut porter secours à ces gens. Ne voyez-vous pas…

— Non, coupai-je. C’est impossible : ils sont trop nombreux. Nous avons la chance d’être en vie, et c’est cela qui compte ! Et maintenant que les artilleurs ont réglé leur tir… Venez ! Ne dévions pas de notre intention première : nous échapper d’ici et repartir dans le temps.

— Je n’en peux plus, dit Moïse. Je n’ai jamais vu de pareilles horreurs.

Le Morlock s’approcha alors de nous.

— Je crains que vous n’en voyiez de bien pires avant que nous quittions votre siècle, dit-il d’une voix lugubre.

Nous poursuivîmes donc notre route, trébuchant sur une chaussée gluante de sang et d’excréments. Nous passâmes devant un jeune garçon qui gémissait, impuissant, la jambe manifestement brisée. Oubliant mes remontrances, Moïse et moi-même fûmes tout à fait incapables de résister à ses plaintifs pleurnichements et à ses appels au secours ; nous nous penchâmes pour le soulever de là où il gisait, près du cadavre d’un laitier, et l’assîmes contre un mur. Une femme émergea de la foule, vit le triste état de l’enfant et s’approcha de lui ; elle commença à lui essuyer de visage avec un mouchoir.

— Est-ce sa mère ? me demanda Moïse.

— Je ne sais pas. Je…

L’insolite voix liquide résonna derrière nous comme l’appel d’un autre monde.

Venez.

Nous continuâmes et atteignîmes enfin l’angle formé par Queen’s Gate et la Terrace. Et nous vîmes que c’était là que se situait l’épicentre de l’explosion.

— Pas de gaz, au moins, dis-je.

— Non, dit Moïse, la voix serrée. Mais… oh, mon Dieu !

C’est en trop !

Devant lui, un cratère de quelques pieds de diamètre avait éventré la chaussée. Des portes étaient enfoncées, et, à perte de vue, il n’y avait plus une fenêtre intacte ; les rideaux pendaient, inutiles. Il y avait des cratères secondaires dans les trottoirs et les murs, creusés par des fragments de shrapnel lors de l’explosion de l’obus.

Quant aux gens…


Il arrive que le langage soit impuissant à retranscrire une scène dans toute son horreur ; il arrive que la communication entre humains des événements dont ils se souviennent soit impossible. Nous en étions arrivés là : je ne pouvais communiquer l’horreur de cette rue de Londres à quiconque n’en avait pas été témoin.

Des têtes avaient été tranchées par le souffle. L’une d’elles gisait sur le trottoir, comme rangée à côté d’une petite valise. Des bras et des jambes, la plupart habillés, jonchaient la chaussée ; ici, je vis un bras tendu avec une montre au poignet – je me demandai si elle marchait encore –, et là, sur une petite main coupée qui reposait tout près du cratère, je vis des doigts s’incurver comme des pétales de fleur. Il semble absurde – voire comique – de décrire les choses ainsi. Même en cet instant je dus me forcer à accepter que ces composants détachés formaient encore, quelques minutes plus tôt, des êtres humains conscients, doués chacun de vie et d’espoir. Mais ces portions de chair refroidie ne me semblaient pas plus humaines que les morceaux d’une bicyclette fracassée que je vis là, éparpillés sur toute la largeur de la rue.

Je n’avais jamais vu pareille scène ; j’avais beau me sentir détaché de tout ce spectacle, comme si j’évoluais dans un paysage onirique, je savais que je reverrais à jamais ce carnage dans mon esprit. Je songeai à l’Intérieur de la Sphère des Morlocks et l’imaginai comme une vasque remplie de milliers d’atomes d’horreur et de souffrance, chacun aussi effroyable que cette scène. Et la pensée que pareille folie pût s’abattre sur Londres – ma capitale ! – me remplit d’une angoisse qui déclencha dans ma gorge une sensation de réelle douleur physique.

Moïse était livide, la peau couverte d’un film ténu de sueur et de poussière ; ses yeux exorbités regardaient fixement de tous côtés. J’observai Nebogipfel. Derrière ses lunettes, ses yeux volumineux ne cillaient pas tandis qu’il contemplait cet ignoble carnage. Et je me demandai s’il avait commencé à croire que je l’avais transporté non pas dans le passé mais dans quelque Cercle inférieur de l’Enfer.

14. La Mine rotative

Nous parcourûmes à grand-peine les quelques dernières douzaines de yards qui nous séparaient des murailles du Collège impérial ; et là, nous découvrîmes, à ma grande consternation, qu’un soldat masqué, fusil en main, nous en interdisait l’accès. Ce gaillard courageux mais manifestement dépourvu de toute imagination était demeuré à son poste tandis que, devant lui, les caniveaux ruisselaient de sang. Ses yeux devinrent énormes derrière leurs disques protecteurs en verre dès qu’il vit Nebogipfel.

Il ne me reconnut pas et refusa tout net de nous laisser passer sans autorisation adéquate.

Il y eut un autre sifflement dans l’air ; nous eûmes tous un mouvement de recul – même le soldat serra son arme contre sa poitrine comme un bouclier totémique –, mais l’obus tomba cette fois-ci à une certaine distance de nous ; il y eut un éclair, un fracas de verre brisé, un ébranlement du sol.

Moïse marcha sur le soldat en serrant les poings. Son impuissance devant le bombardement s’était changée en colère.

— Tu as entendu ça, espèce de pantin en uniforme ? rugit-il. C’est partout le chaos, de toute façon ! Qu’est-ce que tu gardes ? Ça ne sert plus à rien ! Tu ne vois donc pas ce qui se passe ?

Le factionnaire braqua son arme sur la poitrine de Moïse.

— Je t’avertis, mon brave…

— Mais non, il ne le voit pas.

Je m’interposai entre Moïse et le soldat ; j’étais consterné par le manque de sang-froid manifeste de Moïse, quel qu’ait pu être son désarroi.

— Il se peut que nous trouvions une autre entrée. Si les murs du Collège sont endommagés…

— Non, dis-je résolument. Par ici, je connais le chemin.

Je m’avançai vers le factionnaire.

— Écoutez, soldat, je n’ai pas qualité pour vous ordonner de me laisser passer, mais il faut que je vous prouve que je suis important pour l’Effort de Guerre.

Derrière le masque, les yeux du factionnaire se plissèrent.

— Téléphonez donc, insistai-je. Demandez le docteur Wallis. Ou le professeur Gödel. Ils se porteront garants pour moi, j’en suis convaincu ! Essayez, au moins !

Finalement, sans cesser de braquer son arme sur nous, le soldat recula dans l’encoignure de la porte et décrocha du mur un petit combiné téléphonique.

Il lui fallut plusieurs minutes pour obtenir la communication. J’attendais avec une angoisse croissante ; je n’eusse pas supporté d’être empêché de fuir dans le temps par un obstacle aussi mesquin, pas après avoir traversé tant d’épreuves ! Enfin, de mauvaise grâce, l’homme annonça :

— Vous êtes attendus dans le bureau du docteur Wallis.

Sur quoi notre vaillant deuxième classe s’écarta et, sortant du chaos, nous entrâmes dans l’enceinte comparativement calme du Collège impérial.

— Nous rendrons compte à Wallis, dis-je au factionnaire. Ne vous inquiétez pas. Merci…

Nous entrâmes dans le dédale de couloirs de béton que j’ai précédemment décrit.

Moïse laissa échapper un grognement de soulagement.

— C’est bien notre veine, dit-il, de tomber sur le seul soldat encore à son poste dans toute cette fichue ville de Londres ! Ah, le petit crétin…

— Comment pouvez-vous avoir tant de mépris ? le coupai-je. C’est un homme du rang, qui accomplit du mieux qu’il peut la tâche qu’on lui a confiée au milieu de tout ce chaos…, de cette folie dont il n’est pas responsable ! Qu’attendez-vous de plus d’un homme ? Hein ?

— Euh… Et l’imagination ? Le flair, l’intelligence, l’esprit d’initiative…

Nous nous étions arrêtés et restions nez à nez.

Messieurs, dit Nebogipfel, est-ce bien le moment de vous contempler le nombril ?

Moïse et moi-même nous retournâmes vers le Morlock puis nous regardâmes. Je vis dans le visage de Moïse une sorte de peur vulnérable qu’il dissimulait sous sa colère – le regarder dans les yeux était comme regarder un animal terrifié au fond d’une cage –, et je hochai la tête pour essayer de le rassurer.

L’instant passa, et nous nous séparâmes.

— Évidemment, dis-je pour tenter de rompre la tension, il ne vous arrive jamais de vous contempler le nombril, pas vrai, Nebogipfel ?

— Non, dit le Morlock sans hésiter. Et, d’abord, je n’ai pas de nombril.

Nous repartîmes en toute hâte. Nous atteignîmes le bâtiment administratif central et partîmes à la recherche du bureau de Wallis. Nous traversâmes des couloirs revêtus de moquette où s’alignaient des portes à plaques de cuivre. Les lumières étaient encore allumées – je supposai que le Collège disposait d’une source d’électricité autonome – et le tapis étouffait le bruit de nos pas. Nous ne vîmes personne. Les portes de certains bureaux étaient ouvertes, et il y avait des signes de départ précipité : une tasse de thé renversée, une cigarette se consumant dans un cendrier, des papiers éparpillés sur le plancher.

On avait du mal à croire que le carnage régnait à quelques douzaines de yards de là !

Nous arrivâmes devant une porte ouverte d’où émanait une lueur bleue tremblotante. Lorsque nous franchîmes le seuil, l’unique occupant – c’était Wallis – était perché sur un coin du bureau.

— Oh ! c’est vous ! Je ne sais pas si je m’attendais à vous revoir.

Il portait ses lunettes à monture métallique, une veste en tweed avec une cravate en laine ; il avait attaché l’une de ses épaulettes et posé son masque à gaz à côté de lui sur le bureau ; il était manifestement en train de se préparer à évacuer l’immeuble avec les autres mais s’était laissé distraire.

— La situation est désespérée, dit-il. Désespérée !

Puis il nous regarda de plus près ; on eût dit qu’il nous voyait pour la première fois.

— Seigneur ! Vous êtes dans un drôle d’état !

Nous entrâmes dans la pièce et je vis que le scintillement bleu provenait de l’écran d’une petite boîte vitrée. L’image montrait un fleuve, sans doute la Tamise, avec une forte granulation.

Moïse se pencha en avant, les mains sur les genoux, pour mieux voir le petit récepteur.

— La netteté est assez médiocre, mais le procédé est tout nouveau, dit Wallis.

Malgré l’urgence du moment, je fus moi aussi intrigué par l’appareil. C’était manifestement le prolongement visuel du radiophone évoqué par Filby.

Wallis actionna un interrupteur sur son bureau et l’image changea ; c’était, en gros, la même – le fleuve qui serpentait dans un paysage urbain –, mais un peu plus éclairée.

— Regardez, dit-il, je n’ai pas cessé de me repasser ce film depuis la catastrophe. Je n’arrive pas vraiment à en croire mes yeux… Eh bien, si nous pouvons imaginer des trucs pareils, je suppose qu’ils peuvent le faire eux aussi !

— Qui ? demanda Moïse.

— Les Allemands, bien sûr. Ces satanés Allemands ! Regardez : cette vue est prise par une caméra fixée au sommet du Dôme et orientée vers l’est, en direction de Stepney : vous voyez la courbe du fleuve. Maintenant, regardez… La voilà !

Nous vîmes un engin volant noir et cruciforme raser le fleuve miroitant. Il venait de l’est.

— Voyez-vous, dit Wallis, il n’est pas facile de bombarder un Dôme. C’est ce qui en fait tout le prix, évidemment. La maçonnerie est très solide, et tout est maintenu autant par la pesanteur que par l’acier : les petites fissures ont tendance à s’obturer d’elles-mêmes…

La machine volante largua alors un petit paquet en direction de l’eau. Malgré la granulation de l’image, la forme cylindrique du projectile était perceptible ; il jetait des éclats sous le soleil, comme s’il tournait sur lui-même en tombant.

— En général, poursuivit Wallis, les fragments d’un projectile explosif aérien ricochent tout simplement sur le béton. Même une Bombe appliquée d’une manière ou d’une autre directement contre la paroi du Dôme ne l’endommagera pas, dans des circonstances ordinaires, car l’explosion se dissipe en grande partie dans l’air. Vous me suivez ?

« Mais il y a un moyen. Je le savais ! La Mine rotative ou Torpille de Surface… J’ai moi-même rédigé une proposition à ce sujet, mais le projet n’a jamais abouti, et puis je n’avais pas l’énergie requise, pas avec cette histoire de D. G. D. T. à mener en parallèle… Là où le Dôme rejoint le fleuve, voyez-vous, la carapace se prolonge sous la surface de l’eau. Le but est d’empêcher une attaque par des engins submersibles. Structurellement parlant, on a affaire à un barrage.

« Supposons donc que vous puissiez placer votre Bombe contre la partie subaquatique du Dôme, dit-il en étendant ses mains larges et soignées pour mimer l’opération. Alors, voyez-vous, l’eau va vous aider ; elle contient l’explosion et en dirige l’énergie vers l’intérieur, contre la structure du Dôme.

Sur l’écran, le paquet – la Bombe allemande – heurta l’eau. Elle rebondit dans une brume de gouttelettes argentées et s’élança vers le Dôme en rasant la surface du fleuve. La machine volante s’inclina sur la droite et s’éloigna dans un gracieux virage tandis que sa Mine rotative poursuivait sa trajectoire dans une série d’arcs paraboliques.

— Mais comment placer une Bombe avec précision sur un objectif aussi inaccessible ? dit Wallis d’un ton songeur. On ne peut se contenter de la larguer en chute libre… Si on laisse tomber une mine d’une altitude aussi modeste que, disons, quinze cents pieds, un vent de travers de dix nœuds seulement déterminera déjà une imprécision de deux cents yards.

« Mais c’est alors que l’idée m’est venue de lui imprimer un mouvement de rotation dans le sens inverse à son déplacement : la Bombe pourrait ainsi rebondir sur l’eau ; on peut déterminer les lois du ricochet avec quelques essais systématiques et donner une grande précision à la trajectoire… Vous ai-je parlé des expériences que j’ai faites chez moi à ce sujet avec les billes de ma fille ?

« La Mine arrive par rebonds successifs jusqu’au pied du Dôme puis glisse le long de sa paroi, sous l’eau, jusqu’à ce qu’elle atteigne la profondeur requise… Et voilà : un placement parfait !

Avec son sourire radieux, ses cheveux blancs et ses lunettes de travers, il avait tout l’air d’un vieil oncle.

Moïse plissa les yeux devant les images floues.

— J’ai plutôt l’impression que cette Bombe va manquer son but… Elle n’aura sûrement plus assez d’élan pour… Ah !

Un panache de fumée d’un blanc incandescent même sur l’image médiocre avait jailli de l’arrière de la Mine rotative. La Bombe s’élança sur l’eau, comme revigorée.

Wallis sourit.

— Ah, ces Allemands ! Ils sont géniaux, il faut le reconnaître ! Même moi je n’aurais jamais songé à cette petite impulsion auxiliaire…

La Mine rotative, dont le moteur à fusée flamboyait encore, passa sous la courbe du Dôme et sortit du champ de l’objectif. Puis l’image trembla et l’écran se remplit d’une lumière bleue informe.

Barnes Wallis soupira.

— Ils nous ont eus, on dirait !

— Et les tirs d’obus allemands ? demanda Moïse.

— L’artillerie ? dit Wallis, que le sujet semblait laisser indifférent. Probablement des pièces légères de 105 larguées par les régiments aéroportés. Le tout en préparation de l’Invasion par Mer et par Air qui va suivre, sans aucun doute.

Il retira ses lunettes et se mit à les nettoyer avec le bout de sa cravate.

— Nous ne sommes pas encore vaincus. Mais la situation est désespérée. Absolument…

— Docteur Wallis, dis-je, et Gödel ?

— Hum ! Qui ?

Il me considéra avec de grands yeux cernés.

— Oh, Gödel. Et alors ?

— Est-il ici ?

— Oui, je crois bien. Dans son bureau.

Moïse et Nebogipfel se dirigèrent vers la porte ; d’un regard impatient, Moïse me pressa de les suivre. Je levai la main.

— Docteur Wallis ? Vous ne venez pas avec nous ?

— Et pourquoi donc ?

— Il se peut qu’on nous arrête avant que nous puissions atteindre Gödel. Il faut absolument que nous le trouvions.

Il éclata de rire et remit d’un geste brusque ses lunettes sur l’arête de son nez.

— Oh, je ne pense pas que la sécurité et ce genre de chose comptent encore beaucoup. Vous n’êtes pas convaincu ? Mais qu’importe. Tenez.

Il porta la main à son revers et en détacha l’insigne numéroté qui y était agrafé.

— Prenez ceci. Dites que vous avez mon autorisation… si vous tombez sur qui que ce soit d’assez fou pour être resté à son poste.

— Vous allez avoir des surprises, dis-je avec emphase.

— Hum ?

Il se retourna vers son appareil radiovisuel qui montrait à présent un assortiment de scènes enchaînées au hasard, manifestement prises par une série de « caméras » réparties à l’extérieur du Dôme. Je vis des machines volantes s’élever dans les airs comme des moustiques noirs et des opercules dans le sol se rétracter, révélant une armée d’Automoteurs qui s’extirpaient du sol en crachant de la vapeur pour se disposer en un cordon qui s’étendait, à ce qu’il me sembla, de Leytonstone à Bromley. Et toute cette horde imposante avançait en fendant la terre à la rencontre des envahisseurs allemands. Mais Wallis appuya sur un commutateur et ces fragments d’Harmaguédon disparurent : il refaisait passer son enregistrement de la Mine rotative.

— La situation est désespérée, me dit-il. Nous aurions pu être les premiers à avoir l’arme ! Mais quelle prodigieuse invention… Même moi je n’étais pas sûr que la chose fût réalisable.

Son regard était rivé à l’écran, ses yeux cachés par l’absurde reflet scintillant des images.

C’est ainsi que je le quittai. Mû par une bizarre et soudaine pitié, je refermai doucement derrière moi la porte de son bureau.

15. Le Chronomobile

Kurt Gödel se tenait les bras croisés devant la fenêtre de son bureau, dépourvue de rideaux.

— Au moins, il n’y a pas encore de gaz, dit-il sans préambule. J’ai été une fois témoin d’une attaque aux gaz. Exécutée, en l’occurrence, par des bombardiers anglais sur Berlin. Je descendais Unter den Linden puis la Siegesallee et quand je suis arrivé sur les lieux… Quel manque de dignité ! Le corps se corrompt très rapidement, vous savez.

Il se tourna vers moi en souriant tristement.

— Le gaz est très démocratique, ne croyez-vous pas ?

Je m’approchai de lui.

— Professeur Gödel. S’il vous plaît… Nous savons que vous avez de la plattnérite. Je l’ai vue.


Pour toute réponse, il se dirigea sans hésiter vers une armoire. Il passa à moins de trois pieds de Nebogipfel mais ne lui accorda qu’un bref coup d’œil ; de tous les hommes que j’avais rencontrés en 1938, c’est le savant qui avait manifesté le plus d’indifférence envers le Morlock. Gödel prit dans l’armoire un bocal en verre ; il contenait une substance d’un vert étincelant qui semblait capter et retenir la lumière.

— De la plattnérite, soupira Moïse.

— Parfaitement. Remarquablement facile à synthétiser à partir du carolinum… si vous connaissez la recette et disposez d’une pile à fission pour l’irradier. Je voulais vous la montrer, me dit-il avec un air malicieux. J’espérais que vous la reconnaîtriez. Je trouve délicieusement facile de mener par le bout du nez ces pompeux Anglais, avec leurs Directions de Ceci ou de Cela, qui étaient incapables de reconnaître le trésor qu’ils avaient sous le nez ! Et maintenant ce sera le prix de votre départ de cette Vallée de larmes… Oui ?

— Je l’espère, dis-je avec ferveur.

— Alors, venez ! cria-t-il. À l’atelier du V. D. T.

Brandissant la plattnérite comme une torche, il nous conduisit hors de son bureau.


Nous pénétrâmes une fois de plus dans le labyrinthe de couloirs en béton. Wallis avait raison : les gardes avaient tous quitté leur poste et, bien qu’à une ou deux reprises nous ayons trouvé des savants ou des techniciens en blouse blanche qui détalaient dans les couloirs, ils ne firent aucune tentative pour nous arrêter ni même pour nous demander où nous allions.

Et puis – boum ! –, un nouvel obus fit mouche.

Les lumières électriques s’éteignirent et le couloir vacilla, me projetant au sol. Mon visage heurta le béton poussiéreux, le sang tiède commença à couler de mon nez – je ne devais pas être très beau à voir – et je sentis un corps léger, celui de Nebogipfel, je crois, culbuter contre ma jambe.

L’ébranlement des fondations cessa en quelques secondes. Les lampes ne se rallumèrent pas.

Je fus pris d’une quinte de toux, car l’air était chargé de poussière de béton, et un peu de ma vieille peur de l’obscurité me revint. Puis j’entendis le chuintement d’une allumette, j’aperçus fugitivement la tête volumineuse de Moïse, et je le vis mettre la flamme au contact d’une mèche. Il éleva la bougie en l’air, protégeant la flamme de ses mains, et la lumière se répandit comme une flaque jaune dans le couloir.

— J’ai perdu le havresac, me dit-il en souriant, mais j’avais pris la précaution de mettre dans mes poches une partie des provisions que vous m’aviez recommandées.

Gödel se releva dans un mouvement un peu raide. Je fus soulagé de constater qu’il tenait la plattnérite contre sa poitrine et que le bocal était intact.

— Je crois que celui-ci a dû tomber dans l’enceinte du Collège, dit-il. Nous devons nous estimer heureux d’être en vie ; car ces murs auraient très bien pu s’effondrer sur nous.

Nous repartîmes donc dans ces sinistres couloirs. Nous fûmes arrêtés deux fois par des éboulis mais parvînmes avec un peu d’effort à escalader l’obstacle. J’étais à présent complètement désorienté, mais Gödel, que je voyais devant moi, son bocal de plattnérite luminescent sous le bras, avançait sans aucune hésitation.

Quelques minutes plus tard, nous atteignîmes le bâtiment annexe que Wallis avait appelé Service de Recherche et Développement V. D. T. Moïse leva sa bougie et la lumière éclaira le vaste atelier. Mis à part l’absence d’éclairage et une longue et délicate lézarde qui fissurait le plafond en diagonale, l’atelier était plus ou moins conforme à l’image que j’en avais conservée. Des pièces de moteur, des roues et des chenilles de rechange, des bidons d’huile et de carburant, des chiffons et des combinaisons de travail – tout l’attirail d’un atelier de mécanique – jonchaient le sol ; des chaînes pendaient depuis des poulies fixées à des potences au plafond et projetaient des ombres longues et complexes. Au milieu du hangar, j’aperçus une grosse tasse de thé à moitié pleine, apparemment posée sur le sol avec un certain soin ; une fine couche de poussière de béton faisait comme une écume à la surface du liquide.

L’unique Chronomobile presque achevé trônait au centre de l’atelier ; le gris acier de sa carrosserie brillait à la lueur de la bougie. Moïse s’approcha du véhicule et passa la main sur le rebord de l’habitacle quadrangulaire.

— C’est donc cela ?

— Le sommet de la technologie des années 1930, dis-je avec un large sourire. Un « Porteur Polyvalent », je crois, d’après ce que m’a dit Wallis.

— Il faut avouer, dit Moïse, que la forme n’en est guère élégante.

— Je ne crois pas que l’élégance soit le but recherché. Il s’agit d’une arme de guerre et non d’un engin pour le loisir, l’exploration ou la science.

Gödel s’approcha du Chronomobile, posa le bocal de plattnérite sur le sol et se mit en devoir d’ouvrir l’une des bouteilles d’acier soudées à la carrosserie du V. D. T. Il serra à deux mains le bouchon à vis et grogna sous l’effort, sans parvenir à le faire bouger. Il se recula, haletant.

— Il nous faut amorcer le châssis avec la plattnérite, dit-il. Sinon…

Moïse posa sa bougie sur une étagère, piocha dans les piles d’outils et rapporta une grosse clé à molette.

— Laissez-moi essayer avec ceci.

Il referma les mâchoires de la clé sur la tranche du bouchon, qu’il desserra sans trop de peine.

Gödel prit le bocal de plattnérite et versa la substance dans la bouteille pendant que Moïse dévissait les trois autres bouchons.

À l’arrière du véhicule, je trouvai une porte retenue par une goupille métallique. Je retirai cette dernière, repliai la porte vers le bas et me hissai dans la cabine. Il y avait deux banquettes en bois, chacune assez large pour accueillir deux ou trois personnes, et, à l’avant, un unique siège en baquet face à une lucarne horizontale. Je m’installai donc à la place du conducteur.

Devant moi, un simple volant, sur lequel j’appuyai les mains, et un petit tableau de commande muni de cadrans, d’interrupteurs, de manettes et de boutons ; il y avait encore d’autres leviers plus près du plancher, manifestement prévus pour être actionnés par les pieds. Les commandes avaient un aspect brut, inachevé ; cadrans et interrupteurs n’étaient pas identifiés, des câbles et des tringles de transmission mécanique dépassaient de l’arrière du tableau.

Nebogipfel me rejoignit dans la cabine et se tint à côté de moi ; l’odeur morlock, forte et douceâtre, était presque délétère dans cette enceinte confinée. Par la lucarne avant je voyais Gödel et Moïse en train de remplir les bouteilles.

Gödel m’appela :

— Vous comprenez le principe du V. D. T. ? Toute la conception est de Wallis, évidemment. Je n’ai guère participé à la construction du prototype.

Je plaçai mon visage contre la lucarne.

— Je suis aux commandes. Mais elles ne sont pas identifiées. Et je ne vois rien qui ressemble à un compteur chronométrique.

Gödel, occupé à transvaser soigneusement la substance, ne releva pas la tête.

— Je soupçonne que des raffinements tels que des compteurs chronométriques ne sont pas encore installés.

C’est un véhicule d’essai inachevé, après tout. Cela vous perturbe-t-il ?

— Je dois avouer que la perspective de perdre mes repères dans le temps ne m’attire pas énormément, dis-je. Mais non, ce n’est pas très important… On peut toujours se renseigner auprès des autochtones !

— Le principe du V. D. T. est assez simple, dit Gödel. La plattnérite se répand dans les éléments du châssis par un réseau de capillaires qui forme une sorte de circuit… Lorsque vous fermerez le circuit, vous voyagerez dans le temps. Vous me suivez ? La plupart des commandes que vous avez là concernent le moteur à essence, la transmission, et cetera ; car ce véhicule fonctionne également comme une automobile. Mais, pour fermer le chrono-circuit, il y a un interrupteur à bascule bleu, sur votre tableau de bord. Le voyez-vous ?

— Je l’ai.

Moïse venait de revisser le dernier bouchon. Il contourna le Chronomobile pour entrer par la porte arrière. Il plaça sa clé à molette sur le plancher et cogna du poing sur les parois intérieures de la cabine.

— Bonne construction, dit-il. C’est du solide.

— Je crois que nous sommes prêts à partir, dis-je.

— Mais pour où ? Je veux dire… pour quand ?

— Quelle importance ? Loin d’ici, c’est tout ce qui compte. Et dans le passé, pour essayer de rectifier la situation… Moïse, nous n’avons plus rien à voir avec le vingtième siècle. Nous devons à présent faire un autre saut dans l’inconnu. Notre aventure n’est pas terminée !

Le trouble disparut de son visage et fut remplacé par une implacable détermination ; les muscles de sa mâchoire se raidirent.

— Alors, allons-y, et que le diable nous emporte !

— Je crois qu’il y a de grandes chances qu’il y parvienne, dit Nebogipfel.

— Professeur Gödel, criai-je, montez à bord !

— Oh non, dit-il en levant les mains. Ma place est ici.

Moïse vint me rejoindre.

— Mais les murs de Londres s’effondrent tout autour de nous, les canons allemands ne sont plus qu’à quelques milles… La situation est intenable, professeur !

— Je vous envie, bien sûr, dit Gödel. Quitter ce misérable monde et sa misérable Guerre…

— Alors, venez avec nous, dis-je. Cherchez ce Monde Final dont vous parliez…

— J’ai une femme, dit-il.

Son visage était une lame blafarde à la lueur de la bougie.

— Où est-elle ?

— Je l’ai perdue. Nous n’avons pas réussi à quitter le Reich ensemble. Je suppose qu’elle est à Vienne… Je ne peux imaginer qu’ils lui fussent du mal pour la punir de ma défection.

Il y avait une question derrière cette phrase et je compris alors que cet homme suprêmement logique attendait de moi, en cet instant extrême, le réconfort le plus illogique !

— Non ! dis-je. Je suis sûr qu’elle est…

Mais je n’eus pas le temps d’achever ma phrase car, sans même un sifflement prémonitoire, un nouvel obus tomba, et ce fut l’impact le plus direct de tous !


L’ultime vacillation de notre bougie me montra, dans une tranche de temps figée comme par une lampe éclair, le mur ouest de l’atelier en train d’éclater littéralement vers l’intérieur : en une fraction de seconde, sa surface lisse et stable se changea en un nuage tourbillonnant de fragments et de poussière.

Puis nous fûmes plongés dans l’obscurité.

Le véhicule oscilla.

— Couchez-vous ! cria Moïse.

Je me baissai, et une grêle de tessons de maçonnerie – mortels projectiles – tambourina contre la carrosserie du Chronomobile.

Nebogipfel escalada la banquette pour me rejoindre à l’avant ; je sentis son odeur douceâtre. Sa main souple m’agrippa l’épaule.

— Mettez le contact, dit-il.

Je scrutai l’espace derrière la lucarne et ne vis que ténèbres.

— Et Gödel, alors ? criai-je. Professeur ?

Pas de réponse. J’entendis un gros craquement des plus inquiétants quelque part au-dessus du véhicule ; et la maçonnerie continua de tomber avec fracas.

Mettez le contact, répéta Nebogipfel, impatient. Vous n’entendez rien ? Le toit est en train de s’effondrer… Nous allons être écrasés !

— Je vais le chercher, dit Moïse.

Dans l’obscurité absolue, j’entendis ses bottes résonner sur le plancher du véhicule tandis qu’il gagnait l’arrière.

— Aucun problème, j’ai encore des bougies…

Sa voix s’affaiblit lorsqu’il atteignit la porte et j’entendis ses pieds écraser les débris qui jonchaient le sol.

Puis il y eut une sorte de grotesque hoquet démesurément prolongé et un appel d’air venant du plafond. Moïse cria.

Je pivotai avec l’intention de bondir hors de la cabine pour le rattraper… et je sentis de petites dents me mordre le gras de la main – des crocs de Morlock !

À cet instant où j’étais encerclé par la Mort et plongé une fois de plus dans les ténèbres primitives, la présence du Morlock, ses crocs plantés dans ma chair, le contact de son pelage sur ma peau…, c’en fut trop pour moi ! En rugissant, j’enfonçai mon poing dans la chair molle du visage de Nebogipfel.

Mais il ne poussa pas le moindre cri ; alors même que je le frappais, je sentis sa main me contourner pour atteindre le tableau de bord.

Les ténèbres se dissipèrent sous mes yeux, le grondement du béton qui s’écroulait s’amenuisa jusqu’au silence complet et je me retrouvai une fois de plus en train de tomber dans la clarté grise du voyage transtemporel.

16. Chute dans le temps

Le Chronomobile oscilla violemment. Je cherchai à me rattraper au siège du conducteur mais je fus projeté au sol ; ma tête et mes épaules vinrent heurter avec fracas la banquette en bois. La morsure du Morlock était comme une douleur superflue.

Une lumière blanche inonda la cabine dans une explosion silencieuse. Nebogipfel poussa un cri. Ma vision était brouillée, gênée par les caillots de sang qui s’accrochaient à mes joues et à mes sourcils. Par la porte arrière et diverses lucarnes, une clarté pâle et uniforme s’infiltrait dans l’habitacle agité de secousses ; d’abord intermittente, elle se stabilisa bientôt en un gris délavé. Je me demandai s’il y avait eu quelque nouvelle catastrophe : peut-être l’atelier était-il la proie des flammes…

Mais la lumière était trop fixe, trop neutre pour cela. Je compris alors que nous étions déjà bien au-delà de ce laboratoire et de cette Guerre.

Cette clarté était évidemment la lumière du soleil rendue uniforme par le chevauchement du jour et de la nuit, trop rapide pour être suivi par l’œil. Nous étions bel et bien tombés dans le temps ; ce véhicule – pour rudimentaire et mal équilibré qu’il fût – fonctionnait correctement. Je ne pouvais dire si nous tombions dans le futur ou dans le passé, mais le Chronomobile nous avait déjà transportés dans une période au-delà de l’existence du Dôme de Londres.

J’essayai de me soulever sur les mains, mais il y avait du sang – le mien ou celui du Morlock – sur mes paumes et elles glissèrent sous moi. Je retombai lourdement sur le plancher, heurtant une fois de plus la banquette avec ma tête.

Je fus saisi d’une immense lassitude qui m’engourdit jusqu’à la moelle des os. Le choc dû à l’ébranlement des obus, décalé par les péripéties de mon départ, m’assaillait à présent de toute sa force. Je laissai ma tête reposer sur les nervures du plancher métallique et fermai les yeux.

— À quoi ça sert, de toute façon ? demandai-je à la cantonade.

Moïse était mort…, perdu, avec le professeur Gödel, sous des tonnes de gravats, dans les décombres du laboratoire. Je ne savais pas au juste si le Morlock avait survécu. Et cela m’était d’ailleurs indifférent. Que le Chronomobile m’amène où il veut dans le futur ou le passé ! Qu’il continue sans s’arrêter jusqu’à ce qu’il s’écrase et se pulvérise contre les murailles de l’Infini et de l’Éternité ! Et qu’on en finisse. Je n’en pouvais plus.

— Le jeu n’en vaut pas la chandelle, marmonnai-je. Non, vraiment pas.

Je crus sentir des mains caresser doucement les miennes et des cheveux me frôler le visage ; mais je protestai et, avec le peu qui me restait de force, repoussai ces mains.

Je sombrai dans une obscurité inconfortable, profonde et sans rêves.


Je fus réveillé par une série de fortes secousses.

Mon corps était ballotté contre le plancher de l’habitacle. Une masse molle gisait sous ma tête, mais elle se déroba et mon crâne alla percuter l’angle vif d’une banquette. Ce regain de douleur me fit reprendre conscience et, non sans mauvaise grâce, je me dressai sur mon séant.

La douleur irradiait ma tête et mon corps avait l’impression de sortir d’un éprouvant match de boxe. Paradoxalement, mon moral allait un peu mieux. J’avais encore à l’esprit la mort de Moïse – événement considérable qu’il me faudrait un jour ou l’autre regarder en face –, mais, après ces moments de bienheureuse inconscience, il me fut possible de m’en détacher, de la même manière qu’on se détournerait de la lumière aveuglante du soleil, et de réfléchir à d’autres sujets.

Le mélange terne et nacré de jour et de nuit baignait encore l’intérieur du véhicule. Il faisait incroyablement froid ; je frissonnais et mon haleine se condensait devant moi. Assis sur le siège baquet du pilote, Nebogipfel me tournait le dos. De ses doigts blancs, il sondait les instruments du rudimentaire tableau de bord et cherchait à identifier les fils qui pendaient de la colonne de direction.

Je me levai. L’oscillation du véhicule, s’ajoutant au choc que j’avais subi en 1938, me faisait chanceler. Pour assurer mon équilibre, il me fallut m’accrocher aux parois nervurées de l’habitacle ; le métal était glacé sous mes mains nues. L’objet mou qui m’avait servi d’oreiller se trouvait être le blazer du Morlock. Je le pliai et le plaçai sur une des banquettes. J’aperçus aussi, abandonnée sur le plancher, la lourde clé dont Moïse s’était servi pour ouvrir les bouteilles de plattnérite. Je la soulevai du bout des doigts ; elle était éclaboussée de sang.

J’avais encore mes pesantes épaulettes ; écœuré par ces portions d’armure, je les arrachai de mes vêtements et les laissai choir sur le plancher dans un fracas métallique.

À ce bruit, Nebogipfel regarda dans ma direction ; je constatai que ses lunettes bleues étaient fendues en deux et qu’un de ses yeux volumineux n’était plus qu’une masse informe de sang et de chair mutilée.

— Préparez-vous, dit-il d’une voix sourde.

— À quoi ? Je…

Et l’habitacle fut plongé dans l’obscurité.

Je trébuchai et faillis tomber à la renverse. Un froid intense aspira la chaleur qui subsistait encore dans l’air de la cabine et dans mon sang ; mon mal de tête redoubla. J’enveloppai mon torse de mes bras.

— Qu’est-il arrivé à la lumière du jour ?

— Cela ne durera que quelques secondes. Prenons patience…

La voix du Morlock était presque acérée dans cette noirceur mouvante.

Et, tout aussi rapidement qu’elle était venue, l’obscurité disparut et la lumière grise s’infiltra une fois de plus dans l’habitacle. Le froid perdit quelque peu de son intensité, mais je continuai de frissonner violemment. Je m’agenouillai sur le plancher à côté du siège de Nebogipfel.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi cette obscurité ?

— C’était de la glace, dit-il. Nous traversons une ère de glaciation périodique ; banquises et glaciers descendent en masse du nord et recouvrent les terres, nous ensevelissant au passage, puis fondent. Je suppose qu’il y a par moments jusqu’à cent pieds de glace au-dessus de nous.

Je regardai par les lucarnes avant du véhicule. Je vis une vallée de la Tamise changée en une toundra désolée où ne poussaient qu’une herbe robuste, une bruyère violette, agressivement flamboyante, et quelques rares arbres et arbustes. Ils parcouraient en frissonnant leur cycle annuel trop rapidement pour que l’œil pût les suivre, mais j’eus l’impression qu’il s’agissait des variétés les plus résistantes : chêne, saule, peuplier, aulne, aubépine. Aucun signe de Londres : je ne pouvais même pas discerner les fantômes d’édifices évanescents, et il n’y avait dans tout ce paysage grisâtre aucune trace de l’Homme ni de la moindre vie animale. Même la forme des collines et des vallées, sans cesse modifiée par les glaciers, ne m’était plus familière.

Et, soudain – je la vis approcher dans un bref jaillissement de clarté blanche avant qu’elle nous engloutît –, la Glace revint. Dans l’obscurité, je jurai et m’enfouis les mains sous les aisselles ; mes doigts et mes pieds étaient engourdis et je commençais à craindre des gelures. Lorsque les glaciers se retirèrent une fois de plus, ils laissèrent un paysage habité, autant que je pusse le constater, par la même gamme de plantes robustes, mais aux contours remodelés, manifestement, d’une période glaciaire à l’autre, bien que je ne pusse déterminer si nous allions vers le futur ou le passé. Sous mes yeux, des rochers plus grands que des hommes semblaient se déplacer d’un bout à l’autre du paysage en rampant ou en culbutant lentement ; c’était sans nul doute quelque bizarre effet de l’érosion terrestre.

— Combien de temps suis-je resté inconscient ?

— Pas très longtemps. Trente minutes, peut-être.

— Le Chronomobile nous emmène-t-il dans le futur ?

— Nous nous enfonçons dans le passé, dit le Morlock.

Il se tourna vers moi et je vis que ses mouvements gracieux avaient été réduits à de sèches saccades par la correction que je lui avais infligée.

— J’en suis sûr, dit-il. J’ai entrevu à plusieurs reprises Londres en train de régresser, de se flétrir en retournant à ses origines… À partir des intervalles entre les glaciations, j’estime que nous voyageons à la vitesse de plusieurs dizaines de milliers d’années par minute.

— Peut-être devrions-nous étudier comment arrêter la chute libre du véhicule dans le temps. Si nous trouvons une ère suffisamment calme…

— Je ne crois pas que nous ayons la possibilité de mettre fin à la course du véhicule.

— Quoi ?

Le Morlock étendit les mains – je vis que leur pilosité était saupoudrée d’un léger givre – et nous fumes, une fois de plus, plongés dans un ténébreux sépulcre de glace. Sa voix s’éleva de l’obscurité :

— N’oubliez pas qu’il s’agit d’un véhicule grossier, d’un prototype inachevé. Bien peu de commandes et d’indicateurs sont connectés ; ceux qui le sont effectivement semblent pour la plupart inactifs. Même si nous savions comment modifier leur fonctionnement sans détruire le véhicule, je ne vois pas comment nous pourrions sortir de la cabine et avoir accès au mécanisme interne.

Émergeant de la glace, nous retrouvâmes la toundra aux contours changeants. Nebogipfel contemplait le paysage avec une certaine fascination.

— Figurez-vous que les fjords de Scandinavie ne sont pas encore creusés et que les lacs d’Europe et d’Amérique du Nord, remplis par la fonte des glaces, sont des fantasmes du futur.

« Nous avons déjà dépassé l’aube de l’histoire humaine. En Afrique, nous trouverions peut-être des races d’Australopithèques, certains disgracieux, d’autres élégants, d’autres encore carnivores mais tous dotés de la démarche bipède et de traits simiens : une petite boîte crânienne, des dents et des mâchoires proéminentes…

Une solitude glaciale s’abattit sur moi. Je m’étais déjà égaré dans le temps, mais jamais je n’avais souffert d’un isolement si intense ! Était-il vrai – se pouvait-il – que Nebogipfel et moi, dans notre Chronomobile endommagé, représentions les seules lueurs d’intelligence existant sur toute la planète ?

— Nous sommes donc en perdition, dis-je. Il se peut que nous ne nous arrêtions pas avant d’atteindre le début du temps…

— Je doute que nous en arrivions là, dit Nebogipfel. La plattnérite doit avoir une capacité finie. Elle ne peut nous propulser éternellement dans le temps ; elle doit s’épuiser. Prions qu’elle le fasse avant que nous traversions l’ordovicien et le cambrien, avant que nous atteignions une ère où il n’y aura plus d’oxygène pour nous maintenir en vie.

— Réjouissante perspective, dis-je. Et cela peut encore empirer, je suppose.

— Comment ?

J’étirai mes jambes raidies et m’assis sur le plancher froid et nervuré.

— Nous n’avons pas de provisions d’aucune sorte. Ni eau ni nourriture. Et nous sommes tous les deux blessés. Nous n’avons même pas de vêtements chauds ! Combien de temps pourrons-nous survivre à bord de ce glacial esquif transtemporel ? Quelques jours ? Moins ?

Nebogipfel ne répondit pas.

Je ne suis pas homme à me soumettre facilement au Destin. J’investis donc une certaine énergie dans l’étude des commandes et des connexions évoquées par Nebogipfel. Je ne tardai pas à comprendre qu’il avait raison : je ne pouvais en aucune manière reconstruire cet enchevêtrement de composants pour en faire un véhicule dirigeable. Mon énergie déjà sapée fut bientôt épuisée et je tombai dans une sorte de morne apathie.

Nous traversâmes encore une brève et brutale glaciation puis entrâmes dans un long et sinistre hiver. Les saisons apportaient encore neige et frimas qui papillotaient d’un bout à l’autre du paysage, mais l’ère de la Glace éternelle était désormais dans le futur. Je constatai peu de changements dans la morphologie du terrain d’un millénaire à l’autre, hormis, peut-être, un léger enrichissement dans la texture de la verdure floue qui revêtait les collines. Un crâne énorme, qui me rappela celui d’un éléphant, se matérialisa sur le sol non loin du Chronomobile, nu, blanchi et effrité. Il perdura assez longtemps – environ une seconde – pour que je pusse en distinguer les contours puis s’abolit aussi vite qu’il était apparu.

— Nebogipfel, à propos de votre blessure. Je…, il faut que vous compreniez…

Il me considéra de son œil valide. Je vis qu’il avait retrouvé ses maniérismes morlock, abandonnant la coloration humaine qu’il avait adoptée.

Quoi ? Que faut-il que je comprenne ?

— Je n’avais pas l’intention de vous blesser.

— Vous ne l’avez pas en ce moment, énonça-t-il avec une précision chirurgicale, mais vous l’aviez alors. Des excuses sont futiles, voire absurdes. Vous êtes ce que vous êtes…, nous sommes deux espèces différentes, aussi loin l’une de l’autre qu’elles le sont de l’Australopithèque.

Je me sentis comme un disgracieux animal aux poings énormes souillés une fois de plus par le sang d’un Morlock.

— Vous me faites honte, dis-je.

Il secoua sèchement la tête.

— Honte ? Ce concept n’a pas de sens dans ces circonstances.

Je ne devais pas plus avoir honte, compris-je, que quelque bête sauvage de la jungle. Si j’étais attaqué par une créature pareille, irais-je débattre avec elle pour lui faire la morale ? Non : dépourvue d’intelligence, elle ne pouvait contrôler son comportement. Je devrais m’en tenir à ses actes.

Pour Nebogipfel, je venais – une fois de plus – de me révéler guère supérieur à ces brutes grossières des plaines d’Afrique, précurseurs des Hommes en cette période désolée.

Je me réfugiai sur la banquette en bois où je m’allongeai, reposant sur mon bras ma tête endolorie, et j’observai le scintillement des Âges au-delà de la porte encore ouverte du véhicule.

17. Le Veilleur

Le sinistre froid hivernal se dissipa et le ciel acquit une texture plus complexe, bigarrée. De temps en temps, la bande solaire oscillante était occultée une seconde entière par une gangue de nuages sombres. Sous ce climat plus doux prospéraient de nouvelles essences – des arbres à feuilles caduques, pour autant que je pusse m’en rendre compte : érables, chênes, peupliers, cèdres et d’autres encore. Parfois, ces forêts primitives déferlaient sur le véhicule, nous enfermant dans un crépuscule d’un vert-brun scintillant, puis se retiraient comme un rideau qu’on écarte.

Nous avions abordé une époque de puissants bouleversements terrestres, m’informa Nebogipfel. Les Alpes et l’Himalaya surgissaient du sol et de gigantesques volcans vomissaient cendres et poussières dans l’atmosphère, obscurcissant parfois le ciel des années durant. Dans les océans évoluaient de gros requins aux dents acérées comme des poignards. Et, en Afrique, les ancêtres de l’Homme, créatures au cerveau en voie d’atrophie, à la démarche voûtée et aux doigts grossiers et malhabiles, régressaient vers la stupidité primitive. Nous traversâmes cette ère longue et sauvage pendant une douzaine d’heures.

J’essayais d’ignorer la faim et la soif qui me tenaillaient le ventre tandis que siècles et forêts défilaient en papillotant devant l’habitacle. C’était le plus long voyage transtemporel que j’eusse entrepris depuis mon expédition initiale dans le futur lointain au-delà de l’Histoire de Weena, et l’immense et futile vacuité de toute cette entreprise commença, au fil monotone des heures, à déprimer mon âme. La brève éclosion de l’Humanité était déjà un lointain éclat de lumière à l’autre bout du temps ; même la distance entre l’homme et le Morlock – de quelque variété qu’ils fussent – n’était qu’une fraction de celle que j’avais parcourue.

L’énormité du temps était écrasante devant la petitesse de l’homme et de ses accomplissements ; et mes mesquines préoccupations personnelles étaient d’une insignifiance absurde. L’histoire de l’Humanité devenait triviale : un éclair de magnésium perdu sous les voûtes obscures et indifférentes de l’Éternité.

L’écorce terrestre se soulevait comme la poitrine d’un homme qui étouffe et le Chronomobile montait ou retombait au gré de l’évolution du paysage oscillant telle la houle d’une mer immense. La végétation devint plus verte, plus luxuriante, de nouvelles forêts se pressèrent contre le véhicule – des arbres à feuilles caduques, me sembla-t-il, bien que notre vitesse réduisît uniformément fleurs et feuilles à d’imprécises traînées vertes –, et l’air se réchauffa.

Les millénaires glacés relâchèrent enfin leur douloureuse emprise sur mes doigts ; je me débarrassai de ma veste et déboutonnai ma chemise ; j’abandonnai mes bottes et m’activai à remuer les pieds pour y faire circuler le sang. L’insigne de sécurité numéroté de Barnes Wallis tomba de la poche de ma veste. Je ramassai ce modeste témoignage de la méfiance de l’Homme envers ses semblables ; je ne crois pas que j’eusse pu trouver, dans cette verte forêt des premiers âges, symbole plus parfait de l’intolérance et de l’absurdité qui gaspillent tant d’énergie humaine ! Je jetai l’insigne dans un recoin sombre du véhicule.

Comme suspendues dans cette charmille, les longues heures passaient plus lentement que jamais ; je dormis donc un certain temps. À mon réveil, la qualité de la verdure environnante sembla avoir changé – elle était plus translucide, dans une nuance rappelant quelque peu la plattnérite –, et je crus entrevoir des cieux étoilés : à croire que nous étions immergés dans des émeraudes et non plus dans des feuillages.

C’est alors que je le vis : l’être flottait dans l’air humide et sombre de l’habitacle, insensible aux oscillations du véhicule, avec ses yeux énormes, sa bouche charnue en forme de V et ses tentacules articulés qui pendaient vers le plancher sans toutefois le toucher. Ce n’était pas un fantasme – je ne pouvais voir à travers lui les détails de la forêt – et il était tout aussi réel que moi, Nebogipfel ou les bottes que j’avais posées sur la banquette.

Le Veilleur me considérait froidement comme s’il me disséquait du regard.

Je n’avais pas peur. Je tendis la main vers lui, mais il s’éloigna en se dandinant dans le vide. J’étais persuadé que ses yeux gris étaient fixés sur mon visage.

— Qui êtes-vous ? demandai-je. Pouvez-vous nous aider ?

S’il pouvait m’entendre, il ne me répondit cependant pas. Mais l’éclairage était déjà en train de changer : la luminosité interne de l’air redevenait peu à peu le vert de la végétation. J’eus l’impression que l’être pivotait – que ce vaste crâne, tel un jouet invraisemblable, tournait sur son axe –, puis il disparut.

Nebogipfel s’approcha de moi sur ses longs pieds, évitant les nervures du plancher. Il s’était débarrassé de ses vêtements du dix-neuvième siècle et évoluait dans le plus simple appareil, seulement vêtu de ses grosses lunettes cabossées et du pelage blanc ébouriffé qui lui pendait à présent sur l’échine.

— Qu’y a-t-il ? Êtes-vous malade ?

Je lui parlai du Veilleur, mais il n’avait rien vu. Je retournai me reposer sur ma banquette, sans savoir si ce dont j’avais été témoin était la réalité ou le prolongement d’un rêve.


La chaleur était accablante et je commençai à étouffer dans la cabine.

Je songeai à Gödel et à Moïse.

Gödel, ce personnage peu engageant, avait déduit l’existence d’Histoires multiples à partir de principes ontologiques purs, tandis que le sot que j’étais avait eu besoin de plusieurs voyages transtemporels avant que cette possibilité ne lui vînt à l’esprit ! Or l’homme qui avait rêvé ces rêves magnifiques du Monde Final, un monde où toute Signification était résolue, gisait écrasé, les membres rompus, sous un tas de décombres, tué par l’intolérance et la stupidité de ses semblables.

Quant à Moïse, je portais son deuil. C’était un peu, je crois, comme le chagrin qu’on éprouve lorsqu’un enfant ou un frère cadet est tué. Moïse était mort à vingt-six ans ; et pourtant moi, le même individu, je continuais de vivre à quarante-quatre ans ! Mon passé s’était dérobé sous moi ; c’était comme si le sol s’était évaporé, m’abandonnant dans le vide. J’avais néanmoins réussi à connaître Moïse, si brièvement que ce fût, en tant que personne à part entière. Il s’était montré gai, excentrique, impulsif, un peu absurde – tout comme moi ! – et immensément sympathique.

Encore une mort à porter à mon crédit !

Toutes les leçons ambiguës de Nebogipfel sur une Multiplicité des Mondes – tous les arguments possibles selon lesquels le Moïse que j’avais connu n’avait jamais été, en fin de compte, destiné à être moi mais quelque autre variante de ma personne – ne changeaient rien à l’impression que j’avais de l’avoir perdu.

Mes pensées se délitèrent en fragments à demi cohérents – je luttai pour garder les yeux ouverts, craignant de ne plus me réveiller –, mais, une fois de plus, épuisé par la confusion et le chagrin, je m’endormis.

Je fus réveillé en entendant mon nom prononcé à la bizarre manière fluide et gutturale des Morlocks. L’air était tout aussi vicié qu’avant et une nouvelle palpitation, causée par la chaleur et le manque d’oxygène, bousculait sous mon crâne les vestiges de mes précédentes blessures.

Les yeux meurtris de Nebogipfel étaient énormes dans cette pénombre arborée.

— Regardez autour de vous, dit-il.

La verdure se pressait contre nous avec autant d’insistance qu’auparavant, et pourtant sa texture semblait à présent différente. Je découvris qu’avec un peu d’attention je pouvais suivre l’évolution des feuilles sur les branches touffues. Chaque feuille jaillissait de la poussière, subissait une sorte de flétrissement inversé et se recroquevillait dans son bouton en moins d’une seconde, mais alors…

— Nous ralentissons, soupirai-je.

— Oui. Je crois que la plattnérite est en train de perdre de son efficacité.

Je remerciai le Ciel dans une courte prière, car j’avais repris suffisamment de forces pour ne plus vouloir mourir dans quelque plaine rocheuse et privée d’air à l’aube des temps géologiques !

— Savez-vous où nous sommes ?

— Quelque part dans le paléocène. Nous voyageons depuis vingt heures. Nous sommes à peut-être cinquante millions d’années du présent…

— De quel présent ? Du mien, celui de 1891, ou du vôtre ?

Il toucha le sang séché qui collait encore à son visage.

— À pareille échelle temporelle, cela n’a guère d’importance.

L’épanouissement des feuilles et des fleurs était devenu très lent, presque solennel. Je pris conscience d’un scintillement, d’intrusions passagères d’une obscurité plus profonde se superposant à la verte et uniforme pénombre.

— Je distingue la nuit et le jour, constatai-je. Nous ralentissons.

— Oui.

Assis en face de moi sur sa banquette, le Morlock en agrippait le rebord de ses longs doigts. Je me demandai s’il avait peur ; il en avait tout à fait le droit ! Je crus détecter un mouvement sur le plancher du véhicule, un léger bombement vers le haut, sous la banquette de Nebogipfel.

— Que devrions-nous faire ?

Il secoua la tête.

— Nous ne pouvons qu’attendre la suite des événements. Nous n’avons guère la maîtrise de la situation.

L’alternance de la nuit et du jour se ralentit jusqu’à devenir une palpitation régulière. Le plancher grinça et je vis des lignes de fatigue apparaître dans ses plaques de métal.

Brusquement, je compris.

— Attention ! criai-je.

Je me levai, tendis les bras et saisis Nebogipfel aux épaules. Il ne résista pas. Je le soulevai comme un enfant maigre et velu, chancelai et tombai à la renverse…

… Tandis qu’un arbre se matérialisait sous mes yeux, tranchant le métal du véhicule comme du papier. Une branche interminable se dirigea à tâtons vers le tableau de bord comme le bras d’un homme de bois, gigantesque et décidé, et pulvérisa le panneau avant.

Nous arrivions manifestement à l’endroit occupé par cet arbre dans cette ère reculée !

Je retombai sur l’une des banquettes, Nebogipfel dans les bras. L’arbre rapetissa légèrement tandis que nous régressions vers l’instant de sa naissance. Le battement de la nuit et du jour ralentit encore, devint plus pesant. Le tronc continua de rétrécir… et puis, dans un énorme craquement, l’habitacle du véhicule se brisa en deux, ouvert de l’intérieur comme une coquille d’œuf.

Je lâchai prise, abandonnant Nebogipfel, et le Morlock et moi roulâmes sur la terre meuble et humide sous une grêle de bois et de métal.

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