Serrant ce grêle avant-bras dans l’étau de ma main, je l’arrachai à ma gorge. Un corps velu gisait de tout son long sur le nickel et le cuivre à côté de moi ; un visage étroit serré dans des lunettes enveloppantes était tout près du mien, l’odeur morlock, fétide et douceâtre, était écœurante !
— Nebogipfel !
Sa voix était faible et essoufflée, sa poitrine se soulevait. Avait-il peur ?
— Vous vous êtes donc enfui. Et si facilement…
Agrippé à ma monture, il avait l’air d’une poupée de chiffon. Il était le rappel vivant du monde cauchemardesque duquel je m’étais échappé. J’aurais pu – j’en suis convaincu – le désarçonner instantanément. Or je me retins.
— Vous autres Morlocks avez peut-être sous-estimé mes capacités d’homme d’action, lui dis-je sèchement. Mais vous…, vous vous êtes douté de quelque chose, n’est-ce pas ?
— Oui. Mais à la dernière seconde… Je crois que je suis devenu expert dans l’interprétation de votre langage corporel inconscient. Je me suis rendu compte que vous aviez l’intention de mettre la machine en marche, et j’ai juste eu le temps de vous rattraper avant que… Croyez-vous que nous pourrions nous redresser ? chuchota-t-il. Je suis dans une position quelque peu inconfortable et je crains de tomber de la machine.
Il m’observa tandis que je méditais cette proposition. Il me semblait qu’il me fallait prendre une décision, en quelque sorte ; devais-je l’accepter comme passager à bord du véhicule ?
Mais il était hautement improbable que je lui fisse lâcher prise. Je me connaissais trop bien pour cela !
— Très bien.
Les deux Chronargonautes que nous étions exécutâmes donc un extraordinaire ballet au milieu de l’enchevêtrement de la Machine. Retenant Nebogipfel par le bras – afin de l’empêcher de tomber et de m’assurer qu’il ne tentât pas d’atteindre les commandes du véhicule –, je me contorsionnai jusqu’à ce que je fusse assis, bien droit, sur la selle. Je n’étais pas agile, même dans ma jeunesse, et lorsque j’eus atteint mon but j’étais déjà essoufflé et irritable tandis que Nebogipfel, lui, se logeait dans une section opportunément dégagée du bâti.
— Nebogipfel, pourquoi m’avez-vous suivi ?
Nebogipfel fixa le paysage sombre et comme filtré par la vitesse transtemporelle mais refusa de me répondre.
Je crus toutefois comprendre. Je me souvins de la curiosité et de l’émerveillement qu’il avait manifestés pendant ma relation du monde futur lorsque nous nous partagions la capsule interplanétaire. C’est mû par une impulsion soudaine que le Morlock s’était élancé derrière moi – pour découvrir si le voyage dans le temps était une réalité –, impulsion provoquée par une curiosité remontant, comme la mienne, à celle du singe ! J’en fus obscurément ému et ressentis un peu de sympathie envers Nebogipfel. L’Humanité avait beaucoup changé au long des années qui nous séparaient, mais il y avait là la preuve que la curiosité, cet inextinguible désir de trouver, et l’imprudence qui l’accompagnait ne s’étaient pas totalement éteintes.
Et, lorsque nous jaillîmes hors de la pénombre – je vis au-dessus de ma tête le démantèlement de la Sphère – une lumière solaire crue entra à flots dans la Machine et Nebogipfel hurla.
Je me débarrassai de mes lunettes. D’abord stationnaire dans le ciel, le Soleil mis à nu ne tarda pas à s’éloigner de sa position ; il décrivit un arc de plus en plus rapide et la Terre fut à nouveau soumise à la pulsation du jour et de la nuit. Enfin, l’astre fila d’un trait dans le ciel, trop vite pour que le regard pût le suivre, jusqu’à devenir une bande lumineuse, et l’alternance du jour et de la nuit fut remplacée par la clarté nacrée habituelle, uniforme et assez froide.
Ainsi, constatai-je, se défaisait la régulation de l’inclinaison axiale et de la rotation terrestres.
Le Morlock se recroquevillait, la tête cachée contre la poitrine. Il portait ses grosses lunettes, mais leur protection semblait insuffisante ; on eût dit qu’il essayait de s’enterrer dans les profondeurs du véhicule, et son dos luisait d’un éclat blanc sous le rayonnement solaire dilué.
Je ne pus m’empêcher de rire. Je me souvins qu’il avait négligé de m’avertir lorsque notre capsule, en route pour la Terre, était tombée en chute libre de la Sphère : maintenant, je me vengeais !
— Nebogipfel, ce n’est que le soleil !
Il releva la tête. Sous le rayonnement accru, ses lunettes s’étaient obscurcies jusqu’à l’opacité totale. Les poils de son visage étaient collés et, apparemment, mouillés de larmes. La chair de son corps, luisante sous son pelage, était blanc pâle.
— Il n’y a pas que mes yeux, dit-il. Même filtrée, la lumière me fait mal. Quand nous émergerons sous le plein éclat d’un soleil aveuglant…
— Un coup de soleil ! m’exclamai-je.
Après de si nombreuses générations d’obscurité, ce Morlock serait plus vulnérable, même au terne soleil de l’Angleterre, que ne le serait la rousse la plus pâle sous les tropiques. Je retirai ma veste.
— Tenez, dis-je, voici qui devrait vous protéger.
Nebogipfel s’enveloppa du vêtement, sous les plis duquel il se recroquevilla.
— Et, de plus, lorsque j’arrêterai la Machine, je ferai en sorte que nous arrivions la nuit, afin que nous puissions vous trouver un abri.
Réflexion faite, je me rendis compte qu’une arrivée dans l’obscurité serait de toute façon une bonne idée : j’imagine le spectacle si j’étais apparu sur Richmond Hill avec ce monstre descendu du futur au milieu d’une foule de promeneurs ébahis !
La verdure pérenne se retira du flanc de la colline et nous retrouvâmes le cycle des saisons. Nous commençâmes à retraverser l’ère des Grands Édifices que j’ai décrite plus haut. Nebogipfel, la veste sur la tête, risquait un œil manifestement fasciné pour apercevoir les ponts et les pylônes qui traversaient comme une brume le paysage fluctuant. J’étais, quant à moi, intensément soulagé à la pensée que nous approchions de mon propre siècle.
Soudain Nebogipfel se mit à siffler – un son inhumain, quasi félin – et s’aplatit encore plus près contre les parois du véhicule. Il regardait droit devant lui, les yeux énormes, exorbités.
Je me retournai et m’aperçus que les extraordinaires effets optiques que j’avais observés lors de mon expédition vers l’an 657 208 se manifestaient à nouveau. J’avais l’impression que des champs stellaires, denses et multicolores, essayaient de traverser la surface diluée de la réalité qui m’entourait… Et voici qu’à quelques yards de mon véhicule flottait le Veilleur, mon improbable compagnon. Ses yeux étaient fixés sur moi ; je me cramponnai à une traverse. Ébahi, je considérai cette grotesque parodie de tête humaine et ses tentacules pendants et, une fois de plus, je fus frappé par sa ressemblance avec la créature tressautante que j’avais aperçue sur la lointaine plage à trente millions d’années de là.
Fait bizarre, les lunettes qui m’avaient si bien aidé à résoudre les ténèbres morlock ne me furent d’aucun secours pour observer cette créature ; je ne la voyais pas plus distinctement qu’à l’œil nu.
Je perçus alors un sourd marmonnement, une sorte de pleurnichement. C’était Nebogipfel, agrippé à son alvéole dans le véhicule, avec tous les signes du désarroi.
— Il ne faut pas avoir peur, dis-je un peu maladroitement. Je vous ai parlé de ma rencontre avec cette créature en allant vers votre siècle. Son aspect est insolite, mais il semble qu’elle soit inoffensive.
Nebogipfel geignait toujours, le corps agité de tremblements.
— Vous ne comprenez pas, dit-il. Ce que nous voyons est impossible. Votre Veilleur possède apparemment la faculté de franchir les couloirs, de circuler transversalement entre des versions potentielles de l’Histoire…, peut-être de pénétrer l’environnement neutralisé d’un véhicule transtemporel en marche. C’est impossible !
Alors, aussi facilement qu’il était apparu, le flamboiement stellaire pâlit, le Veilleur s’éloigna jusqu’à devenir invisible et la Machine continua de foncer vers le passé.
Je finis par annoncer au Morlock, d’un ton sans pitié :
— Nebogipfel, vous devez comprendre ceci : je n’ai nullement l’intention de retourner dans le futur après ce dernier voyage.
Il étreignit de ses longs doigts les entretoises du véhicule.
— Je sais que je ne peux pas revenir, dit-il. Je le savais déjà lorsque je me suis précipité sur la machine. Même si vous aviez l’intention de retourner dans le futur…
— Oui ?
— En repartant une fois de plus dans le temps, cette machine va forcément induire une nouvelle et imprévisible modification de l’Histoire.
Il se tourna vers moi ; ses yeux étaient énormes derrière les lunettes.
— Comprenez-vous ? Mon Histoire, ma patrie sont perdues, détruites, peut-être. Je suis déjà devenu un réfugié du temps… Tout comme vous.
Ses paroles me glacèrent le sang. Se pouvait-il qu’il eût raison ? Se pouvait-il que je fusse en train d’infliger de nouveaux outrages au cadavre de l’Histoire à l’instant même, perché sur cette selle ?
Ma résolution de tout remettre en ordre – d’imposer un terme à l’action destructrice de la Machine transtemporelle – s’affermit en moi.
— Mais, si vous saviez cela, votre témérité en me poursuivant était une folie de première grandeur…
— Peut-être.
Sa voix était assourdie, car il s’abritait la tête dans ses bras.
— Mais voir les merveilles que j’ai déjà vues, voyager dans le temps, rassembler de telles informations… aucun membre de mon espèce n’a jamais eu pareille chance !
Il se tut et je le trouvai encore plus sympathique. Je me demandai comment j’aurais moi-même réagi si, comme le Morlock, je n’avais eu qu’une seconde pour saisir l’occasion !
Les aiguilles des compteurs chronométriques continuaient de rétrograder et je vis que nous approchions de mon propre siècle. Le monde se reconstitua en une configuration plus familière, avec une Tamise fermement ancrée entre ses anciennes rives et des ponts que je crus reconnaître à mesure qu’ils se matérialisaient au-dessus d’elle dans un jour tremblotant.
Je ramenai les manettes en avant. Le Soleil devint visible sous forme d’un objet distinct qui filait au-dessus de nous comme un bolide de feu ; le passage de la nuit était un papillotement perceptible. Deux des compteurs étaient déjà stationnaires ; il ne restait que des milliers de jours – quelques années – à parcourir.
Je m’aperçus que Richmond Hill s’était solidifiée autour de moi, plus ou moins sous la forme que je lui connaissais à mon époque. L’écran des arbres étant réduit à une transparence transitoire par ma vitesse, je voyais très bien les prairies de Petersham et de Twickenham parsemées de bouquets d’arbres vénérables. Spectacle rassurant et familier, en dépit du fait que ma vélocité transtemporelle était encore si élevée qu’il m’était impossible de distinguer des humains, des cerfs, des vaches ou d’autres hôtes de la colline, des prairies ou du fleuve ; et le scintillement du jour et de la nuit baignait toute la scène d’une clarté surnaturelle. Qu’importe : j’étais presque arrivé !
Je regardai l’aiguille des milliers s’approcher du zéro – j’étais arrivé chez moi, et il me fallut toute ma détermination pour ne pas arrêter la machine hic et nunc car mon désir de revenir à mon année de départ était extrême –, mais je maintins la pression sur les manettes et regardai les aiguilles entamer leur course négative.
Autour de moi, Richmond Hill scintillait au gré des nuits et des jours avec, çà et là, une tache colorée lorsqu’un groupe de pique-niqueurs restait sur l’herbe assez longtemps pour que ma rétine les enregistrât. Enfin, lorsque les cadrans indiquèrent six mille cinq cent soixante jours avant mon départ, je ramenai les manettes en butée.
J’immobilisai la Machine transtemporelle au profond d’une nuit nuageuse et sans lune. Si mes calculs étaient corrects, j’avais atterri en juillet 1873. À l’aide de mes lunettes morlock, je vis la pente de la colline, la berge du fleuve et la rosée qui scintillait sur l’herbe ; et, bien que les Morlocks eussent déposé ma Machine dans un espace dégagé à flanc de coteau, à un demi-mille de ma demeure, je constatai qu’il n’y avait personne pour être témoin de mon arrivée. Les sons et les odeurs de mon siècle m’inondèrent : l’odeur âcre du bois se consumant dans quelque cheminée, le murmure lointain de la Tamise, le frémissement d’une brise dans les arbres, les lanternes au naphte des marchands des quatre-saisons. Tout cela était délicieusement familier et bienvenu !
Nebogipfel se releva prudemment. Il avait glissé les bras dans les manches de ma veste, et le lourd vêtement pendait sur lui comme sur un enfant.
— Sommes-nous en 1891 ?
— Non, dis-je.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que je nous ai ramenés plus loin dans le passé.
Je jetai un coup d’œil vers ma maison, de l’autre côté de la colline.
— Nebogipfel, là-haut, dans un laboratoire, un jeune présomptueux se lance dans une série d’expériences qui l’amèneront finalement à la création d’une Machine à voyager dans le temps…
— Alors…
— Nous sommes en 1873, et je me prépare à me rencontrer moi-même quand j’étais jeune homme !
Sa tête sans menton, ceinte des lunettes, pivota vers moi avec ce qui sembla être de l’étonnement.
— Allons, Nebogipfel, aidez-moi à trouver une cachette pour dissimuler cet engin.
Je ne puis décrire tout l’insolite qu’il y avait pour moi à descendre Petersham Road dans l’air nocturne et à arriver enfin à mon domicile… avec un Morlock à mes côtés !
La maison était la dernière de la rue, avec de grandes baies, des sculptures assez modestes sur l’encadrement de la porte et un porche avec deux fausses colonnes grecques. Sur le devant, un jardinet avec des marches descendant à l’entresol, délimité par une délicate grille de métal ouvragé peinte en noir. Le résultat était en fait une imitation des demeures authentiquement grandioses bordant le Green ou s’alignant sur la partie de la Terrace située au sommet de Richmond Hill ; mais c’était une grande maison spacieuse que j’avais achetée pour une bouchée de pain quand j’étais plus jeune et que je n’avais jamais eu l’intention de quitter.
Je passai devant la porte d’entrée et contournai la maison. Sur l’arrière, des balcons avec vue à l’ouest s’ornaient de minces pilastres de fer peints en blanc. Je distinguais les fenêtres du fumoir et de la salle à manger, à présent assombris (il me vint à l’esprit que je ne savais pas avec précision quelle heure de la nuit il était), mais je percevais comme une bizarre absence derrière le fumoir. Il me fallut quelques instants pour me rappeler ce qu’elle représentait, tant une chose dont l’absence est inattendue est difficile à identifier, bien plus qu’une présence incongrue. C’était en fait l’emplacement de la salle de bains que j’y ferais construire plus tard. Ici, en 1873, j’étais encore obligé de me laver dans un tub qu’un domestique apportait dans ma chambre !
Et, dans cette serre disproportionnée qui dépassait de l’arrière de la maison, se trouvait mon laboratoire où – comme je le constatai avec un frisson de plaisir anticipé – la lumière brûlait encore. Les éventuels invités étaient partis et les domestiques étaient depuis longtemps dans leurs appartements. Mais le maître de céans – moi-même – travaillait encore.
Je fus envahi par un mélange d’émotions qu’aucun homme n’avait, je présume, éprouvées avant moi ; j’étais ici chez moi et pourtant je n’avais aucun droit d’y être !
Je retournai à la porte d’entrée. Nebogipfel se tenait un peu en retrait sur la chaussée déserte ; il semblait craindre de s’approcher de l’escalier de l’entresol, car le gouffre dans lequel il descendait était d’une noirceur absolue, même avec les lunettes.
— N’ayez aucune crainte, lui dis-je. Il est tout à fait habituel d’avoir des cuisines et autres locaux en dessous du niveau du sol dans des maisons comme celle-ci… L’escalier et la rampe sont suffisamment solides.
Nebogipfel, anonyme derrière ses lunettes, examina les marches avec circonspection. J’imagine que sa prudence découlait de son ignorance de la robustesse de la technologie du dix-neuvième siècle – j’avais oublié à quel point mon époque primitive devait lui sembler bizarre –, mais, néanmoins, un je-ne-sais-quoi dans son attitude me troubla.
Contre toute attente, elle me rappela un fragment isolé de ma propre enfance. La demeure où j’avais grandi était vaste et morcelée – peu pratique, en fait – et comportait des passages souterrains qui reliaient la maison aux écuries, au garde-manger et autres dépendances – passages caractéristiques des habitations de cette époque. Il y avait des grilles échelonnées à même le sol, circulaires, peintes en noir, recouvrant des puits qui assuraient la ventilation des dits passages. Je me rappelai à présent la peur qu’inspiraient au bambin que j’étais ces puits enterrés dans le sol. Peut-être étaient-ils effectivement de simples boyaux d’aération ; et si, me suggérait mon imagination enfantine, quelque Main osseuse se contorsionnait pour passer entre ces gros barreaux et m’attrapait par la cheville ?
Il me vint alors à l’esprit – je crois que tout cela fut déclenché par l’attitude prudente de Nebogipfel – qu’il y avait une certaine ressemblance entre ces puits de mon enfance et les sinistres puits des Morlocks… Était-ce pour cela qu’à la fin je m’étais autant déchaîné contre cet enfant morlock de l’an 657 208 ?
Je ne suis pas homme à me repaître de pareilles introspections dans ma propre affectivité ! Très injustement, je lançai à Nebogipfel :
— En plus, je croyais que vous autres Morlocks aimiez l’obscurité !
Sur quoi je me détournai de lui et gravis les marches du perron.
Tout était si familier… et pourtant différent à un point déconcertant. Au premier coup d’œil, je pouvais déjà détecter mille petits écarts par rapport à mon époque, dix-huit ans plus tard. Il y avait, par exemple, le linteau affaissé que je ferais ultérieurement remplacer, et l’espace libre destiné au lampadaire à col de cygne que j’y installerais un jour sur le conseil de Mme Watchets.
Une fois encore, je m’émerveillai du caractère prodigieux du voyage transtemporel. On s’attendrait aux changements les plus spectaculaires dans le survol de milliers de siècles – et j’en avais constaté –, mais ce simple petit bond de quelques décennies avait fait de moi un anachronisme.
— Que dois-je faire ? Devrais-je vous attendre ?
Je considérai la présence silencieuse de Nebogipfel à mes côtés. Avec ses grosses lunettes et ma veste qui pendait sur lui, il était à la fois comique et inquiétant !
— Je crois qu’en l’occurrence il est plus risqué pour vous de rester dehors. Et si un agent de police venait à vous repérer ? Il pourrait croire que vous êtes un cambrioleur d’un genre insolite. Si vous étiez arrêté…
Je ne savais si l’apparition d’un Morlock dans un poste de police de 1873 aurait de quoi inquiéter ou faire rire. Privé du réseau de services de la technologie morlock, Nebogipfel était absolument sans défense ; il s’était lancé dans l’Histoire tout aussi peu préparé que moi-même lors de ma première expédition.
— Et les chiens ? Ou les chats ? Je me demande ce que le matou moyen des années soixante-dix ferait d’un Morlock. Un bon repas, à mon avis… Non, Nebogipfel, je crois qu’il serait moins dangereux de rester avec moi.
— Et le jeune homme auquel vous rendez visite ? Que faites-vous de sa réaction ?
— Eh bien, soupirai-je, j’ai toujours eu la chance d’avoir un esprit ouvert et tolérant. Ou du moins me plais-je à le penser ! Je ne vais peut-être pas tarder à être fixé là-dessus. En outre, votre présence pourrait me convaincre – le convaincre – de la véracité de mon récit.
Et, sans me permettre d’hésiter plus longtemps, je tirai sur la sonnette.
J’entendis claquer des portes à l’intérieur de la maison et un cri irrité – « Ça va, j’y vais ! » – suivi du bruit des pas qui résonnèrent dans le bref couloir reliant mon laboratoire au reste de la demeure.
— C’est moi, soufflai-je à Nebogipfel. Lui, donc. Il doit être tard : les domestiques sont couchés.
Une clé cliqueta dans la serrure.
— Vos lunettes, dit Nebogipfel entre ses dents.
J’arrachai de mon visage ces anachronismes choquants et les fourrai dans ma poche de pantalon juste au moment où la porte pivota sur ses gonds.
Un jeune homme se tenait sur le seuil, le visage rougeoyant comme la pleine lune à la lueur de sa bougie. Le regard qu’il posa sur ma personne en bras de chemise fut on ne peut plus bref ; et son examen de Nebogipfel fut encore plus sommaire. (Et voilà les facultés d’observation dont je me vantais !)
— Que diable voulez-vous ? Il est une heure du matin, au cas où vous ne le sauriez pas.
J’ouvris la bouche pour parler, mais le petit préambule que j’avais répété s’évanouit de mon esprit.
Ainsi me retrouvai-je devant ma personne à l’âge de vingt-six ans !
Depuis cette expérience, j’ai fini par être persuadé que nous tous, sans exception, nous servons du miroir pour nous tromper nous-mêmes, tant nous avons la maîtrise du reflet que nous y voyons : nous sélectionnons – inconsciemment, peut-être – nos traits les plus avantageux et arrangeons nos maniérismes en une systématique que nos amis les plus intimes seraient incapables de reconnaître. Il va sans dire que rien ne nous force à nous considérer sous des angles moins favorables, comme vu de dos, ou de profil avec un nez proéminent bien en évidence.
Or il y avait là enfin un reflet dont je n’avais décidément pas la maîtrise, et l’expérience ne laissait pas d’être troublante.
L’autre était de la même taille que moi, évidemment ; à tout le moins, ainsi que je fus alarmé de le découvrir, j’avais légèrement rapetissé dans cet intervalle de dix-huit ans. Son front m’intriguait : il était étrangement large, exactement comme maintes personnes me l’ont peu aimablement fait remarquer tout au long de ma vie, et poudré de fins cheveux noirs qui ne s’étaient pas encore raréfiés et n’avaient pas commencé à grisonner. Les yeux étaient gris clair, le nez droit, la mâchoire ferme ; mais je n’avais jamais vraiment été un beau ténébreux : l’autre était naturellement pâle, et cette pâleur était renforcée par les longues heures qu’il avait passées, depuis ses années de formation, dans des bibliothèques, bureaux, salles de cours et laboratoires.
J’éprouvai comme une vague répugnance ; il y avait en fait un peu du Morlock en moi ! Et mes oreilles avaient-elles jamais été aussi proéminentes ?
Mais ce fut sa mise qui attira mon regard. Quelle horreur !
Il portait ce que dans mon souvenir j’appelai un costume de mirliflore : une courte veste rouge vif sur un gilet jaune et noir aux massifs boutons en laiton, de hautes bottes jaunes, un bouquet au revers de la veste.
Avais-je jamais été pareillement attifé ? Forcément, mais tout ce qui s’éloignait de mon style sobre eût été difficile à imaginer.
— Zut, alors, ne pus-je m’empêcher de dire, vous êtes habillé en clown !
Il sembla troublé – il avait manifestement trouvé quelque chose de bizarre dans mon faciès –, mais il répliqua vertement :
— Peut-être devrais-je vous claquer cette porte au nez, monsieur. Avez-vous gravi Richmond Hill pour insulter ma mise ?
Je remarquai que son bouquet était quelque peu fané et je crus détecter du brandy dans son haleine.
— Dites-moi, sommes-nous jeudi ?
— Question très insolite. Je devrais vous…
— Oui ?
Levant la bougie, il scruta mon visage. Il était tellement fasciné par ma personne – par ce reflet flou de lui-même – qu’il en ignora le Morlock : un homme, ou plutôt un être du futur lointain, qui se tenait à moins de deux yards de lui ! Je me demandai s’il n’y avait pas quelque maladroite métaphore dans cette petite scène : n’avais-je voyagé dans le temps, après tout, que pour aller à la recherche de moi-même ?
Mais l’ironie ne me sied pas et je me sentis quelque peu gêné d’avoir ne fut-ce qu’envisagé pareille pensée littéraire !
— Il se trouve que nous sommes jeudi. Ou, plutôt, que nous l’étions : nous sommes dans les premières heures de vendredi. Et alors ? Et pourquoi ne le savez-vous pas, d’ailleurs ? Et qui êtes-vous au juste, monsieur ?
— Je vais vous dire qui je suis…
Je montrai le Morlock, et notre hôte peu empressé écarquilla les yeux.
— … Et qui est celui-ci. Et pourquoi je ne sais pas exactement l’heure ni même le jour. Mais, d’abord, pouvons-nous entrer ? Car j’apprécierais bien un peu de votre brandy.
Il resta immobile sur le seuil une bonne demi-minute, laissant la mèche de la bougie grésiller dans son bain de cire ; au loin, j’entendais la Tamise alanguie soupirer sous les ponts de Richmond. Puis il finit par dire :
— Je devrais vous jeter à la rue ! Mais…
— Je sais, dis-je doucement.
Je considérai mon être antérieur avec une certaine indulgence ; je n’avais jamais reculé devant les spéculations les plus échevelées et je n’avais aucune peine à imaginer les hypothèses insensées qui se formaient déjà dans cet esprit fécond et indiscipliné.
Il décida enfin de s’écarter de la porte.
Je fis signe à Nebogipfel d’avancer. Les pieds du Morlock, revêtus de son seul pelage, trottèrent à pas feutrés sur le parquet du vestibule. Mon double ouvrit encore de grands yeux – Nebogipfel lui répondit par un regard intéressé – et dit :
— Il est…, hum…, il est tard. Je ne veux pas faire se lever les domestiques. Allons dans la salle à manger ; c’est probablement l’endroit le plus chaud de la maison.
Le vestibule obscur s’ornait de lambris d’appui peints et d’une rangée de patères. Son large crâne mis en relief par l’unique bougie, notre hôte réticent nous fit passer devant la porte du fumoir. Des braises rougeoyaient encore dans l’âtre de la salle à manger. Le maître de céans alluma des bougies avec celle qu’il tenait et la pièce s’illumina, car il y avait là une bonne douzaine de bougies : deux dans des chandeliers en cuivre sur le linteau de la cheminée, encadrant un pot à tabac ventru et satisfait, et les autres fichées dans des appliques.
J’examinai sous tous les angles cette pièce chaude et confortable – si familière et pourtant rendue si différente par les plus subtils des changements dans la disposition du mobilier et la décoration ! Il y avait le guéridon près de la porte, avec sa pile de journaux – remplis, sans doute, d’analyses lugubres des toutes dernières déclarations de M. Disraeli ou, peut-être, d’articles atrocement arides sur la question d’Orient – et il y avait mon fauteuil au coin du feu, confortablement bas. Mais il n’y avait aucun signe de mon jeu de petites tables octogonales ni de mes lampes à incandescence avec leurs lys d’argent.
Notre hôte s’approcha du Morlock. Il se pencha en avant, les mains reposant sur les genoux.
— Qu’est-ce que c’est ? On dirait une forme de singe, ou alors un enfant contrefait. Et ça porte votre veste, non ?
Sa façon de parler eut le don de me hérisser, et je fus surpris de ma propre réaction.
— Ça », comme vous dites, est en fait un être masculin. Et qui peut s’exprimer tout seul.
— Ah oui ? dit-il en pivotant pour interroger Nebogipfel. Et c’est vrai ? Grand Dieu !
Il continua de fixer le visage velu du pauvre Nebogipfel et je restai planté sur le tapis de la salle à manger, essayant de ne pas trahir mon impatience – pour ne pas dire ma gêne – devant cette absence de courtoisie.
Il se rappela ses devoirs de maître de maison.
— Oh, excusez-moi. Je vous en prie, asseyez-vous. Nebogipfel, englouti sous ma veste, s’immobilisa au milieu de la carpette devant la cheminée. Il regarda le sol puis tout autour de lui dans la pièce. Il semblait attendre quelque chose, et, au bout d’un moment, je finis par comprendre quoi. Le Morlock était tellement habitué à la technologie de son époque qu’il attendait que le mobilier sortît par extrusion du tapis ! Même si, plus tard, Nebogipfel devait manifester d’assez bonnes connaissances mécaniques et une certaine flexibilité d’esprit, il était alors aussi désemparé que je l’eusse été si j’avais cherché un manchon à gaz sur la paroi de quelque caverne préhistorique.
— Nebogipfel, dis-je, nous sommes dans une époque plus fruste. Les formes sont fixes.
Je lui montrai la table de la salle à manger puis les chaises.
— Vous êtes obligé d’en choisir une.
Mon être antérieur écouta ce dialogue avec une curiosité manifeste.
Après quelques secondes d’hésitation, le Morlock se dirigea vers l’une des chaises les plus volumineuses.
Je le devançai.
— En fait, pas celle-ci, Nebogipfel, dis-je doucement. Je ne crois pas que vous la trouveriez confortable. Elle essaierait peut-être de vous faire un massage, voyez-vous, mais elle n’est pas adaptée à votre poids…
Mon hôte me regarda, brusquement inquiet.
Guidé par moi – j’avais l’impression d’être un père maladroit s’affairant autour de son rejeton –, Nebogipfel prit une simple chaise à dossier droit et grimpa dessus ; il y était juché, les jambes pendantes, comme un enfant velu.
— Comment connaissiez-vous l’existence de mes Chaises Actives ? demanda mon hôte. Je n’en ai fait la démonstration qu’à un petit groupe d’amis et le principe n’en est même pas encore breveté.
Je ne répondis pas : je soutins son regard pendant de longues secondes. Je voyais que l’extraordinaire réponse à sa question se formait déjà dans son esprit.
Il détourna les yeux.
— Asseyez-vous, me dit-il. Je vous en prie. Je vais chercher le brandy.
Je restai assis en compagnie de Nebogipfel – un Morlock, à ma propre table, dans ma salle à manger ! – et regardai autour de moi. Dans un angle de la pièce, sur son trépied, se dressait le vieux télescope à miroir que j’avais ramené de la maison de mes parents ; cet instrument sommaire donnait des images d’une netteté douteuse, et pourtant ce fut pour l’enfant que j’étais une fenêtre s’ouvrant sur le ciel et ses merveilles et sur les mystères troublants de l’optique physique. Au-delà de cette pièce se trouvait le couloir sombre menant au laboratoire, dont les portes étaient négligemment restées ouvertes ; j’entrevis par l’embrasure des aperçus frustrants de mon propre atelier : les établis surchargés de machines, des feuilles de croquis étalées à même le sol, divers outils et dispositifs.
Notre hôte nous rejoignit ; il portait, gauchement, trois verres à brandy et une carafe. Il remplit généreusement les trois verres, et le spiritueux étincela à la lumière des bougies.
— Et voilà, dit-il. Avez-vous froid ? Voulez-vous que j’allume le feu ?
— Non, merci, dis-je.
Je soulevai le brandy, le humai puis en fis couler quelques gouttes sur ma langue.
Nebogipfel ne prit pas son verre en main. Il plongea un doigt pâle dans le liquide, le retira et lécha une goutte au bout de son doigt. Il sembla frissonner. Puis, délicatement, il repoussa le verre, comme s’il était plein à ras bord de la bière la plus nocive qu’on pût imaginer !
Mon hôte observa ce manège avec curiosité. Puis, avec un effort manifeste, il se tourna vers moi.
— Vous avez un avantage sur moi. Je ne vous connais pas. Mais vous me connaissez, apparemment.
— Oui, dis-je en souriant. Mais je me trouve quelque peu dans l’embarras pour vous trouver un nom.
Il fronça les sourcils, mal à l’aise.
— Je ne vois pas où est le problème. Je m’appelle…
Je levai la main ; je venais d’avoir une idée.
— Non. Je vais vous appeler, si vous le permettez, Moïse.
Il lampa une bonne gorgée de brandy et me considéra d’un regard vraiment courroucé.
— Comment connaissez-vous ce détail ?
Moïse, prénom dont j’avais horreur, qui m’avait valu des tourments sans fin à l’école et que je gardais secret depuis que j’avais quitté le domicile familial !
— Qu’importe, dis-je. Avec moi, votre secret est bien gardé.
— Écoutez, je commence à me lasser de ces petits jeux. Vous débarquez ici avec votre… compagnon et faites toutes sortes de commentaires méprisants sur ma mise. Et je ne sais même pas comment vous vous appelez !
— Peut-être que si.
Ses longs doigts se refermèrent sur son verre. Il comprit qu’il se passait quelque chose de prodigieusement insolite…, mais quoi ? Je lisais très clairement sur son visage ce mélange à base d’excitation, d’impatience et d’un peu de peur que j’avais ressenti si souvent lorsque j’avais affronté l’Inconnu.
— Écoutez, dis-je, je suis prêt à vous raconter tout ce que vous voudrez savoir, exactement comme je vous l’ai promis. Mais d’abord…
— Oui ?
— Je serais très honoré de visiter votre laboratoire. Et je suis sûr que Nebogipfel serait curieux de le voir. Parlez-nous un peu de vous et, ce faisant, vous apprendrez qui je suis.
Il resta assis un instant, les doigts serrés sur son verre. Puis, d’un mouvement vif, il regarnit nos verres, se leva et prit sa bougie sur la cheminée.
— Suivez-moi.
Portant bien haut sa bougie, il nous conduisit par le froid couloir jusqu’au laboratoire. Ces quelques secondes sont gravées dans ma mémoire : les ombres énormes du large crâne de Moïse projetées par la lueur de la bougie, sa veste et ses bottes luisant dans l’incertaine clarté ; derrière moi, les pas feutrés du Morlock et son odeur de pourriture douceâtre concentrée dans cet espace confiné.
Arrivé au laboratoire, Moïse contourna cloisons et établis pour allumer des bougies et des lampes à incandescence. Le local fut bientôt brillamment illuminé. Les murs blanchis à la chaux étaient dépourvus d’ornements – hormis les notes de Moïse, grossièrement punaisées –, et l’unique bibliothèque était bourrée de revues scientifiques, d’ouvrages de référence et de recueils de tables mathématiques et de mesures physiques. L’endroit était froid ; privé de ma veste, je me surpris à grelotter et m’enveloppai de mes bras.
Nebogipfel trottina sur le sol de l’atelier jusqu’à la bibliothèque. Il s’accroupit et examina les reliures usées des volumes qui s’y trouvaient ; je me demandai s’il savait lire l’anglais, car je n’avais vu aucune trace de livres ni de journaux dans la Sphère et les inscriptions sur les omniprésentes dalles de verre bleu étaient dans un alphabet inconnu.
— Cela ne m’intéresse pas tellement de vous présenter un résumé biographique, dit Moïse. Et (encore plus sèchement) je ne comprends toujours pas pourquoi vous vous intéressez autant à ma personne. Mais je suis disposé à jouer le jeu avec vous. Écoutez : et si je vous présentais mes découvertes expérimentales les plus récentes ? Qu’en dites-vous ?
Je souris. C’était tout à fait conforme à mon – à son – caractère : guère plus que l’énigme du moment à la surface de son esprit !
Il s’approcha d’une table sur laquelle étaient posés, pêle-mêle, des porte-cornues, des lampes, des grilles et des lentilles.
— Je vous serai reconnaissant de ne rien toucher ici. Il y a peut-être une apparence de désordre, mais je vous assure qu’il y a un système là-dessous ! J’ai un mal de chien à éloigner d’ici Mme Penforth avec ses plumeaux et ses balais, croyez-moi.
Mme Penforth ? Je fus instinctivement tenté de lui demander ce qu’était devenue Mme Watchets, mais je me rappelai alors que Mme Penforth avait précédé Mme Watchets. Je l’avais congédiée quelque quinze ans avant mon départ dans le temps lorsque je l’avais surprise en train de se servir dans mon maigre stock de diamants industriels. Je songeai à mettre Moïse en garde contre pareil incident, or le préjudice n’avait pas été bien grand et puis – songeai-je dans une disposition étrangement paternelle envers mon juvénile double – cela ferait probablement du bien à Moïse de s’intéresser de plus près aux affaires de sa maison une fois de temps en temps et de ne pas s’en remettre au hasard pour toute chose.
— Ma spécialité principale, poursuivit Moïse, est l’optique physique, c’est-à-dire les propriétés physiques de la lumière, qui…
— Nous savons, dis-je doucement.
Il fronça les sourcils.
— Très bien. Récemment, donc, je me suis quelque peu laissé distraire par une bizarre énigme : l’étude d’un minéral nouveau, dont j’ai par hasard trouvé un échantillon il y a deux ans.
Et de nous montrer un flacon gradué de huit onces obturé par un bouchon en caoutchouc ; la fiole était à moitié remplie d’une fine poudre verdâtre qui luisait d’un éclat insolite.
— Regardez, dit-il. N’avez-vous pas l’impression qu’il y a là une légère translucidité, comme si la substance brillait de l’intérieur ?
Et, de fait, elle brillait comme si elle était composée de minuscules perles de verre.
— Mais où est la source d’énergie qui alimente pareille illumination ? poursuivit Moïse.
« Ainsi commencèrent mes recherches – d’abord à mes moments perdus, car j’ai du travail à faire ! Je dépends de subventions et de commissions, lesquelles dépendent à leur tour du flot respectable de résultats que je suis censé produire. Je n’ai pas le temps de chercher la pierre philosophale… Mais, plus tard, cette substance finit par absorber une grande part de mon temps ; je la baptisai « plattnérite » en l’honneur du personnage assez énigmatique qui m’en avait fait cadeau et se faisait appeler Gottfried Plattner.
« Je ne suis pas chimiste – même circonscrite aux Trois Gaz, ma chimie pratique avait toujours été un peu balbutiante –, mais je m’attelai à la tâche avec détermination. J’achetai des tubes à essai, des brûleurs à gaz, du papier de tournesol et tout le reste de cette nauséabonde panoplie. Je versai ma poussière verte dans des tubes à essai et l’éprouvai avec de l’eau puis avec des acides – sulfurique, nitrique et chlorhydrique – sans rien découvrir. Puis j’en répandis un tas sur une plaque et la tins au-dessus de mon brûleur. L’explosion qui suivit, dit-il en se frottant le nez, pulvérisa une lucarne et endommagea sérieusement un mur.
Il s’agissait du mur sud-ouest et je ne pus m’empêcher de me tourner précisément dans cette direction ; mais il n’y avait rien à voir : les dégâts avaient été parfaitement réparés. Moïse remarqua mon regard, perplexe, car il ne m’avait pas indiqué le mur en question.
— Après cet échec, poursuivit-il, je désespérai d’élucider rapidement les mystères de la plattnérite. C’est alors que je commençai à réfléchir un peu plus sérieusement. La translucidité, après tout, est un phénomène optique. Donc, raisonnai-je, la clé des secrets de la plattnérite résidait peut-être dans ses propriétés optiques et non dans sa chimie.
J’éprouvai une satisfaction particulière – une sorte d’amour-propre au second degré – à entendre ce résumé de mes lucides processus mentaux. Et je voyais que Moïse jouissait de l’élan de son propre récit : j’ai toujours pris plaisir à raconter une bonne histoire à quelque auditoire que ce soit et je pense qu’il y a en moi un peu du bateleur.
— Je mis donc au rancart ma panoplie de Petit Chimiste, poursuivit Moïse, et entamai une nouvelle série d’expériences. Et, très rapidement, je découvris des anomalies frappantes : de bizarres résultats concernant l’indice de réfraction, lequel – vous le savez peut-être – dépend de la vitesse de la lumière à l’intérieur de la substance. Et il se trouva que le comportement des rayons lumineux traversant la plattnérite est hautement insolite.
Il se tourna vers l’appareillage monté sur la table de manipulation.
— Maintenant, regardez ceci : c’est la démonstration la plus claire des anomalies optiques de la plattnérite que j’aie pu concevoir.
Moïse avait aligné les trois éléments de son expérience les uns derrière les autres. Il y avait une petite lampe électrique munie d’un miroir concave à l’arrière et, à environ trois pieds, un écran blanc maintenu vertical par un porte-cornue ; entre les deux, serré dans les pinces d’un autre support, se trouvait un écran en carton portant des traces de fines rayures. À côté de la lampe, des fils pendants aboutissaient à un accumulateur électrolytique posé sous la table.
Cette installation était d’une lumineuse simplicité : j’ai toujours cherché à établir une démonstration aussi directe que possible de tout nouveau phénomène, afin de mieux concentrer l’esprit sur ce phénomène lui-même et non sur les insuffisances de l’appareillage expérimental, voire – la chose est toujours possible – quelque supercherie de la part de l’expérimentateur.
Moïse actionna alors un interrupteur et la lampe s’alluma, petite étoile jaune dans la pièce éclairée aux bougies. Le panneau opaque protégeait l’écran de la lumière, sauf dans une zone centrale faiblement brillante projetée par des rayons admis par les fentes du carton.
— La lumière émise par le sodium, dit Moïse, est une couleur quasi pure, contrairement à la lumière blanche du soleil, qui est un mélange de toutes les couleurs. Le réflecteur derrière la lampe est un miroir parabolique qui projette donc l’intégralité de la lumière de la lampe en direction de l’écran en carton intermédiaire.
Il indiqua d’un geste la trajectoire des rayons lumineux se dirigeant sur l’obstacle.
— J’ai pratiqué deux entailles dans ce carton. Ces fentes ne sont éloignées que d’une fraction de pouce l’une de l’autre, or la structure de la lumière est si fine que les fentes sont tout de même éloignées de quelque trois cents longueurs d’onde. Les rayons émergent des fentes, dit-il en les accompagnant du doigt, et aboutissent à cet écran. Mais les rayons émis depuis les deux fentes interfèrent les uns avec les autres : leurs crêtes et leurs creux se renforcent et s’annulent successivement.
Il se tourna vers moi, doutant de ma compréhension.
— L’idée vous est-elle familière ? Vous obtiendriez le même effet en jetant deux pierres dans une mare tranquille et en observant le chevauchement des rides concentriques…
— Je comprends.
— Donc, exactement de la même manière, ces ondes de lumière – des rides dans l’éther – interfèrent les unes avec les autres et déterminent un motif que l’on peut observer, là, sur ce dernier écran.
Il indiqua la zone lumineuse jaune qui avait atteint l’écran situé derrière les fentes.
— Vous voyez quelque chose ? À vrai dire, il faudrait une loupe, mais ici, juste au centre, vous verrez des bandes lumineuses alternant avec des bandes obscures à quelques dixièmes de pouce d’intervalle. Eh bien, ce sont là les endroits où se combinent les rayons issus des deux fentes.
Moïse se redressa.
— Cette interférence est un effet bien connu. Ce dispositif expérimental est communément utilisé pour déterminer la longueur d’onde de la lumière du sodium, qui est d’un cinquante millième de pouce, si cela vous intéresse.
— Et la plattnérite ? demanda Nebogipfel.
Moïse sursauta en entendant les syllabes liquides du Morlock mais poursuivit crânement sa démonstration. Il prit sur un coin de la table une lame de verre d’environ six pouces de côté et maintenue verticale par un support. Elle était colorée en vert.
— J’ai là un peu de plattnérite. En réalité, cette lame est un sandwich de deux couches de verre avec de la plattnérite en poudre répandue entre les deux, comme ceci. Maintenant, regardez ce qui se passe lorsque j’interpose la plattnérite entre le carton et l’écran…
Après quelques nécessaires ajustements, Moïse réussit à faire en sorte qu’une des fentes restât dégagée tandis que l’autre était recouverte par la lame de plattnérite. Ainsi l’un des deux faisceaux de rayons en interférence serait-il obligé de traverser la mystérieuse substance avant d’atteindre l’écran.
L’image des franges d’interférence devint moins distincte – elle se teinta de vert –, et leur motif fut décalé et déformé.
— Les rayons perdent évidemment de leur pureté, dit Moïse. Une petite partie de la lumière du sodium est dispersée par la plattnérite elle-même et émerge donc avec une longueur d’onde correspondant à la partie plus froide du spectre. Il n’empêche qu’il en reste assez pour traverser la plattnérite sans dispersion et donc permettre au phénomène d’interférence de se poursuivre. Mais… voyez-vous les changements que cela a produits ?
Nebogipfel se pencha pour mieux voir ; la lumière du sodium se réfléchissait sur ses lunettes.
— Le déplacement de quelques taches lumineuses sur un écran peut paraître sans importance au profane, continua Moïse, mais l’effet en est lourd de sens si on l’analyse avec soin. Car – et je peux vous en montrer les preuves mathématiques, dit-il en agitant vaguement la main en direction d’une pile de paperasses sur le plancher – les rayons lumineux, en traversant la plattnérite, subissent une distorsion temporelle. C’est un effet d’une ampleur infime, mais mesurable, qui se manifeste, voyez-vous, dans la déformation du motif des interférences.
— Une « distorsion temporelle » ? dit Nebogipfel en levant les yeux. Vous voulez dire que…
— Oui.
L’épiderme de Moïse baignait dans la froide lumière du sodium.
— Je crois, dit-il, que les rayons lumineux, en traversait la plattnérite, sont transférés temporellement.
Je considérai avec une sorte de ravissement cette démonstration sommaire avec son ampoule, ses écrans et ses pinces. Car tout avait commencé ainsi : c’était à partir de ces naïves prémices qu’un long et difficile cheminement expérimental et théorique conduirait enfin à la construction de la Machine transtemporelle elle-même !
Je ne pouvais évidemment révéler tout ce que je savais ; je fis de mon mieux pour simuler la surprise et le choc devant ses déclarations.
— Eh bien, dis-je vaguement, ça alors !
Il me regarda, mécontent. Il commençait manifestement à se former l’opinion que j’étais un sot dépourvu d’imagination. Il se détourna et commença à bricoler avec ses appareils.
Je saisis l’occasion de prendre le Morlock à part.
— Qu’avez-vous pensé de cela ? La démonstration était ingénieuse.
— Oui, dit-il, mais je suis surpris qu’il n’ait pas remarqué la radio-activité de votre mystérieuse substance, la plattnérite. Les lunettes montrent clairement…
— Radio-activité ?
Il me regarda.
— Ce terme est-il inconnu ?
Il me donna un compte rendu succinct de ce phénomène, qui implique, semble-t-il, des éléments qui se scindent et volent en éclats. Tous les éléments le font – d’après Nebogipfel – à des vitesses plus ou moins perceptibles ; certains, comme le radium, le font d’une manière assez spectaculaire pour être mesurable… si l’on sait quoi mesurer !
Tout cela réveilla quelques souvenirs.
— Je me rappelle, dis-je à Nebogipfel, un jouet appelé spinthariscope. Le radium y est maintenu à proximité immédiate d’un écran revêtu de sulfure de zinc…
— Et l’écran devient fluorescent. Oui. C’est la désintégration des noyaux des atomes de radium qui en est la cause.
— Mais l’atome est insécable, du moins c’est ce qu’on croit…
— L’existence d’une structure subatomique sera démontrée par Thomson à Cambridge, guère plus de quelques années, si ma chronologie est exacte, après votre départ dans le temps.
— La structure subatomique ! Découverte par Thomson ! Oui, j’ai moi-même rencontré Joseph Thomson plusieurs fois. Je l’ai toujours pris pour un prétentieux, et il n’avait que quelques années de moins que moi…
Ce n’était pas la première fois que je regrettais profondément ma chute précipitée dans le temps ! Si seulement j’étais resté pour participer à pareille agitation intellectuelle, j’aurais pu me trouver dans le feu de l’action, même sans mon expérience du voyage dans le temps, et c’eût été à coup sûr une aventure suffisante pour remplir une existence.
Moïse semblait en avoir terminé ; il tendit la main pour éteindre la lampe au sodium… et la retira vivement en poussant un cri.
Nebogipfel avait touché les doigts de Moïse de sa paume glabre.
— Pardon, dit-il.
Moïse se frotta la main comme pour tenter de la nettoyer.
— Votre peau, dit-il, est si froide au toucher.
Il toisa Nebogipfel comme s’il le voyait pour la première fois dans toute son étrangeté.
Nebogipfel s’excusa à nouveau.
— Je n’avais pas l’intention de vous faire peur. Mais…
— Oui ? dis-je.
Le Morlock tendit un doigt vermiforme et désigna la lame de plattnérite.
— Regardez.
Moïse et moi nous penchâmes et scrutâmes la plaque illuminée.
Je ne pus d’abord rien discerner d’autre que le reflet moucheté de l’ampoule au sodium et l’éclat lustré d’une fine poussière à la surface des lames de verre… puis je pris conscience d’une lumière qui s’accentuait, d’une lueur issue du tréfonds de la substance même de la plattnérite : une illumination verte aussi vive que si la plaque était une minuscule fenêtre ouverte sur un autre monde.
La lueur redoubla d’intensité et engendra des reflets scintillants sur les tubes à essai, les plaques de verre et autres accessoires de laboratoire.
Nous regagnâmes la salle à manger. Le feu était éteint depuis de longues heures déjà et la pièce devenait glaciale, mais Moïse semblait ne s’apercevoir aucunement de mon inconfort. Il me versa un autre verre de brandy et j’acceptai le cigare qu’il me proposa ; Nebogipfel demanda un peu d’eau pure. J’allumai mon cigare en soupirant tandis que Nebogipfel m’observait d’un air stupéfait comme s’il avait oublié tous les maniérismes humains qu’il avait acquis.
— Eh bien, monsieur, dis-je, quand avez-vous l’intention de rendre publiques ces remarquables découvertes ?
Moïse se gratta l’occiput et desserra sa cravate criarde.
— Je n’en suis pas sûr, dit-il franchement. Je n’ai guère plus, voyez-vous, qu’un catalogue d’observations des anomalies d’une substance dont la provenance est incertaine. Il n’empêche qu’il y a peut-être dans le monde des individus plus intelligents que moi qui pourraient en tirer quelque chose, apprendre, par exemple, à fabriquer de la plattnérite. Peut-être…
— Non, dit Nebogipfel, sibyllin. Les moyens nécessaires à la fabrication de matériaux radio-actifs n’existeront pas avant plusieurs décennies.
Moïse regarda le Morlock avec curiosité mais ne l’entreprit point sur ce chapitre.
— De toute façon, dis-je carrément, vous n’avez pas l’intention de publier quoi que ce soit.
Il m’adressa un clin d’œil complice – encore un maniérisme irritant ! – et dit :
— Je le ferai le moment venu. Vous m’accorderez qu’à certains égards je ne suis pas tout à fait un Vrai Savant. Vous voyez ce que je veux dire : le genre de petit bonhomme soigneux qui finit par se faire dans la presse une réputation de « savant distingué ». Représentez-vous ce personnage en train de prononcer sa petite causerie sur quelque obscur aspect des alcaloïdes toxiques, peut-être, et, s’élevant de l’obscurité de lanterne magique, vous saisirez au vol, de temps à autre, un fragment de ce qu’il croit lire à haute voix ; et vous pourrez peut-être apercevoir fugitivement des lunettes cerclées d’or et des bottes toilées avec des fentes pour les cors aux pieds…
— Mais vous…, lui soufflai-je.
— Oh, loin de moi l’intention de décrier les patients maniaques du labeur qui hantent ce monde ! Il me semble que j’ai ma part de labeur à accomplir dans les années à venir…, mais j’ai aussi une certaine impatience. C’est que, voyez-vous, je veux toujours savoir comment les choses finissent.
Il but une gorgée de brandy et reprit :
— J’ai effectivement quelques articles à mon actif – dont un publié dans les Philosophical Transactions – et un certain nombre d’autres études en cours qui devraient faire l’objet de comptes rendus. Mais les recherches sur la plattnérite…
— Oui ?
— J’ai ma petite idée là-dessus. Je veux voir jusqu’où je peux les pousser moi-même…
Je me penchai en avant. Dans son verre, les bulles accrochaient la lumière des bougies ; je voyais son visage s’animer, vivre. Nous étions au cœur tranquille de la nuit et j’avais l’impression de voir chaque détail du mobilier, d’entendre le tic-tac de toutes les horloges de la maison avec une acuité surnaturelle.
— Dites-moi ce que vous entendez par là.
— Je vous ai déjà parlé, dit-il en tirant sur sa ridicule veste de mirliflore, de mon hypothèse selon laquelle un rayon lumineux traversant la plattnérite est temporellement transféré. J’entends par là que ce rayon se déplace entre deux points dans l’espace sans qu’il y ait intervalle de temps. Mais il me semble, énonça-t-il lentement, que, si la lumière peut ainsi traverser ces intervalles de temps, des objets matériels le peuvent peut-être aussi. Je suppose que si l’on mélangeait la plattnérite à une substance cristalline quelconque – quartz, cristal de roche –, alors…
— Oui ?
Il sembla se ressaisir. Il posa son verre de brandy sur une table près de sa chaise et se pencha en avant ; ses yeux gris brillaient à la lueur des bougies, pâles et sérieux.
— Je ne suis pas sûr de vouloir en dire plus. Écoutez : j’ai été très franc avec vous. Et c’est le moment d’être à votre tour franc avec moi. Le voulez-vous ?
En guise de réponse, je le regardai bien en face, plongeant dans des yeux qui, bien qu’entourés d’une chair plus lisse, étaient indéniablement les miens, ces yeux qui me regardaient dans la glace tous les matins quand je me rasais !
Manifestement incapable de se détourner, il dit entre ses dents :
— Qui êtes-vous ?
— Vous savez très bien qui je suis. N’est-ce pas ?
L’instant s’étira dans le silence. Le Morlock était une présence spectrale à peine remarquée par nous.
— Oui, dit finalement Moïse. Oui, je crois que je le sais.
Je voulais lui donner le temps d’absorber tout cela. La réalité du voyage transtemporel – pour tout objet plus substantiel qu’un rayon lumineux – était encore pour Moïse du domaine du quasi-fantasme ! Être si brutalement mis en présence de sa preuve physique et, pis encore, se retrouver face à face avec son être futur devait être un choc considérable.
— Peut-être devriez-vous considérer ma présence ici comme la conséquence inévitable de vos propres recherches, suggérai-je. Pareille rencontre ne doit-elle pas forcément survenir si vous poursuivez jusqu’à son terme le cheminement expérimental que vous vous êtes vous-même fixé ?
— Peut-être…
Or je m’aperçus que sa réaction – loin de se conformer à la terreur mêlée de respect que j’attendais – ressemblait plutôt à de l’insolence. Il me toisait à nouveau, scrutant de son regard mobile mon visage, mes cheveux, mes vêtements.
J’essayai de me voir par les yeux de cet effronté de vingt-six ans. Et, chose absurde, je me sentis gêné ; je ramenai en arrière mes cheveux – qui n’avaient pas été peignés depuis l’an 657 208 – et rentrai un estomac qui n’était pas aussi nettement défini qu’il l’avait jadis été. Mais la désapprobation s’attarda sur son visage.
— Regardez bien, dis-je avec emphase. Voilà ce que vous allez devenir !
Il se gratta le menton.
— Vous ne faites pas beaucoup d’exercice, n’est-ce pas ? Et lui… Nebogipfel, dit-il en désignant du pouce mon compagnon, c’est un…
— Oui, dis-je. C’est un Homme du Futur, de l’an 657 208, considérablement évolué par rapport à notre état présent, et que j’ai ramené à bord de ma Machine transtemporelle, le véhicule dont vous êtes déjà en train d’ébaucher les plans.
— Je suis tenté de vous demander ce que l’avenir me réserve : est-ce que vais réussir, me marier ? et cetera. Mais il me semble que je ferais mieux de me passer de ces informations. Quant à l’avenir de l’espèce, dit-il avec un regard appuyé sur Nebogipfel, c’est une autre histoire.
— Vous me croyez, n’est-ce pas ?
Il prit son verre de brandy, s’aperçut qu’il était vide et le reposa.
— Je ne sais pas. N’importe qui peut entrer dans une maison et vous dire qu’il est votre Moi Futur…
— Mais vous avez déjà envisagé vous-même la possibilité du voyage dans le temps. Et… regardez-moi !
— J’avoue qu’il y a une certaine ressemblance superficielle, mais il est tout aussi possible qu’il s’agisse d’une mise en scène facétieuse, voire malveillante, visant à me faire passer pour un charlatan.
Il posa sur moi un regard sévère.
— Si vous êtes qui vous prétendez être, si vous êtes moi, donc, alors vous êtes sûrement venu ici dans un but précis.
— Oui.
J’essayai de refouler ma colère ; j’essayai de me souvenir que communiquer avec ce jeune homme retors et assez arrogant était d’une importance vitale.
— Oui, j’ai une mission.
— Théâtral ! ironisa-t-il en se pinçant le menton. Mais comment puis-je être d’une importance aussi vitale ? Je suis un savant…, même pas, probablement ; je suis un bricoleur, un dilettante, je ne suis ni un politicien ni un prophète.
— Non. Mais vous êtes – ou allez être – l’inventeur de l’arme la plus redoutable qui se puisse concevoir : la Machine transtemporelle.
— Et qu’êtes-vous venu me dire ?
— Que vous devez détruire la plattnérite ; et trouver un autre domaine de recherche. Il ne faut pas que vous mettiez au point la Machine transtemporelle. C’est essentiel !
Il joignit les doigts en pagode et me considéra.
— Très bien. Manifestement, vous avez une histoire à raconter. Sera-ce un long récit ? Voulez-vous encore du brandy, ou du thé, peut-être ?
— Non. Non, merci. Je serai aussi bref que possible.
Je commençai donc mon récit avec un court résumé des découvertes qui m’avaient conduit à la construction finale du véhicule, puis racontai comment j’étais monté pour la première fois à son bord et m’étais lancé dans l’Histoire des Éloï et des Morlocks et décrivis ce que j’avais découvert quand j’étais reparti et avais tenté d’aller une fois de plus dans le futur.
J’imagine que je parlais d’une voix lasse – je ne pouvais me rappeler combien d’heures s’étaient écoulées depuis la dernière fois que j’avais dormi –, mais je retrouvai mon allant au fil du récit et gardai les yeux fixés sur le visage rond et sincère de Moïse entouré du lumineux halo des bougies. Au début, j’étais conscient de la présence de Nebogipfel, car il restait assis sans rien dire pendant que je parlais, et, de temps à autre – lors de ma première description des Morlocks, par exemple – Moïse se tournait vers Nebogipfel comme pour lui demander confirmation de quelque détail.
Mais, au bout d’un moment, il ne le fit même plus et se contenta d’observer mon visage.
La précoce aube estivale était déjà bien avancée lorsque j’eus terminé.
Moïse n’avait pas bougé ; les yeux toujours fixés sur moi, il se tenait le menton.
— Eh bien, dit-il finalement comme pour rompre un charme. Voilà.
Il se leva, s’étira puis traversa la pièce pour s’approcher des fenêtres ; il tira les rideaux, révélant un ciel nuageux mais qui s’éclaircissait.
— C’est un récit remarquable.
— C’est plus que ça, dis-je d’une voix enrouée. Ne le voyez-vous pas ? Lors de ma deuxième expédition dans le futur, j’ai voyagé dans une Histoire différente. La Machine transtemporelle est une Machine à bouleverser l’Histoire, à détruire les Mondes et les Espèces. Ne voyez-vous donc pas pourquoi il ne faut pas la construire ?
Moïse se tourna vers Nebogipfel.
— Si vous êtes un Homme du Futur, qu’avez-vous à répondre à tout cela ?
La chaise de Nebogipfel était encore dans l’ombre, mais il tremblait déjà à l’approche de la lumière diurne.
— Je ne suis pas un Homme, dit-il de sa voix froide et calme. Mais je suis d’un Futur parmi d’autres dans un nombre infini, peut-être, de variantes possibles. Et il semble exact – et c’est certainement logiquement possible – qu’une Machine transtemporelle puisse changer le cours de l’Histoire, engendrant ainsi de nouvelles variantes des événements. En fait, le principe même du fonctionnement de la Machine semble être fondé sur son extension, grâce aux propriétés de la plattnérite, dans une Histoire parallèle.
Moïse s’approcha de la fenêtre et le soleil levant illumina son profil.
— Quant à abandonner mes recherches, dit-il, sur la foi de vos racontars non vérifiés…
— « Racontars » ? Je crois que je mérite un peu plus de respect que cela, fulminai-je. Après tout, je suis vous ! Oh, comme vous êtes entêté ! J’ai ramené un Homme du Futur ; que vous faut-il de plus pour être convaincu ?
Il secoua la tête.
— Écoutez, dit-il, je suis fatigué : je n’ai pas dormi de la nuit et tout ce brandy n’a pas arrangé les choses. Quant à vous deux, on dirait qu’un peu de repos ne vous ferait pas de mal non plus. J’ai des chambres d’amis ; je vais vous y conduire.
— Je connais le chemin, répliquai-je avec quelque hauteur.
Il me laissa marquer ce point, non sans humour.
— Je vais demander à Mme Penforth de vous monter le petit déjeuner… ou alors, dit-il en se retournant vers Nebogipfel, peut-être le ferai-je servir ici. Venez. Le Destin de la Race peut bien attendre quelques heures.
Fait remarquable, je dormis profondément. Je fus réveillé par Moïse, qui m’apporta une cruche d’eau chaude.
J’avais plié mes effets sur une chaise ; ils avaient souffert de mes aventures transtemporelles.
— Oserais-je vous demander si vous pourriez me prêter des vêtements de rechange ?
— Je peux vous donner une robe de chambre, si vous voulez. Désolé, mon vieux : je ne pense pas que j’aie quoi que ce soit qui vous irait.
Cette froide arrogance m’irrita.
— Un jour, vous aussi serez un peu plus vieux. Alors, j’espère que vous vous souviendrez… Et puis qu’importe !
— Écoutez : je vais demander à mon valet de brosser vos vêtements et de rapiécer le plus gros. Descendez quand vous serez prêt.
Dans la salle à manger, le petit déjeuner avait été disposé en une sorte de buffet. Moïse et Nebogipfel étaient déjà là. Moïse portait le même costume que la veille ou, du moins, une copie identique. Sous le brillant soleil matinal, sa veste aux couleurs de perroquet resplendissait encore plus abominablement qu’auparavant. Quant à Nebogipfel, notre Morlock était ridicule en blazer élimé porté sur une culotte courte. Une casquette trop grande était perchée sur sa tête velue ceinte des lunettes et il attendait patiemment, debout devant le buffet.
— J’ai dit à Mme Penforth de ne pas entrer ici, annonça Moïse. Quant à Nebogipfel, votre veste fatiguée – qui est sur le dossier de cette chaise, d’ailleurs – semblait à peine suffisante pour lui. Alors j’ai déniché un vieil uniforme scolaire, la seule chose en ma possession qui pût avoir des chances de lui aller. Il empeste la naphtaline, mais votre compagnon semble être un peu plus heureux. Attention !
Il s’approcha de Nebogipfel.
— Laissez-moi vous aider, monsieur. Qu’est-ce que vous prendrez ? Vous voyez que nous avons du lard, des œufs, des toasts, des saucisses…
De sa voix fluide et tranquille, Nebogipfel demanda à Moïse d’expliquer la provenance de ces divers ingrédients. Moïse le fit, et en détail ; par exemple, il piqua une tranche de lard au bout de sa fourchette puis décrivit la Nature du Cochon.
Lorsque Moïse eut terminé, Nebogipfel choisit un fruit, un seul – une pomme –, qu’il partit manger avec un verre d’eau dans le coin le plus sombre de la pièce.
Quant à moi, après avoir si longtemps subsisté avec pour seul régime l’insipide nourriture morlock, je n’eusse pas plus apprécié mon petit déjeuner si j’avais su que c’était le dernier repas du dix-neuvième siècle auquel j’aurais jamais droit !
Le petit déjeuner terminé, Moïse nous conduisit dans son fumoir. Nebogipfel s’installa dans le coin le plus sombre, Moïse et moi-même prîmes place dans deux fauteuils l’un en face de l’autre. Moïse trouva sa pipe, la bourra d’un tabac pris dans une blague qu’il tira de sa poche puis l’alluma.
Je bouillais en l’observant. Il était d’un calme à rendre fou !
— N’avez-vous rien à dire ? Je vous ai transmis un lugubre avertissement du futur – de plusieurs futurs – qui devrait…
— Oui, c’est spectaculaire. Mais, dit-il en tassant le tabac dans le fourneau, je ne suis pas encore sûr…
— Pas encore sûr ? m’écriai-je en bondissant sur mes pieds. Quelles preuves vous faudrait-il encore pour vous persuader ?
— Il me semble qu’il y a quelques lacunes dans votre raisonnement. Oh, asseyez-vous, je vous en prie.
— Des lacunes ? dis-je, me sentant brusquement faiblir.
— Considérez les choses ainsi. Vous prétendez que je suis vous, et que vous êtes moi. Oui ?
— Exactement. Nous sommes deux faces de la même entité quadridimensionnelle, prises à des points différents et juxtaposées par ma Machine transtemporelle.
— Très bien. Mais considérez ceci : si vous avez été moi, alors vous devriez partager mes souvenirs.
— Je…
Je me tus.
— Alors, dit Moïse avec une note triomphale dans la voix, quels souvenirs avez-vous d’un inconnu assez costaud et de son insolite compagnon qui se seraient présentés à votre porte une nuit ? Hein ?
La réponse, évidemment-terrifiante ! impossible ! –, était que je n’avais aucun souvenir de la sorte. Accablé, je me tournai vers Nebogipfel.
— Comment se peut-il que ceci ne me soit pas arrivé ! Bien sûr, ma mission est impossible. Et l’a toujours été. Je ne pourrais jamais convaincre le jeune Moïse parce que je n’ai aucun souvenir d’avoir été convaincu quand j’étais moi-même Moïse !
— La Cause et l’Effet, répliqua le Morlock, sont des concepts assez peu commodes lorsqu’on a affaire à des Machines transtemporelles.
Moïse ajouta, sans se démettre de son insupportable arrogance :
— Voici une autre énigme pour vous. Supposons que je sois d’accord avec vous. Supposons que j’accepte votre histoire de voyages dans le temps, vos visions d’Histoires parallèles, et cetera. Supposons que je sois d’accord pour détruire la Machine transtemporelle.
Je devinai où il voulait en venir.
— Alors, si la Machine transtemporelle n’était jamais construite…
— Vous ne pourriez jamais revenir en arrière dans le temps pour en empêcher la construction…
— Donc la Machine serait construite quand même…
— Et vous retourneriez dans le passé pour en empêcher la construction une fois de plus… et cela continuerait comme un manège perpétuel ! dit-il en joignant le geste à la parole.
— Oui. C’est une boucle causale pathologique, dit Nebogipfel. La Machine transtemporelle doit être construite afin qu’on puisse en empêcher la construction…
J’ensevelis mon visage dans mes mains. En plus du désespoir que j’éprouvais en voyant mon raisonnement détruit, j’avais l’impression inconfortable que le jeune Moïse était plus intelligent que moi. J’aurais dû repérer ces difficultés logiques ! Peut-être était-il vrai – horrible pensée ! – que l’intelligence, à l’instar de facultés physiques plus grossières, décline avec l’âge.
— Mais, chuchotai-je, en dépit de tout cet imbroglio logique, c’est néanmoins la vérité. Et il faut que la Machine ne soit jamais construite.
— Alors vous m’expliquez, dit Moïse avec moins de sympathie. « Être ou Ne Pas Être », semble-t-il, n’est pas la question. Si vous êtes moi, vous vous rappellerez avoir été forcé de jouer le rôle d’Hamlet dans cette funeste production scolaire.
— Je me le rappelle très bien.
— Il me semble que la question est plutôt : comment les choses peuvent-elles Être et, simultanément, Ne Pas Être ?
— Mais c’est vrai, dit Nebogipfel.
Le Morlock s’avança un peu dans la lumière et nous regarda tour à tour.
— Mais nous devons élaborer, dit-il, une logique d’un ordre plus élevé, une logique qui puisse prendre en compte l’interaction d’une Machine transtemporelle avec l’Histoire, une logique capable de gérer une Multiplicité d’Histoires…
C’est alors, à ce moment précis – au plus fort de mon incertitude –, que j’entendis un grondement, comme celui de quelque gigantesque automobile, qui résonna jusqu’en haut de Richmond Hill, à l’extérieur de la maison. Le sol sembla en être ébranlé – comme si quelque monstre marchait là dehors – puis j’entendis des clameurs et, bien qu’il fut totalement exclu que pareille chose pût arriver ici, à Richmond, encore dans les limbes du matin, le crépitement d’une arme à feu !
Moïse et Nebogipfel se regardèrent, ahuris.
— Grand Dieu, dit Moïse, qu’est-ce que c’est ?
Je crus entendre l’arme tirer à nouveau puis un cri qui s’enfla en un hurlement avant de s’arrêter net.
Ensemble, nous abandonnâmes le fumoir et nous élançâmes dans le vestibule. Moïse ouvrit brusquement la porte – elle était déjà déverrouillée –, et nous nous précipitâmes dans la rue. Il y avait là Mme Penforth, maigre et sévère, et Poole, le valet alors au service de Moïse. Mme Penforth tenait un chiffon jaune vif et s’accrochait au bras de Poole. Ils nous accordèrent à peine un regard puis se détournèrent, feignant d’ignorer le Morlock comme s’il n’était pas plus bizarre qu’un Français ou un Écossais !
Un certain nombre de personnes se tenaient dans Petersham Road, les yeux fixés sur un objet au loin. Moïse toucha ma manche et tendit le bras vers le bout de la rue en direction de la ville.
— Là-bas, dit-il. La voilà, votre anomalie !
On eût dit qu’un cuirassé avait été soulevé de la mer et déposé par quelque vague géante en plein sur Richmond Hill. Il était à quelque deux cents yards de la maison : une grande boîte métallique qui reposait le long de Petersham Road comme un immense insecte de fer d’au moins quatre-vingts pieds de longueur.
Mais ce n’était pas un monstre marin échoué. Je m’aperçus alors qu’il rampait vers nous, lentement mais avec détermination, et je vis qu’il avait sur son passage entaillé la chaussée d’une série d’empreintes parallèles comme les traces d’un oiseau. La surface supérieure du cuirassé était une moucheture complexe de hublots et de sabords que je supposai être des meurtrières de tir ou des fenêtres de périscopes.
La circulation matinale avait été contrainte de laisser passer l’engin ; deux dog-carts étaient renversés sur la chaussée devant lui, tout comme une charrette de brasseur, avec un malheureux cheval encore empêtré dans les brancards et la bière qui se répandait des fûts rompus.
Un jeune homme à casquette, téméraire, lança un morceau de pavé contre la peau métallique du monstre. La pierre rebondit sur la coque sans y laisser la moindre éraflure, mais la riposte ne se fit pas attendre : je vis un fusil pointer le nez à l’une des ouvertures de la partie supérieure et tirer sur le jeune homme avec une sèche détonation.
L’imprudent tomba sur place et ne bougea plus.
Sur quoi la foule se dispersa rapidement et les cris redoublèrent. Mme Penforth pleurait dans son chiffon ; Poole la raccompagna dans la maison.
Un panneau à l’avant de ce cuirassé terrestre s’ouvrit dans un claquement métallique – j’aperçus brièvement un intérieur sombre –, et je vis un visage, masqué, certes, mais qui regardait dans notre direction.
— La chose vient du Temps, dit Nebogipfel. Et c’est nous qu’elle est venue chercher.
— Absolument, dis-je en me tournant vers Moïse. Eh bien, me croyez-vous maintenant ?
Le sourire de Moïse était tendu et nerveux, son visage plus pâle que d’ordinaire et son large front trempé de sueur.
— Manifestement, conclut-il, vous n’êtes pas le seul Voyageur transtemporel !
Le fortin mobile – si c’en était bien un – remontait laborieusement la rue en direction de mon domicile. Cette longue boîte plate surmontée d’un genre de couvercle était peinte de taches alternant le vert et le marron boueux comme si son habitat naturel était un champ labouré. Une jupe métallique l’entourait comme un socle, peut-être pour protéger ses parties les plus vulnérables des balles et de la mitraille de ses adversaires. Il me faut ajouter que ce fortin se déplaçait à la vitesse approximative de six milles à l’heure et que – grâce à quelque méthode inédite de locomotion dont je ne pouvais deviner les détails, à cause de cette jupe – il réussissait à demeurer plus ou moins à l’horizontale malgré la déclivité de Richmond Hill.
Hormis nous trois – et l’infortuné cheval du brasseur –, il n’y avait plus âme qui vive dans la rue ; le silence n’était troublé que par le sourd grondement des moteurs du fortin et les hennissements désespérés du cheval pris au piège.
— Je ne me souviens de rien de tel, dis-je à Nebogipfel. Ceci ne s’est pas passé en l’an 1873 de mon Histoire.
Le Morlock examina le fortin en marche avec ses lunettes.
— Encore une fois, dit-il d’une voix égale, il nous faut envisager la possibilité d’Histoires multiples. Vous avez vu plus d’une version de l’an 657 208 ; il semble qu’à présent vous soyez obligé de subir de nouvelles variantes de votre propre siècle.
Le fortin s’arrêta. Son moteur grondait comme un gigantesque estomac ; je voyais des visages masqués qui nous scrutaient depuis ses diverses ouvertures ; un fanion flottait paresseusement au-dessus de sa coque.
— Croyez-vous que nous puissions lui échapper ? dit Moïse entre ses dents.
— J’en doute. Vous voyez les canons de fusil qui dépassent de ces meurtrières ? Je ne connais pas les règles du jeu, mais ces gens-là ont manifestement les moyens et l’intention de nous faire prisonniers. Montrons un peu de dignité. Allons au-devant d’eux. Prouvons-leur que nous n’avons pas peur.
Et nous avançâmes vers le fortin sur les humbles pavés de Petersham Road.
Les divers fusils et canons de calibre plus conséquent nous suivirent pendant ce trajet, et des visages masqués, certains munis de jumelles, observèrent notre progression.
Lorsque nous approchâmes du fortin, je vis plus clairement comment il était construit. Ainsi que je l’ai déjà dit, il avait plus de quatre-vingts pieds de long et environ dix pieds de haut ; ses flancs ressemblaient à des plaques d’un épais métal à l’épreuve des obus, bien que le système de sabords et de hublots périscopiques sur son rebord supérieur donnât une impression de moindre uniformité. Des jets de vapeur montaient de l’arrière de la machine. J’ai mentionné la jupe d’un pied de hauteur qui en entourait la base ; je voyais à présent que la jupe était soulevée du sol et que la machine se tenait non pas sur des roues, comme je l’avais supposé, mais sur des pieds ! C’étaient des appendices larges et plats évoquant des pieds d’éléphant mais en beaucoup plus gros ; aux encoches qu’ils laissaient sur la chaussée derrière eux, je déduisis que la surface inférieure de ces pieds devait être striée pour améliorer leur adhérence. Je compris alors que c’était grâce à ce système de pieds que le fortin restait plus ou moins horizontal sur la rue en pente.
Un dispositif ressemblant à un fouet était fixé à l’avant du fortin : il consistait en de longues chaînes attachées à un tambour inséré entre deux cadres de métal devant la proue du véhicule. Ce tambour était soulevé, si bien que les chaînes pendaient dans le vide comme des fouets de charretier et accompagnaient d’un bizarre cliquetis la marche de l’engin, mais ce tambour pouvait manifestement être abaissé de sorte que les chaînes pussent venir battre le sol tandis que le fortin progressait. L’utilité de ce système m’échappait totalement.
Nous fîmes halte à dix yards environ de la proue émoussée de la machine. Les occupants braquaient toujours sur nous les canons de leurs armes. Une brise adventice poussait vers nous des volutes de vapeur.
Je ressentais une horreur viscérale devant cette ultime péripétie absente de ma mémoire. Il semblait que même mon propre passé ne fût plus un lieu stable et sûr : il était lui-même sujet au changement au gré des caprices de Voyageurs transtemporels ! Je ne pouvais échapper à l’influence de la Machine : c’était comme si, une fois le véhicule inventé, ses ramifications s’étendaient vers le passé et l’avenir telles des rides suscitées par une pierre jetée dans le paisible Fleuve du Temps.
— Je crois que ce sont des Anglais, dit Moïse, interrompant mon introspection.
— Quoi ? Pourquoi dites-vous cela ?
— À votre avis, là, juste au-dessus de la jupe, n’est-ce pas l’insigne d’un régiment ?
Je l’examinai plus attentivement ; manifestement, Moïse avait une meilleure vue que moi. Je ne me suis jamais vraiment intéressé à la signalétique militaire, mais il semblait que Moïse eût raison.
Il lut alors d’autres fragments de texte, peints en noir au pochoir sur cette coque redoutable :
— « Munitions Chargées ». « Accès Carburant ». C’est soit de l’anglais des colonies, soit de l’américain…, et cela provient d’un futur assez proche pour que la langue n’ait pas beaucoup évolué.
Il y eut un frottement de métal contre métal et je vis qu’une roue insérée au flanc du fortin se mettait à tourner. Lorsqu’elle eut terminé sa rotation, une écoutille s’ouvrit vers l’extérieur – le métal poli de sa tranche étincela sur la peinture mate de la coque – et j’entrevis un intérieur sombre évoquant une caverne d’acier.
Une échelle de corde fut jetée par l’embrasure. Un soldat descendit et s’avança vers nous sur la chaussée. Il portait une lourde combinaison d’une seule pièce en toile, ouverte au niveau du col, où je distinguai une doublure de tissu kaki. Des épaulettes en métal d’une ampleur spectaculaire complétaient sa carrure. Il portait un béret noir avec l’insigne de son régiment. Un pistolet se balançait devant lui dans un étui en toile, en dessous d’une petite poche contenant manifestement ses munitions. Je constatai que le rabat de l’étui était ouvert et que la main gantée de l’homme ne s’éloignait pas de son arme.
Et – détail le plus saisissant – le visage du soldat était dissimulé par un masque des plus extraordinaires : avec de larges lunettes noircies et un museau, rappelant la trompe d’une mouche, qui lui couvrait la bouche, ce masque enfermait totalement la tête en dessous du béret.
— Grand Dieu, me chuchota Moïse. Quelle vision !
— En effet, dis-je d’une voix lugubre, car j’avais immédiatement compris le sens de cette apparition. Il est protégé contre les gaz, voyez-vous. Pas un pouce carré de la peau de ce gaillard n’est visible. Ces épaulettes doivent servir à le préserver des fléchettes, peut-être empoisonnées ; je me demande quelles autres couches protectrices il porte encore sous cette volumineuse combinaison en toile.
« Quelle sorte d’ère juge nécessaire d’envoyer dans le temps une brute pareille jusqu’à l’innocente époque de 1873 ? Moïse, cette forteresse roulante nous vient d’un futur des plus sombres, un Futur où règne la Guerre !
Le soldat se rapprocha un peu plus de nous. D’une voix aux sèches intonations – étouffées par le masque mais indéniablement autoritaires –, il nous interpella dans une langue que je ne pus immédiatement reconnaître.
Moïse se pencha vers moi.
— C’est de l’allemand ! Et sacrément mal accentué, en plus. Que diable signifie tout cela ?
J’avançai d’un pas, les mains en l’air.
— Nous sommes anglais. Vous comprenez ?
Je ne pouvais voir le visage de ce soldat, mais je crus détecter dans le relâchement de ses épaules la preuve d’un certain soulagement. Sa voix était juvénile. Ce n’était, m’aperçus-je, qu’un tout jeune homme emprisonné dans une carapace guerrière.
— Très bien, dit-il vivement. Veuillez me suivre.
Nous n’avions guère le choix.
Le jeune soldat resta près de son fortin, les mains reposant sur la crosse de son pistolet, tandis que nous gravissions les quelques marches qui menaient à l’intérieur.
— Il y a une chose que j’aimerais savoir, demanda Moïse au soldat. À quoi sert le dispositif muni d’un treuil et de chaînes à l’avant du véhicule ?
— C’est le fouet antimines.
— Antimines ?
— Les chaînes fouettent le sol à mesure que le Raglan avance.
Il mimait la scène de ses mains gantées tout en surveillant Moïse. Il était manifestement anglais ; il nous avait pris, nous, pour des Allemands !
— Le principe, c’est de faire exploser les mines avant qu’on roule dessus. Vu ?
Moïse réfléchit puis monta derrière moi dans le fortin.
— Charmant usage de l’ingéniosité britannique ! me dit-il. Et… voyez l’épaisseur de cette coque. Des balles s’écraseraient dessus comme des gouttes de pluie. Assurément, seul un canon de campagne pourrait ralentir pareille créature.
Le lourd panneau de l’écoutille se referma derrière nous ; il vint en butée avec un choc sourd et massif, plaquant contre la coque des joints en caoutchouc.
La lumière du jour était ainsi totalement exclue.
On nous conduisit jusqu’au centre d’une étroite galerie qui courait sur toute la longueur de la forteresse. Le grondement des moteurs résonnait fortement dans cette enceinte close où flottaient des relents d’huile et d’essence et l’odeur âcre de la cordite ; la chaleur était excessive et je sentis immédiatement la sueur commencer à mouiller mon col. L’unique lumière était fournie par deux lampes électriques, parfaitement insuffisantes dans cet espace encombré et tout en longueur.
L’intérieur du fortin se dessina dans mon esprit à partir d’impressions fugitives composées sur fond d’ombres par le chiche éclairage. Je discernais les contours de huit grandes roues de dix pieds de diamètre alignées sur chaque flanc du fortin et protégées par le blindage de la coque. À l’avant du véhicule, à l’intérieur de la proue, un unique soldat était assis sur une chaise en toile surélevée, entouré de manettes, de cadrans et de ce qui ressemblait à des oculaires de périscope ; ce devait être le conducteur. Le compartiment arrière du fortin était affecté aux moteurs et à la transmission. J’entrevoyais les formes de machines gigantesques ; dans cette pénombre, les moteurs ressemblaient plus aux silhouettes menaçantes de grands fauves qu’à de quelconques machines créées par la main de l’homme. Entre ces moteurs évoluaient des soldats masqués et portant des gants épais ; on eût dit des officiants attachés au service d’idoles de métal.
De petites cabines, encombrées et peu accueillantes, étaient fixées au long plafond ; et dans chacune je voyais le profil d’un soldat. Chaque servant disposait d’un assortiment d’armes à feu et d’instruments d’optique – dont la plupart m’étaient inconnus – qui dépassaient de la coque de ce vaisseau. Il devait y avoir deux douzaines de ces tireurs et ingénieurs – tous masqués et portant les combinaisons de toile et les bérets caractéristiques – et tous, sans exception, nous dévisageaient ouvertement. On imagine combien le Morlock attirait leurs regards !
L’endroit était sinistre et intimidant : un temple mobile dédié à la Force Brute. Je ne pouvais m’empêcher de l’opposer à la subtile ingénierie des Morlocks de Nebogipfel.
Notre jeune soldat s’approcha de nous ; à présent que le fortin était redevenu hermétique, il s’était débarrassé de son masque – qui lui pendait au cou comme la peau écorchée d’un visage –, et je constatai qu’il était en fait très jeune, les joues cernées de sueur.
— Avancez, je vous en prie, dit-il. Le capitaine voudrait vous souhaiter la bienvenue à bord.
Nous commençâmes à marcher prudemment derrière lui, en file indienne, sous le regard inflexible et silencieux des soldats, vers la proue du fort. Le plancher était à ciel ouvert et nous fûmes obligés d’emprunter d’étroites passerelles ; les pieds nus de Nebogipfel trottinaient presque sans bruit sur le métal nervuré.
Près de la proue de ce vaisseau terrestre et à quelque distance derrière son conducteur se trouvait une coupole en cuivre et acier qui se prolongeait jusque sur le toit. Sous cette coupole se tenait un individu – masqué, les mains derrière le dos – dont l’attitude était celle du gouverneur de cette forteresse. Le capitaine portait un béret et une combinaison très semblables à ceux du simple soldat qui nous avait accueillis, avec les bizarres épaulettes et une arme de poing à la ceinture ; mais cet officier supérieur arborait aussi, croisés sur sa poitrine, un ceinturon, un baudrier et un porte-épée en cuir, et d’autres marques de son rang, dont des insignes d’unité et des pattes d’épaule en tissu. Des rubans de campagnes serrés sur plusieurs pouces décoraient le plastron de l’uniforme.
Moïse observait les alentours avec une curiosité dévorante. Il montra une échelle installée au-dessus du capitaine.
— Regardez, dit-il. Je parie qu’il peut faire descendre cette échelle au moyen de ces manettes sur la rambarde, là, derrière lui, et puis grimper dans cette coupole juste au-dessus. Ainsi pourrait-il voir tout autour de cette forteresse afin de guider d’autant mieux les techniciens et les servants.
Il semblait impressionné par l’ingéniosité mise à contribution pour construire ce mastodonte guerrier.
Le capitaine avança mais en boitant visiblement. Puis le masque fut retiré et son visage se révéla. Je constatai que cette personne était encore toute jeune, apparemment en assez bonne santé – bien qu’extraordinairement pâle – et d’un type qu’on associe avec la marine : alerte, calme, intelligente, profondément compétente. Un gant fut retiré, une main me fut tendue. Je la pris – elle était petite et la mienne l’enveloppait comme une main d’enfant – et je scrutai, sans pouvoir dissimuler ma stupéfaction, ce visage limpide.
— Je ne m’attendais pas à de si nombreux passagers, dit le capitaine – je ne crois pas que nous savions ce qui nous attendait –, mais vous êtes tous les bienvenus ici et je veillerai à ce que vous soyez bien traités.
La voix était ténue mais enflée pour couvrir le grondement des moteurs. Des yeux bleu pâle allèrent de Moïse à Nebogipfel avec une lueur d’ironie.
— Bienvenue à bord du Lord Raglan. Je m’appelle Hilary Bond, capitaine attaché au neuvième bataillon du régiment royal d’Automoteurs.
C’était vrai ! Ce capitaine – soldat expérimenté et blessé au feu, commandant de l’engin de combat le plus meurtrier que je pusse jamais imaginer – était une femme.
Elle sourit, révélant une cicatrice sur son menton, et je constatai qu’elle ne pouvait avoir plus de vingt-cinq ans.
— Écoutez, capitaine, dis-je, j’exige de savoir de quel droit vous nous retenez.
Aucunement troublée, elle dit :
— Ma mission est une priorité pour la Défense nationale. Je m’excuse de…
Mais Moïse avait fait un pas en avant, dans son criard costume de mirliflore, remarquablement déplacé dans ce terne intérieur militaire.
— Madame le capitaine, il n’y a pas besoin d’une Défense nationale en l’an 1873 !
— Mais il en faut une en 1938.
Ce capitaine, je le voyais bien, était absolument imperturbable ; il rayonnait d’elle une impression d’inflexible autorité.
— Ma mission a consisté jusqu’ici à sauvegarder la recherche scientifique qui se poursuit dans cette maison au bout de Petersham Road et, en particulier, à décourager toute interférence anachronique avec son cours normal.
Moïse grimaça.
— « Interférence anachronique », dit-il. Je présume que vous parlez de Voyageurs transtemporels.
— « Décourager », dis-je en souriant. Le terme est joliment choisi ! Croyez-vous avoir ramené assez d’artillerie pour décourager efficacement ces gens-là ?
Nebogipfel s’avança à son tour.
Capitaine Bond, dit lentement le Morlock, vous voyez sûrement que votre mission est une absurdité logique. Savez-vous qui sont ces hommes ? Comment pouvez-vous sauvegarder cette recherche lorsque son procréateur originel, dit-il en désignant Moïse d’une main velue, est ravi à son époque légitime ?
Sur quoi Bond observa le Morlock pendant de longues secondes ; puis elle se tourna vers Moïse – et vers moi – et j’eus l’impression qu’elle s’apercevait pour la première fois de notre ressemblance. Elle nous posa sèchement une série de questions visant à confirmer la véracité de la remarque du Morlock et l’identité de Moïse. Je ne la niai pas. Je ne voyais guère quel intérêt nous aurions à mentir ni d’ailleurs à dire la vérité. Peut-être, calculai-je, serions-nous traités avec plus de considération si l’on nous accordait une signification historique ; mais je minimisai autant que je pus mon identité partagée avec Moïse.
Enfin Hilary Bond chuchota de brèves instructions à l’oreille du soldat, qui partit dans un autre secteur du véhicule.
— J’informerai les gens du ministère de l’Air lorsque nous rentrerons, dit-elle. Je suis sûre que vous les intéresserez énormément et que vous ne manquerez pas d’occasions de débattre de ce sujet avec les autorités après notre retour.
— Retour ? fis-je sèchement. Vous voulez dire que nous retournerons à votre 1938 ?
Elle avait l’air épuisée.
— Les paradoxes du voyage dans le temps me dépassent quelque peu, j’en ai peur. Mais je ne doute pas que les experts du ministère sauront débrouiller tout cela.
J’entendis Moïse rire à côté de moi – d’un rire sonore, avec une trace d’hystérie.
— Oh, c’est impayable ! s’exclama-t-il. Absolument grandiose : maintenant, je n’ai plus du tout besoin de construire cette fichue Machine transtemporelle !
Nebogipfel me regarda d’un air sombre.
— Je crains que ces coups multiples portés à la causalité ne nous éloignent de plus en plus de la version originelle de l’Histoire : celle qui existait avant la première mise en fonction de la Machine transtemporelle…
— Je comprends votre consternation, coupa le capitaine Bond. Mais je puis vous assurer qu’il ne vous arrivera rien de fâcheux ; au contraire, ma mission est de vous protéger. En outre, dit-elle avec une grâce non affectée, j’ai pris la peine d’emmener quelqu’un qui vous aidera à vous adapter à notre vie. Un autochtone de cette période, pourrait-on dire.
Une autre silhouette s’avança lentement vers nous depuis le fond assombri du passage. Elle portait, comme les autres, les épaulettes, l’arme de poing et le masque qui lui pendait à la ceinture ; mais sa combinaison – noire et terne – ne comportait aucun insigne militaire. Ce nouvel individu se déplaçait lentement, péniblement même, sur les incommodes passerelles, exhibant tous les signes de la vieillesse ; le tissu de son uniforme se tendait sur un ventre affaissé.
Sa voix était faible, à peine audible par-dessus le vacarme des moteurs.
— Mon Dieu, c’est toi ! me cria-t-il. Si je suis armé jusqu’aux dents, c’est à cause des Allemands…, mais, tu sais, je ne m’attendais pas tellement à te voir réapparaître après ce dernier dîner de jeudi, et pas en de pareilles circonstances !
Lorsqu’il arriva à la lumière, j’eus un choc à mon tour. Car, bien que les yeux fussent ternis, la posture voûtée, et qu’à peine une trace de roux subsistât dans cette tignasse grise – et bien que le front de l’homme fut défiguré par une vilaine balafre –, c’était, sans aucun doute possible, Filby !
— Que le diable m’emporte si ce n’est pas toi ! m’écriai-je.
Filby s’approcha de moi en ricanant tout bas. Je lui serrai la main – fragile et marbrée de taches de son – et jugeai qu’il ne devait pas avoir moins de soixante-quinze ans.
— Tu peux aller au diable, dit-il. Et peut-être qu’on finira tous par y aller ! Mais ça fait quand même plaisir de te revoir.
Il jeta des coups d’œil inquiets en direction du Morlock ; ce qui n’avait rien d’étonnant, quand on y songe !
— Filby…, je grouille littéralement de questions, mon vieux.
— Eh, pardi ! C’est pour ça qu’ils m’ont sorti de l’abri pour vieillards sous le Dôme de Bournemouth. Je suis chargé de l’« acclimatation », comme ils disent : aider vous autres, natifs de cette période, à vous adapter… Tu vois ce que je veux dire ?
— Mais, Filby… je me souviens de toi comme si c’était hier… Comment as-tu abouti à…
— À ça ? dit-il en désignant sa carcasse fatiguée d’un geste méprisant et cynique. Comment j’ai abouti à ça ? Avec le temps, mon ami. Ce Fleuve prodigieux sur le sein duquel, à t’entendre, nous pourrions glisser comme des araignées d’eau. Eh bien, le temps n’est pas l’ami du vulgaire mortel ; j’ai voyagé dans le temps, moi, mais à la dure, et voilà ce que le voyage a fait de moi. Pour moi, ça fait quarante-sept ans depuis cette dernière séance à Richmond et tes tours de passe-passe douteux avec la maquette de la Machine transtemporelle – tu te rappelles ? – et ta subséquente disparition dans le Pays du Surlendemain.
— Tu es toujours le même, Filby, dis-je affectueusement en lui prenant le bras. Même toi tu devras admettre – enfin – que j’avais raison en ce qui concerne le voyage dans le temps !
— Pour tout le bien que ça nous a fait ! grogna-t-il.
— Et maintenant, dit le capitaine, excusez-moi, messieurs, mais je dois commander cet Automoteur. Nous serons parés à partir dans quelques minutes.
Elle hocha la tête à l’adresse de Filby et se tourna vers son équipage. Filby soupira.
— Venez, dit-il. Il y a un endroit, à l’arrière, où on peut s’asseoir ; c’est un peu moins bruyant et moins sale qu’ici.
Nous nous dirigeâmes vers l’arrière de la forteresse.
Tandis que nous empruntions le passage central, je pus examiner de plus près les moyens de locomotion du véhicule. Sous les passerelles médianes, je voyais un système d’essieux allongés, dont chacun était libre de pivoter autour d’un axe commun, avec un plancher métallique en dessous ; et ces essieux étaient reliés aux immenses roues latérales. Les pieds éléphantesques que j’avais aperçus tantôt pendaient des roues sur des moignons de jambes. De la boue et des fragments de la chaussée émiettée retombaient en pluie des roues et aboutissaient dans l’intérieur mécanisé. Je vis qu’au moyen de ces essieux les roues pouvaient être élevées ou abaissées par rapport au corps principal du véhicule et il semblait que les pieds et les jambes pussent aussi être relevés sur des pistons pneumatiques. C’était grâce à ce système qu’était obtenue l’inclinaison variable du fortin, lui permettant de circuler sur les terrains les plus accidentés ou de conserver l’horizontale sur des pentes prononcées.
Moïse me montra du doigt le robuste châssis quadrangulaire en acier qui formait le soubassement de la forteresse.
— Regardez, me dit-il doucement, voyez-vous quelque chose de bizarre dans cette section ? Et ça, là-bas ? Ces tiges qui ressemblent à des barreaux de quartz. On a du mal à voir quel rôle structural elles jouent.
Je regardai de plus près ; il était difficile de conclure avec certitude sous la chiche lumière des lointaines lampes électriques, mais je crus déceler une insolite translucidité verte dans les sections de quartz et de nickel, translucidité qui m’était ô combien familière !
— C’est de la plattnérite, soufflai-je à Moïse entre mes dents. Les barreaux en sont dopés… Moïse, je suis convaincu – et je ne peux me tromper, malgré cet éclairage défaillant – qu’il s’agit là de composants prélevés dans mon propre laboratoire : pièces de rechange ou de rebut et prototypes que j’ai produits au cours de la construction de la Machine transtemporelle.
— Donc, dit Moïse en hochant la tête, nous savons au moins que ces gens n’ont pas encore appris la technique de la fabrication de la plattnérite.
Le Morlock s’approcha de moi et me montra un objet logé dans une cavité sombre du compartiment moteur. En écarquillant les yeux, je finis par comprendre que cette forme volumineuse était ma propre Machine ! Entière et intacte, manifestement extraite de Richmond Hill et ramenée dans cette forteresse, les traverses encore tachées d’herbe. Le véhicule était enveloppé de cordages comme s’il était emprisonné dans une toile d’araignée.
En voyant ce puissant symbole de sécurité, j’eus grandement envie d’échapper à ces militaires – si possible – et de rejoindre mon propre véhicule. Peut-être pourrais-je rentrer chez moi, même dans les circonstances présentes…
Mais je savais que ce serait là une tentative futile et je me calmai. Même si j’arrivais jusqu’à la Machine – et c’était impossible, car ces soldats m’abattraient sur-le-champ –, je ne pourrais pas me retrouver chez moi. Après ce dernier incident, aucune version de 1891 que je pusse atteindre ne ressemblerait en quoi que ce soit à l’année paisible et prospère que j’avais si étourdiment abandonnée. J’étais échoué dans le temps !
Filby me rejoignit.
— Qu’est-ce que tu penses de cette mécanique, hein ? dit-il en me tapant sur l’épaule avec toute la faiblesse d’un vieillard. Tout a été conçu par sir Albert Stern, qui s’est montré expert en la matière depuis les premiers jours de la Guerre. Je me suis intéressé à ces monstres, à leur évolution au fil des ans… J’ai toujours été fasciné par la mécanique, comme tu sais.
« Regarde-moi ça, dit-il en désignant les profondeurs du compartiment moteur. Des moteurs Rolls-Royce, type « Meteor »…, toute une série ! Et une boîte de vitesses Merrit-Brown, tu la vois, là-bas ? Nous avons une suspension Horstmann, avec trois bogies de chaque côté…
— Oui, interrompis-je, mais, mon cher vieux Filby, tout cela sert à quoi ?
— À quoi ça sert ? À la poursuite de la Guerre, pardi ! Ça, dit-il en désignant d’un geste vague l’intérieur du véhicule, c’est un Automoteur de la classe Kitchener, un des tout derniers modèles. Le rôle essentiel des Automoteurs est de briser le Siège de l’Europe, vois-tu ; ils peuvent avancer rapidement dans les tranchées les plus larges, même s’ils sont chers, ont tendance à tomber en panne et sont vulnérables aux bombardements. Raglan est un nom assez approprié, pas vrai ? Car lord Fitzroy Raglan était le vieux briscard qui a tout bousillé devant lui au siège de Sébastopol, en Crimée. Peut-être que ce pauvre vieux Raglan aurait…
— Le « Siège de l’Europe » ?
— Excuse-moi, dit-il en me regardant tristement. Peut-être qu’ils n’auraient pas dû m’envoyer, après tout – j’oublie tout le temps que tu as des tas de choses à apprendre ! Je crois bien que je suis devenu un vieux birbe des plus assommants. Alors écoute : il faut que je t’apprenne que nous sommes en guerre depuis 1914.
— En guerre, et avec qui ?
— Eh bien, avec les Allemands, pardi ! Qui d’autre ? Et c’est vraiment pas beau à voir…
Ces paroles et la vision d’une Europe future assombrie par vingt-quatre années de guerre me glacèrent jusqu’à la moelle des os.
Nous arrivâmes dans une cabine d’environ dix pieds de côté, guère plus qu’une boîte métallique boulonnée à la coque interne de l’Automoteur. Une unique ampoule électrique brillait au plafond et les parois étaient capitonnées de cuir, ce qui atténuait l’austérité de fer du vaisseau et étouffait le bruit des moteurs, bien qu’une pulsation plus sourde filtrât par l’intermédiaire de la structure de la forteresse. Six simples chaises à dossier droit boulonnées au plancher se faisaient face, munies de harnais en cuir. Il y avait également une sorte d’armoire basse.
D’un geste, Filby nous invita à prendre place sur les chaises puis commença à s’affairer autour de l’armoire.
— Vous devriez vous attacher, dit-il. Cette absurdité de projection transtemporelle est absolument vertigineuse.
Moïse et moi-même nous assîmes l’un en face de l’autre. Je me harnachai confortablement ; Nebogipfel avait du mal à fermer les boucles, et les courroies flottaient autour de lui jusqu’à ce que Moïse l’aidât à en régler la tension.
Filby s’approcha alors tout doucement de moi avec quelque chose à la main ; c’était, sur une soucoupe de porcelaine fêlée, une tasse de thé accompagnée d’un petit biscuit. Je ne pus m’empêcher de rire.
— Filby, les vicissitudes du destin m’étonneront toujours. Nous voilà prêts à partir en voyage dans le temps à bord de cette intimidante forteresse mobile et tu nous sers du thé avec des petits gâteaux !
— C’est que pareille expédition est déjà suffisamment pénible sans les petites consolations de l’existence. Tu es bien placé pour le savoir !
Je bus le thé ; il était tiède et par trop infusé. Ainsi fortifié, je devins, contre toute attente, assez facétieux.
Quand j’y réfléchis, je crois que mon état mental était un peu fragile et que je répugnais à affronter mon propre avenir ou la sinistre perspective de cette Guerre de 1938.
— Filby, le taquinai-je, ne remarques-tu rien de… hum…, bizarre chez mes compagnons ?
— Bizarre ?
Je le présentai à Moïse, et le pauvre Filby entama une séance de comparaison faciale au bout de laquelle le thé lui dégoulinait sur le menton.
— Et voilà l’authentique choc du voyage dans le temps, dis-je à Filby avec émotion. Oublie toutes ces histoires d’Origine des Espèces ou de Destin de l’Humanité : c’est seulement quand on se retrouve face à face avec soi-même jeune homme qu’on comprend toute la signification du mot « choc » !
Filby nous questionna un peu plus longuement sur le problème de notre identité. Brave Filby, sceptique jusqu’au bout !
— Je croyais avoir vu assez de changements et de merveilles dans ma vie, même sans ces histoires de voyage dans le temps. Mais maintenant…
Il soupira, et je le soupçonnai d’avoir vu un peu trop de choses dans sa vie, le pauvre ; il avait toujours été porté à une certaine lassitude de l’intellect, même quand il était jeune homme.
Je me penchai en avant, aussi loin que mon harnais me le permettait.
— Filby, c’est à peine si je puis croire que des hommes aient pu tomber si bas, être devenus aveugles à ce point. Franchement, de mon point de vue, cette infernale Guerre future semble assez bien signifier la fin de la civilisation.
— Pour des gens de notre génération, dit-il solennellement, peut-être. Mais pour ceux de la nouvelle génération, qui ont grandi sans connaître autre chose que la Guerre, qui n’ont jamais senti le soleil sur leurs visages sans la crainte des torpilles volantes… Ma foi, je crois qu’ils y sont habitués ; c’est comme si nous étions en train de devenir une espèce souterraine.
Je ne pus m’empêcher de couler un regard vers le Morlock.
— Filby, pourquoi cette mission dans le temps ?
— Ça ne concerne pas tellement toi, mais la Machine. Il a fallu s’assurer de la construction de cette Machine transtemporelle, vois-tu. La technologie transtemporelle est vitale pour l’Effort de Guerre. Enfin, c’est ce que pensent certains.
« On savait assez bien comment tu avais procédé pour ta recherche, à partir des notes fragmentaires que tu avais laissées, même si tu n’avais jamais rien publié sur ce sujet ; il n’y avait que cette bizarre relation de ton premier voyage dans le futur lointain que tu nous avais faite après ton bref retour. Le Raglan a donc été envoyé garder ta maison contre toute intrusion d’un Voyageur transtemporel… comme toi !
Nebogipfel leva la tête.
— Encore des confusions au sujet de la causalité. Manifestement, les savants de 1938 n’ont pas encore commencé à appréhender le concept de Multiplicité : à savoir qu’on ne peut s’assurer d’aucun événement du passé : on ne peut pas changer l’Histoire ; on ne peut que générer de nouvelles versions de…
Filby était en arrêt devant lui : cette vision bavarde en uniforme scolaire, avec du poil qui lui poussait partout !
— Pas maintenant, dis-je à Nebogipfel. Filby, tu as dit « on ». Qui est ce « on » ?
Il sembla surpris par cette question.
— Le gouvernement, évidemment.
— Quel parti ? demanda sèchement Moïse.
— Parti ? Oh…, tout ça, c’est vraiment du passé.
C’est en ces termes anodins qu’il nous annonça la terrible nouvelle : la mort de la démocratie en Angleterre.
— Je crois, poursuivit-il, que nous nous attendions tous à trouver la Zeitmaschine ici, en train de se balader dans Richmond Park avec des idées meurtrières…
Il prit un air funèbre.
— C’est les Allemands, vous savez. Ces foutus Allemands ! Ils mettent une pagaille atroce partout… Comme ils l’ont toujours fait !
Sur ce, l’unique ampoule électrique s’assombrit et j’entendis rugir les moteurs ; j’eus cette impression familière de chute libre qui m’indiquait que le Raglan m’avait projeté dans le temps. Une fois de plus.