Je me retrouvai sur le dos, les yeux au ciel, en train de contempler l’arbre qui avait fendu notre Chronomobile lorsque nous avions recouvré notre pleine densité. J’entendais Nebogipfel respirer superficiellement à côté de moi mais ne pouvais le voir.
Notre arbre, à présent figé dans le temps, s’élançait pour rejoindre ses semblables dans une couverture forestière épaisse et uniforme, très loin au-dessus de moi ; jeunes pousses et sauvageons crevaient le sol autour de sa base et traversaient les pièces de l’épave. La chaleur était intense, l’air humide et éprouvant pour mes poumons fatigués, et le monde alentour était plein des toussotements, des trilles et des soupirs de la jungle qui se détachaient sur un sourd murmure, plus riche et plus profond, laissant soupçonner la présence d’une importante masse d’eau non loin de là : soit un fleuve – quelque version archaïque de la Tamise –, soit un océan.
On se serait cru sous les tropiques plutôt qu’en Angleterre !
Toujours allongé, je contemplais ce décor lorsqu’un animal descendit vers nous en s’accrochant au tronc de l’arbre. Il ressemblait à un écureuil d’environ dix pouces de long, mais son pelage, volumineux et flasque, lui pendait sur le corps comme une cape. Il transportait un fruit entre ses petites mâchoires. À dix pieds du sol, la créature remarqua notre présence ; elle inclina sa tête effilée, ouvrit la bouche – laissant choir son fruit – et siffla. Je vis que ses incisives s’évasaient en crêtes à cinq pointes. Puis elle sauta franchement dans le vide, écartant les pattes antérieures et postérieures ; sa membrane se déploya en claquant et transforma l’animal en une sorte de cerf-volant doublé de fourrure. Il s’élança en vol plané dans l’ombre et je le perdis de vue.
— Drôle de comité d’accueil, haletai-je. On eût dit un lémur volant. Mais avez-vous vu ses dents ?
Nebogipfel, toujours invisible, répondit :
— C’était un Planetatherium. Et l’arbre est un Dipterocarps, guère différent de l’espèce qui survivra dans les forêts de votre propre époque.
Enfonçant les mains dans la litière végétale, toute pourrie et visqueuse, j’essayai de me retourner afin de voir mon compagnon.
— Nebogipfel, êtes-vous blessé ?
Le Morlock gisait sur le flanc, la tête déjetée, si bien qu’il regardait le ciel.
— Je ne suis pas blessé, souffla-t-il. Je suggère que nous commencions à chercher…
Mais je ne l’écoutais plus, car j’avais aperçu juste derrière lui un bec, prolongeant une tête, grosse comme celle d’un cheval, qui écartait le feuillage et se penchait vers le frêle corps du Morlock !
Je restai un instant paralysé par le choc. Le bec crochu s’ouvrit avec un « pop ! » visqueux et des yeux en forme de disque se fixèrent sur moi avec toutes les marques de l’intelligence.
Puis, s’élançant lourdement, la tête massive se baissa et serra dans son bec la jambe du Morlock. Nebogipfel hurla et ses doigts menus grattèrent le sol ; des morceaux de feuilles s’accrochaient à son pelage.
Je jouai des pieds et des mains dans les feuilles pour me dégager et vins heurter un tronc d’arbre derrière moi.
Alors, dans un crépitement de branches cassées, le corps de la bête se traîna dans la verdure et m’apparut. Il avait près de sept pieds de haut et était revêtu de plumes noires squameuses ; les pattes dodues, aux griffes puissantes, étaient couvertes d’une chair jaune et flasque. Des ailes résiduelles, extrêmement chétives sur ce thorax immense, battaient l’air. Le monstrueux volatile rétracta la tête et l’infortuné Morlock fut traîné sur le sol spongieux.
— Nebogipfel !
— C’est une Diatryma, hoqueta-t-il. Une Diatryma gigantica, je… oh !
— Oubliez sa phylogénie ! criai-je. Éloignez-vous d’elle !
— Je crains que…, de ne pouvoir me… oh !
Une fois de plus, son discours se désintégra en un glapissement d’angoisse inarticulé. La tête de la créature oscillait à présent de droite à gauche. Je compris qu’elle tentait d’assommer le Morlock contre un tronc d’arbre, manifestement avant de se repaître de sa chair blafarde !
Il me fallait une arme, et je ne voyais que la clé à molette de Moïse. Je me relevai et me précipitai dans l’épave de notre Chronomobile. Entretoises, panneaux et câbles jonchaient le sol ; le métal et le bois poli de 1938 étaient singulièrement déplacés dans cette forêt des premiers âges. Je ne vis pas de clé à molette. Je plongeai les bras jusqu’au coude dans le sol en décomposition et me mis à chercher. Les secondes s’écoulaient avec une insupportable lenteur tandis que la Diatryma entraînait sa proie de plus en plus loin dans la forêt.
Et puis je la trouvai. Ma main droite émergea du compost en serrant le manche de l’outil.
En rugissant, je brandis la clé à hauteur d’épaule et m’élançai sur le sol spongieux. Les yeux ronds de la Diatryma me regardèrent approcher ; la bête ralentit son hochement de tête mais ne desserra pas son étreinte sur la jambe de Nebogipfel. Elle n’avait bien sûr encore jamais vu d’humains ; je doutai qu’elle comprît que je pouvais constituer une menace pour elle. Je continuai de charger, essayant d’ignorer l’ignoble peau écailleuse qui ceignait les griffes, l’énormité du bec et les relents de viande faisandée qui émanaient de la créature.
Je brandis comme une batte de cricket ma matraque improvisée et en frappai la Diatryma à la tête ; le coup fut amorti par les plumes et la chair, mais je perçus l’impact rassurant de l’arme contre l’os.
L’oiseau ouvrit le bec, laissant choir le Morlock, et piaula comme de la tôle qu’on déchire. L’énorme bec était maintenant juste au-dessus de moi et tous mes instincts me disaient de fuir. Mais je savais que nous serions alors perdus l’un et l’autre. Brandissant mon arme au-dessus de ma tête, je visai le sommet du crâne de la Diatryma. Cette fois, la créature se baissa et le coup fut dévié ; je fis donc une troisième passe en relevant la clé qui vint frapper l’oiseau sous le bec.
J’entendis un craquement et la tête de la Diatryma eut un sursaut de recul. La créature chancela puis me contempla avec des yeux brillants et calculateurs. Elle émit un piaulement si grave qu’il tenait plus du grognement.
Puis, brusquement, elle frissonna de toutes ses plumes noires, fit demi-tour et s’éloigna en boitant dans la forêt.
Je rangeai la clé dans ma ceinture et m’agenouillai près du Morlock. Il était inconscient. Sa jambe était une masse informe et sanglante ; le pelage de son dos était mouillé par la bave spiralée du monstrueux volatile.
— Eh bien, mon compagnon dans le temps, chuchotai-je, il y a peut-être des occasions où il est utile d’avoir sous la main un sauvage primitif, après tout !
Je retrouvai ses lunettes dans le compost, les essuyai sur ma manche pour en retirer les débris de feuilles et les plaçai sur son visage.
Je scrutai la pénombre de la forêt et me demandai ce que je devais faire. J’avais peut-être voyagé dans le temps et traversé l’espace jusqu’à la Sphère géante des Morlocks, mais, dans mon propre siècle, je n’avais jamais visité aucune contrée tropicale. Je n’avais que de confus souvenirs de récits de voyageurs et autres sources d’information populaires pour orienter ma recherche de la survie.
Mais, au moins, me consolai-je, les défis qui m’attendaient seraient comparativement simples. Je ne serais pas obligé d’affronter mon moi antérieur ni, puisque le Chronomobile était détruit, de me colleter avec les ambiguïtés morales et philosophiques de la Multiplicité des Histoires. Il me faudrait uniquement chercher de la nourriture et un abri pour nous protéger de la pluie, des fauves et des oiseaux de ce temps reculé.
Je décidai que la recherche d’eau douce devait être ma première mission ; même en faisant abstraction des besoins du Morlock, j’étais dévoré par la soif, car je n’avais rien ingéré depuis le bombardement de Londres. Je retirai ma veste et la glissai sous le dos de Nebogipfel, afin de le protéger de l’humidité du compost… et de toute vermine rampante et vorace qui pût y résider ! Puis, après un instant d’hésitation, je tirai la clé à molette de ma ceinture et la posai sur le corps du Morlock de façon que ses doigts se refermassent sur le lourd manche de l’arme.
Répugnant à rester moi-même sans défense, je fouillai l’épave du véhicule et finis par trouver une section courte et trapue de nervure métallique ; je la tordis latéralement jusqu’à ce qu’elle se détachât de la carcasse. Je soupesai l’objet. Il n’avait pas la rassurante densité de la clé, mais c’était mieux que rien.
Je décidai de me diriger vers l’eau que j’entendais bruire dans la direction opposée au soleil. Ma matraque sur l’épaule, j’entrepris donc de traverser la forêt.
Je n’eus guère de peine à me frayer un chemin, car les arbres se répartissaient en groupes clairsemés d’essences multiples avec abondance de terrain plat entre eux ; la dense et uniforme couverture de feuilles et de branches privait le sol de lumière et semblait l’étouffer la végétation.
Ce dais verdoyant grouillait d’une vie robuste. Des épiphytes – orchidées et plantes grimpantes – s’accrochaient à l’écorce des troncs, des lianes pendaient des branches. Il y avait une grande variété d’oiseaux et des colonies de créatures arboricoles, singes ou autres primates – du moins le crus-je à première vue. Une sorte de martre des pins, d’environ huit pouces de long, dotée d’articulations, d’épaules flexibles et d’une queue dense et touffue, prit la fuite et bondit dans les branches en émettant un cri rauque et étranglé. Un autre grimpeur, sensiblement plus gros – trois pieds de long –, arborait des griffes recourbées et une queue préhensile. Lui ne fuit pas à mon approche mais agrippa le dessous d’une branche et me regarda de haut avec un aplomb troublant.
Je continuai. Si les animaux indigènes ne connaissaient pas l’homme, ils avaient manifestement développé de puissants instincts de conservation grâce à l’existence de la Diatryma de Nebogipfel et sans doute d’autres prédateurs, et ils déjoueraient mes tentatives pour les chasser.
Lorsque mes yeux se furent accoutumés à l’ambiance de la forêt, je constatai que le camouflage et la tromperie étaient omniprésents. Ici, par exemple, une feuille desséchée s’accrochait au tronc d’un arbre – du moins le crus-je jusqu’à ce qu’en me voyant la « feuille » se hérissât de pattes d’insecte et qu’une sorte de criquet s’enfuît en bondissant. Là, sur un affleurement rocheux, j’aperçus ce que je pris pour un semis de gouttes de pluie étincelant comme des joyaux miniatures sous la lumière filtrée par les feuillages. Mais, lorsque je me penchai pour les examiner, je constatai que c’était un groupe de coléoptères aux carapaces transparentes. Il y avait encore une éclaboussure de guano – une tache noir et blanc – sur un tronc d’arbre, et je fus à peine surpris de la voir déplier lentement des pattes d’araignée.
Après environ un demi-mille de ce paysage, les arbres s’espacèrent : je traversai une lisière de palmiers et me retrouvai sous un soleil aveuglant ; un sable jaune et grossier crissait contre mes bottes. J’étais au bord d’une plage. Au-delà d’une bande de sable blanc miroitait une étendue liquide si vaste que je n’en voyais pas la rive opposée. Le soleil était bas sur l’horizon derrière moi, mais son éclat était intense ; je sentais sa chaleur presser la chair de ma nuque et mon cuir chevelu.
À quelque distance de moi, sur cette plage rectiligne et interminable, je vis une famille d’oiseaux du genre Diatryma. Cous enlacés, les deux adultes se lissaient mutuellement les plumes tandis que trois oisillons marchaient dans l’eau sur leurs pattes disgracieuses en s’éclaboussant et en criant ou flottaient en frissonnant, leurs plumes huileuses auréolées de gouttelettes. Leur robe noire, leur carcasse dégingandée et leurs ailes minuscules donnaient un air comique à leur quatuor, mais je surveillai attentivement leurs évolutions tout le temps que je restai sur le bord, car même le plus petit des jeunes atteignait trois ou quatre pieds et semblait puissamment musclé.
J’approchai du bord de l’eau, m’humectai les doigts et les léchai. L’eau était salée. De l’eau de mer !
J’eus l’impression que le soleil avait encore perdu de la hauteur, comme s’il allait se coucher dans la forêt, qui devait être à l’ouest. J’avais par conséquent parcouru environ un demi-mille vers l’est par rapport à la position du Chronomobile ; j’étais donc – imaginai-je – quelque part près de l’intersection de Knightsbridge avec Sloane Street. En cette ère du paléocène, c’était là le rivage d’une mer ! Mon regard se perdait sur cet océan qui semblait recouvrir tout Londres jusqu’à l’est de Hyde Park Corner. Peut-être cette mer était-elle une extension de la mer du Nord ou de la Manche qui avait envahi la capitale. Si c’était le cas, nous avions eu beaucoup de chance ; le niveau des eaux se fut-il un tant soit peu élevé, Nebogipfel et moi aurions émergé…, mais dans les profondeurs de l’océan et non sur sa grève.
Je retirai mes bottes et mes chaussettes, les attachai par les lacets à ma ceinture et fis quelques pas dans l’eau. Le liquide qui s’infiltra entre mes orteils était frais ; je fus tenté d’y plonger mon visage mais je me retins, craignant l’interaction du sel avec mes blessures. Je repérai sur la plage un creux qui semblait capable de retenir l’eau à marée basse. Je plongeai les mains dans le sable et en tirai séance tenante toute une collection d’animaux : des bivalves fouisseurs, des gastéropodes et ce qui ressemblait à des huîtres. La variété des espèces semblait être limitée, mais il y avait manifestement abondance de spécimens dans cette mer fertile.
Et là, sur la grève de cet océan, tandis que l’eau clapotait bruyamment sur mes pieds et mes doigts et que le chaud soleil me caressait la nuque, une grande paix descendit sur moi. Enfant, j’avais suivi mes parents dans des excursions d’une journée à Lympne et à Dungeness ; je marchais jusqu’au bord de la mer – tout comme aujourd’hui – et imaginais que j’étais seul au monde. Mais, à présent, c’était presque vrai ! Nul vaisseau ne voguait sur ce nouvel océan, où que ce fût dans le monde ; il n’y avait pas de villes humaines de l’autre côté de la jungle derrière moi. En fait, les seules lueurs vacillantes d’intelligence sur la planète étaient moi-même et l’infortuné Morlock blessé. Mais ce n’était pas là une perspective redoutable, bien au contraire, pas après l’atroce obscurité et le chaos de 1938 dont je venais tout récemment de m’échapper.
Je me redressai. Cette mer était charmante, mais nous ne pouvions pas boire de l’eau salée. Je notai soigneusement l’endroit où j’étais sorti de la jungle – je n’avais aucune envie de perdre Nebogipfel dans ces ténèbres arborées – puis partis pieds nus le long de la grève, loin de la famille de Diatryma.
Au bout d’environ un mille, j’arrivai devant un ruisseau qui sortait en babillant de la forêt et s’écoulait sur la plage jusqu’à la mer en un mince filet d’eau. Lorsque je l’eus goûtée, je constatai qu’il s’agissait d’eau douce, apparemment très limpide. Je fus grandement soulagé : au moins, nous ne mourrions pas ce jour-là ! Je tombai à genoux et plongeai la tête et le cou dans le liquide frais et pétillant. Je bus à longs traits puis retirai ma veste et ma chemise pour me laver. Du sang encroûté, bruni par l’exposition à l’air, s’éloigna en tourbillonnant vers la mer ; et, lorsque je me redressai, je me sentis tout à fait ragaillardi.
Se posa alors un problème : comment acheminer cette manne jusqu’à Nebogipfel ? Il me fallait une tasse ou un récipient quelconque.
Je passai quelques minutes assis près du ruisseau à jeter de tous côtés des regards perplexes. Toute mon ingéniosité semblait s’être épuisée dans ma dernière culbute transtemporelle et cette énigme finale était un cran au-dessus des capacités de mon cerveau fatigué.
De guerre lasse, je détachai mes bottes de ma ceinture, les rinçai aussi soigneusement que je le pus et les remplis au ruisseau ; puis je m’en retournai le long de la plage et traversai la forêt pour les apporter au Morlock, qui m’attendait. Tandis que je baignais le visage meurtri de Nebogipfel et essayais de le forcer à boire, je me jurai de trouver dès le lendemain quelque chose de plus approprié qu’une vieille botte pour servir de carafe.
La jambe droite de Nebogipfel avait été mutilée par l’agression de la Diatryma ; le genou semblait avoir été écrasé et le pied reposait en un angle peu naturel. À l’aide d’un fragment tranchant de la coque du Chronomobile – faute de couteau – je m’efforçai tant bien que mal de raser les poils blanchâtres qui couvraient les régions atteintes. Je lavai la chair exposée du mieux que je pus : au moins, les plaies superficielles semblaient s’être refermées, et il n’y avait aucun signe d’infection.
Pendant mes maladroites manipulations – je ne suis pas médecin – le Morlock, toujours inconscient, grogna et miaula comme un chat.
Après avoir nettoyé les plaies, je palpai la jambe des mains mais sans pouvoir y détecter la moindre fracture significative du tibia ou du péroné. Comme je l’avais déjà remarqué, les atteintes les plus sévères se situaient au genou et à la cheville, ce qui me consterna car, alors que j’eusse pu remettre un tibia fracturé au toucher, je ne voyais pas comment je pouvais guérir les blessures subies par Nebogipfel. Je fouillai quand même dans l’épave de notre véhicule jusqu’à ce que je trouvasse deux sections de châssis rectilignes. Tranchant dans ma veste avec mon couteau improvisé – je n’envisageai pas que ce vêtement me fut terriblement utile sous un tel climat – je découpai une série de bandelettes, que je lavai.
Puis, prenant mon courage à deux mains, je redressai la jambe et le pied du Morlock. Je ligotai sa jambe aux attelles et l’attachai à la jambe indemne pour assurer sa rigidité.
Les hurlements du Morlock, qui se répercutaient sur les arbres, étaient affreux à entendre.
Épuisé, je dînai ce soir-là d’huîtres crues, car je n’avais pas la force de faire du feu, puis m’installai près de Nebogipfel, le dos calé contre un tronc, la clé à molette de Moïse dans la main.
J’installai mon camp sur le rivage de la mer du Paléocène – ainsi la nommai-je –, près du ruisseau et de son eau douce. Je décidai que l’endroit serait pour nous plus salubre et moins exposé aux attaques des prédateurs que la pénombre de la forêt. Je confectionnai un parasol pour Nebogipfel avec des morceaux du Chronomobile sur lesquels j’avais tendu des vêtements.
Je pris le Morlock dans mes bras et le transportai jusqu’à ce site. Il était aussi léger qu’un enfant et encore à demi conscient ; il leva les yeux sur moi, impuissant, derrière les débris de ses lunettes, et j’eus du mal à me rappeler qu’il était le représentant d’une espèce qui avait traversé l’espace et domestiqué le Soleil !
Ma seconde priorité était le feu. Le bois disponible – essentiellement des branches tombées à terre – était humide et moisi ; je décidai de le transporter jusqu’au bord de la plage pour le faire sécher. Avec quelques feuilles mortes en guise de bois d’allumage et une étincelle obtenue en frottant une pierre contre le métal du Chronomobile, je pus assez facilement produire une flamme. Je m’en tins d’abord au rituel du rallumage quotidien mais ne tardai pas à découvrir le procédé sans doute connu depuis la nuit des temps et consistant à laisser des braises rougeoyer dans le foyer pendant la journée, ce qui permettait de faire sans difficulté reprendre le feu au gré des besoins.
La convalescence de Nebogipfel progressa lentement. Chez un membre d’une espèce qui ne connaît pas le sommeil, l’inconscience forcée est une affaire grave et troublante. Dès qu’il eut repris ses esprits, il resta assis à l’ombre quelques jours, passif et peu disposé à parler. Il se révéla toutefois capable, non sans une profonde répugnance, de manger les huîtres et les bivalves que j’allais chercher sur la grève. L’expérience aidant, je pus varier notre régime avec la chair cuite des tortues, créatures qui abondaient tout au long du rivage. Au bout de quelques tentatives, je réussis à faire tomber par grappes les fruits des palmiers de la plage en jetant des pierres et des morceaux de métal très haut dans les branches. Les noix se révélèrent très utiles : leur lait et leur chair agrémentaient le menu du jour ; leurs coques vides servaient de récipients à divers usages ; même les fibres brunes qui s’accrochaient aux coques pouvaient être tissées en une toile grossière. Je ne suis toutefois pas vraiment doué pour une tâche aussi raffinée ; aussi ne réussis-je guère plus qu’à me confectionner un chapeau à large bord comme celui d’un coolie.
Malgré la générosité de la mer et des palmiers, notre régime n’en restait pas moins monotone. Je regardai avec envie les petites créatures succulentes qui grimpaient, hors de ma portée, dans les branches des arbres au-dessus de moi.
J’explorai le rivage de la mer. De nombreux types d’animaux habitaient ce monde océanique. J’observai des ombres en forme de large losange qui frôlaient la surface et que j’estimai être des raies ; et, par deux fois, j’aperçus des ailerons verticaux, d’au moins un pied de hauteur et battant l’eau résolument, qui ne pouvaient être que ceux de requins géants.
Je repérai une forme ondulante qui fendait la surface de l’eau à environ un demi-mille de la terre. Je distinguai une large mâchoire articulée, garnie de petites dents cruelles, sur un fond de chair blanche. Je signalai cette découverte à Nebogipfel, qui, puisant un peu plus dans la masse encyclopédique de données emmagasinée sous son crâne étroit, l’identifia comme étant un Champsosaurus, animal primitif apparenté au crocodile et survivant de l’ère des Dinosaures, période disparue depuis longtemps déjà au paléocène.
Nebogipfel m’apprit que dans cette période les mammifères océaniques de mon siècle – baleines, veaux marins, et cetera – étaient encore, à mi-chemin de leur adaptation évolutive à la mer, de lents et volumineux animaux terrestres. J’ouvrais l’œil au cas où je découvrirais une baleine terrestre en train de se prélasser au soleil, car je serais sûrement capable de chasser à la course une créature aussi poussive, mais je n’en vis jamais.
Lorsque je retirai pour la première fois les attelles de Nebogipfel, les fractures semblaient en voie de guérison. Or, lorsque Nebogipfel palpa ses articulations, il déclara qu’elles avaient été incorrectement remises. Je n’en fus pas surpris, mais nous ne pouvions ni l’un ni l’autre imaginer un moyen d’améliorer son état. Toutefois, au bout de quelque temps, Nebogipfel put marcher – pour ainsi dire – en s’aidant d’une béquille faite d’une branche taillée et se mit à arpenter notre modeste campement en boitillant tel un magicien desséché.
Mais son œil – que j’avais irrémédiablement abîmé lors de mon agression dans le Chronomobile – ne guérit pas et resta aveugle, à ma grande honte.
L’infortuné Morlock était loin d’être à l’aise sous l’intense lumière du soleil. Il se mit donc à dormir pendant la journée, à l’intérieur de l’abri que j’avais construit, et à se déplacer pendant les heures d’obscurité. Je m’en tenais à une activité diurne, et chacun de nous passait donc le plus clair de ses heures de veille en solitaire. Nous nous rencontrions et nous entretenions à l’aube et au crépuscule, bien qu’il me faille ajouter qu’après quelques semaines de plein air, de chaleur et d’éprouvant travail physique j’étais déjà pratiquement exténué lorsque le soleil se couchait.
Les palmiers avaient de larges feuilles ; je décidai donc d’en prélever quelques-unes pour construire un meilleur abri. Mais les nombreux efforts que je déployai à lancer divers objets dans la ramure des arbres ne purent jamais me procurer de feuilles et je ne disposai d’aucun moyen d’abattre les palmiers eux-mêmes. Je fus donc réduit à me dévêtir, ne gardant que mon pantalon, et à grimper aux arbres à la manière des singes. Une fois parvenu à la cime d’un palmier, il me fallait quelques instants seulement pour arracher les feuilles du tronc et les précipiter au sol. Je trouvais ces ascensions épuisantes. Exposé au soleil et à l’air vif de la mer, je gagnai en santé et robustesse. Or je ne suis plus un jeune homme, et j’arrivai bientôt aux limites de mes capacités athlétiques.
Je nous construisis un abri plus substantiel, fait de branches ramassées dans la forêt sur lesquelles des palmes tressées formaient un toit. Je confectionnai pour Nebogipfel un grand chapeau en feuilles de palmier. Assis dans l’ombre avec pour tout vêtement ce couvre-chef attaché sous le menton, il était grotesque.
Quant à moi, j’ai toujours eu le teint pâle ; après les premiers jours, je souffris grandement de l’exposition au soleil et appris à m’en défendre. La peau se détachait de mon dos, de mes bras et de mon nez. Je me laissai pousser une barbe nourrie pour me protéger le visage, mais mes lèvres se boursouflèrent de la manière la plus disgracieuse, et le pire de tout fut la cuisante insolation du sommet dégarni de mon crâne. Je me mis à baigner mes brûlures et à porter en permanence un chapeau et ce qui restait de ma chemise.
Un jour, au bout d’environ un mois, pendant que je me rasais (avec des morceaux du Chronomobile en guise de lame et de miroir), je m’aperçus soudain à quel point j’avais changé. Mes dents et mes yeux d’un blanc éclatant resplendissaient sur un visage brun comme l’ébène, mon estomac était aussi plat qu’il l’avait été lorsque j’étais étudiant et je me promenais pieds nus, en pantalon coupé au genou, avec un chapeau en feuilles de palmier, comme si j’avais toujours vécu ainsi.
Je me tournai vers Nebogipfel.
— Regardez-moi ! C’est à peine si mes amis me reconnaîtraient. Je suis en train de devenir un aborigène.
Son visage au menton absent ne montra aucune expression.
— Mais vous êtes bien un aborigène. Nous sommes en Angleterre, au cas où vous l’auriez oublié.
Nebogipfel insista pour que nous ramenions de la forêt les éléments de notre Chronomobile accidenté. Je voyais la logique de cette démarche, car je savais que, dans les jours à venir, nous allions avoir besoin de toutes les matières premières dont nous disposions, et surtout des morceaux de métal. Nous récupérâmes donc les pièces de notre véhicule et rassemblâmes ces vestiges dans une fosse creusée sur la plage. Lorsque furent satisfaits les besoins les plus urgents de notre survie, Nebogipfel commença à consacrer beaucoup de temps à cette épave. Au début, je n’y regardai pas de trop près, car je présumais qu’il construisait une annexe de notre abri ou fabriquait une arme pour la chasse.
Un matin, cependant, lorsqu’il se fut endormi, j’examinai son entreprise. Il avait reconstitué le châssis du Chronomobile ; il avait étalé sur le sol le plancher démembré et élevé tout autour une cage de tiges métalliques liées ensemble par des fils prélevés sur la colonne de direction. Il avait même retrouvé l’interrupteur à bascule bleu qui avait fermé le circuit de la plattnérite.
Je l’interpellai à son réveil :
— Vous êtes en train de construire une nouvelle Machine transtemporelle, n’est-ce pas ?
Il planta ses petits crocs dans la chair d’une noix de palme.
— Non, je suis en train d’en reconstruire une.
— Votre intention est évidente. Vous avez refait le châssis qui contenait le circuit principal de la plattnérite.
— C’est évident, vous l’avez dit.
— Mais c’est futile, mon ami !
Je baissai les yeux sur mes mains calleuses et ensanglantées et me surpris à détester ce détournement de ses efforts alors que moi je me démenais pour nous maintenir en vie.
— Nous n’avons pas de plattnérite. Celle avec laquelle nous sommes arrivés est épuisée et, de toute façon, dispersée dans la jungle ; et nous ne disposons d’aucun moyen d’en fabriquer encore.
— Si nous construisons une Machine transtemporelle, dit-il, peut-être ne pourrons-nous pas nous échapper de cette ère. Mais, si nous n’en construisons pas, il est certain que nous ne pourrons pas nous échapper.
— Nebogipfel, grondai-je, je crois que vous devriez voir les choses en face. Nous sommes échoués dans cet abîme du temps. Nous ne trouverons jamais de plattnérite ici, car c’est une substance qui n’existe pas dans la nature. Nous ne pouvons la fabriquer, et personne ne nous en apportera un échantillon, car personne ne se doute que nous sommes à dix millions d’années dans le passé !
Pour toute réponse, il lécha la chair succulente de sa noix de palmier.
— Pouah ! fis-je.
Frustré et irrité, je tournai autour de l’abri.
— Vous seriez plus inspiré d’employer votre ingéniosité et votre énergie à me fabriquer une arme à feu, afin que je puisse tirer un de ces singes.
— Ce ne sont pas des singes, dit-il. Les espèces les plus répandues sont le Miacis et le Chriacus…
— Si vous le dites…, et puis qu’importe !
Furieux, je m’éloignai à grands pas.
Mes arguments n’eurent aucun effet, évidemment, et Nebogipfel poursuivit sa patiente reconstruction. Il ne m’en aida pas moins de multiples façons dans ma recherche de moyens d’assurer notre survie et, au bout d’un certain temps, je finis par accepter la présence du rudimentaire engin, étincelant, complexe et délicieusement inutile, sur cette plage du paléocène.
Nous avons tous besoin d’espoir, conclus-je, pour donner un but et une structure à notre existence. Et cette machine, aussi incapable de voler que la Diatryma géante, représentait le dernier espoir de Nebogipfel.
Je tombai malade.
Je fus incapable de me lever de la grossière couche de feuilles de palmier que je m’étais confectionnée. Nebogipfel fut forcé de me soigner, devoir qu’il accomplit sans la grâce d’une infirmière mais avec patience et persévérance.
Une fois, dans l’abîme sombre de la nuit, je m’éveillai dans une demi-inconscience où je sentis les doigts du Morlock m’effleurer doucement le visage et la nuque. Je m’imaginai que j’étais une fois de plus emprisonné dans le piédestal du Sphinx Blanc, assailli par les Morlocks acharnés à ma destruction. Je poussai un cri et Nebogipfel se recula précipitamment, mais pas avant que j’eusse réussi à lever le poing et à le frapper en pleine poitrine. Affaibli comme je l’étais, j’avais conservé suffisamment de force pour lui faire perdre l’équilibre.
Du coup, j’avais épuisé mon énergie et je retombai dans l’inconscience.
Lorsque je me réveillai, Nebogipfel était encore à mes côtés et s’efforçait patiemment de me faire avaler une bouchée de soupe aux fruits de mer.
Je finis par retrouver mes esprits. J’étais seul dans notre petite hutte, le buste calé sur mon lit. Le soleil était bas, mais la chaleur de la journée pesait encore sur moi. Nebogipfel avait laissé à mon chevet une coque de noix remplie d’eau, que je bus.
La lumière du soleil se résorba et la chaude obscurité du soir tropical enveloppa notre appentis. Le coucher de l’astre du jour, colorant le ciel jusqu’au zénith, avait été grandiose : c’était dû, m’apprit Nebogipfel, à un surplus dans l’atmosphère de cendres déposées par des volcans à l’ouest de l’Écosse. Ce volcanisme conduirait un jour à la formation de l’océan Atlantique ; la lave coulait jusqu’à l’Arctique, l’Écosse et l’Irlande, et la zone climatique chaude dans laquelle nous nous trouvions s’étendait vers le nord jusqu’au Groenland.
La Grande-Bretagne était déjà une île au paléocène, mais, par rapport à sa configuration du dix-neuvième siècle, son angle nord-ouest était relevé à une plus grande altitude. La mer d’Irlande ne s’était pas encore formée, si bien que la Grande-Bretagne et l’Irlande constituaient une masse de terres unique, tandis que le sud-est de l’Angleterre était immergé sous la mer au bord de laquelle nous séjournions. Notre mer du Paléocène était une extension de la mer du Nord ; si nous avions pu construire un bateau, nous aurions pu franchir la Manche et voguer jusqu’au cœur de la France sur le Bassin Aquitain, langue d’eau communiquant à son tour avec la mer de Thétis, vaste océan qui recouvrait les pays méditerranéens.
À la tombée de la nuit, le Morlock émergea des profondeurs obscures de la forêt. Il s’étira – bandant ses muscles plus comme un chat que comme un humain – puis massa sa jambe blessée. Il consacra ensuite quelques minutes à peigner entre ses doigts le poil de son visage, de sa poitrine et de son dos.
Enfin, il claudiqua jusqu’à moi ; la lumière violette du couchant brillait sur ses lunettes étoilées et fendues. Il alla encore me chercher de l’eau, et, la bouche humectée, je chuchotai :
— Combien de temps ?
— Trois jours.
Je dus réprimer un frisson en entendant sa voix bizarrement liquide. On eût cru que je me serais déjà habitué aux Morlocks, mais, après être resté allongé, impuissant, pendant trois jours, j’étais quelque peu ébranlé de constater que j’étais isolé dans ce monde hostile avec pour toute compagnie cette créature du futur lointain.
Nebogifpel me prépara un peu de soupe de fruits de mer. Quand je l’eus consommée, le coucher de soleil était déjà terminé et l’unique lumière provenait d’un mince croissant de lune jeune à faible hauteur sur l’horizon. Nebogipfel s’était débarrassé de ses lunettes ; je voyais son œil cyclopéen, gris-rouge, flotter comme l’ombre translucide de la lune dans les ténèbres de notre abri.
— Je veux savoir ce qui m’a rendu malade, dis-je.
— Je n’en suis pas certain.
— Pas certain ?
Je fus surpris par cet aveu inhabituel d’impuissance, car l’ampleur et la profondeur des connaissances de Nebogipfel étaient extraordinaires. Je me représentais l’esprit d’un homme du dix-neuvième siècle comme quelque chose d’analogue à mon atelier : plein d’informations, mais réparties tout à fait au hasard, avec des livres ouverts, des notes et des croquis éparpillés sur toutes les surfaces planes. Comparé à ce fouillis, l’esprit d’un Morlock, grâce aux techniques d’enseignement perfectionnées de l’an 657 208, était ordonné comme le contenu d’une encyclopédie de grand prix dont les volumes chargés d’expérience et d’érudition étaient indexés et rangés sur des rayons. Tout cela élevait le niveau pratique de l’intelligence et du savoir à des sommets dont n’auraient jamais rêvé les Hommes de mon temps.
— Toutefois, dit-il, nous ne devrions pas être surpris par la possibilité même d’une maladie. En fait, je suis surpris que vous n’ayez pas succombé plus tôt.
— Que voulez-vous dire ?
Il se tourna vers moi.
— Que vous êtes un homme de votre époque.
En un éclair, je compris ce qu’il voulait dire.
Les germes de la maladie déciment l’Humanité depuis son commencement et, en fait, s’attaquaient déjà à nos ancêtres préhumains en cette ère reculée. Mais c’est grâce à cette macabre sélection que notre espèce a développé des capacités de résistance. Notre corps lutte contre tous les microbes et est immunisé contre certains.
Je me représentai toutes les générations humaines à venir dans le futur de cette ère au plus profond du temps, et dont les âmes, telles des lucioles, brilleraient fugitivement dans l’obscurité avant de s’éteindre à tout jamais ! Mais ces minuscules combats n’auraient pas été vains, car au prix d’un milliard de morts l’homme achèterait son droit de posséder la Terre.
Il n’en était pas de même pour le Morlock. Au siècle de Nebogipfel, il ne restait plus grand-chose de la forme humaine archétypale. Tous les éléments de son corps – os, chair, poumons, foie – avaient été modifiés par des machines pour permettre, disait-il, un équilibre idéal entre longévité et richesse de l’existence. Nebogipfel pouvait être blessé, comme je l’avais constaté, mais, selon lui, son corps avait autant de chances de contracter une infection microbienne que l’armure d’un chevalier. Effectivement, je n’avais détecté aucun signe d’infection ni sur sa jambe blessée ni sur son œil. Le monde originel des Éloï et des Morlocks avait, me souvins-je, conçu une solution différente, car là aussi j’avais constaté l’absence de maladie et d’infection et un minimum de dégénérescence, et j’en avais conjecturé que c’était un monde purgé des bactéries nocives.
Or je ne bénéficiais pas d’une pareille protection.
Après ma première escarmouche avec la maladie, Nebogipfel porta son attention sur des aspects plus subtils de nos besoins en matière de survie. Il m’envoya cueillir de quoi compléter notre régime – noix, tubercules, fruits et champignons comestibles, qui vinrent tous s’ajouter aux fruits de mer quotidiens et à la chair des animaux et oiseaux assez stupides pour se laisser surprendre par les frondes et les pierres de ma chasse maladroite. Nebogipfel essaya aussi de confectionner des remèdes simples, cataplasmes, tisanes d’herbes et autres préparations.
Ma maladie me remplit d’une tristesse profonde et durable, car c’était un danger du voyage transtemporel auquel je n’avais encore jamais été confronté. Je frissonnai et enveloppai de mes bras mon corps encore faible. Si ma force et mon intelligence pouvaient repousser les Diatryma et autres massifs autochtones du paléocène, elles ne m’étaient d’aucun secours contre les ravages des monstres invisibles portés par l’air, l’eau et la chair.
Si j’avais eu la moindre expérience du climat tropical avant notre échouage dans le paléocène, peut-être aurais-je été prêt à affronter la tempête.
La journée avait été oppressante et plus humide que d’ordinaire et l’air du bord de mer avait cette étrange luminosité intérieure que l’on associe à un changement de temps imminent. Ce soir-là, mal à l’aise, épuisé par mes travaux, je fus heureux de me laisser tomber sur mon grabat ; au début, cependant, la chaleur était tellement forte que le sommeil fut lent à venir.
Je fus réveillé par le lent tambourinement des gouttes de pluie sur notre fragile toit de feuilles de palmier. J’entendais la pluie tomber dans la forêt derrière nous – les feuilles claquaient sous les impacts liquides – et marteler le sable de la plage. Je n’entendais ni ne voyais Nebogipfel ; nous étions au plus profond des ténèbres nocturnes.
Puis la tempête s’abattit sur nous.
Ce fut comme si un couvercle s’était ouvert dans le ciel ; des gallons d’eau de pluie se déversèrent, crevant en un instant notre toit de feuilles. Les morceaux de notre frêle cabane tombèrent avec fracas autour de moi et je fus trempé jusqu’aux os ; encore allongé sur le dos, je contemplais les trajectoires des gouttes d’eau, raides comme des tiges de métal, qui disparaissaient dans un ciel caché par les nuages.
Je me débattis pour me relever, mais les feuilles trempées du toit me gênaient, et ma paillasse se transforma en un marécage boueux. Je fus bientôt couvert de poussière et de limon, et, avec la pluie qui me martelait le crâne et me ruisselait dans les yeux, j’étais pratiquement aveugle.
Lorsque enfin je parvins à me redresser, je fus consterné par la vitesse à laquelle notre abri s’effondrait ; toutes ses perches de soutien étaient tombées ou penchaient dangereusement. Je distinguai la structure quadrangulaire du véhicule transtemporel reconstruit par Nebogipfel, mais il était déjà pratiquement enseveli sous les débris de la hutte.
Je fouillai dans cette ruine détrempée et glissante et en retirai des feuilles de palmier et des bouts de tissu. Je retrouvai Nebogipfel : il ressemblait à un rat géant, le poil plaqué contre le corps, les genoux serrés contre la poitrine. Il avait perdu ses lunettes et frissonnait, complètement désemparé. Je fus soulagé de l’avoir si facilement trouvé, car la nuit était sa période d’activité normale et il aurait pu être n’importe où dans un rayon d’un mille autour de notre abri.
Je me penchai pour le prendre dans mes bras, mais il se tourna pour me faire face ; son œil crevé était un gouffre de noirceur.
— La Machine ! Il faut sauver la Machine !
Sa voix liquide était presque inaudible par-dessus le vacarme de l’orage. Je tendis à nouveau le bras vers lui mais, faiblement, il se dégagea.
Les gouttes de pluie me martelaient le crâne et je poussai un grondement de protestation. Mais, courageusement, je pataugeai dans les débris de notre hutte jusqu’au véhicule de Nebogipfel. J’en retirai des feuilles de palmier à pleines poignées mais trouvai le châssis pris dans une gangue de boue de plus en plus profonde, inextricablement mêlé à des vêtements, des tasses et des vestiges de notre mobilier improvisé. Je saisis les montants verticaux du châssis et tentai de hisser l’engin hors de la boue par la force brute mais je ne réussis qu’à fausser l’armature et à la désarticuler.
Je me relevai et regardai autour de moi. La cabane était à présent complètement démolie. Je vis que l’eau commençait à se déverser depuis la forêt, à couler par-dessus le sable et jusqu’à l’océan. Même notre aimable ruisseau d’eau douce s’élargissait et, de plus en plus agressif, menaçait de crever ses modestes berges et de nous inonder.
Abandonnant le Chronomobile, je rejoignis à grands pas Nebogipfel.
— Les jeux sont faits ! lui criai-je. Il faut que nous partions d’ici.
— Mais l’engin transtemporel…
— Il faut l’abandonner ! Regardez autour de vous ! Nous allons être balayés et jetés à la mer, au train où vont les choses !
Il lutta pour se mettre debout ; ses mèches de cheveux pendaient comme des bouts de chiffon mouillés. J’allai m’emparer de lui, mais il se tortilla et se dégagea ; eût-il été en bonne santé, il aurait peut-être réussi à s’enfuir, mais sa jambe blessée le handicapait et je le rattrapai.
— Je ne peux pas le sauver ! lui hurlai-je au visage. Nous aurons de la chance si nous pouvons sortir vivants de ce fichu pétrin !
Sur quoi je le jetai par-dessus mon épaule puis quittai notre cabane pour gagner la forêt. Je commençai immédiatement à patauger dans plusieurs pouces d’une eau froide et boueuse. Je glissai plus d’une fois sur le sable qui se dérobait mais gardai un bras autour du corps tressautant du Morlock.
J’atteignis la lisière de la forêt. À l’abri de la couverture de feuillages, la pression de la pluie avait diminué. Il faisait encore nuit noire et j’étais forcé d’avancer en titubant dans l’obscurité, trébuchant sur des racines et heurtant des troncs d’arbres, sur un sol détrempé et traître. Nebogipfel cessa de se rebeller et se laissa porter sur mon épaule.
J’atteignis enfin un arbre dont je crus me souvenir : épais, vénérable, avec des branches basses qui rayonnaient en éventail du tronc juste au-dessus de ma tête. J’accrochai le Morlock à une branche où il resta pendu comme un manteau trempé. Puis – non sans effort, car mes prouesses d’alpiniste sont loin derrière moi – je me hissai depuis le sol et me perchai sur une branche, le dos calé contre le tronc.
C’est là que nous restâmes jusqu’à ce que la tempête eût épuisé ses forces. Je gardai une main posée sur le dos du Morlock, afin de m’assurer qu’il ne tombât pas ni ne cherchât à retourner à la cabane ; et je fus forcé d’endurer un écoulement d’eau qui descendait le long du tronc, m’inondant les épaules et le dos.
À l’approche de l’aube, je trouvai une beauté irréelle à cette forêt. Levant les yeux vers la voûte de feuillages, j’observai comment la pluie ruisselait sur les formes ad hoc des feuilles et était canalisée par les troncs jusqu’au sol ; je ne suis pas botaniste, mais je vis alors que la forêt était comme une vaste machine conçue pour survivre aux déprédations de pareilles intempéries bien mieux que les grossiers édifices de l’homme.
Lorsque la lumière s’intensifia, je déchirai une bande de tissu dans ce qui restait de mon pantalon – je n’avais pas de chemise – et l’attachai autour du visage de Nebogipfel pour lui protéger les yeux. Il ne bougea pas.
La pluie s’arrêta à midi, et j’estimai que nous pouvions redescendre sans risque. Je déposai Nebogipfel sur le sol. Il pouvait marcher, mais j’étais forcé de le conduire par la main car il était aveugle sans ses lunettes.
Au sortir de la jungle, l’air était vif, le ciel lumineux ; une agréable brise soufflait de la mer et de légers nuages s’échelonnaient sur un ciel presque anglais. On eût dit que le monde venait d’être recréé et qu’il ne restait rien de l’atmosphère étouffante de la veille.
Je m’approchai des restes de la cabane avec une certaine répugnance. Je vis des débris – morceaux de parois fracassées, une demi-noix qui servait de tasse, et autres menus objets – presque totalement ensevelis dans le sable humide. Au milieu de ce tableau, un bébé Diatryma picorait les décombres avec son grand bec malhabile.
— Holà ! criai-je.
Et je me jetai sur lui en claquant des mains au-dessus de ma tête. Le monstrueux volatile décampa, agitant la chair jaune et flasque de ses pattes.
Je fouillai les débris. La plupart de nos possessions avaient disparu, emportées par le courant. Cet abri n’était qu’une méchante cahute et nos maigres biens étaient des produits de l’improvisation et du bricolage. Mais ç’avait été notre demeure et je me sentis brusquement dépossédé.
— Et l’engin ? demanda Nebogipfel, tournant de-ci, de-là son visage aveugle. Le Chronomobile ? Où est-il ?
Après avoir creusé un peu, je trouvai quelques pièces : entretoises, tubes, plaques, morceaux de métal cabossés encore plus tordus et endommagés qu’avant ; mais le véhicule lui-même avait été emporté par la mer. Nebogipfel caressa ces fragments, les yeux fermés.
— Eh bien, dit-il, il faudra nous contenter de cela.
Il s’assit sur le sable et chercha à l’aveuglette des morceaux de tissu et de lianes puis se lança une fois de plus dans la patiente reconstruction de son engin transtemporel.
Nous ne pûmes jamais retrouver les lunettes protectrices de Nebogipfel après la tempête, ce qui fut pour lui un handicap considérable. Mais il ne se plaignait pas. Comme auparavant, il restait à l’ombre pendant le jour ; s’il était forcé de sortir à la lumière de l’aube ou du crépuscule, il portait son chapeau à large bord et, sur l’œil, un masque muni d’une fente que je lui avais taillé dans la peau d’un animal pour lui donner un minimum de vision.
La tempête fut pour moi un choc mental tout autant que physique, car j’avais commencé à me croire à l’abri de toutes les calamités que ce monde pût déchaîner contre moi. Je décidai d’assurer plus sérieusement notre sécurité. Réflexion faite, je conclus qu’une cabane aux parois sans solution de continuité et montée sur pilotis, donc plus haut que les eaux apportées par de futures moussons, était l’objectif à atteindre. Mais je ne pouvais utiliser des branches tombées au sol car elles étaient, par nature, souvent irrégulières quant à leur forme et parfois pourries. Il me fallait des troncs d’arbres, et pour cela j’avais besoin d’une hache.
Je jouai donc quelque temps les géologues amateurs, battant la campagne à la recherche de formations rocheuses adéquates. Je trouvai enfin, au sein d’une couche de débris pierreux dans les parages de Hampstead Heath, quelques silex sombres et arrondis, et aussi des pierres de corne, débris sans doute abandonnés là par quelque fleuve disparu.
Je ramenai ces précieux objets à notre campement avec autant de soin que s’ils eussent été en or, sinon plus ; car leur poids d’or équivalent ne m’eût été d’aucun secours.
Je commençai à fracasser les silex dans des espaces dégagés sur la plage. Il me fallut beaucoup d’essais et un gaspillage considérable de matière première avant que je trouvasse des méthodes permettant de fendre les nodules selon les lignes de fracture de la pierre pour former des tranchants suffisamment longs. Mes mains étaient gauches et malhabiles. Je m’étais jadis émerveillé devant les élégantes pointes de flèches et les tranchants de haches exposés dans les vitrines de nos musées, mais ce ne fut que lorsque j’essayai de fabriquer moi-même pareils outils que je compris toute l’ampleur de l’habileté et du savoir techniques possédés par nos ancêtres de l’âge de la pierre polie.
Je réussis enfin à produire un tranchant qui me plut. Je le fixai avec des lanières de peau à un court manche en bois fendu et partis allègrement dans la forêt.
J’étais de retour moins de quinze minutes plus tard avec les fragments de mon tranchant de hache dans la main. Il avait en effet éclaté au second coup, et l’écorce de l’arbre avait été à peine entamée !
Toutefois, avec un peu plus d’expérimentation, je finis par aboutir à la forme correcte et ne tardais pas à trancher dans la forêt un sillage de jeunes arbres rectilignes.
Nous resterions sur la plage dans notre campement permanent ; je veillai cependant à ce que nous fussions bien au-dessus du niveau des marées et assez éloignés des crues éventuelles de notre ruisseau. Il me fallut un certain temps pour creuser des trous pour les fondations à la profondeur que j’estimais suffisante, mais je finis par ériger un bâti de quatre piliers verticaux fermement fixés avec une plate-forme de bûches minces attachées à environ trois pieds au-dessus du sol. Cette surface était loin d’être plane et je me promis d’acquérir un jour de meilleures compétences de charpentier ; mais lorsque, le soir, je m’y couchai, le plancher me donna une impression de solidité et de sécurité : j’étais rassuré de voir que nous étions au-dessus des divers dangers qui nous guettaient. J’en vins presque à souhaiter qu’une autre tempête s’abattît sur nos têtes pour que je pusse mettre mon nouvel abri à l’épreuve !
Nebogipfel hissa ses fragments de Chronomobile sur le plancher par une petite échelle que j’avais fabriquée pour lui et poursuivit là sa reconstruction obstinée.
Un jour que je traversais la forêt, je me rendis compte qu’une paire d’yeux brillants m’observait depuis une branche basse.
Je ralentis, prenant soin de ne pas faire de mouvements brusques, et détachai doucement l’arc que je portais en bandoulière sur le dos.
La petite créature avait peut-être quatre pouces de long et ressemblait à un lémur en miniature. Sa queue et sa tête étaient celles d’un rongeur, avec des incisives proéminentes ; elle avait des pieds griffus et des yeux soupçonneux. Elle était assez intelligente pour penser échapper à mon attention par son immobilité… à moins qu’elle ne fût tellement stupide qu’elle était incapable de reconnaître le danger que je représentais.
Il ne me fallut qu’un instant pour placer la corde de l’arc dans l’encoche d’une flèche et tirer.
Mes talents de chasseur et de trappeur s’étaient à présent améliorés à force de pratique et mes frondes et pièges avaient atteint un modeste taux de succès ; or mes arcs et mes flèches en étaient encore loin. Les projectiles étaient d’une facture suffisamment solide, mais je ne pouvais trouver un bois qui eût la flexibilité requise pour les arcs. Et, en général, au moment où mes doigts maladroits avaient paré l’arme pour le tir, la plupart de mes cibles, déconcertées par mes bouffonneries, avaient eu tout loisir de décamper pour se mettre à couvert.
Mais pas cette bestiole ! Elle me considéra avec rien de plus qu’une vague curiosité lorsque ma flèche tordue fendit mollement l’air dans sa direction. Pour une fois, j’avais visé juste, et la pointe de silex cloua son corps menu au tronc de l’arbre.
Je revins vers Nebogipfel, tout fier de ma chasse, car les mammifères nous étaient utiles non seulement comme source de viande, mais pour leur fourrure, leurs dents, leur graisse et leurs os. Nebogipfel examina le petit cadavre du rongeur derrière son masque fendu.
— Peut-être devrais-je continuer à chasser des spécimens comme celui-ci, dis-je. Jusqu’au bout, ce petit animal n’avait vraiment pas l’air de comprendre le danger qu’il courait. Pauvre bête !
— Savez-vous ce que c’est ?
— Dites-le-moi.
— Je crois que c’est le Purgatorius.
— Ce qui signifie… ?
— C’est un primate : le plus anciennement connu.
Nebogipfel affecta un ton amusé.
Je jurai.
— Je croyais en avoir fini avec tout cela. Mais on ne peut éviter de rencontrer des parents, même au paléocène. Voici donc, dis-je en examinant le minuscule cadavre, l’ancêtre du singe, de l’Homme et du Morlock ! Le petit gland insignifiant d’où sortira un chêne qui étouffera plus de mondes que cette Terre… Je me demande combien d’hommes, de nations et d’espèces eussent jailli des reins de ce modeste petit animal si je ne l’avais pas tué. Une fois de plus, j’ai peut-être détruit mon propre passé.
— Nous ne pouvons nous empêcher d’interagir avec l’Histoire, vous et moi, dit Nebogipfel. À chaque souffle d’air que nous expirons, à chaque arbre que vous abattez, à chaque animal que nous tuons, nous créons un nouveau monde dans la Multiplicité des Mondes. C’est tout. C’est inévitable.
Après quoi, je ne pus me résoudre à toucher la chair de la pauvre petite créature. Je l’emportai dans la forêt et l’enterrai.
Un jour, j’eus l’idée de remonter le cours de notre petit ruisseau d’eau douce vers l’ouest, jusqu’à sa source à l’intérieur du pays.
Je partis à l’aube. Loin de la côte, l’odeur piquante de sel et d’ozone se dissipa, remplacée par les effluves chauds et humides de la forêt de Dipterocarps et le parfum accablant d’une multitude de fleurs. Une végétation touffue au ras du sol rendait la marche malaisée. L’humidité redoubla, et mon chapeau en fibres de noix fut bientôt complètement trempé ; les bruits autour de moi – les froissements dans la végétation, les incessants trilles et hoquets des hôtes de la forêt – résonnaient plus lourdement dans un air qui gagnait en densité.
Vers le milieu de la matinée, après avoir parcouru deux ou trois milles, j’arrivai sur le territoire de la future commune de Brentford. J’y trouvai un lac, large et peu profond, qui alimentait notre ruisseau et un certain nombre d’autres ; le lac était à son tour alimenté par une série de modestes torrents et rivières. Les arbres se serraient autour de cette étendue d’eau isolée ; des plantes grimpantes s’accrochaient à leurs troncs et à leurs branches inférieures, et j’en reconnus certaines, comme les calebassiers et les luffas. L’eau était chaude et saumâtre et j’avais peur de la boire, mais ce lagon était grouillant de vie. Sa surface était couverte de groupes de nénuphars géants en forme de capsule à bouteille retournée et d’environ six pieds de diamètre, ce qui me rappela les plantes que j’avais vues une fois dans la Serre des nénuphars aux Jardins botaniques royaux de Kew. (Par une coïncidence ironique, le site futur de Kew était à moins d’un mille de l’endroit où je me trouvais.) Les vasques des nénuphars semblaient assez solides et assez stables pour que je pusse me tenir dessus, mais je ne mis pas cette hypothèse à l’épreuve.
Il ne me fallut que quelques minutes pour improviser une canne à pêche à partir du tronc allongé et rectiligne d’un jeune arbre. J’y fixai une ligne et appâtai avec des asticots un hameçon en métal de Chronomobile.
Je ne tardai pas à être récompensé par des tiraillements secs sur la ligne. Je souris en imaginant l’envie que susciterait chez certains de mes amis pêcheurs – ce cher Filby, par exemple – la découverte de cette oasis halieutique.
Je fis un feu et soupai fort bien ce soir-là de poisson frit et de tubercules.
Peu avant l’aube, je fus réveillé par un bizarre ululement. Je me dressai sur mon séant et regardai autour de moi. Mon feu était pratiquement éteint. Le soleil n’était pas encore levé ; le ciel avait cette teinte irréelle bleu acier qui préfigure un jour nouveau. Il n’y avait pas de vent, et pas une feuille ne bougeait ; une brume dense flottait, immobile, à la surface de l’eau.
J’aperçus alors un groupe d’oiseaux à une centaine de yards de moi sur le bord du lac. Leur tête rappelait celle des canards futurs, leur plumage était gris-brun et ils avaient de longues pattes de flamant rose. Ils arpentaient les eaux près des berges du lac ou restaient en équilibre sur une patte comme de délicates sculptures. Ils plongeaient ces becs de flamant dans l’eau miroitante pour la filtrer, manifestement à la recherche de nourriture.
La brume se leva légèrement, dévoilant un peu plus de la surface du lac. Je constatai alors qu’il y avait là un important rassemblement de ces créatures (que Nebogipfel identifia plus tard comme étant du genre Presbyornis) : des milliers d’individus en une vaste colonie ouverte. Ils évoluaient comme des spectres dans cette brume vaporeuse.
Ce site, me dis-je, devait très prosaïquement correspondre à l’intersection de Gunnersbury Avenue et de Chiswick High Road, mais il était difficile d’imaginer un paysage qui ressemblât aussi peu à l’Angleterre !
Au fil des jours passés dans cette nature étouffante mais vitale, mes souvenirs de l’Angleterre de 1891 devinrent de plus en plus lointains et de moins en moins pertinents. Je trouvai mes plus grandes satisfactions dans mes activités de bâtisseur, de chasseur et de cueilleur. La chaleur du soleil et la fraîcheur de la mer qui me baignaient s’alliaient pour me donner une impression de santé, de vigueur et d’immédiateté sensorielle perdue depuis l’enfance. J’en avais fini avec la Pensée, décrétai-je ; il n’y avait plus que deux Esprits conscients dans toute cette complexe panoplie de la vie au paléocène, et il ne me semblait pas que le mien pût désormais m’être guère utile, hormis pour prolonger encore un peu mon existence.
Il était temps que le Cœur et le Corps prissent la parole. Et, plus les jours passaient, plus je me pénétrais de la grandeur du monde, de l’immensité du temps et de la petitesse de ma personne et de ses préoccupations devant le grandiose et multiple panorama de l’Histoire. Je n’avais plus d’importance, même à mes yeux ; et cette révélation fut comme une libération de mon âme.
Au bout d’un certain temps, même la mort de Moïse cessa d’interpeller bruyamment mes pensées.
Le hurlement de Nebogipfel me réveilla en sursaut. Une voix morlock, très forte, une sorte de gargouillement : insolite, mais de quoi vous glacer le sang.
Je me redressai dans la fraîcheur de l’obscurité. L’espace d’un instant, je m’imaginai que j’étais encore dans mon lit, dans ma maison de Petersham Road, mais les senteurs et les textures de la nuit du paléocène m’assaillirent.
Me levant en catastrophe de mon grabat, je sautai sur le sable depuis le plancher de notre abri. Ç’avait été une nuit sans lune et les dernières étoiles pâlissaient dans le ciel à l’approche du soleil levant. La mer roulait, placide, et la forêt était une muraille noire et silencieuse.
Au milieu de toute cette fraîcheur, de cette tranquillité mouillée de bleu, le Morlock arriva de la plage en claudiquant. Il avait perdu sa béquille et j’eus l’impression qu’il pouvait à peine se tenir debout et encore moins courir. Ses cheveux ébouriffés flottaient derrière lui et il n’avait plus de masque facial : tout en courant, il était forcé de lever les mains pour couvrir son œil unique, énorme et hypersensible.
Et, derrière lui, le poursuivant…
La chose avait environ dix pieds de long et évoquait le crocodile par la disposition générale de ses membres ; mais ses pattes étaient longues et souples, lui donnant une démarche haute, comme celle d’un cheval, sans aucun rapport avec l’attitude trapue des crocodiles de mon époque : cette bête était manifestement adaptée à la chasse à courre. Ses yeux fendus étaient fixés sur le Morlock, et, lorsqu’elle ouvrit sa gueule, j’aperçus des rangées de dents de scie.
Cette apparition n’était plus qu’à quelques yards de Nebogipfel !
Je poussai un hurlement et me précipitai vers ce petit tableau en agitant les bras, mais je savais déjà que Nebogipfel était perdu. Je déplorai la triste fin du Morlock, mais – j’ai honte à l’avouer – ma première pensée fut pour moi-même car, après cette mort, j’allais être à jamais seul dans ce paléocène sans âme…
Et c’est à ce moment précis qu’un coup de fusil claqua avec une netteté déconcertante à la lisière de la forêt.
La première balle manqua le monstre, me sembla-t-il ; elle suffit cependant à faire se tourner sa grosse tête et à ralentir le mouvement de piston de ses cuisses puissantes.
Le Morlock tomba alors de tout son long dans le sable ; mais il se haussa sur les coudes et rampa sur le ventre en se tortillant.
Il y eut un deuxième coup de feu, puis un troisième. Le crocodile tressaillait chaque fois qu’une balle se logeait dans son corps. Il se tourna vers la forêt, menaçant, ouvrit sa gueule à dents de sabre et émit un rugissement qui résonna comme le tonnerre sous les arbres. Puis il avança sur ses longues pattes, déterminé à trouver l’origine de ces piqûres inexplicables.
Un homme – petit, trapu, dans un uniforme terne – émergea de la lisière de la forêt. Il épaula à nouveau, aligna soigneusement le crocodile au bout du guidon et laissa la bête s’approcher sans se démonter.
Je rejoignis Nebogipfel et le hissai sur ses pieds ; il frissonnait. Nous restâmes ensemble sur le sable à regarder le drame suivre son cours.
Le crocodile ne devait pas être à plus de dix yards de l’homme lorsque le fusil parla à nouveau. L’animal vacilla – je voyais du sang ruisseler de sa gueule – mais se redressa sans perdre plus qu’une parcelle de son élan. Le fusil aboya, et balle sur balle vinrent se ficher dans la gigantesque carcasse.
Enfin, à moins de dix pieds de l’homme, le monstre culbuta, agitant ses puissantes mâchoires dans le vide ; et l’homme – avec un aplomb parfait – fit un pas de côté pour le laisser tomber.
Je retrouvai le masque de Nebogipfel. Le Morlock et moi suivîmes la piste du crocodile en remontant la pente de la plage. Ses griffes avaient entamé le sable et les dernières empreintes étaient souillées de bave, de mucus et de sang fumant. Ce crocodilien était encore plus intimidant de près que de loin ; ses yeux et ses mâchoires étaient grands ouverts, et, tandis que les derniers vestiges de la vie se décantaient du monstre, les énormes muscles de ses pattes postérieures se contractèrent et ses sabots labourèrent le sable.
Le Morlock examina la carcasse toute chaude.
— Pristichampus, conclut-il dans un grave gargouillement.
Notre sauveur était debout, le pied sur le cadavre tressautant de la bête. Il avait environ vingt-cinq ans, la mâchoire nettement dessinée, le regard direct. Malgré son flirt avec la mort, il avait l’air tout à fait détendu ; il nous gratifia d’un sourire engageant quoique édenté. Son uniforme consistait en un pantalon marron, de lourdes bottes et une veste marron et kaki ; un béret bleu était effrontément calé sur sa tête. Ce visiteur, présumai-je, aurait pu venir de n’importe quelle ère ou variante de l’Histoire ; mais je ne fus aucunement surpris d’entendre ce jeune homme dire, dans un anglais direct et sans accent :
— Une belle saloperie, n’est-ce pas ? Et coriace, en plus ! Vous avez vu ce que j’ai été obligé de lui tirer dans la gueule avant qu’il tombe ? Et ça l’a pas empêché d’avancer. Faut lui accorder au moins ça : il a été à la hauteur !
Devant ses manières décontractées d’officier, je me sentais maladroit et plutôt empoté avec mes peaux de bête et ma barbe. Je lui tendis la main.
— Monsieur, je crois que je vous suis redevable de la vie de mon compagnon.
Il prit ma main et la serra.
— N’exagérons rien.
Son sourire s’élargit.
— Monsieur ***, je présume, dit-il en me nommant. Vous savez, je voulais depuis toujours dire cette réplique.
— Et vous êtes ?
— Oh, excusez-moi. Gibson. Lieutenant-colonel Guy Gibson. Et je suis enchanté de vous avoir retrouvé.
Gibson laissa entendre qu’il n’était pas seul. Il remit son fusil à l’épaule, se tourna et fit signe à l’adresse des ombres de la forêt.
Deux soldats émergèrent de ces ténèbres. La sueur avait trempé les chemises de ces hommes lourdement chargés, et, lorsqu’ils arrivèrent à la lumière du jour naissant, ils se montrèrent bien plus soupçonneux à notre égard et, en tout cas, plus mal à l’aise que ne l’avait été le lieutenant-colonel. C’étaient deux Hindous, me dis-je, des Cipayes, des soldats de l’Empire : enturbannés, la barbe taillée, les yeux noirs luisant farouchement, chemises et shorts en treillis kaki. L’un d’eux transportait sur son dos un pesant fusil-mitrailleur et ses volumineuses cartouchières en cuir contenaient manifestement les munitions de cette arme. Leurs lourdes épaulettes argentées étincelaient sous le soleil du paléocène ; ils posèrent sur le cadavre du Pristichampus des regards d’une férocité non déguisée.
Gibson nous apprit que lui-même et ses deux gaillards avaient participé à une expédition de reconnaissance ; ils s’étaient éloignés d’environ un mille d’un camp de base principal situé à l’intérieur des terres. Je trouvai bizarre que Gibson ne nous eût pas présenté les deux troupiers par leurs noms. Cette petite impolitesse – résultant de la reconnaissance tacite par Gibson d’une différence de rang – me sembla totalement absurde sur cette plage isolée du paléocène dans un monde à peu près vide d’humains !
Je remerciai une fois de plus Gibson d’avoir sauvé le Morlock et l’invitai à prendre un petit déjeuner dans notre abri.
— C’est juste au bout de la plage, dis-je en lui montrant l’endroit.
Gibson mit la main en visière pour mieux voir.
— Eh bien, on dirait que…, ah…, que c’est construit en dur, ma parole.
— En dur ? Je crois bien.
Et de me lancer dans un discours interminable sur les détails de notre abri imparfait, dont j’étais exceptionnellement fier, et sur la manière dont nous survivions au paléocène.
Guy Gibson m’écouta, les mains jointes derrière le dos, le visage figé dans une expression polie. Les Cipayes m’observaient, intrigués et soupçonneux, les mains jamais loin de la crosse de leurs armes.
Au bout de quelques minutes, je m’aperçus, un peu tard, de l’attitude détachée de Gibson. Alors j’arrêtai là mon bavardage.
Gibson parcourut la plage d’un regard brillant.
— Il me semble que vous vous en êtes remarquablement tirés, ici. Au bout de quelques semaines à jouer les Robinson Crusoé, je crois bien que je serais devenu toqué. C’est la solitude, hein, parce que… le pub du coin n’ouvrira pas avant cinquante millions d’années !
Je souris à ce bon mot – sur lequel je ne pus renchérir – et eus honte de la fierté exagérée que je tirais de prouesses aussi mesquines devant cette incarnation de pimpante compétence.
— Mais écoutez-moi, poursuivit doucement Gibson, vous ne croyez pas que vous ne feriez pas mieux de venir avec nous au Corps expéditionnaire ? Après tout, on a voyagé jusqu’ici pour vous trouver. Et puis on a du ravitaillement tout ce qu’il y a de plus convenable, et des outils modernes, et tout le reste !
Il jeta un coup d’œil à Nebogipfel et ajouta, avec un peu moins de conviction :
— Et le toubib pourrait peut-être faire quelque chose pour ce malheureux, en plus. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, ne vous gênez pas. On pourra toujours repasser plus tard.
Nous n’avions évidemment besoin de rien – je n’aurais plus jamais besoin de refaire ces quelques centaines de yards au bord de la plage ! –, mais je savais que l’arrivée de Gibson et de ses hommes sonnait la fin de mon bref séjour idyllique. Je sondai le visage franc et réaliste de Gibson et compris que je ne pourrais jamais trouver les mots pour lui faire comprendre l’impression de perte que j’éprouvais.
Les Cipayes ouvrant la marche, Nebogipfel s’appuyant à mon bras, nous nous enfonçâmes dans les profondeurs de la jungle.
Loin de la côte, l’air était chaud et moite. Nous avancions en file indienne, un Cipaye devant et un en serrefile, Gibson, Nebogipfel et moi en sandwich entre les deux ; je transportai le frêle Morlock dans mes bras pendant la plus grande partie du trajet. Les deux Cipayes continuaient de nous couver sournoisement de leurs regards soupçonneux, même s’ils avaient au bout d’un moment laissé leurs mains s’éloigner de leurs étuis de ceinturon. Ils n’adressèrent pas une seule fois la parole ni à Nebogipfel ni à moi tout le temps que nous voyageâmes avec eux.
L’expédition de Gibson était venue de 1944, soit six ans après notre départ lors de l’attaque par les Allemands du Dôme de Londres.
— Et la Guerre continue ?
— J’en ai peur, dit-il d’une voix sinistre. Nous avons bien sûr riposté à cette brutale attaque de Londres. Nous leur avons rendu la monnaie de leur pièce.
— Et vous avez vous-même participé à de telles actions ?
Tout en marchant, il baissa les yeux – involontairement, sembla-t-il – sur les rubans de campagnes cousus au plastron de sa tunique. Sur-le-champ, je ne les reconnus pas – je ne suis pas féru d’histoire militaire et, de toute façon, certaines de ces décorations n’avaient même pas été inventées à mon époque –, mais j’appris plus tard qu’elles constituaient le Distinguished Service Order et la Distinguished Flying Cross : distinctions en effet élevées, surtout pour un aussi jeune officier.
— J’ai été un peu au feu, dit Gibson sans affectation. Quelques bonnes sorties. Et j’ai pas mal de chance d’être là pour en parler. Des tas de braves types y sont restés.
— Et ces sorties ont été efficaces ?
— C’est ce que je dirais. Nous leur avons ouvert leurs dômes sans trop attendre après qu’ils nous ont montré l’exemple !
— Et les villes qui étaient en dessous ?
Il me regarda fixement.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Privée de son Dôme, une grande ville est pratiquement sans défense contre une attaque aérienne. Oh, on peut bien faire un tir de barrage avec des quatre-vingt-huit…
— Des quatre-vingt-huit ?
— Les Allemands ont un canon antiaérien de calibre 8,8 centimètres. Très utile comme canon de campagne et contre les Automoteurs, en plus de sa vocation principale. Une arme très bien conçue… Cela dit, si le pilote du bombardier peut passer au travers d’une D. C. A. pareille, il peut balancer à peu près tout ce qu’il veut dans les tripes d’une ville sans dôme.
— Et les résultats… au bout de six ans de ce régime ?
Gibson haussa les épaules.
— Il ne reste plus grand-chose des grandes villes, j’imagine. Pas en Europe, en tout cas.
Nous atteignîmes les abords de ce qui, d’après mes calculs, devait être South Hampstead. Nous franchîmes alors une rangée d’arbres et arrivâmes dans une clairière. C’était un espace circulaire d’environ un quart de mille de diamètre, mais artificiellement dégagé : les souches à sa périphérie indiquaient que la forêt avait été soufflée à l’explosif ou abattue à la hache. J’apercevais déjà des escouades de fantassins, torse nu, qui continuaient de trancher dans les sous-bois avec des scies et des machettes pour agrandir l’espace. Le sol de la clairière avait été débroussaillé et renforcé par plusieurs couches de feuilles de palmier, toutes enfoncées par piétinement dans la boue.
Au centre de cette clairière se trouvaient quatre de ces gros Automoteurs que j’avais déjà rencontrés en 1873 puis en 1938. Ces monstres stationnaient aux quatre coins d’un carré d’une centaine de pieds de diagonale, immobiles, leurs hublots béant comme les gueules d’animaux assoiffés ; les fouets antimines pendaient, flasques et inutiles, des tambours fixés à l’avant des véhicules, et la peinture mouchetée vert et blanc de leurs carapaces métalliques était encroûtée de guano et de feuilles. Une série d’autres véhicules et de matériels divers étaient dispersés dans le campement, notamment des véhicules blindés légers et de petites pièces d’artillerie montées sur des chariots aux roues épaisses.
Cela, m’informa Gibson, allait être le site d’une sorte d’aire de radoub pour Automoteurs transtemporels en 1944.
Des soldats s’affairaient de tous côtés, et, lorsque j’entrai dans la clairière aux côtés de Gibson, avec un Nebogipfel qui boitait en s’appuyant sur moi, les troupiers cessèrent le travail comme un seul homme et nous dévisagèrent sans vergogne.
Nous atteignîmes la cour délimitée par les quatre Automoteurs. Au centre de cet espace trônait un mât peint en blanc, d’où pendait un drapeau de l’Union, bariolé, flasque et incongru. Une série de tentes avaient été dressées dans cette cour ; Gibson nous invita à nous asseoir sur des sièges en toile à côté de la plus grande. Un soldat – maigre, pâle et manifestement mal à l’aise sous la chaleur – émergea d’un des Automoteurs. Je présumai que c’était l’ordonnance de Gibson, car le lieutenant-colonel lui commanda de nous apporter quelques rafraîchissements.
Le travail se poursuivait tout autour de nous ; le camp était une vraie ruche, comme tous les sites militaires semblent l’être en permanence. La plupart des soldats portaient la tenue complète : chemise en serge et pantalon vert jungle complété de socquettes, chapeau mou en feutre avec foulard kaki clair, sinon chapeau de brousse (de conception australienne, nous informa Gibson). Leurs insignes de régiment étaient cousus sur leurs chemises ou leurs chapeaux et la plupart étaient armés, comme en témoignaient les cartouchières de cuir portées en bandoulière pour les munitions d’armes de poing, les cartouchières de ceinturon et autres accessoires. Tous portaient les lourdes épaulettes déjà vues en 1938. Sous cette chaleur humide, la plupart de ces soldats étaient passablement dépeignés.
J’aperçus un mécanicien vêtu d’une combinaison d’un blanc impeccable qui l’enserrait de la tête aux pieds ; il portait d’épais gants et un casque souple enveloppant muni d’une visière. Il travaillait sur les compartiments latéraux de l’un des Automoteurs. Le malheureux devait fondre sous la chaleur dans cette enceinte close ; Gibson m’expliqua que la combinaison était en amiante pour le protéger en cas d’incendie dans les moteurs.
Les soldats n’étaient pas tous des hommes – je dirais que les deux cinquièmes de la centaine de personnes présentes étaient des femmes –, et beaucoup portaient des marques de blessures diverses : cicatrices de brûlures et atteintes similaires, et même, dans certains cas, des prothèses remplaçant des membres sectionnés. Je compris que l’effroyable anéantissement de la jeunesse européenne s’était poursuivi après 1938, rendant nécessaire l’appel sous les drapeaux de ces hommes déjà blessés et de jeunes femmes de plus en plus nombreuses.
Gibson retira ses lourdes bottes et massa ses pieds meurtris avec un sourire lugubre. Nebogipfel buvait un verre d’eau à petites gorgées tandis que l’ordonnance servait à Gibson et à moi-même une tasse de thé anglais traditionnel. Du thé, ici, au paléocène !
— Vous avez reconstitué une vraie petite colonie, dis-je à Gibson.
— Je crois bien. Question d’entraînement, vous savez.
Il posa ses bottes et sirota son thé.
— Bien entendu, toutes les armes sont plus ou moins mélangées ici, comme vous l’avez sans doute remarqué.
— Non, avouai-je.
— Eh bien, le gros des effectifs est fourni par l’armée de terre, c’est normal.
Il montra du doigt un jeune soldat élancé qui arborait un insigne kaki sur les épaules de sa chemise tropicale.
— Mais quelques-uns d’entre nous, comme celui-ci et moi-même, sont de la R. A. F.
— La R. A. F. ?
— La Royal Air Force. Les types en complet gris ont finalement découvert qu’on est les meilleurs pour piloter ces gros monstres de ferraille, voyez-vous.
Un fantassin qui passait fit de grands yeux en découvrant Nebogipfel, et Gibson lui accorda un sourire détendu.
— Bien sûr que ça ne nous gêne pas d’emmener la piétaille. C’est mieux que de vous laisser vous débrouiller tout seuls, hein, Stubbins ?
Le dénommé Stubbins – un rouquin mince au visage ouvert et amical – lui rendit son sourire presque timidement mais sans aucun doute charmé d’avoir attiré l’attention de Gibson, et ce en dépit du fait qu’il devait avoir une douzaine de pouces et quelques années de plus que le minuscule lieutenant-colonel. Je reconnus dans l’attitude décontractée de Gibson un peu de l’aplomb du leader-né.
— Nous sommes ici depuis déjà une semaine, me dit Gibson. C’est bizarre qu’on ne vous soit pas tombés dessus plus tôt, non ?
— Nous ne nous attendions pas à de la visite, dis-je sèchement. Sinon, j’imagine que nous aurions allumé des feux ou trouvé quelque autre manière de signaler notre présence.
Il m’accorda un clin d’œil.
— Nous étions occupés de notre côté. Nous avons eu un boulot monstre les deux premiers jours. Nous sommes bien équipés, évidemment ; avant le départ, les savants nous ont seriné que le climat de cette bonne vieille Angleterre est drôlement variable quand on prend le recul nécessaire, alors nous avons toute la gamme des tenues en stock, depuis les redingotes de la Bérézina jusqu’aux bloomers de Bombay. Mais nous ne nous attendions vraiment pas à ce climat tropical : pas ici, au beau milieu de Londres ! On dirait que nos vêtements partent en morceaux – ils nous pourrissent littéralement sur le dos –, les accessoires en métal rouillent et nos bottes dérapent dans cette gadoue ; même mes fichues socquettes ont rétréci ! Et les rats rongent tout et le reste, dit-il d’un air renfrogné. Enfin, je crois que ce sont des rats.
— Probablement pas, en fait. Et ces Automoteurs ? Classe Kitchener, n’est-ce pas ?
Gibson me fit un clin d’œil, manifestement surpris de mon étalage de savoir fragmentaire.
— En réalité, on a un mal fou à faire avancer ces engins ; leurs pieds d’éléphant s’enfoncent dans cette boue qui n’en finit pas…
C’est alors que derrière moi résonna une voix claire et familière :
— Je crois que vous êtes un peu en retard sur les événements. La classe Kitchener, y compris ce cher vieux Raglan, a été mise au rancart il y a bien des années…
Je me retournai sans me lever. Une silhouette s’approchait de moi, sanglée dans une combinaison impeccable et portant le béret des unités automotrices ; ce soldat boitait d’une manière prononcée. Une main me fut tendue. Je la pris : elle était menue mais vigoureuse.
— Capitaine Hilary Bond, dis-je en souriant.
Elle me toisa de la tête aux pieds, s’attardant sur ma barbe et mes vêtements en peau de bête.
— Vous êtes un peu plus mal habillé, monsieur, mais vous n’en êtes pas moins parfaitement reconnaissable. Vous êtes surpris de me revoir ?
— Après quelques doses de ce voyage transtemporel, il n’y a plus grand-chose qui me surprenne encore, Hilary !
Gibson et Bond m’expliquèrent la fonction du Corps expéditionnaire transtemporel.
Grâce au développement des piles à fission au carolinum, l’Angleterre et l’Amérique avaient réussi à produire de la plattnérite en quantités raisonnables peu après ma fuite dans le temps. Les ingénieurs de l’époque n’étaient plus obligés de se rabattre sur les reliquats et les rebuts de mon ancien atelier.
On craignait encore beaucoup que les guerriers transtemporels allemands ne fassent en train de préparer une sournoise offensive contre le passé de l’Angleterre et, de surcroît, on savait, à l’examen de l’épave que nous avions abandonnée au Collège impérial, et par d’autres indices, que Nebogipfel et moi-même avions dû parcourir quelques dizaines de millions d’années en direction du passé. Une flotte d’Automoteurs transtemporels fut donc rapidement réunie et équipée d’instruments sensibles pouvant détecter la présence de plattnérite à l’état de traces et dont le principe était fondé, crus-je comprendre, sur l’origine radio-active de cette substance. À présent, ce Corps expéditionnaire avançait dans le passé par bonds énormes de cinq millions d’années, voire plus.
Sa mission consistait à protéger l’histoire de l’Angleterre d’une attaque anachronique de l’ennemi – rien de moins !
Lorsque des arrêts étaient effectués, on s’efforçait courageusement d’étudier la période ; un certain nombre de soldats avaient été formés – à la hâte, certes – pour jouer le rôle de savants amateurs : climatologues, ornithologues et autres spécialistes. Ils procédaient à des inventaires rapides mais efficaces de la faune et de la flore, des climats et de la géologie de cette ère, et une grande part de l’activité quotidienne de Gibson consistait à résumer ces observations. Je vis que les hommes et les femmes du rang acceptaient ces tâches dans la bonne humeur et en plaisantant, ainsi qu’il est de coutume chez les gens de cette espèce, et il me sembla qu’ils témoignaient d’un robuste intérêt pour la nature de l’insolite vallée de la Tamise dans laquelle ils se trouvaient en ce paléocène.
Mais, la nuit, des sentinelles patrouillaient à la périphérie du campement, et des soldats munis de jumelles passaient une grande partie de leur temps à scruter le ciel ou la mer. Quand ils accomplissaient ces tâches, les soldats ne manifestaient pas du tout l’aimable humour et la curiosité qui caractérisaient leurs entreprises scientifiques et autres. Au contraire, la peur et la détermination se lisaient dans la rigidité de leurs traits et le plissement de leurs yeux.
Après tout, ce Corps expéditionnaire n’était pas là pour étudier les fleurs mais pour rechercher des Allemands : des ennemis humains voyageant dans le temps, ici, au milieu des merveilles du passé.
J’avais beau être fier de mes prouesses de survivant dans cette ère, ce fut avec un soulagement considérable que j’abandonnai mes haillons et mes peaux de bête pour endosser la confortable tenue tropicale de ces troupiers transtemporels. Je rasai ma barbe, me lavai – avec du savon ! – dans une eau tiède et propre et plantai ma fourchette dans une savoureuse viande de soja en conserve. La nuit, c’était avec un sentiment de paix et de sécurité que je m’étendais sous le couvert de la toile et de la moustiquaire, entouré par les puissantes épaules des Automoteurs.
Nebogipfel ne s’installa pas dans le camp. Bien que la découverte de nos personnes par Gibson fût l’occasion d’un modeste triomphe mêlé d’étonnement – car l’objectif principal de l’expédition était de nous retrouver –, le Morlock devint bientôt l’objet d’une fascination éhontée chez les soldats et, sans doute, la cible de quelques sournoises provocations. Le Morlock retourna donc à notre campement originel en bordure de la mer du Paléocène. Je ne m’y opposai pas, car je savais à quel point il était impatient de poursuivre la reconstruction de son véhicule transtemporel. Il emprunta même à cette fin des outils au Corps expéditionnaire. Toutefois, me rappelant le Pristichampus auquel il avait échappé de justesse, j’insistai pour qu’il ne restât pas seul mais fut accompagné soit par moi-même, soit par un soldat armé.
Quant à moi, au bout d’un jour ou deux, je me lassai de ne rien faire dans ce campement plein d’activité – je ne suis pas oisif de nature – et demandai à participer aux corvées. Je prouvai bientôt ma valeur en partageant ma connaissance douloureusement acquise de la faune et de la flore locales et de la géographie environnante. Il y avait beaucoup de malades dans le camp, car les soldats n’avaient pas été mieux préparés que moi aux diverses infections de cette période ; je prêtai donc main-forte à l’unique médecin du camp, un jeune naïk, perpétuellement épuisé, affecté au 9e régiment de fusiliers gurkhas.
Après le premier jour, je vis peu Gibson, absorbé qu’il était dans les minuties de la gestion quotidienne de son Corps expéditionnaire et, à sa grande irritation, par une pesante paperasserie – formulaires, rapports et journaux de bord – dont il était tenu de s’occuper quotidiennement. Et tout cela pour un gouvernement qui n’existerait pas avant cinquante millions d’années ! J’eus l’impression que l’inaction pesait à Gibson et que le voyage transtemporel réveillait son impatience : je crois qu’il eût été comblé s’il avait pu reprendre les raids sur l’Allemagne qu’il avait dirigés et m’avait décrits avec une surprenante précision. Hilary Bond, qui disposait de beaucoup de temps libre – ses responsabilités étaient concentrées dans les périodes où les grandioses cuirassés transtemporels fendaient les siècles –, occupait les fonctions d’hôtesse pour Nebogipfel et moi-même.
Un jour, nous partîmes elle et moi nous promener à la lisière de la forêt, non loin du rivage. Bond se fraya un chemin au milieu des fourrés denses. Elle boitait, mais sa démarche était franche et énergique. Elle me décrivit l’évolution de la Guerre depuis 1938.
— J’aurais cru que la destruction des dômes aurait mis un point final, dis-je. Les gens ne peuvent-ils pas comprendre…, je veux dire, pour quoi peut-on encore se battre après cela ?
— Vous voulez dire que ç’aurait dû être la fin de la Guerre ? Oh, que non ! Ç’a été pendant quelque temps la fin de la vie urbaine, j’imagine. Nos populations ont été drôlement secouées. Mais il y a les Bunkers, évidemment : c’est de là qu’on fait désormais la Guerre, et c’est là que se trouvent la plupart des fabriques de munitions et installations du même genre. Je ne crois pas ce soit un siècle très propice aux grandes villes.
Je réfléchis à ce que j’avais vu de la barbarie régnant dans la campagne à l’extérieur du Dôme de Londres et j’essayai de me représenter la vie dans un Abri antiaérien souterrain permanent : me vinrent alors à l’esprit des images d’enfants aux yeux caves détalant dans des tunnels obscurs, d’une population réduite par la peur à la servilité et à la quasi-sauvagerie.
— Et la Guerre proprement dite ? demandai-je. Les fronts…, votre fameux Siège de l’Europe…
Bond haussa les épaules.
— Eh bien, on entend tout le temps parler au Scope des grandes percées accomplies ici et là : Encore un Effort, ce genre de chose. Mais, dit-elle en baissant la voix, et je suppose que cela ne portera pas à conséquence si nous en parlons ici, les aviateurs voient un peu toute l’Europe, même si c’est de nuit et à la lumière des obus, et les informations circulent. À mon avis, je ne crois pas que ces tranchées aient avancé ou reculé d’un pouce dans la boue depuis 1935. Nous sommes coincés, et voilà.
— Je n’arrive plus à imaginer ce pour quoi vous combattez tous encore. Les États sont tous plus ou moins anéantis, industriellement et économiquement. Aucun d’entre eux ne peut assurément représenter de menace importante pour les autres ; et aucun ne dispose encore d’avantages qu’il vaudrait la peine d’acquérir.
— C’est peut-être vrai, dit-elle. Je ne crois pas qu’il reste encore à l’Angleterre assez de force pour faire guère mieux que reconstruire son propre territoire dévasté une fois la Guerre terminée. Nous ne ferons plus de conquêtes pendant longtemps ! Et, la situation étant uniforme comme elle l’est, les perspectives ne doivent pas être très différentes vues de Berlin.
— Alors, pourquoi continuer ?
— Parce que nous ne pouvons pas nous permettre de nous arrêter.
Sous le hâle qu’elle avait acquis au fin fond du paléocène, je discernais des traces de son ancienne pâleur.
— Il circule toutes sortes d’informations – dont certaines sont des rumeurs et d’autres sont plus confirmées, à ce qu’on me dit – qui indiqueraient des progrès techniques du côté allemand…
— Des progrès techniques ? Vous voulez dire des armes ?
Nous nous éloignâmes de la forêt et descendîmes au bord de la mer. L’air torride m’éventait le visage et nous laissions l’eau clapoter contre les semelles de nos bottes.
Je m’imaginai l’Europe de 1944 : les villes dévastées, et, de la Hollande aux Alpes, des millions d’hommes et de femmes essayant de s’infliger mutuellement le maximum de pertes… Dans cette paix tropicale, c’était aussi absurde qu’un cauchemar dû à la fièvre !
— Mais que peut-on encore inventer, protestai-je, qui puisse causer des destructions sensiblement plus grandes que celles qui ont déjà été produites ?
— On parle de Bombes d’une nouvelle sorte, plus puissantes que tout ce que nous avons pu voir jusqu’ici… des ; Bombes contenant du carolinum, paraît-il.
Je me rappelai les hypothèses que Barnes Wallis avait émises en ce sens en 1938.
— Et, bien sûr, continua Bond, il y a la Guerre par déplacement transtemporel. Voyez-vous, nous ne pouvons arrêter de nous battre si cela signifie un monopole des Allemands sur des armes de cette sorte.
Il y avait dans sa voix comme un tranquille désespoir.
— Mais vous au moins comprenez cela, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi nous étions si pressés de construire des piles atomiques, d’acquérir du carolinum, de produire plus de plattnérite… Voilà pourquoi tant d’argent et de moyens ont été investis dans ces Automoteurs transtemporels.
— Et tout cela pour revenir dans le temps avant les Allemands ? Pour les anéantir avant qu’ils aient l’occasion de nous anéantir ?
Elle releva le menton et prit un air insolent.
— Ou pour réparer les dégâts qu’ils commettent. On peut voir les choses comme cela, non ?
Je ne discutai point, comme Nebogipfel l’aurait peut-être fait, de l’absolue futilité de cette quête ; car il était clair que les philosophes de 1944 n’étaient pas encore parvenus à appréhender la Multiplicité des Histoires comme je l’avais fait sous la férule du Morlock.
— Mais, protestai-je, le passé est extrêmement vaste. Vous êtes venus nous chercher, or comment pouviez-vous savoir que nous débarquerions ici ?… Comment pouviez-vous vous poser dans les parages ne fut-ce qu’à un million d’années près ?
— Nous avions des indices.
— Quelle sorte d’indices ? Vous voulez dire l’épave abandonnée dans le Collège impérial ?
— En partie. Mais également des indices archéologiques.
— Archéologiques ?
Elle m’interrogea du regard.
— Écoutez, je ne suis pas sûre que vous aimeriez entendre cela.
Ce qui ne fit que redoubler ma curiosité ! J’insistai pour qu’elle me dît la vérité.
— Très bien. Les autres – les savants – avaient une idée assez précise de l’endroit d’où vous étiez partis vers le passé, dans l’enceinte du Collège impérial, évidemment, et ils ont donc entamé des fouilles archéologiques intensives de ce secteur. On a creusé des puits…
— Mon Dieu ! m’exclamai-je. Vous cherchiez mes ossements fossilisés !
— Et ceux de Nebogipfel. Nous avions supputé qu’en cas de découverte d’anomalies quelconques – os, outils – nous devrions pouvoir vous repérer passablement bien grâce à votre position dans les strates…
— Et on a découvert quoi, Hilary ?
Elle se tut à nouveau, et il me fallut insister pour qu’elle me répondît :
— On a trouvé un crâne.
— Humain ?
— Plus ou moins… Petit, et plutôt déformé, mais placé dans une strate trop ancienne de cinquante millions d’années pour la présence de restes humains… et tranché proprement en deux par un coup de dents.
Petit et déformé. Ce devait être celui de Nebogipfel ! Se pouvait-il que ce fût là le vestige de sa rencontre avec le Pristichampus… mais dans une autre Histoire, dans laquelle Gibson ne serait pas intervenu ?
Et mon squelette fracassé et pétrifié gisait-il dans quelque fosse voisine, encore à découvrir ?
Je sentis un frisson glacé passer sur moi, malgré la chaleur du soleil qui pesait sur mon dos et ma tête. Le brillant monde du paléocène sembla brusquement pâlir, jusqu’à devenir un transparent au travers duquel resplendissait l’impitoyable lumière du temps.
— Vous avez donc détecté les traces de plattnérite attendues et vous nous avez localisés, dis-je. Mais j’imagine que vous avez été déçus de ne trouver que moi – encore une fois ! – et non une horde de belliqueux Prussiens. Mais ne voyez-vous pas là comme un paradoxe ?
« Vous mettez au point vos cuirassés transtemporels parce que vous craignez que les Allemands ne fassent la même chose. Très bien. Mais la situation est symétrique : de leur point de vue à eux, les Allemands doivent craindre que vous n’exploitiez avant eux de telles machines transtemporelles. Chaque camp se comporte exactement de la manière susceptible de provoquer la pire réaction chez l’adversaire. Tant et si bien que vous allez tout doucement vers la pire situation pour les uns et les autres.
— C’est possible, rétorqua Bond. Mais la possession par les Allemands de la technologie transtemporelle serait une catastrophe pour la cause alliée. Le but de cette expédition est de traquer les voyageurs transtemporels allemands et de parer à tout dommage que les Allemands puissent infliger à l’Histoire.
Je levai les bras et l’eau du paléocène se rida autour de mes chevilles.
— Tonnerre, capitaine Bond, nous sommes cinquante millions d’années avant la naissance du Christ ! Quel sens un conflit entre l’Angleterre et l’Allemagne qui se déroule dans un avenir aussi lointain peut-il avoir ici ?
— Pas question de relâcher nos efforts, dit-elle avec une farouche lassitude. Ne comprenez-vous donc pas ? Nous devons pourchasser l’Allemand jusqu’à l’aube de la Création, s’il le faut.
— Et jusqu’où cette Guerre ira-t-elle ? Allez-vous consumer toute l’Éternité avant d’avoir fini d’en découdre ? Ne voyez-vous pas que cela… – j’agitai la main comme pour résumer l’atroce futur de villes détruites et de populations blotties dans des cavernes souterraines –, que tout cela est impossible ? Ou allez-vous continuer jusqu’à ce qu’il ne reste plus que deux hommes, rien que deux, et que le dernier se retourne vers son voisin et lui fracasse le crâne avec une brique arrachée aux décombres ? Hein ?
Bond se détourna – la lumière de la mer accrocha les rides de son visage – et se refusa à répondre.
Cette période de calme qui suivit notre première rencontre avec Gibson dura cinq jours.
Il était midi, le soleil brillait dans un ciel sans nuages. J’avais passé le matin à mettre mes capacités d’infirmier maladroit au service du médecin gurkha. Ce fut avec soulagement que j’acceptai l’invitation d’Hilary Bond à l’accompagner dans une promenade sur la plage, une de plus.
Nous traversâmes la forêt sans encombre – à présent, les soldats avaient dégagé des chemins d’une largeur respectable qui rayonnaient à partir du campement central –, et, lorsque nous atteignîmes la plage, je retirai mes bottes et mes chaussettes, les jetai dans un coin à la lisière de la forêt et descendis d’un pas léger vers le bord de l’eau. Hilary Bond se délesta de ses effets avec un peu plus de cérémonie et les empila sur le sable, y ajoutant l’arme de poing qu’elle portait sur elle. Elle retroussa son pantalon – je pus constater à quel point sa jambe gauche était contrefaite, la peau ratatinée par une ancienne brûlure – et s’avança à ma suite dans le ressac écumant.
J’ôtai ma chemise (nous étions très décontractés, les hommes comme les femmes, dans ce camp forestier au profond des âges) et immergeai ma tête et la partie supérieure de mon corps dans l’onde transparente sans me préoccuper de mon pantalon trempé. Je respirai profondément, savourant toutes les sensations de ce moment : la chaleur du soleil qui picotait mon visage, l’étincellement de l’eau, la douceur du sable entre mes orteils, les effluves piquants du sel et de l’ozone.
— Je vois que vous êtes heureux d’être ici, dit Hilary avec un sourire tolérant.
— Absolument.
Je lui expliquai que j’avais aidé le médecin.
— Vous savez que je suis plus que disposé à rendre service. Mais, vers les dix heures du matin, ma tête était déjà si pleine de l’odeur fétide du chloroforme, de l’éther, de divers liquides antiseptiques… et d’autres odeurs plus terrestres que je…
— Je comprends, dit-elle en levant les mains.
Nous sortîmes de la mer et je me séchai avec une serviette. Hilary ramassa son arme, mais nous laissâmes nos bottes sur la plage et nous promenâmes nonchalamment sur la grève. Au bout de quelques douzaines de yards, je distinguai les empreintes peu profondes qui trahissaient la présence des Corbicula, ces bivalves fouisseurs qui peuplaient la plage en nombre considérable. Nous nous accroupîmes sur le sable, et je montrai à Hilary comment déterrer ces petites créatures compactes. En quelques minutes, nous en avions accumulé un tas respectable que nous laissâmes sécher au soleil à côté de nous.
Hilary retournait les bivalves avec une fascination d’enfant, son visage aux cheveux ras plaqués par l’eau rayonnait de plaisir devant sa modeste réussite. Nous étions tout à fait seuls sur cette plage – nous aurions pu être les deux seuls humains en ce monde du paléocène – et je sentais perler la moindre gouttelette de transpiration sur mon cuir chevelu et le frottement de chaque grain de sable sur mes mollets. Et tout cela baignait dans la chaleur animale de la femme à mes côtés ; c’était comme si les Mondes multiples que j’avais traversés s’étaient télescopés dans cette concentration unique de réalité hic et nunc.
Je voulais communiquer un peu de cette impression à Hilary.
— Vous savez…
Mais elle s’était relevée, le visage tourné vers la mer.
— Écoutez.
Décontenancé, je laissai errer mon regard vers la lisière de la forêt, la mer clapotante, l’altière vacuité du ciel. Les seuls bruits étaient le frémissement d’une douce brise sous la voûte des arbres et le doux murmure des vaguelettes caressant la grève.
— Écouter quoi ?
Son expression était devenue dure et soupçonneuse : le visage du soldat, intelligent et redoutable.
— Monomoteur, dit-elle.
Sa concentration était apparente.
— Daimler-Benz D. B., douze cylindres, ce me semble…
Elle se releva d’un bond et pressa ses mains en visière contre son front.
Et puis je l’entendis moi aussi, avec mon ouïe moins fine d’homme âgé. C’était un vrombissement lointain, comme celui d’un énorme insecte, que la brise nous apportait de la mer.
— Regardez, dit Hilary en indiquant un point du ciel.
Je visai le long de son bras et fus récompensé par l’image fugitive d’une distorsion, flottant au-dessus de la mer, loin vers l’est. Un fragment d’un autre monde, un tourbillon pas plus gros que la lune, une sorte de réfraction scintillante teintée de vert.
Puis j’eus l’impression de quelque chose de solide au milieu, qui se matérialisait en tourbillonnant… et puis il y eut une forme dure, sombre, comme une croix, qui se précipita du ciel à basse altitude, venant de l’est, du côté d’une Allemagne qui n’était pas encore née. Le vrombissement devint beaucoup plus fort.
— Mon Dieu ! dit Hilary Bond. C’est un Messerchmitt… un Aigle ; on dirait un Bf 109F…
— Messerschmitt…, c’est un nom allemand ! m’écriai-je stupidement.
— Évidemment que c’est un nom allemand ! dit-elle avec un regard cinglant. Vous ne comprenez donc pas ?
— Quoi ?
— Que c’est un avion allemand. C’est la Zeitmaschine qui vient nous pourchasser !
En approchant de la côte, l’engin vira sur l’aile comme une mouette et commença à voler parallèlement au rivage. Avec un « whoosh ! » sonore, et si vite qu’Hilary et moi fûmes forcés de pivoter sur le sable pour le suivre des yeux, il passa au-dessus de nos têtes, à moins d’une centaine de pieds du sol.
La machine avait environ trente pieds de long, et un peu plus d’un bout d’une aile à l’autre. Une hélice tourbillonnait à l’avant, rendue floue par la vitesse. Le dessous de l’engin était peint en bleu-gris, les parties supérieures en brun et vert mouchetés. De sinistres croix noires sur le fuselage et les ailes indiquaient le pays d’origine de l’engin, et d’autres motifs militaires bariolaient la carcasse peinte : une tête d’aigle, un glaive brandi, et ainsi de suite. Le dessous était parfaitement lisse, à l’exception de la charge unique de l’engin : une masse de métal en forme de goutte d’eau, d’environ six pieds de long, peinte en bleu comme le reste.
Nous restâmes quelques instants pétrifiés par cette soudaine apparition comme par quelque Visitation religieuse.
Le jeune homme enthousiaste qui sommeillait en moi – l’ombre de l’infortuné Moïse à jamais disparu – frissonna à la vue de cette élégante machine. Quelle aventure ce devait être pour le pilote ! Quelle vue superbe de là-haut ! Et quel extraordinaire courage il avait fallu pour hisser cet engin dans l’air noirci par les fumées de l’Allemagne de 1944, pour le faire monter si haut que le paysage du cœur de l’Europe fût réduit à une sorte de carte, une table texturée revêtue de sables, de mers, de forêts et d’humains aussi minuscules que des poupées – et puis mettre le contact qui lancerait l’engin dans le temps ! Je me représentai le soleil filant sur son orbe au-dessus du vaisseau comme un météore tandis que, sous sa proue, le paysage, rendu malléable par le temps, coulerait et se déformerait…
Puis les ailes brillantes basculèrent à nouveau et le vacarme de l’hélice se déchaîna sur nous. L’engin prit son essor et s’éloigna en direction du Corps expéditionnaire.
Hilary remonta la plage au pas de course ; sa claudication trouait le sable de cratères asymétriques.
— Où allez-vous ?
Elle arriva là où elle avait laissé ses bottes, qu’elle enfila brutalement, négligeant les chaussettes.
— Au camp, évidemment.
— Mais…
Je contemplai notre pathétique petite pile de bivalves.
— Mais vous ne pouvez pas distancer ce Messerchmitt. Qu’allez-vous faire ?
Elle ramassa son arme et se releva. Pour toute réponse, elle me fixa, le regard vide d’expression. Puis elle se retourna, bouscula les palmiers qui bordaient la lisière de la forêt et disparut dans l’ombre des Dipterocorps.
Le bruit de l’appareil Messerschmitt s’atténuait, absorbé par la couverture de feuillages. J’étais seul sur la plage avec les bivalves et le clapotement du ressac.
La situation me semblait totalement irréelle : la Guerre aurait-elle été exportée dans ce paysage idyllique du paléocène ? Je ne ressentis aucune peur, rien qu’une bizarre impression de dislocation.
Je sortis brusquement de mon immobilité et me préparai à suivre Bond dans la forêt.
Je n’avais pas encore atteint mes bottes qu’une petite voix fluide me parvint, flottant au ras de la plage.
— Non !… Allez vers l’eau… Non !…
C’était Nebogipfel : le Morlock s’approcha en titubant sur le sable dans lequel sa béquille improvisée creusait une série de trous profonds et étroits. Un pan défait de son masque facial se relevait à chaque saccade.
— Qu’y a-t-il ? Vous ne voyez pas ce qui se passe ? La Zeitmaschine…
— Dans l’eau.
Aussi flasque qu’une poupée de chiffon, il s’appuyait sur sa béquille, et ses halètements lui ébranlaient tout le corps. Son sifflement asthmatique était devenu si prononcé que ses syllabes étaient à peine distinctes.
— L’eau…, nous devons nous mettre dans…
— Ce n’est pas le moment de nager, mon vieux ! grondai-je, indigné. Vous ne voyez donc pas…
— Comprenez pas, hoqueta-t-il. Vous. Vous ne pouvez… Venez…
Je me retournai, désorienté, et regardai du côté de la forêt. Je distinguais à présent la forme fugitive de la Zeitmaschine qui volait au ras de la cime des arbres, sa peinture vert et bleu éclaboussant le feuillage de taches lumineuses. Sa vitesse était prodigieuse et son bruit lointain évoquait le bourdonnement d’un insecte en colère.
Puis j’entendis la toux saccadée de pièces d’artillerie et le sifflement des obus.
— Ils ripostent ! dis-je à Nebogipfel, embrasé par cette étincelle guerrière. Vous voyez ? La machine volante a manifestement repéré le Corps expéditionnaire, mais nos soldats sont en train de lui tirer dessus…
— La mer, dit Nebogipfel.
Il s’accrochait à mon bras avec des doigts aussi faibles que ceux d’un nouveau-né. Ce geste était si direct, si suppliant, que je fus obligé de m’arracher à la contemplation de ce combat aérien. Le masque à fentes crasseux n’exposait que des sections de ses yeux, sa bouche était une plaie tordue et palpitante.
— C’est le seul abri assez proche. Il suffirait peut-être…
— Un abri ? La bataille est à deux milles d’ici. Comment pourrions-nous être touchés, ici, sur cette plage déserte ?
— Mais la Bombe…, la Bombe transportée par l’Allemand ; vous ne l’avez pas vue ?…
Ses cheveux pendaient sur son crâne chétif.
— Les Bombes de cette Histoire-ci ne sont pas sophistiquées ; ce ne sont guère plus que de gros morceaux de carolinum pur. Mais ça ne les empêche pas d’être efficaces. Vous ne pouvez plus rien faire pour les gens du Corps expéditionnaire ! Pas maintenant… il nous faut attendre l’issue de la bataille.
Il leva les yeux vers moi.
— Comprenez-vous cela ? Venez, dit-il en me tirant une fois de plus par le bras.
Il avait à présent laissé tomber sa béquille et s’appuyait sur moi.
Comme un enfant, je me laissai conduire dans l’eau.
Nous atteignîmes bientôt une profondeur de quatre pieds, sinon plus. Le Morlock avait de l’eau jusqu’aux épaules ; il me pria de me baisser afin que je fusse, moi aussi, plus ou moins immergé dans l’eau salée.
Le Messerschmitt vira sur l’aile au-dessus de la forêt pour faire un deuxième passage et piqua, féroce oiseau de métal ; les pièces d’artillerie se déchaînèrent contre la Zeitmaschine et des obus éclatèrent en nuages de fumée qui se dispersèrent dans l’air du paléocène.
J’avoue que j’étais émoustillé par ce combat dans les airs, le premier dont j’étais témoin. Mon esprit s’emballait en imaginant les conflits aériens prolongés qui avaient dû emplir les cieux européens en 1944 : je voyais des hommes qui chevauchaient le vent, tuaient et tombaient tels les anges du Paradis perdu. C’était, me dis-je, l’apothéose de la Guerre ; qu’était la vie sordide des tranchées comparée à cet altier triomphe, à cette chute libre vers la gloire ou le trépas ?
Le Messerschmitt décrivit alors une spirale, évitant presque paresseusement des obus qui continuaient d’éclater, puis se mit à prendre de l’altitude. Au terme de cette manœuvre, il sembla s’immobiliser, un instant, à des centaines de pieds au-dessus du sol.
C’est alors que je vis la Bombe – cette mortelle gousse de métal peinte en bleu – se détacher de son porteur, très délicatement, et entamer sa chute vers la terre.
Un unique obus monta de la forêt sur une trajectoire incurvée et perfora l’aile de la machine volante. Des flammes jaillirent et la Zeitmaschine se mit à tournoyer follement, enveloppée de fumée.
Je poussai un cri de joie.
— Dans le mille ! Nebogipfel, vous avez vu ça ?
Mais le Morlock avait levé les bras hors de l’eau et pesait sur ma tête de ses mains douces.
— Baissez-vous, dit-il. Mettez-vous sous l’eau…
Mon ultime et fugitive vision du combat fut la traînée de fumée qui marquait la trajectoire du Messerschmitt en perdition et, la précédant, l’étoile rougeoyante, déjà presque trop brillante pour l’œil, qu’était la Bombe.
Je plongeai la tête dans la mer.
En un instant, l’aimable lumière du soleil du paléocène fut abolie.
Une clarté aveuglante, rouge violacé, inonda l’air au-dessus de l’eau. Un bruit énorme et complexe déferla sur moi : c’était essentiellement le fracas d’une massive explosion, à laquelle se superposaient un rugissement et un bruit de destruction et de déchirement. Tout cela avait beau être dilué par les quelques pouces d’eau au-dessus de moi, le volume sonore était néanmoins si élevé que je fus forcé de me boucher les oreilles ; je criai, et des bulles s’échappèrent de ma bouche en me frôlant le visage.
Le fracas initial s’atténua, mais le rugissement continua de plus belle. Ma provision d’air fut bientôt épuisée et je fus contraint d’émerger. J’avalai une goulée d’air et secouai la tête pour chasser l’eau de mes yeux.
Le bruit était extraordinairement puissant. La lumière qui rayonnait de la forêt était trop violente pour être regardée en face, mais mes yeux éblouis reçurent l’impression d’une grosse boule de feu cramoisi qui tourbillonnait au milieu de la forêt presque comme un être vivant. Les arbres avaient été précipités à terre comme des quilles tout autour de ce brasier pirouettant et d’énormes fragments de Dipterocarps démembrés étaient soulevés et projetés en l’air comme des allumettes. Je vis des animaux détaler hors de la forêt, terrorisés, fuyant la tempête : une famille de Diatryma, les plumes roussies et ébouriffées, se précipita vers l’eau en titubant ; puis un Pristichampus, un beau spécimen adulte, martelant le sable de ses sabots.
C’est alors que la boule de feu sembla s’attaquer à la terre elle-même, comme pour s’y enfouir. Jaillis du cœur de la forêt saccagée, des bouffées d’une lourde vapeur incandescente et des fragments de rochers furent projetés fort loin et à grande hauteur ; chacun de ces derniers était manifestement saturé de carolinum, et l’on eût crut observer la naissance d’une famille de météorites.
Un incendie, dense et gigantesque, se déclara alors au milieu de la forêt, en réponse au contact destructeur quasi divin du carolinum ; les flammes s’élancèrent, hautes de plusieurs centaines de pieds, pour former un cône de lumière tourbillonnante à l’épicentre de l’explosion. Un nuage de fumée et de cendres, chargé de masses de débris volants, commença à se constituer tel un cumulonimbus au-dessus du brasier. Et, transperçant le tout comme un poing fulgurant, une colonne de vapeur surchauffée s’éleva du cratère creusé par la Bombe au carolinum, colonne éclairée de rouge comme par un volcan miniature.
Nebogipfel et moi-même ne pouvions que nous tapir sous l’eau et nous y maintenir le plus longtemps possible. Dans les intervalles où nous étions obligés de faire surface pour nous remplir les poumons, nous gardions les bras sur la tête par peur de l’averse de débris incandescents.
Au bout de plusieurs heures passées dans cette position, Nebogipfel décréta que nous pouvions prendre le risque d’approcher de la terre.
J’étais épuisé, mes membres étaient comme du plomb dans l’eau. Des brûlures me picotaient le visage et le cou et je mourais de soif ; je fus malgré tout obligé de porter le Morlock sur presque tout le trajet jusqu’au rivage, car ses forces limitées s’étaient épuisées bien longtemps avant la fin de notre calvaire.
La plage n’avait plus rien de commun avec l’aimable endroit où j’avais chassé les bivalves avec Hilary Bond, quelques heures seulement auparavant. Le sable était jonché de débris organiques, essentiellement des branches cassées et des fragments de troncs ; çà et là, le feu couvait encore ; des ruisselets fangeux se frayaient un chemin sur le sol hérissé de cloques. La chaleur qui émanait de la forêt était encore intolérable – des foyers brûlaient toujours en maints endroits – et la lueur rouge violacé de la haute colonne de carolinum illuminait les eaux agitées. Trébuchant pour éviter un cadavre calciné – celui d’une jeune Diatryma, ce me semble –, je trouvai une étendue de sable raisonnablement dégagée. J’époussetai la couche de cendres qui s’y était déposée et laissai choir le Morlock par terre.
Je trouvai un petit ruisseau et en recueillis l’eau au creux de mes mains. Le liquide était boueux et moucheté de cendres noires – je présumai qu’il était pollué par les restes calcinés des arbres et des animaux – mais ma soif était si forte que je n’eus d’autre choix que de boire à pleines poignées sales.
— Eh bien, constatai-je d’une voix réduite à un coassement par la fumée et la fatigue, voilà du beau travail ! Et dire que l’homme est présent au paléocène depuis moins d’un an…
Nebogipfel commençait à remuer. Il essaya de se hisser sur les bras, mais c’est à peine s’il pouvait relever la tête. Il avait perdu son masque facial ; les énormes et douces paupières de ses yeux délicats étaient encroûtées de sable. Je fus ému comme par une bizarre tendresse. Une fois de plus, cet infortuné Morlock avait été contraint d’endurer la dévastation de la Guerre chez les humains – chez les membres de ma propre race mesquine – et en avait pâti.
Aussi doucement que si je portais un enfant, je le soulevai du sable, le retournai et l’assis sur son séant ; ses jambes pendaient comme des bouts de ficelle.
— Du calme, mon vieux, dis-je. Vous ne risquez plus rien à présent.
Sa tête aveugle pivota vers moi et de son œil valide suintèrent d’énormes larmes. Il murmura quelques syllabes liquides.
— Quoi ? Que dites-vous ?
Je me penchai pour écouter.
— Pas en sécurité…, dit-il enfin en anglais.
— Quoi ?
— Nous ne sommes pas en sécurité, ici…, pas du tout.
— Mais pourquoi ? L’incendie ne peut plus nous atteindre.
— Pas l’incendie…, les radiations… Même lorsque la colonne lumineuse se sera éteinte… dans des semaines, voire des mois, les particules radio-actives perdureront…, les radiations nous rongeront la peau… Nous ne sommes pas en sécurité ici.
Je posai la main sur sa joue émaciée et parcheminée et, à cet instant – brûlé, en proie à une soif incroyable –, je ressentis une envie d’assumer pleinement la situation, de m’asseoir sur cette plage dévastée, nonobstant les incendies, les Bombes et les particules radio-actives, en attendant que l’Obscurité finale se refermât sur moi. Mais quelques lambeaux d’énergie rémanente fusionnèrent autour de mon inquiétude devant l’agitation sans force du Morlock.
— Alors, dis-je, nous allons partir d’ici et voir si nous pouvons trouver quelque endroit où nous reposer.
Ignorant les brûlures qui craquelaient la peau de mes épaules et de mon visage, je glissai mes bras sous le corps flasque de mon compagnon et le soulevai.
Nous étions à présent en fin d’après-midi et la luminosité du ciel commençait à baisser. Au bout d’environ un mille, nous étions assez loin du foyer central pour que le ciel fût vide de fumée, mais la colonne cramoisie montant du cratère creusé par le carolinum éclairait le firmament assombri avec presque autant de stabilité que les lampes Aldis qui avaient illuminé le Dôme de Londres.
Je sursautai en voyant un jeune Pristichampus sortir en trombe de la forêt. Le mastodonte cherchait la fraîcheur, sa gueule jaunâtre était béante et je vis qu’il traînait l’une de ses pattes postérieures, sévèrement atteinte ; il donnait l’impression d’être presque aveugle et complètement terrorisé.
Le Pristichampus passa près de nous en claudiquant et s’enfuit en poussant des cris monstrueusement aigus.
Je sentis à nouveau du sable propre sous mes pieds nus et je humai l’air marin, chargé d’iode, effluve qui commença à purger ma tête de la puanteur des cendres et de la fumée. L’océan demeurait placide et immuable – une mer d’huile sous les feux du carolinum – malgré toute la folie de l’Humanité ; et je fus reconnaissant envers ce patient élément, la mer qui m’avait tenu en son sein et m’avait sauvé la vie tandis que mes frères humains s’étaient mutuellement pulvérisés.
Cette rêverie fut interrompue par un appel lointain.
— O-hé !…
Le son venait de l’autre bout de la plage. À environ un quart de mille devant moi, je discernai une silhouette qui s’avançait en agitant les bras.
Je m’arrêtai un instant, totalement incapable de bouger, car je crois que j’avais alors présumé, dans quelque morbide recoin de mon âme, que tous les membres du Corps expéditionnaire transtemporel avaient été consumés par l’explosion atomique et que Nebogipfel et moi-même étions, une fois de plus, seuls dans le temps.
L’autre homme était un soldat qui s’était trouvé assez loin de l’action pour rester indemne, car il était vêtu de la tenue réglementaire : chemise en serge et pantalon vert jungle, chapeau en feutre et pantalon vert foncé avec socquettes. Il portait un fusil-mitrailleur et des sacoches en cuir pour les munitions. Il était grand, filiforme et roux ; et il avait comme un air de déjà-vu. Je n’avais aucune idée de l’air que je devais avoir, moi : un air de cauchemar ambulant, j’imagine, avec mon visage brûlé et noirci, mes yeux révulsés fixant le vide, mon pantalon pour unique vêtement et l’inhumain fardeau du Morlock dans les bras.
Le soldat releva son chapeau.
— Joli pétrin, n’est-ce pas, monsieur ?
Il avait l’accent sec et teutonique du nord-est de l’Angleterre.
Je me souvins de lui.
— Stubbins, c’est bien ça ?
— C’est moi, monsieur.
Il se tourna et désigna le bout de la plage d’un geste de la main.
— J’étais en train de faire des relevés par là-bas. J’étais à six ou sept milles du camp quand j’ai vu le boche s’amener au-dessus de l’eau. Et dès que j’ai vu monter cette grosse colonne de feu…, bon, j’ai compris que ça y était.
Il regarda sans conviction en direction du site du campement.
Je changeai de jambe d’appui et tentai de dissimuler ma fatigue.
— À votre place, j’attendrais quelque temps avant de retourner au camp. Le feu brûle toujours, et Nebogipfel dit qu’il y a un risque de radiations.
— Qui ça ?
Je soulevai légèrement le Morlock en guise de réponse.
— Oh lui.
Stubbins se gratta l’occiput, et ses cheveux en brosse crissèrent.
— Vous ne pourrez rien faire pour personne, Stubbins, pas encore.
— Alors, monsieur, soupira-t-il, qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Je crois que nous devrions continuer un peu le long de la plage et trouver un endroit abrité pour y passer la nuit. Je doute fort qu’aucune créature du paléocène soit assez téméraire pour s’en prendre aux humains cette nuit, après tout ce qui vient de se passer, mais peut-être devrions-nous faire du feu. Avez-vous des allumettes, Stubbins ?
— Mais oui, monsieur. Ne vous faites pas de souci pour ça.
Il tapota sa poche de poitrine et les allumettes dansèrent dans leur boîte.
— Je compte sur vous.
Je me remis à marcher fermement sur la plage, mais j’avais des douleurs insolites dans les bras et mes jambes tremblaient. Stubbins remarqua mon triste état et, avec une prévenance muette, me déchargea du Morlock inconscient. Nebogipfel ne semblait pas être un fardeau pour un homme robuste comme lui.
Nous continuâmes jusqu’à ce que nous eussions trouvé un creux propice à la lisière de la forêt, et c’est là que nous campâmes pour passer la nuit.
Le matin s’annonça dans une aube fraîche et limpide.
Je m’éveillai avant Stubbins. Nebogipfel demeurait inconscient. Je descendis à la plage puis au bord de la mer. Devant moi, le soleil se levait au-dessus de l’océan ; sa chaleur était déjà perceptible. J’entendis les claquements gutturaux et les trilles des hôtes animaux de la forêt qui vaquaient dès l’aube à leurs menues occupations ; une forme noire et lisse – une raie, me sembla-t-il – fendait l’eau à quelques centaines de yards de la terre.
Dans ces premiers instants du jour nouveau, c’était comme si le monde du paléocène était aussi vigoureux et intact qu’il l’avait été avant l’arrivée de Gibson et de son expédition. Mais la colonne de feu violette grésillait encore depuis la blessure focale au centre de la forêt, s’élevant à un millier de pieds, sinon plus. Des caillots de feu – des fragments de sol et de roche en fusion – se précipitaient le long des flancs de cette colonne sur de rougeoyantes trajectoires paraboliques. Et, pesant sur le tout, s’y attardait encore un nuage de poussière et de vapeur en forme de parapluie, dont les bords s’effrangeaient sous l’action de la brise.
Nous déjeunâmes d’eau et de la chair des noix de palmier. Nebogipfel était passif, affaibli, sa voix était éraillée ; mais il nous déconseilla de retourner au campement dévasté. Autant que nous sachions, disait-il, nous avions été tous les trois abandonnés en plein paléocène et devions songer à notre survie future. Nebogipfel soutint que nous devions pousser encore plus loin – plusieurs milles, disait-il – et installer notre camp dans un lieu plus tranquille, hors d’atteinte des émissions radio-actives du carolinum.
Mais je lus dans les yeux de Stubbins et dans les profondeurs de ma propre âme que pareille décision était exclue pour lui comme pour moi.
— J’y retourne, dit enfin Stubbins, avec une franchise brutale qui triompha de sa déférence naturelle. J’entends bien ce que vous me dites, monsieur, mais le fait est qu’il y a peut-être des blessés et des morts là-bas. Je ne peux pas les abandonner comme ça.
Il se tourna vers moi ; son visage franc et honnête était chiffonné par l’inquiétude.
— Ça ne serait pas juste, hein, monsieur ?
— Non, Stubbins, dis-je. Pas du tout.
Et c’est ainsi qu’à cette heure encore matinale Stubbins et moi-même repartîmes le long de la plage en direction du campement dévasté. Stubbins portait toujours sa tenue vert jungle qui n’avait pratiquement pas souffert des événements de la veille ; quant à moi, j’étais évidemment vêtu des seuls restes du pantalon kaki que je portais au moment où la Bombe avait été larguée. J’avais même perdu mes bottes, et je me sentis singulièrement mal équipé lorsque nous nous mîmes en route. Nous étions absolument démunis de toute pharmacie, à l’exception du petit nécessaire de bandages et d’onguents que Stubbins avait sur lui pour son usage personnel. Mais nous cueillîmes quelques fruits de palmier, en vidâmes le lait et remplîmes les coques d’eau douce ; Stubbins et moi-même en portions cinq ou six attachées autour du cou par des morceaux de lianes et nous pensions qu’ainsi nous pourrions apporter quelque secours aux victimes que nous trouverions éventuellement sur place.
Un bruit continu émanait de la lente détonation de la Bombe, qui se prolongeait : un son uni qui ébranlait le sol tel le rugissement d’une chute d’eau. Nebogipfel nous avait fait promettre de ne pas nous approcher à moins d’un mille du site de l’explosion ; et, lorsque nous atteignîmes la partie de la plage qui était, autant que nous puissions en juger, à un mille de l’épicentre, le soleil était haut dans le ciel. Nous étions déjà dans l’ombre de ce persistant et délétère nuage en forme de parapluie. La lueur carmin violacé de l’explosion centrale continue était si forte qu’elle projetait mon ombre sur la plage.
Nous baignâmes nos pieds dans la mer. Je reposai mes genoux et mes mollets endoloris et savourai la chaleur du soleil sur mon visage. Ironiquement, la journée demeurait belle, le ciel limpide, la mer gorgée de lumière. Je constatai à quel point l’action de la marée avait réparé la plupart des dégâts que la plage avait subis la veille grâce aux efforts exceptionnels de nous autres humains : les bivalves fouissaient à nouveau le sable et je vis une tortue détaler par les hauts-fonds, presque assez près pour que nous pussions la toucher.
Je me sentais très vieux et immensément las : tout à fait déplacé, ici, à l’aube des temps.
Tournant le dos à la plage, nous pénétrâmes dans la forêt. J’entrai non sans effroi dans la pénombre de ce bois meurtri. Notre plan était de contourner le camp à bonne distance en décrivant dans la forêt un cercle d’un mille de rayon. Un calcul des plus élémentaires indiquait qu’il nous faudrait parcourir six milles avant de regagner le sanctuaire de la plage, mais je savais qu’il nous serait difficile, voire impossible, de décrire un cercle parfait sans dévier et j’escomptai que notre périple serait considérablement plus long et prendrait plusieurs heures.
Nous étions déjà suffisamment près de l’épicentre de l’explosion : de nombreux arbres avaient été déracinés et mis en pièces – des arbres détruits en un instant, qui autrement auraient tenu un siècle – et nous fûmes forcés d’escalader les restes mutilés et carbonisés des troncs et de nous frayer un chemin au milieu des vestiges roussis de leurs ramures. Et, même là où les effets de l’explosion initiale étaient moins marqués, nous vîmes les cicatrices de la tempête de feu qui avait transformé des bouquets entiers de Dipterocarps en grappes de troncs calcinés et dénudés comme d’immenses allumettes. La couverture de feuillage était ravagée en maints endroits et la lumière du jour qui filtrait jusqu’au sol de la forêt était beaucoup plus puissante que ce à quoi je m’étais accoutumé. La forêt n’en demeurait pas moins un lieu d’ombres et de ténèbres ; et la lueur violette de la mortelle et persistante explosion éclairait d’un jour malsain les restes roussis des arbres et de la faune.
Rien d’étonnant à ce que les animaux, les oiseaux et même les insectes survivants eussent fui la forêt blessée. Nous avancions dans un silence surnaturel rompu seulement par le froissement de nos propres pas et le souffle chaud et constant de la fournaise atomique.
En certains endroits, le bois tombé fumait encore et çà et là rougeoyait obscurément, et mes pieds nus se couvrirent bientôt d’ampoules et de brûlures. Je me ceignis les pieds d’herbes pour en protéger la plante et me rappelai alors que j’avais procédé de même lorsque j’étais sorti de la forêt que j’avais incendiée en l’an 802 701. À plusieurs reprises, nous trouvâmes sur notre chemin le cadavre de quelque infortuné animal surpris par une catastrophe qui passait sa compréhension ; malgré l’incendie, les processus de putréfaction de la forêt fonctionnaient vigoureusement et nous étions forcés d’endurer l’odeur fétide de la décadence et de la mort. Une fois, je marchai sur les restes liquéfiés d’une petite créature quelconque – un Planetetherium, je crois –, et le malheureux Stubbins dut m’attendre tandis que je grattais les traces de l’animal sur la plante de mon pied en exprimant tout haut mon dégoût.
Au bout d’environ une heure, nous trouvâmes une forme immobile recroquevillée sur le sol de la forêt. La puanteur était si forte que je fus contraint de maintenir sur mon visage les vestiges de mon mouchoir. Le corps était si grièvement brûlé et déformé que je crus d’abord que c’était peut-être celui d’un animal – une jeune Diatryma, par exemple –, mais j’entendis alors Stubbins pousser un cri. Je vins le rejoindre ; et là, je vis, à l’extrémité d’un membre noirci étiré sur le sol, une main de femme. Une main qui, par quelque étrange hasard, avait pratiquement été épargnée par le feu ; les doigts étaient recourbés comme pendant le sommeil et une délicate alliance en or étincelait à l’annulaire.
Le pauvre Stubbins s’enfuit en titubant dans le sous-bois et je l’entendis vomir. Je me sentis stupide, impuissant et abandonné, planté que j’étais au milieu de cette forêt avec ces coques pleines d’eau qui me pendaient inutilement au cou.
— Et si c’est comme ça partout, monsieur ? demanda Stubbins. Comme… comme ça.
Il ne pouvait supporter de regarder le cadavre ni de le montrer.
— Et si nous ne trouvons pas de survivants, monsieur ? S’ils sont tous morts, racornis comme ça ?
Je posai la main sur son épaule et cherchai une force que je ne ressentais pas.
— S’il en est ainsi, alors nous retournerons sur la plage et trouverons bien moyen de vivre, dis-je. Nous ferons de notre mieux ; voilà ce que nous ferons, Stubbins. Mais il ne faut pas abandonner, mon vieux. Nous avons à peine entamé nos recherches.
Ses yeux étaient blancs dans un visage aussi noir de suie que celui d’un ramoneur.
— Non, dit-il. Vous avez raison. Nous ne devons pas abandonner. Nous ferons de notre mieux ; qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Mais…
— Oui ?
— Oh… rien, dit-il.
Et il commença à rectifier son uniforme, prêt à continuer.
Il n’avait pas besoin d’aller jusqu’au bout de ses pensées pour que je comprisse ce qu’il voulait dire ! Si tous les membres de l’expédition étaient morts sauf nous deux et le Morlock, alors – et Stubbins le savait –, nous resterions tous les trois dans notre cabane sur la plage jusqu’à notre mort. Puis la marée recouvrirait nos ossements et voilà ; avec un tant soit peu de chance, nous laisserions derrière nous un fossile que retrouverait quelque propriétaire fouineur en creusant dans son jardin à Hampstead ou à Kew, dans cinquante millions d’années.
Morne et futile perspective ! Et Stubbins voulait savoir comment nous pourrions tirer le meilleur parti de tout cela.
Dans un silence sinistre, nous quittâmes le cadavre calciné de la jeune femme et continuâmes notre chemin.
Nous ne disposions d’aucun moyen d’estimer le temps écoulé dans la forêt et la journée s’éternisait dans cette macabre atmosphère ; car même le soleil avait apparemment suspendu sa course quotidienne sur la voûte céleste et les ombres des souches ne semblaient ni raccourcir ni s’allonger sur le sol. Mais, en réalité, ce ne fut peut-être qu’une heure plus tard que nous entendîmes un bruit de froissement et de branches cassées s’approchant de nous depuis l’intérieur du bois.
D’abord, nous ne pûmes discerner la source du bruit – les yeux de Stubbins, écarquillés par la peur, étaient deux billes d’ivoire dans la pénombre – et nous attendîmes, retenant notre respiration.
Une forme s’approcha de nous, se matérialisant à partir des ombres calcinées, trébuchant et heurtant les souches ; c’était une petite silhouette, manifestement désemparée, mais, néanmoins, indubitablement humaine.
La gorge nouée, je me précipitai sans me soucier des broussailles noircies qui craquaient sous mes pas. Stubbins était à mes côtés.
C’était une femme, mais le visage et le torse tellement brûlés et noircis que je ne pus la reconnaître. Elle tomba dans nos bras avec un soupir étranglé, comme soulagée.
Stubbins assit la femme sur le sol, le dos calé contre une souche. Tout en s’affairant, il murmurait gauchement des paroles réconfortantes.
— Ne vous inquiétez pas…, tout ira bien, je vais m’occuper de vous…
Et ainsi de suite, d’une voix étouffée. La femme portait encore les restes calcinés d’une chemise en serge et d’un pantalon kaki, mais le tout était noirci et en lambeaux ; ses membres supérieurs étaient grièvement brûlés, en particulier sous les avant-bras. Son visage était brûlé – elle avait dû faire face à l’explosion –, mais je vis des bandes de chair intacte sur sa bouche et ses yeux, demeurés relativement peu touchés. Je devinai qu’elle s’était protégé la tête avec les bras au moment de l’explosion, exposant ses avant-bras mais ménageant au moins un peu de son visage.
C’est alors qu’elle ouvrit les yeux : ils étaient d’un bleu perçant. Un chuchotement d’insecte émergea de sa bouche ; je me penchai tout près pour l’entendre, réprimant ma révulsion et mon dégoût devant les vestiges noircis de son nez et de ses oreilles.
— De l’eau. Pour l’amour du ciel…, de l’eau…
C’était Hilary Bond.
Stubbins et moi-même restâmes quelques heures avec Hilary, la nourrissant de petites gorgées d’eau prélevée dans nos coques de noix de palmier. Périodiquement, Stubbins faisait de modestes périples dans la forêt en lançant des appels vigoureux pour attirer l’attention d’autres survivants. Nous essayâmes de réduire les souffrances d’Hilary avec la trousse médicale de Stubbins, mais son contenu, prévu pour traiter ecchymoses, coupures et autres menues atteintes, était tout à fait insuffisant pour soigner des brûlures de l’ampleur et de la gravité de celles d’Hilary.
La jeune femme était affaiblie, mais ses pensées étaient tout à fait cohérentes et elle fut en mesure de me faire un récit sensé de ce qu’elle avait vu du bombardement.
Après m’avoir laissé sur la plage, elle s’était précipitée dans la forêt aussi vite qu’elle l’avait pu. Malgré tout, elle était encore à un mille du camp lorsque était arrivé le Messerschmitt.
— J’ai vu la Bombe tomber du ciel, chuchota-t-elle. À la manière dont elle brûlait, je compris que c’était du carolinum – je n’en avais jamais vu mais j’en avais lu des descriptions – et je me suis dit que j’étais perdue. Je me suis figée sur place comme un lapin – ou comme une imbécile – et, lorsque j’ai repris mes esprits, je savais déjà que je n’aurais pas le temps de me jeter au sol ni de m’abriter derrière un arbre. Je me suis couvert la tête avec les bras…
L’éclair était d’une brillance inhumaine.
— La lumière m’a brûlé la peau… C’était comme si les portes de l’enfer s’ouvraient… Je sentais mes joues qui fondaient, et, quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu brûler le bout de mon nez, comme une petite bougie… C’était la chose la plus extraordinaire…
Elle s’effondra dans un accès de toux.
Puis vint l’onde de choc – « comme un grand vent » –, et elle fut renversée et projetée en arrière. Elle avait roulé sur le sol de la forêt jusqu’à ce qu’elle eût heurté une surface dure – sans doute un arbre – et était restée un moment sans connaissance.
Lorsque Hilary revint à elle, la sinistre colonne de feu rouge violacé s’élevait comme un démon de la forêt, accompagnée de ses familiers, la terre en fusion et la vapeur. Autour d’elle, les arbres étaient roussis et pulvérisés ; par un heureux hasard, cependant, elle était assez loin de l’épicentre pour échapper aux destructions les plus sévères et n’avait pas été blessée de surcroît par la chute des branches ou d’autres projectiles.
Elle avait levé la main pour toucher son nez ; et elle se rappelait n’avoir éprouvé qu’une morne curiosité lorsqu’un gros morceau de chair lui resta dans la main.
— Mais je n’ai ressenti aucune douleur, et c’est très étrange… bien que, ajouta-t-elle d’une voix lugubre, je n’aie pas tardé à être comblée de ce côté-ci…
J’écoutai ce récit dans un silence morbide. L’image de la jeune femme élancée et quelque peu gauche avec qui j’avais ramassé des bivalves quelques heures seulement avant cette terrible expérience était encore vivace dans mon esprit.
Hilary avait alors dormi, semblait-il. Lorsqu’elle reprit connaissance, la forêt était beaucoup plus sombre – les flammes initiales s’étaient résorbées –, et, sans raison apparente, ses douleurs s’étaient atténuées. Elle se demanda si ses nerfs eux-mêmes avaient été détruits.
Avec un effort considérable, car elle était à présent grandement affaiblie par la soif, elle se releva et s’approcha de l’épicentre de l’explosion.
— Je me souviens de la lumière de la déflagration prolongée du carolinum, de ce violet surnaturel qui gagnait en éclat à mesure que j’avançais au milieu des arbres… La chaleur augmentait, et je me demandais jusqu’où je pourrais aller avant d’être forcée de reculer.
Elle avait atteint la lisière de l’espace dégagé autour des Automoteurs en stationnement.
— J’y voyais à peine, à cause de la lumière éblouissante du brasier du carolinum, et j’entendais un grondement, comme le bruit d’un cours d’eau. La Bombe avait atterri exactement au centre de notre camp – cet Allemand avait très bien visé –, et c’était comme un volcan miniature qui crachait des flammes et de la fumée.
« Notre camp est rasé et incendié, la plupart de nos possessions sont détruites. Même les Automoteurs sont en miettes : sur les quatre, un seul a conservé sa forme, et il est éventré ; les autres ont éclaté, ont brûlé et explosé, ont été retournés comme des jouets. Je n’ai pas vu d’humains. Je crois que je m’étais attendue à…, à des horreurs : je m’attendais à voir des horreurs. Mais il ne restait rien d’eux. Pas la moindre trace. Ou, plutôt, si, mais quelque chose de très étrange.
Elle posa sur mon bras une main que les flammes avaient réduite à une serre.
— Sur la coque de cet Automoteur, presque toute la peinture avait été brûlée, sauf en un endroit, où subsistait une tache bien définie… C’était comme l’ombre d’un homme accroupi.
Elle leva vers moi des yeux qui brillaient dans son visage dévasté.
— Vous comprenez ? C’était une ombre : celle d’un soldat inconnu surpris par une explosion si intense que sa chair s’était évaporée, que ses os s’étaient dispersés en cendres. Et pourtant son ombre était restée gravée dans la peinture.
Sa voix demeurait égale, dépourvue de passion, mais ses yeux étaient pleins de larmes.
— N’est-ce pas étrange ? insista-t-elle.
Hilary avait erré en titubant à la périphérie du camp pendant un certain temps. Persuadée alors qu’elle n’y trouverait plus de survivants, elle avait formé le vague projet de chercher du ravitaillement. Mais, disait-elle, ses pensées étaient confuses et dispersées, et sa douleur résiduelle était si intense qu’elle menaçait de la terrasser ; de plus, elle s’était aperçue qu’avec ses mains mutilées elle n’arrivait pas à creuser un tant soit peu systématiquement au milieu des vestiges calcinés du camp.
Elle était donc repartie avec l’intention d’atteindre la mer. Après quoi, elle ne se souvenait pratiquement plus de sa course chancelante à travers la forêt. Elle avait marché toute la nuit mais sans s’éloigner beaucoup du site de l’explosion. J’en conclus qu’elle avait dû tourner en rond à l’aveuglette jusqu’à ce que Stubbins et moi l’eussions trouvée.
Stubbins et moi décidâmes que le mieux serait d’éloigner Hilary de la forêt et des émissions nocives du carolinum, et de l’emmener à notre campement sur la plage, où Nebogipfel, avec ses connaissances techniques avancées, pourrait peut-être élaborer un moyen d’alléger ses souffrances. Mais il était déjà clair qu’Hilary n’avait pas la force de continuer à pied. Nous improvisâmes donc une civière avec deux longues branches reliées par mon pantalon et la chemise de Stubbins. Nous hissâmes Hilary sur ce dispositif de fortune avec les précautions qu’exigeait sa chair meurtrie. Elle poussa un cri lorsque nous la déplaçâmes, mais, une fois que nous l’eûmes installée sur la civière, son inconfort diminua.
Nous repartîmes donc à travers la forêt en direction de la plage. Stubbins me précédait, et je vis bientôt à quel point la sueur et la saleté hérissaient son dos nu et osseux. Il avançait en trébuchant dans la pénombre roussie. Lianes et branches basses frôlaient son visage non protégé, mais il ne se plaignait pas et gardait les mains serrées sur les brancards. Quant à moi, qui suivais en titubant, vêtu de mon seul caleçon, je fus bientôt à bout de forces et mes muscles épuisés furent affectés d’un tremblement prononcé. J’avais par moments l’impression qu’il m’était impossible de lever les pieds pour faire un pas de plus ou de serrer mes mains raidies sur ces grossiers brancards. Mais, en voyant la robuste détermination de Stubbins, je m’efforçais de masquer ma fatigue et de marcher à son allure.
Hilary gisait dans une demi-inconscience : ses membres étaient agités de convulsions et des cris confus s’échappaient de ses lèvres tandis que les échos de la douleur cheminaient dans son système nerveux.
Lorsque nous atteignîmes le rivage, nous déposâmes Hilary à l’ombre des arbres en lisière de la forêt ; Stubbins lui releva la tête et la lui maintint au creux de sa main pour la faire boire à petites gorgées. Il était maladroit, mais ses gestes étaient empreints d’une délicatesse et d’une sensibilité inconscientes qui l’emportaient sur les limitations naturelles de sa stature ; on eût dit que tout son être se déversait dans ces simples gestes prévenants envers Hilary. Stubbins me donnait l’impression d’être un homme fondamentalement bon ; et j’acceptais le fait que les soins minutieux qu’il prodiguait à Hilary fussent essentiellement motivés par la compassion. Mais je sentais aussi qu’il eût été intolérable à l’infortuné Stubbins d’avoir survécu – uniquement parce qu’il avait eu la chance d’effectuer une mission loin du camp au moment de la catastrophe – alors que tous ses camarades avaient péri ; et j’escomptai qu’il consacrerait une bonne part du reste de ses jours à de pareils actes de contrition.
Quand nous eûmes fait de notre mieux pour soigner Hilary, nous empoignâmes les brancards et repartîmes le long de la plage. Stubbins et moi, pratiquement nus, la peau couverte de la suie et des cendres de la forêt incendiée, le corps brisé d’Hilary Bond suspendu entre nous, cheminions sur le sol humide et raffermi de la grève, foulant le sable frais tandis que des vaguelettes salées clapotaient contre nos mollets.
Lorsque nous atteignîmes notre modeste campement, Nebogipfel prit le commandement. Stubbins essayait maladroitement de se rendre utile, entravant les mouvements de Nebogipfel, qui m’adressa une série de regards hostiles jusqu’à ce que je prisse Stubbins par le bras et l’écartasse.
— Écoutez, mon vieux, dis-je, le Morlock a peut-être l’air un peu bizarre, mais il s’y connaît bien plus en médecine que moi… ou vous-même, oserais-je suggérer. Je crois que nous ferions mieux de le laisser soigner le capitaine tout seul.
Les mains puissantes de Stubbins se refermèrent.
Finalement, une idée me vint.
— Il nous faut encore rechercher d’autres survivants, dis-je. Pourquoi ne pas faire un feu ? Si vous utilisez du bois vert et produisez assez de fumée, votre signal devrait être visible à des milles à la ronde.
Stubbins s’empressa d’accepter ma suggestion et plongea séance tenante dans la forêt. Je le voyais évoluer comme un animal maladroit tandis qu’il ramenait les branchages mais j’étais soulagé d’avoir trouvé un exutoire à l’énergie inutilisée qui jaillissait de lui.
Nebogipfel avait préparé une série de demi-coquilles de noix de palmier, posées dans de petits creux sur le sable et remplies chacune d’une lotion laiteuse concoctée par ses soins. Il demanda le couteau à cran d’arrêt de Stubbins, avec lequel il commença à découper les vêtements de la blessée. Nebogipfel préleva poignée par poignée de sa lotion et, de ses doigts doux de Morlock, commença à la faire pénétrer dans les endroits les plus atteints de la chair d’Hilary.
Encore à demi inconsciente, elle commença à hurler sous l’effet de ce massage ; mais sa douleur ne tarda pas à s’atténuer et elle sembla glisser dans un sommeil plus profond et plus paisible.
— Qu’est cette lotion ?
— Un onguent, dit-il sans interrompre son travail, à base de lait de noix de palme, d’huile de bivalve et de plantes de la forêt.
Il rectifia la position de son masque fendu, y laissant des traînées du liquide collant.
— Il apaisera la douleur des brûlures.
Je suis impressionné par votre prévoyance dans la préparation de cet onguent, dis-je.
— Il ne fallait guère de prévoyance, répliqua-t-il froidement, pour s’attendre à ce genre de blessures après votre catastrophe auto-infligée d’hier.
Cette remarque eut le don de me piquer au vif. Auto-infligée ? Nul d’entre nous n’avait demandé à ce satané Allemand de traverser le temps avec sa Bombe au carolinum.
— Que le diable vous emporte ! J’essayais seulement de vous féliciter pour vos efforts envers cette jeune femme !
— Mais je préférerais de beaucoup que vous ne me présentiez pas de telles victimes de votre folie pour exercer ma compassion et mon habileté.
— Et zut !
Le Morlock était parfois carrément impossible, me dis-je. Absolument inhumain.
Stubbins et moi entretînmes notre bûcher, l’alimentant avec du bois si vert qu’il crachait de la vapeur et éclatait en émettant des volutes d’une fumée blanchâtre. Stubbins repartit plusieurs fois dans la forêt, mais ses brèves recherches furent vaines. Je fus forcé de lui promettre que si le feu ne donnait aucun résultat nous reprendrions notre périple autour de l’épicentre de l’explosion.
Ce fut le quatrième jour après la Bombe que d’autres survivants commencèrent à se rallier à notre balise. Ils arrivaient seuls ou par couples, brûlés et tuméfiés, vêtus des lambeaux de leur tenue de jungle. Nebogipfel ne tarda pas à gérer un véritable petit hôpital de campagne – une rangée de paillasses en feuilles de palmier à l’ombre des Dipterocarps –, tandis que les survivants valides étaient réquisitionnés pour assurer les soins rudimentaires et aller au ravitaillement.
Nous avions quelque temps espéré qu’il existât ailleurs un autre campement, mieux équipé que le nôtre. Peut-être Guy Gibson avait-il survécu, supputai-je, et avait pris la situation en main à sa manière calme et pragmatique.
Il y eut une brève flambée d’optimisme lorsqu’un véhicule motorisé léger arriva en bondissant sur la plage. Cette voiture transportait deux soldats – deux jeunes femmes. Mais nous allions déchanter. Elles formaient l’élément le plus avancé des expéditions de reconnaissance que le Corps avait envoyées depuis le camp de base : elles avaient suivi le rivage en direction de l’ouest et cherché un moyen de pénétrer à l’intérieur des terres.
Pendant quelques semaines après l’attaque, nous continuâmes d’assurer des patrouilles le long de la plage et dans la forêt, qui, à l’occasion, découvraient les restes de quelques malheureuses victimes du bombardement. Certaines semblaient avoir survécu un certain temps après l’explosion initiale, mais, affaiblies par leurs blessures, s’étaient révélées incapables d’assurer leur survie ou d’appeler à l’aide. Les patrouilles ramenaient parfois quelques éléments de leur paquetage. (Nebogipfel insistait pour que le moindre morceau de métal fut récupéré, soutenant qu’il s’écoulerait un temps considérable avant que notre petite colonie résiduelle fût capable de fondre du minerai.) Mais nous ne trouvâmes pas d’autres survivants. Les deux femmes arrivées en voiture furent les dernières à nous rejoindre.
Nous continuâmes toutefois d’entretenir notre photophore jour et nuit bien longtemps après que tout espoir raisonnable de retrouver d’autres survivants eut disparu.
Au total, sur la bonne centaine de membres qui constituaient le Corps expéditionnaire, vingt et un individus – onze femmes, neuf hommes et Nebogipfel – avaient survécu à l’explosion de la Bombe et à la tempête de feu. On ne retrouva nulle trace de Gibson, et le médecin gurkha avait lui aussi disparu.
Nous nous occupâmes donc à soigner les blessés, à recueillir les provisions nécessaires pour assurer notre survie au jour le jour et à rassembler nos pensées sur la manière dont nous devrions construire une future colonie…, car, avec la destruction des Automoteurs, il nous fut bientôt évident que nous ne retournerions pas dans nos siècles d’origine et qu’en fin de compte cette terre du paléocène recevrait nos ossements.
Quatre d’entre nous succombèrent à leurs brûlures et autres blessures peu après leur arrivée au camp. Ils semblaient n’avoir que légèrement souffert et je me demandai si Nebogipfel avait dosé ses drogues improvisées de manière à abréger la détresse de ces malheureux.
Je gardai cependant cette hypothèse pour moi.
Chaque décès endeuillait profondément notre petite colonie. J’étais comme paralysé, incapable de réagir, à croire que mon âme avait eu son content d’horreurs. Je regardai les jeunes soldats meurtris vaquer à leurs tristes occupations dans les lambeaux ensanglantés de leur uniforme. Et je savais que ces décès supplémentaires, au milieu de l’univers brutal et sordide dans lequel nous nous efforcions désormais de survivre, obligeaient chacun d’entre nous à affronter sous un jour inhabituel sa propre mortalité.
Pis encore, au bout de quelques semaines, une nouvelle maladie commença à hanter nos rangs clairsemés. Elle affligeait certains de ceux déjà blessés et, fait troublant, d’autres qui avaient donné l’impression d’avoir conservé leur santé après l’explosion de la Bombe. Les symptômes en étaient grossiers : vomissements, saignements par les orifices corporels, perte des cheveux, des ongles et même des dents.
Nebogipfel me prit à part.
— C’est ce que je craignais, dit-il à mi-voix. C’est une maladie provoquée par l’exposition aux radiations du carolinum.
— Certains d’entre nous sont-ils à l’abri ? Ou bien allons-nous tous succomber ?
— Il n’y a aucun moyen de soigner le mal, sauf pour alléger quelques-uns des pires symptômes. Quant à être à l’abri…
— Oui ?
Nebogipfel inséra les mains sous son masque facial pour se frotter les yeux.
— Il n’existe pas de niveau de radio-activité inoffensif, dit-il. Il n’y a que divers degrés de risque, ou de chance. Il se peut que nous survivions tous… ou que nous succombions tous.
Je trouvai cela très affligeant. À voir ces jeunes corps, déjà marqués par des années de Guerre, qui gisaient à présent brisés sur le sable, abandonnés ainsi aux mains d’un autre de leur race, avec pour tout remède à leurs blessures les soins maladroits d’un Morlock – d’un être égaré d’outre-temps –, j’eus honte de ma race et de ma personne.
— Vous savez, dis-je à Nebogipfel, je crois que jadis une part de moi-même aurait pu soutenir que la Guerre, en dernière analyse, puisse être une force œuvrant pour le bien ; parce qu’elle pourrait dégager les voies ossifiées de l’Ordre ancien et ouvrir le monde au Changement. Et j’ai une fois cru en la sagesse innée de l’Humanité, cru qu’après tant de destructions dans une Guerre pareille un certain gros bon sens l’emporterait et y mettrait fin.
Nebogipfel frotta son visage velu.
— Un gros bon sens ? répéta-t-il.
— Eh bien, c’est ce que j’imaginais alors. Mais je n’avais aucune expérience de la Guerre dans sa réalité physique. Une fois que les hommes commencent à en venir aux mains, il n’y a pas grand-chose qui puisse les arrêter avant que l’épuisement et l’usure les terrassent ! Je comprends à présent que la Guerre n’a pas de sens, même dans son issue…
Mais, d’un autre côté, poursuivis-je, j’étais frappé par le dévouement désintéressé avec lequel ces quelques survivants se soignaient mutuellement. À présent que notre situation avait été réduite à l’essentiel – à la simple souffrance humaine –, les tensions dues à la classe, à la croyance et au grade, que j’avais toutes observées dans ce Corps expéditionnaire avant l’explosion de la Bombe, s’étaient dissoutes.
Ainsi observai-je, en adoptant le point de vue neutre d’un Morlock, ce complexe contradictoire de forces et de faiblesses qui résidait dans l’âme de ceux de notre espèce ! Les humains sont à la fois plus brutaux et, cependant, à certains égards, plus angéliques que ce que m’avait laissé croire l’expérience superficielle des quatre premières décennies de mon existence.
— Il est un peu tard, concédai-je, pour apprendre des leçons aussi essentielles sur l’espèce avec laquelle je partage la planète depuis une quarantaine d’années. Mais c’est ainsi. Il me semble à présent que si l’homme doit un jour accéder à la paix et à la stabilité – du moins avant qu’il évolue pour devenir un être nouveau, comme un Morlock – alors l’unité de l’espèce devra commencer à la base : en s’appuyant sur la plus ferme des fondations – la seule qui soit –, le soutien instinctif que l’homme apporte à ses semblables. Voyez-vous à quoi je veux en venir ? dis-je en regardant attentivement Nebogipfel. Croyez-vous que ce que je dis ait le moindre sens ?
Mais le Morlock ne voulut ni confirmer ni démentir cette dernière argumentation. Il se contenta de me renvoyer un regard calme, attentif, analytique.
Le mal radio-actif nous enleva encore trois compagnons.
D’autres en présentèrent des symptômes – Hilary Bond, par exemple, perdit presque tous ses cheveux –, mais survécurent ; et certains, dont un homme qui s’était trouvé plus près de l’explosion initiale que la plupart d’entre nous, ne souffrirent d’aucun effet indésirable. Mais Nebogipfel me mit en garde : nous n’en avions pas encore fini avec le carolinum ; car de nouvelles maladies. – cancers et autres troubles corporels – risquaient de se développer chez n’importe lequel d’entre nous dans le cours ultérieur de sa vie.
Hilary Bond était le seul officier survivant. Dès qu’elle put se hisser sur les coudes, elle commença, depuis sa paillasse, à exercer un commandement calme et plein d’autorité. Une discipline militaire naturelle se réaffirma peu à peu dans notre groupe – très simplifiée, toutefois, puisque seuls treize des membres du Corps expéditionnaire avaient survécu –, et je crois que les soldats, surtout les jeunes, trouvaient beaucoup de réconfort dans la restauration de ce cadre familier. Cet ordre martial ne pouvait, bien sûr, pas durer. Si notre colonie s’épanouissait et prospérait au-delà de la présente génération, alors, une hiérarchie calquée sur celle d’un corps militaire ne serait ni désirable ni réalisable. Mais, pour l’instant, me dis-je, elle était indispensable.
La plupart de ces soldats avaient des conjoints, des parents, des amis – des enfants, même – « chez eux », au vingtième siècle. Ils devaient à présent s’accommoder du fait qu’aucun d’eux ne rentrerait jamais chez lui et, tandis que le reste de leur équipement se délabrait lentement dans l’humidité de la jungle, ils finirent par comprendre qu’à l’avenir leur survie serait exclusivement assurée par leur travail, leur intelligence et leur solidarité.
Nebogipfel, songeant toujours au danger des radiations, nous pressa d’établir un campement moins provisoire encore plus loin sur la côte. Nous envoyâmes des éclaireurs, tirant parti de notre véhicule automobile tant qu’il avait encore du carburant. Finalement, nous jetâmes notre dévolu sur le delta à l’embouchure d’un grand fleuve à quelque cinq milles au sud-ouest du camp de base originel de l’expédition, dans les parages de Surbiton, dirais-je. La terre bordant notre fleuve serait fertile et irriguée si nous choisissions de développer un jour l’agriculture.
Nous procédâmes à cette migration en plusieurs étapes, car de nombreux blessés avaient besoin d’être transportés sur la plus grande partie du trajet. Nous utilisâmes d’abord l’automobile, mais sa réserve d’essence ne tarda pas à s’épuiser. Nebogipfel insista toutefois pour que nous emmenions le véhicule avec nous, afin qu’il nous serve de réserve de caoutchouc, de verre, de métal et autres matériaux. Aussi, lors de notre ultime voyage, poussâmes-nous notre automobile comme une brouette sur le sable, chargée de blessés, de provisions et de matériel.
Ainsi avancions-nous – les quatorze survivants –, clopin-clopant, le long de la plage, avec nos haillons et nos blessures grossièrement pansées. Je me dis que si un observateur impartial avait découvert cette petite expédition il n’aurait guère pu deviner que cette troupe d’éclopés était la seule représentante, en cette ère, d’une espèce qui serait un jour capable de pulvériser des planètes !
Le site de notre nouvelle colonie était suffisamment éloigné du camp de base originel pour que la forêt fut restée intacte. Nous ne pouvions cependant pas oublier la Bombe. La nuit, la funeste lueur violacée persistait à l’est – Nebogipfel dit qu’elle serait encore visible de nombreuses années –, et, épuisé par le travail de la journée, je pris l’habitude de m’asseoir à la lisière du camp, loin des lumières et des bavardages des autres, pour voir les étoiles se lever au-dessus de ce volcan créé par les hommes.
Au début, notre nouveau campement était rudimentaire : guère plus qu’une rangée d’appentis édifiés à partir de branchages et de feuilles de palmier. Mais, lorsque nous nous fûmes installés et que le ravitaillement en eau et en vivres fut assuré, un programme de construction plus vigoureux fut mis en route. Nous convînmes que la priorité devait être donnée à une salle commune assez vaste pour nous abriter tous en cas de tempête ou d’une autre catastrophe. Les nouveaux colons s’attelèrent énergiquement à la tâche, s’inspirant des plans sommaires que j’avais tracés pour mon propre abri : une plate-forme en bois montée sur pilotis, mais de dimensions plus ambitieuses.
Un champ fut dégagé en bordure de notre fleuve, afin que Nebogipfel pût diriger la patiente culture de ce qui pourrait un jour, à partir d’hybrides de la flore aborigène, donner d’utiles récoltes. Un premier bateau – grossière pirogue creusée dans un tronc d’arbre – fut construit pour pêcher dans la mer.
Nous capturâmes non sans peine une petite famille de Diatryma que nous enfermâmes dans un enclos de palissades. Bien que ces monstrueux volatiles se fussent échappés à plusieurs reprises, semant la panique dans la colonie, nous persévérâmes dans leur domestication, car la perspective de manger la viande et les œufs d’un troupeau de Diatryma apprivoisées était séduisante ; il y eut même des expériences d’utilisation de Diatryma pour tirer des charrues.
Au fil des jours, les colons vinrent à me traiter avec une déférence polie, ainsi qu’il seyait à mon âge – eh oui ! – et à ma connaissance plus étendue du paléocène. Pour ma part, si j’assumais la direction de certains de nos projets à leurs débuts, grâce à ma plus grande expérience, l’inventivité des jeunes gens et l’entraînement à la survie dans la jungle qu’ils avaient subi leur permirent de surpasser rapidement mon entendement limité ; et je détectai bientôt un certain amusement tolérant dans leurs rapports avec moi. Ce qui ne m’empêcha pas de continuer à participer avec enthousiasme aux activités en plein essor de la colonie.
Quant à Nebogipfel, il menait, assez naturellement, une vie de reclus dans cette société de jeunes humains.
Lorsque les problèmes médicaux les plus pressants furent résolus et qu’il disposa de plus de loisirs, Nebogipfel commença à passer du temps loin de la colonie. Il alla revoir notre vieille cabane, qui se dressait toujours sur la plage à quelques milles au nord-est, et se lança dans de longues explorations de la forêt, dont il ne me révéla pas le but. Me souvenant du Chronomobile qu’il avait essayé de reconstruire avant l’arrivée du Corps expéditionnaire, je soupçonnai qu’il était en train de revenir à une entreprise de cette sorte ; or je savais que la plattnérite des croiseurs terrestres de l’expédition avait été détruite par l’explosion de la Bombe et je ne voyais donc pas l’intérêt qu’il avait de continuer dans cette voie. Je ne questionnai cependant pas Nebogipfel sur ses activités, me disant qu’il était le plus isolé de nous tous – le plus éloigné de la compagnie de ses semblables – et donc, peut-être, celui qui avait le plus besoin de tolérance.
En dépit des macabres épreuves et des souffrances qu’ils avaient endurées, les colons étaient des jeunes gens tenaces, capables d’allégresse. Peu à peu, une fois que nous en eûmes fini avec les décès dus aux radiations de la Bombe, et dès qu’il fut évident que nous n’allions pas de sitôt mourir de faim ou être engloutis par la mer, une certaine bonne humeur commença à reprendre le dessus.
Un soir, tandis que les ombres des Dipterocarps s’étiraient vers l’océan, Stubbins me trouva assis, comme d’habitude, à la lisière du camp, en train de regarder la lueur émise par le cratère de la Bombe. Avec une douloureuse timidité, il me demanda, à mon grand étonnement, si je voulais bien participer à un match de football ! J’eus beau protester que je n’avais jamais disputé une seule partie de ma vie, il ne voulut rien entendre et je rentrai finalement avec lui le long de la plage, jusqu’à l’endroit où un terrain avait été grossièrement délimité sur le sable. Des piquets – rebuts de la construction de la salle commune – avaient été dressés pour servir de buts ; le « ballon » était une noix de palmier vidée de son lait ; huit colons – hommes et femmes mélangés – se préparaient à jouer.
Je n’escompte guère que cette austère bataille s’inscrive dans les annales du sport. Ma contribution personnelle fut négligeable, se limitant à mettre en évidence le manque absolu de coordination physique qui m’avait handicapé tout au long de ma scolarité. Stubbins était de loin le plus agile de nous tous. Seuls trois joueurs, dont Stubbins et moi, étaient valides – et je fus à bout de forces au bout de dix minutes. Les autres étaient un assemblage mi-comique, mi-pathétique de blessures, d’attelles et de membres absents ou artificiels ! Néanmoins, tandis que la partie se prolongeait et que rires et cris d’encouragement commençaient à fuser, j’eus l’impression que mes coéquipiers n’étaient en réalité guère plus que des enfants ; des hommes meurtris et hébétés, à présent échoués dans cette ère au fond du temps, mais des enfants tout de même.
Quelle sorte d’espèce est-ce donc, me demandai-je, qui inflige tant de ravages à sa progéniture ?
La partie terminée, nous quittâmes le terrain en riant, épuisés. Stubbins me remercia de ma participation.
— Il n’y a pas de quoi, dis-je. Vous êtes un joueur émérite, Stubbins. Peut-être auriez-vous dû pratiquer ce sport à titre professionnel.
— Mais je l’ai fait, dit-il d’une voix nostalgique. J’ai signé comme stagiaire avec Newcastle United… mais c’était aux premiers temps de la Guerre. Et après, ça a été fini pour le football. Oh, il y a eu des compétitions depuis – des tournois régionaux, et puis les coupes de la Guerre –, mais tout ça s’est arrêté depuis cinq ou six ans.
— Ma foi, je trouve que c’est dommage. Vous avez l’étoffe, Stubbins.
Il haussa les épaules, mêlant sa déception manifeste à sa modestie naturelle.
— Pour ce que ça m’a servi !
— Mais vous venez d’accomplir quelque chose de bien plus important, lui dis-je en guise de consolation. Vous avez joué dans le premier match de football jamais disputé sur Terre… et marqué trois buts de suite, par-dessus le marché.
Je lui tapai dans le dos.
— Et ça, c’est une distinction qui ne se refuse pas, Albert !
Au fil des jours, il devint de plus en plus évident – à ce niveau de l’esprit juste en dessous du plan intellectuel où réside la connaissance authentique – que nous ne rentrerions jamais chez nous. Lentement, inévitablement, je suppose, les relations et les liens noués au vingtième siècle s’estompèrent dans le lointain et des couples se formèrent chez les colons, sans distinction de grade, ni de race, ni de classe : Cipayes, Gurkhas et Anglais s’unirent dans de nouvelles liaisons. Seule Hilary Bond, avec son apparence résiduelle d’autorité, demeura au-dessus de tout cela.
Je lui fis remarquer qu’elle pourrait peut-être user de son rang pour procéder à des cérémonies de mariage, tout comme le commandant d’un vaisseau en mer. Elle accueillit cette suggestion avec des remerciements polis, mais je détectai du scepticisme dans sa voix et nous en restâmes là.
À partir de notre ombilic au bord de la mer, une modeste agglomération s’étendit le long de la côte et sur la berge du fleuve. Hilary considérait tout cela d’un œil tolérant, n’imposant – pour l’instant – qu’une seule règle : toute habitation devait être à portée de vue d’au moins une autre et aucune ne devait être éloignée de plus d’un mille du site de la salle commune. Les colons acceptaient de bonne grâce ces restrictions.
La clairvoyance d’Hilary en ce qui concerne le mariage – et mon aveuglement correspondant – devint bientôt évidente, car un jour je vis Stubbins se promener le long de la plage, bras dessus, bras dessous, avec deux jeunes femmes. Je les saluai chaleureusement, mais ce ne fut que lorsque le trio m’eut croisé que je me rendis compte que je ne savais pas laquelle des deux femmes était l’« épouse » de Stubbins !
J’entrepris Hilary là-dessus et constatai qu’elle tentait de réprimer son amusement.
— Mais, protestai-je, j’ai vu Stubbins avec Sarah lors du bal dans la grange, or, quand je suis allé le voir dans sa cabane un matin de la semaine dernière, c’est l’autre fille qui…
Hilary éclata de rire et posa sur mon bras ses mains marquées de cicatrices.
— Mon cher ami, dit-elle, vous avez navigué sur les océans de l’Espace et du Temps, vous avez maintes fois changé l’Histoire et vous êtes sans aucun doute un génie, et pourtant vous connaissez bien mal vos semblables !
J’étais gêné.
— Que voulez-vous dire ?
— Réfléchissez.
Elle passa la main sur son crâne dégarni où s’accrochaient des touffes grisonnantes.
— Nous sommes treize, sans compter votre ami Nebogipfel. Et sur les treize, il y a huit femmes et cinq hommes, dit-elle sans me quitter des yeux. Ce décompte est définitif. Il n’y a pas d’île au-delà de l’horizon d’où viendraient d’autres jeunes gens pour épouser nos esseulées…
« Si nous concluions tous des mariages stables, si nous nous installions dans la monogamie comme vous – et vous seul – le suggérez, alors notre petite société ne tarderait pas à se disloquer. Car, voyez-vous, huit et cinq ne s’équilibrent pas. J’estime donc qu’une certaine souplesse dans nos relations est appropriée. Pour le bien de tous. Qu’en pensez-vous ? De plus, cela contribuerait à la « diversité génétique » dont Nebogipfel nous rebat les oreilles.
J’étais scandalisé. Non pas, croyais-je sincèrement, par quelque gêne morale que ce fut, mais par le calcul qu’il y avait derrière tout cela !
Troublé, je m’apprêtai à prendre congé d’Hilary, puis une idée me vint. Je me retournai.
— Mais… Hilary…, je suis l’un des cinq hommes dont vous parlez, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
Manifestement, elle se moquait de moi.
— Mais je ne…, je veux dire…, je n’ai jamais…
— Alors, dit-elle avec un grand sourire, ce serait peut-être le moment d’y songer. Vous ne semblez pas vous en rendre compte, mais vous nous compliquez la vie.
Je partis, confus. Manifestement, entre 1891 et 1944, la société avait évolué dans des directions auxquelles je n’eusse jamais songé !
Les travaux pour la grande salle commune se poursuivirent sans retard et, quelques mois seulement après l’explosion de la Bombe, la construction était pratiquement terminée. Hilary Bond annonça qu’un office inaugural aurait lieu pour célébrer l’achèvement des travaux. Nebogipfel commença par soulever des objections – son esprit morlock, excessivement analytique, ne pouvait appréhender le but de pareil exercice –, mais je le persuadai qu’il serait sage d’y assister pour le bien de nos futures relations avec les colons.
Je me lavai et me rasai, et soignai ma mise autant que faire se peut lorsqu’on ne possède pour tout vêtement qu’un pantalon déchiré. Nebogipfel peigna et coupa sa crinière de cheveux filasse. Vu les exigences pratiques de notre situation, la plupart des colons vivaient désormais dans une quasi-nudité, avec guère plus que des lambeaux d’étoffe ou de peaux de bête pour ménager la pudeur. Aujourd’hui, toutefois, ils avaient endossé ce qui restait de leur uniforme, nettoyé et rapiécé du mieux qu’ils avaient pu, et, même si cette parade n’eût guère été à la hauteur sur l’esplanade d’Aldershot, nous réussîmes à nous présenter avec une élégance et une discipline que je trouvai touchantes.
Gravissant une volée de quelques marches inégales et peu élevées, nous pénétrâmes dans l’intérieur sombre de la salle toute neuve. Le plancher – bien qu’inégal lui aussi – avait été fixé et balayé et le soleil matinal dardait obliquement ses rayons par les fenêtres sans vitres. Je fus saisi d’un effroi respectueux : en dépit du caractère grossier de son architecture et de sa finition, ce lieu donnait l’impression d’une certaine solidité et d’une volonté de durer.
Hilary Bond, debout sur une estrade improvisée à partir du réservoir de l’automobile, s’appuyait d’une main sur les larges épaules de Stubbins. De son visage dévasté, surmonté de ses bizarres touffes de cheveux, émanait une dignité toute simple.
Notre nouvelle colonie, annonça-t-elle, était à présent fondée et prête à recevoir un nom ; elle proposa de l’appeler Londres Un. Elle nous demanda ensuite de prier avec elle. Je baissai la tête comme les autres et joignis les mains. J’avais été élevé dans une famille de stricte obédience anglicane, et les paroles d’Hilary m’emplirent de nostalgie, me transportant dans une partie plus simple de mon existence, où régnaient la certitude et la sécurité.
Finalement, tandis qu’Hilary poursuivait son allocution avec économie et efficacité, j’abandonnai mes tentatives d’analyse et m’autorisai à assister à cette célébration simple et communautaire.
Les premiers fruits des nouvelles unions vinrent au monde dans le cours de l’année, sous la surveillance de Nebogipfel.
Il examina soigneusement notre premier nouveau colon. La mère, me dit-on, avait manifesté les plus grandes réticences avant de laisser un Morlock toucher son bébé ; elle avait protesté, mais Hilary Bond était présente pour la rassurer. Nebogipfel annonça enfin que l’enfant était une petite fille parfaitement normale et la rendit à ses parents.
Très vite – du moins à ce qu’il me sembla –, il y eut plusieurs enfants dans la colonie. On voyait souvent Stubbins faire sauter son petit garçon sur ses épaules – à la grande joie du petit bonhomme –, et je savais qu’il ne tarderait pas à lui apprendre à taper du pied dans les coquilles de bivalves sur la plage transformée en terrain de football.
Ces enfants étaient pour les colons une source de joie immense. Avant les premières naissances, plusieurs colons avaient eu de sévères accès de dépression produits par la solitude et le mal du pays. Mais à présent les enfants occupaient toutes leurs pensées : des enfants qui connaîtraient Londres Un comme unique patrie et dont le bien-être futur fournissait un objectif – le plus grandiose qui fût – à leurs parents.
Quant à moi, en regardant la peau douce et les membres intacts de ces enfants serrés dans la chair meurtrie de parents eux-mêmes encore jeunes, c’était comme si je voyais se dissiper, au moins pour ces familles, l’ombre de l’horrible Guerre, ombre bannie par l’abondante lumière du paléocène.
Nebogipfel n’en examinait pas moins tous les nouveau-nés.
Le jour vint finalement où il ne rendit pas un enfant à la mère qui venait de le mettre au monde. Cette naissance devint un deuil familial dont les autres membres de la colonie respectèrent le caractère privé. Subséquemment, Nebogipfel disparut dans la forêt, poursuivant des jours durant ses secrètes occupations.
Nebogipfel consacrait une grande partie de son temps à diriger ce qu’il appelait des « groupes d’étude ». Ces séminaires étaient ouverts à tous les colons sans distinction, bien qu’en pratique trois ou quatre seulement fussent présents, au gré de leur intérêt et de leurs autres engagements. Nebogipfel discourait sur les aspects pratiques de l’existence au paléocène, comme la fabrication de bougies et de tissus à partir d’ingrédients trouvés sur place ; il élabora même une sorte de savon, pâte grossière et granuleuse confectionnée avec de la soude et de la graisse animale. Il abordait également des sujets de plus vaste envergure : la médecine, la physique, les mathématiques, la chimie, la biologie, les principes du voyage transtemporel…
J’assistai à un certain nombre de ces séances. Malgré la qualité extraterrestre de sa voix et de ses gestes, sa présentation du sujet était toujours admirablement claire, et il avait le chic pour poser des questions destinées à tester la compréhension de son public. À l’écouter, je me rendis compte qu’il aurait pu en remontrer aux enseignants de l’université anglaise moyenne !
En ce qui concerne le contenu, s’il veillait à s’en tenir à la langue de ses auditeurs – au vocabulaire, voire au jargon de 1944 –, il leur résumait les progrès essentiels réalisés dans tous les domaines au cours des décennies qui avaient suivi cette date. Chaque fois qu’il en avait l’occasion, il improvisait des démonstrations en s’aidant de morceaux de bois et de métal ou dessinait des croquis sur le sable avec un bâton ; il obligeait ses « étudiants » à couvrir de retranscriptions de son savoir tous les morceaux de papier qu’il avait pu récupérer.
Je m’entretins de tout cela avec lui aux alentours de minuit par une nuit sombre et sans lune. Il s’était délesté de son tout dernier masque à fentes et ses yeux gris-rouge semblaient luminescents ; avec un mortier et un pilon grossiers, il s’affairait à broyer des feuilles de palmier dans quelque liquide.
— Du papier, expliqua-t-il. Ou, du moins, une expérience dans cette direction… Il nous faut plus de papier ! Votre mémoire verbale humaine est d’une fidélité insuffisante. Vos amis vont tout perdre quand je serai parti, dans quelques années…
Je crus – à tort, compris-je plus tard – qu’il faisait allusion à la peur ou, en tout cas, à l’attente de la mort. Je m’assis près de lui et lui enlevai des mains mortier et pilon.
— Mais à quoi tout cela peut-il servir ? Nebogipfel, c’est à peine si nous survivons. Et vous leur parlez de la Mécanique Quantique et de la Théorie unifiée de la physique ! Ont-ils vraiment besoin de pareilles connaissances ?
— Eux, non. Mais leurs enfants, oui, s’ils doivent survivre. Écoutez : il est scientifiquement admis que l’on a besoin, chez les grands mammifères, d’une population de plusieurs centaines d’individus pour produire la diversité génétique minimale nécessaire à une survie à long terme.
— La diversité génétique. Hilary m’en a parlé.
— L’échantillon d’humanité disponible ici est manifestement trop réduit pour la viabilité de la colonie, même si la totalité du matériau génétique est mise en commun.
— Donc… ? lui soufflai-je.
— Donc la seule perspective de survie au-delà de deux générations est que ces gens atteignent rapidement une maîtrise avancée de la technologie. Ils pourront ainsi devenir seuls maîtres de leur destin génétique : ils n’auront pas à tolérer les conséquences des mariages consanguins ni les lésions génétiques infligées par la radio-activité du carolinum. Alors, voyez-vous, ils ont bien besoin de la Mécanique Quantique et du reste.
— Oui, dis-je en maniant le pilon. Mais il y a là une question implicite : la race humaine devrait-elle survivre ici au paléocène ? C’est que… nous ne sommes pas censés être ici, pas avant cinquante millions d’années.
Il m’observa, puis dit :
— Mais y a-t-il une autre possibilité ? Voulez-vous que leur race s’éteigne ?
Je me rappelai avec quelle détermination j’avais voulu éradiquer l’existence de la Machine transtemporelle avant qu’elle fût jamais lancée et mettre un terme à la perpétuelle divergence des Histoires. À présent, grâce à mes errements, j’avais indirectement provoqué l’implantation de cette colonie humaine au fin fond du passé, implantation qui causerait certainement la plus significative de toutes les fractures de l’Histoire ! J’eus soudain l’impression de tomber – impression rappelant la vertigineuse sensation de chute associée au voyage transtemporel –, et je présumai que cette divergence de l’Histoire était déjà devenue irrémédiable.
C’est alors que je songeai à l’expression sur le visage de Stubbins quand il contemplait son premier enfant.
Je suis un homme, et non un dieu ! Il importait que je me laissasse influencer par mes instincts humains, car j’étais sûrement incapable de prendre en charge l’évolution des Histoires dans une direction précise. Aucun de nous ne pouvait exercer d’influence sensible sur le cours des événements – en fait, tout ce que nous pourrions tenter risquerait d’être aléatoire au point de causer plus de dégâts que de bienfaits – et pourtant, inversement, nous ne devions pas nous laisser écraser par l’immense panorama de la Multiplicité des Histoires. La perspective de la Multiplicité rendait minuscules nos personnes et nos actes mais ne leur ôtait pas toute signification ; et chacun de nous devait continuer à mener sa vie courageusement, stoïquement, comme si tout le reste – le funeste Destin de l’humanité, la Multiplicité sans fin – n’existait pas.
Quel que pût en être l’impact sur l’avenir dans cinquante millions d’années, cette colonie du paléocène me semblait en bonne santé physique et mentale. Ma réponse à la question de Nebogipfel était alors inévitable :
— Non. Non, bien sûr, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour aider les colons et leurs descendants à survivre.
— Par conséquent…
— Oui ?
— Par conséquent, nous devons trouver un procédé pour fabriquer du papier.
Et je continuai de piler les feuilles dans le mortier.
Un jour, Hilary Bond annonça que le premier anniversaire de l’explosion de la Bombe aurait lieu dans une semaine et qu’une Fête commémorative serait organisée pour célébrer la fondation de notre petit village.
Les colons se rallièrent vigoureusement à ce projet et les préparatifs ne tardèrent pas à être bien avancés. La salle commune fut décorée avec des lianes et d’immenses guirlandes de fleurs cueillies dans la forêt ; on s’apprêtait à tuer et mettre à la broche l’une des pensionnaires de notre précieux élevage de Diatryma.
Quant à moi, je récupérai des entonnoirs et des morceaux de tube et, à l’abri d’un vieil appentis, commençai à procéder discrètement à des expériences approfondies. Les colons se montrant curieux, je fus contraint de dormir dans l’appentis pour préserver le secret de mon appareillage improvisé. J’avais décidé qu’il était grand temps de mettre – pour une fois ! – mes compétences scientifiques à contribution.
L’aube se leva sur le jour de la Fête. Nous nous rassemblâmes devant la salle commune dans l’éclatante lumière matinale. La colonie avait retrouvé l’enthousiasme des grands jours : les vestiges des uniformes avaient été, une fois de plus, nettoyés et endossés, les enfants au berceau arboraient les nouveaux tissus décoratifs conçus par Nebogipfel à partir d’un type de coton indigène, teintés en rouge et en violet vif par des pigments végétaux. Je traversais la modeste foule et y cherchais mes amis lorsqu’il y eut un fracas de branches brisées suivi d’un rugissement grave et grinçant.
Un cri monta :
— Le Pristichampus… C’est le Pristichampus ! Attention…
C’était bien le rugissement caractéristique du grand crocodile terrestre. Les gens couraient en tous sens et je cherchai une arme, maudissant mon imprévoyance.
Puis une autre voix s’éleva, plus douce, plus familière, comme portée par la brise :
— Hé ! n’ayez pas peur. Regardez !
Le calme revint et des rires fusèrent timidement.
Le Pristichampus – un fier spécimen mâle – entra majestueusement dans l’espace dégagé devant la salle. Nous reculâmes pour lui faire place ; ses sabots laissaient dans le sable de profondes empreintes… et là-haut, sur son dos, souriant de toutes ses dents, ses cheveux roux flambant dans le soleil, était perché Stubbins !
Je m’approchai du crocodile. Sa peau écailleuse puait la viande faisandée ; l’un de ses yeux me fixait froidement et pivotait pour suivre mes déplacements. Stubbins, torse nu, me souriait, serrant dans ses mains vigoureuses une bride en lianes tressées étroitement enroulée autour de la tête du Pristichampus.
— Stubbins, dis-je, c’est un véritable exploit.
— Ouais, je sais bien que nous avons attelé des Diatryma à des charrues, mais cette créature est beaucoup plus agile. On pourrait parcourir des milles avec, c’est bien mieux qu’un cheval…
— Faites attention, quand même, l’admonestai-je. Et, Stubbins, si vous voulez me retrouver plus tard…
— Oui ?
— J’aurai peut-être une surprise pour vous.
Stubbins tendit la bride, qui tira sur la tête du Pristichampus. En un effort considérable, il arriva à faire tourner la bête. Le monstre sortit de la clairière et entra dans la forêt ; les muscles de ses énormes pattes s’agitaient comme des pistons.
Nebogipfel me rejoignit, la tête presque cachée sous un immense chapeau à large bord.
— C’est une belle réussite, commentai-je. Mais avez-vous remarqué qu’il arrivait tout juste à maîtriser l’animal ?
— Il finira par gagner la partie, dit Nebogipfel. Les humains ont toujours le dessus.
Il s’approcha de moi, son pelage blanc resplendissant sous le soleil matinal, et dit tout bas :
— Écoutez-moi.
Je fus alarmé par ce chuchotement soudain et incongru.
— Quoi ? Qu’y a-t-il ?
— J’ai terminé ma construction.
— Votre construction ? Quelle construction ?
— Je pars demain. Si vous désirez m’accompagner, vous êtes le bienvenu.
Il tourna les talons et, sans bruit, s’éloigna vers la forêt. En un instant, la tache blanche de son dos avait disparu dans l’ombre des arbres. Je restai là, le soleil sur la nuque, à suivre des yeux l’énigmatique Morlock – et c’était comme si le jour avait été transformé : le sens de ses paroles était parfaitement clair et mon esprit en était totalement bouleversé.
Une lourde main me tapa dans le dos.
— Alors, dit Stubbins, c’est quoi, ce grand secret que vous gardez pour moi ?
Je me retournai vers lui mais j’eus du mal, l’espace de quelques secondes, à me concentrer sur son visage.
— Venez avec moi, dis-je enfin, avec toute l’énergie et la bonne humeur que je pus rassembler.
Quelques minutes plus tard, Stubbins et les colons portaient à leurs lèvres des coquilles pleines à ras bord d’une liqueur maison concoctée à partir de lait de palme.
Le reste de la journée se passa dans un flou joyeux. Ma liqueur recueillit un franc succès, bien que, pour ma part, j’eusse de loin préféré pouvoir fabriquer assez de tabac pour en remplir une pipe ! On dansa beaucoup, au son des battements de mains et des voix peu exercées, dans le style d’une musique gaillarde typique de 1944 que Stubbins appelait « swing » et que j’eusse aimé mieux connaître. Je demandai à l’assistance de chanter pour moi The Land of the Leal. Avec ma gravité habituelle, j’exécutai aux accents de cet Hymne aux bienheureux une danse improvisée de mon invention qui suscita admiration et allégresse. La Diatryma fut rôtie à la broche – la cuisson prit la plus grande partie de la journée –, et le soir nous trouva allongés sur le sable piétiné, devant des assiettes chargées d’une viande succulente.
Une fois que le soleil eut sombré derrière la cime des arbres, notre groupe se dispersa rapidement, car la plupart d’entre nous s’étaient accoutumés à vivre de l’aube au crépuscule. Je criai « bonne nuit ! » une dernière fois et me retirai dans les vestiges de ma distillerie improvisée. Je m’assis sur le seuil de l’appentis, sirotant les dernières gouttes de ma liqueur, et regardai l’ombre de la forêt s’étendre sur la mer du Paléocène. Des formes sombres fendaient l’eau : des raies, peut-être, ou des requins.
Je songeai à ma conversation avec Nebogipfel et tentai de justifier par-devers moi la décision que j’étais forcé de prendre.
Au bout d’un certain temps, le bruit léger d’un pas inégal se fit entendre sur le sable.
Je me retournai. C’était Hilary Bond – je pouvais à peine distinguer son visage aux dernières lueurs du jour, et pourtant, je ne sais pourquoi, je ne fus pas surpris de la voir.
Elle sourit.
— Puis-je me joindre à vous ? Il vous reste encore de cet élixir clandestin ?
Je lui fis signe de s’asseoir sur le sable à côté de moi et lui tendis ma coquille. Elle but avec une certaine grâce.
— La journée a été réussie, dit-elle.
— Grâce à vous.
— Non. Grâce à nous tous.
Elle allongea le bras, me prit la main – sans prévenir –, et le contact de sa peau fut comme une secousse électrique.
— Je veux vous remercier, dit-elle, pour tout ce que vous avez fait pour nous. Vous et Nebogipfel.
— Nous n’avons rien…
— Je doute fort que sans vous nous ayons survécu à ces funestes premiers jours.
Sa voix, douce et égale, était néanmoins très prenante.
— Et maintenant, avec tout ce que vous nous avez montré et tout ce que Nebogipfel nous a enseigné…, eh bien, je crois que nous avons toutes les chances de construire un nouveau monde ici.
Ses longs doigts avaient beau effleurer délicatement la paume de ma main, je n’en sentais pas moins les cicatrices de ses brûlures.
— Merci pour cet éloge, dis-je. Mais vous parlez comme si nous allions partir…
— Mais c’est la vérité, non ?
— Vous êtes au courant des projets de Nebogipfel ?
— Plus ou moins, dit-elle en haussant les épaules.
— Alors, vous en savez plus que moi. S’il a construit un Chronomobile… où a-t-il trouvé la plattnérite, par exemple ? Les Automoteurs ont été détruits.
— Dans l’épave de la Zeitmaschine, évidemment, dit-elle d’un ton amusé. Vous n’y avez pas pensé ?
Elle garda un instant le silence puis dit :
— Et vous voulez partir avec Nebogipfel. Pas vrai ?
Je secouai la tête.
Je ne sais pas. Vous savez, il y a des moments où je me sens vieux, vieux et fatigué, comme si j’en avais déjà trop vu !
— Balivernes ! s’exclama-t-elle d’un ton méprisant. Regardez : c’est vous qui avez déclenché tout ça.
Elle désigna le paysage d’un geste de la main.
— Tout ça. Le voyage dans le temps et tous les changements qu’il a produits.
Elle promena son regard sur l’étendue placide de la mer.
— Et ça, c’est le plus grand Changement de tous. N’est-ce pas ?
Elle secoua la tête et poursuivit :
— Vous savez, j’ai eu assez souvent affaire aux planificateurs stratégiques de la D. G. D. T. et, chaque fois, je suis repartie déprimée en songeant à l’étroitesse d’esprit de ces individus. On règle le cours d’une bataille par ici, on assassine quelque misérable despote par là… Si vous disposez d’un instrument tel qu’un Véhicule à déplacement transtemporel et si vous savez, comme nous le savons, que l’Histoire peut être modifiée, vous limiteriez-vous, ou devriez-vous vous limiter à d’aussi mesquins objectifs ? Pourquoi vous limiter à quelques décennies et vous contenter de bricoler l’enfance de Bismarck ou du Kaiser quand vous pouvez revenir des millions d’années en arrière, comme nous l’avons fait ? À présent, nos enfants vont avoir cinquante millions d’années pour refaire le monde… Nous allons reconstruire l’espèce humaine, n’est-ce pas ? Mais vous, dit-elle en se tournant vers moi, vous n’êtes pas encore allé jusqu’au bout. Quel est le Changement ultime, à votre avis ? Pouvez-vous revenir jusqu’au moment de la Création et tout reprendre de zéro à partir de là ? Jusqu’où peut aller ce… Changement ?
Je me rappelai Gödel et ses rêves d’un Monde Final.
— Je ne sais pas jusqu’où cela peut aller, dis-je en toute sincérité. Je ne peux même pas l’imaginer.
Son visage emplissait tout mon champ de vision, ses yeux étaient des gouffres d’obscurité dans la pénombre grandissante.
— Alors, dit-elle, vous devez poursuivre vos voyages jusqu’à ce que vous trouviez. Non ?
Elle se rapprocha ; je sentis ma main se resserrer autour de la sienne et son souffle chaud contre ma joue.
Je sentais en elle comme une raideur, une réticence qu’elle semblait décidée à vaincre, ne fut-ce que par la seule force de sa volonté. Je touchai son bras et trouvai de la chair meurtrie ; elle frissonna comme si mes doigts étaient de glace. Mais elle serra alors ma main dans la sienne et l’appuya contre son bras.
— Il faut me pardonner, dit-elle. Il ne m’est pas facile de me rapprocher.
— Pourquoi ? À cause des responsabilités de votre commandement ?
— Non, dit-elle, d’un ton qui souligna ma maladresse. À cause de la Guerre. Ne comprenez-vous donc pas ? À cause de tous ceux qui ont disparu… Il n’est pas facile de dormir, quelquefois. On souffre une fois, on oublie, et ça recommence : voilà le destin tragique de ceux qui survivent. On a l’impression qu’on ne peut pas oublier, et même que c’est mal de continuer à vivre. Si vous rompez avec nous qui sommes morts/Nous ne dormirons point, bien que les coquelicots poussent/Aux champs des Flandres…
Je l’attirai contre moi et elle se radoucit, fragile créature blessée.
Au dernier moment, je murmurai :
— Pourquoi, Hilary ? Pourquoi maintenant ?
— Pour la diversité génétique, dit-elle, le souffle court. La diversité génétique…
Et bientôt nous partîmes, non jusqu’aux termes du temps, mais jusqu’aux limites de notre Humanité, là, près du rivage de cette mer primitive.
Lorsque je m’éveillai, il faisait encore nuit, et Hilary n’était plus là.
J’arrivai à notre ancien campement dans la pleine lumière du jour. Nebogipfel m’accorda à peine un regard derrière ses lunettes fendues. Il était manifestement aussi peu surpris par ma décision que l’avait été Hilary.
Son Chronomobile était terminé. C’était une caisse d’environ cinq pieds de côté, autour de laquelle j’aperçus des fragments d’un métal insolite : des morceaux, présumai-je, du Messerschmitt, recueillis par le Morlock. Il y avait un banc en branches de Dipterocarps brêlées et un modeste tableau de bord – grossier panneau avec quelques boutons et interrupteurs – comportant le commutateur à bascule bleu que Nebogipfel avait récupéré sur notre premier Chronomobile.
— J’ai des vêtements pour vous, dit-il en brandissant des bottes, une chemise en serge et un pantalon, le tout passablement en état. Je doute qu’ils fassent défaut à nos colons.
— Merci.
Je portais une culotte courte en peau de bête. Je me changeai rapidement.
— Où voulez-vous aller ? me demanda Nebogipfel.
— Chez moi, dis-je en haussant les épaules. En l’an 1891.
Il fit la grimace.
— Il n’existe plus. Il est perdu dans la Multiplicité.
— Je sais, dis-je en grimpant dans l’habitacle. Quoi qu’il en soit, partons vers le futur et voyons de quoi il en retourne.
J’accordai un ultime regard à la mer du Paléocène. Je songeai à Stubbins, aux Diatryma apprivoisées et à la lumière du matin renvoyée par l’océan. Je savais qu’ici j’avais été très près du bonheur, d’un contentement qui m’avait fui toute ma vie. Mais Hilary avait raison : ce n’était pas assez.
Je ressentais encore ce puissant désir de rentrer chez moi, comme un appel porté par le grand Fleuve du Temps et aussi fort, pensai-je, que l’instinct qui dicte au saumon de remonter les eaux douces jusqu’à son lieu de reproduction. Mais je savais, ainsi que Nebogipfel me l’avait rappelé, que mon 1891 à moi, l’univers douillet de Richmond Hill, avait disparu dans les fractures de la Multiplicité.
Si je ne pouvais pas rentrer chez moi, décidai-je, je continuerais : je suivrais cette route du Changement jusqu’à ce qu’elle ne pût m’amener plus loin !
Nebogipfel se tourna vers moi.
— Êtes-vous prêt ?
Je songeai à Hilary. Mais je ne suis pas homme à me répandre en adieux.
— Je suis prêt.
Nebogipfel grimpa, tout raide, dans l’habitacle, ménageant sa jambe mal guérie. Sans cérémonie, il tendit la main vers son tableau de bord et bascula l’interrupteur bleu.
J’eus l’ultime vision fugitive de deux humains – un homme et une femme, nus l’un et l’autre – qui semblaient traverser la plage à toute allure. Une ombre passa brièvement sur le véhicule, projetée, peut-être, par l’un des gigantesques animaux de cette ère ; mais nous ne tardâmes pas à avancer trop rapidement pour pouvoir distinguer pareils détails, et nous nous précipitâmes dans l’incolore tumulte du voyage transtemporel.
Le lourd Soleil du paléocène franchit la mer d’un bond et je me représentai la Terre, du point de vue de notre transition temporelle, en train de tourner comme une toupie sur son axe et de filer comme une fusée autour de son étoile. La Lune était elle aussi visible, disque en pleine course rendu flou par le scintillement de ses phrases. Le transit quotidien du Soleil s’abolit bientôt dans la bande de lumière argentée qui oscillait entre les bornes des équinoxes, et le jour et la nuit fusionnèrent dans la clarté uniforme gris-bleu que j’ai déjà souvent décrite.
Les Dipterocarps de la forêt frissonnèrent entre la naissance et la mort puis furent évincés par la poussée vigoureuse de plantes plus jeunes ; mais le décor qui nous entourait – la forêt, la mer lissée par notre vitesse transtemporelle en une plaine vitreuse – demeurait essentiellement statique, et je me demandai si, en dépit de tous mes efforts et de ceux de Nebogipfel, les hommes n’avaient pas survécu, après tout, ici, au paléocène.
Puis – contre toute attente – la forêt dépérit et disparut. On eût dit qu’un tapis de verdure avait été arraché au sol. Mais le paysage ne resta guère inoccupé ; dès que la forêt fut éliminée, un mélange anguleux de brun et gris – les édifices de Londres Un en expansion – déferla sur la terre. Les immeubles ruisselèrent sur les collines dénudées et, passant près de nous, se répandirent jusqu’à la mer pour faire éclore docks et ports. Les constructions individuelles frissonnèrent et expirèrent presque trop vite pour que nous pussions les suivre des yeux, bien qu’une ou deux persistassent assez longtemps – plusieurs siècles, je suppose – pour devenir presque opaques, comme de grossières esquisses. La mer perdit sa teinte bleue et se mua en une couche de gris sale, ses vagues et ses marées rendues floues par notre déplacement ; le ciel sembla prendre une nuance brune, à l’image du fog londonien des années 1890, baignant la scène d’une lueur crépusculaire sale, et l’air autour de nous se réchauffa.
Fait remarquable, à mesure que défilaient les siècles, et quel que fût le sort des édifices individuels, les contours de la capitale persistaient dans leurs grandes lignes. Je constatai que le ruban du fleuve central – la proto-Tamise – et les cicatrices des voies principales demeuraient essentiellement inchangés au cours du temps, démontrant d’une manière frappante à quel point la géographie humaine est tributaire de la géomorphologie, c’est-à-dire de la forme du paysage.
— Nos colons ont manifestement survécu, dis-je à Nebogipfel. Ils sont devenus une race de néohumains et sont en train de changer leur monde.
— Oui, dit-il en rajustant son masque. Mais n’oubliez pas que nous voyageons à plusieurs centaines de siècles par seconde ; nous sommes au milieu d’une ville qui perdure déjà depuis quelques milliers d’années. Je doute qu’il reste le moindre vestige du Londres Un dont nous avons vécu la fondation.
Je regardai autour de moi, plein de curiosité. Les exilés de notre petit groupe devaient déjà être aussi éloignés de ces néohumains que l’avaient été les Sumériens des hommes de 1891, par exemple. Dans toute cette vaste civilisation débordante d’activité, était-il resté le moindre souvenir des fragiles origines de l’espèce humaine en cette ère reculée ?
Je pris conscience d’un changement dans le ciel ; un bizarre scintillement verdâtre de la lumière. Je compris bientôt qu’il s’agissait de la Lune, qui tournait encore autour de la Terre, croissant et décroissant au gré de son cycle éternel trop vite pour que je la suivisse des yeux ; mais la face de cette patiente compagne était à présent teintée en vert et en bleu : les couleurs de la Terre et de la vie.
Une Lune habitée, à l’image de la Terre ! Ces néohumains avaient manifestement gagné la sœur de notre planète à bord de Machines spatiales, l’avaient transformée et colonisée. Peut-être avaient-ils évolué pour devenir une race de Sélénites aussi grands et filiformes que les Morlocks des hautes latitudes que j’avais rencontrés en 657 208 ! Je ne pouvais évidemment y distinguer le moindre détail, car l’orbite mensuelle de la Lune la faisait tourbillonner dans mon ciel accéléré ; ce que je déplorai, car j’eusse tant aimé braquer sur elle une lunette pour voir les eaux des nouveaux océans venir battre contre les archaïques et profonds cratères et les forêts se répandre sur la poussière des grandes mers lunaires. Comment pouvait-on prendre pied au milieu de ces plaines rocheuses, toutes attaches rompues avec notre mère la Terre ? Sous cette pesanteur réduite, on s’envolerait à chaque pas dans l’air froid et raréfié, sous un Soleil féroce et immuable ; ce serait comme le paysage d’un rêve, me dis-je, avec cette lumière aveuglante et des plantes plus éloignées de la flore terrestre que celles que j’imaginais parmi les rochers au fond de l’océan…
Hélas, c’était un spectacle dont je ne serais jamais témoin. Je m’arrachai à mon séjour imaginaire sur la Lune et me concentrai sur notre situation.
Il y avait à présent un mouvement dans la partie ouest du ciel, bas sur l’horizon : des lumières jaillirent comme autant de lucioles, traversèrent le firmament par saccades et se stabilisèrent, restant en place pendant de longs millénaires avant de pâlir pour être remplacées par d’autres. Il y eut bientôt une foule de ces étincelles, qui fusionnèrent en une sorte de pont qui franchissait le ciel d’un horizon à l’autre ; à son sommet, je dénombrai plusieurs douzaines de lumières dans cette cité céleste.
Je montrai ce phénomène à Nebogipfel.
— Sont-ce des étoiles ?
— Non, dit-il d’une voix égale. La Terre est encore en rotation, et les vraies étoiles doivent être trop floues pour être visibles. Les lumières que nous voyons sont suspendues en des positions fixes au-dessus de la Terre…
— Que sont-elles, alors ? Des lunes artificielles ?
— Peut-être. Elles sont certainement placées là par l’homme. Ces objets sont peut-être artificiels, construits à partir de matériaux acheminés depuis la Terre ou la Lune, dont le puits de gravité est beaucoup moins profond. Ou peut-être sont-ils des corps célestes naturels remorqués autour de la Terre et mis en place par des fusées : des astéroïdes ou des comètes capturés, ce n’est pas impossible.
Je scrutai ces lumières qui se bousculaient avec autant de terreur respectueuse qu’un homme des cavernes contemplant, ébahi, la lumière d’une comète passant au-dessus de sa tête ignorante.
— Que serait l’utilité de telles stations au sein de l’espace ?
— Pareil satellite est comme une tour fixée au-dessus de la Terre, de vingt mille milles de hauteur…
— Quelle vue ! m’écriai-je avec une grimace. On pourrait s’installer là-haut et observer l’évolution des formations météorologiques sur tout un hémisphère !
— La station pourrait aussi servir à l’émission de messages télégraphiques d’un continent à l’autre. Ou, plus radicalement, on pourrait imaginer de transférer d’importantes activités – l’industrie lourde ou la production de l’énergie, peut-être – dans l’espace relativement sans danger d’une orbite terrestre à haute altitude.
Nebogipfel ouvrit les mains et poursuivit :
— Vous pouvez constater par vous-même la dégradation de l’air et de l’eau autour de nous. La Terre ne peut que jusqu’à un certain point absorber les déchets de l’industrie, humaine, laquelle pourrait même se développer jusqu’à rendre la planète inhabitable.
« En orbite, cependant, la croissance est virtuellement illimitée : à preuve, la Sphère construite par ma propre espèce.
La température continuait de s’élever et l’air devint de plus en plus vicié. Le Chronomobile improvisé de Nebogipfel était fonctionnel mais médiocrement équilibré ; il tanguait et oscillait ; je m’accrochai piteusement à ma banquette, car la combinaison de la chaleur, du balancement et du vertige habituellement associé au voyage transtemporel me donnait de sévères nausées.
Une nouvelle évolution se manifesta dans cette Cité en orbite autour de l’équateur. La disposition chaotique des lumières artificielles était devenue sensiblement plus stable. Il y avait à présent une série de sept ou huit stations, plus brillantes les unes que les autres, placées à intervalles réguliers autour du globe ; j’imaginai d’autres stations semblables en place au-delà de l’horizon, continuant leur périple autour de la planète.
Des fils lumineux, ténus et délicats, se mirent alors à descendre des stations étincelantes, s’étirant vers la Terre comme des doigts hésitants. Ce mouvement était constant, et assez lent pour que nous pussions le suivre ; je compris que j’assistais à de stupéfiantes prouesses d’ingénierie – des projets couvrant des milliers de milles dans l’espace et occupant des millénaires entiers – et je fus saisi de respect devant la persévérance et l’intelligence des néohumains.
Au bout de quelques secondes, les fils précurseurs étaient descendus dans la brume dissimulatrice de l’horizon. Puis l’un de ces fils disparut, et la station à laquelle il avait été fixé s’éteignit comme la flamme d’une bougie soufflée par la brise. Manifestement, le fil était tombé ou s’était rompu, et sa station d’ancrage avait été détruite. J’observais ces images pâles et silencieuses, me demandant quelle gigantesque catastrophe – et combien de victimes – elles représentaient. En quelques instants, toutefois, une nouvelle station avait été insérée dans la position vacante de l’orbite équatoriale et un nouveau fil était apparu.
— J’ai du mal à en croire mes yeux, dis-je au Morlock. On dirait qu’ils sont en train de fixer à la Terre ces câbles qui descendent de l’espace.
— C’est ce que j’imagine, dit-il. Nous assistons à la construction d’un Ascenseur spatial : une liaison fixe entre la surface de la Terre et des stations en orbite géosynchrone.
L’idée me fit sourire.
— Un « ascenseur spatial » ! Il me plairait beaucoup d’emprunter pareil dispositif et de m’élever au milieu des nuages vers l’immensité silencieuse de l’espace, mais, si les parois de l’Ascenseur étaient en verre, ce serait à déconseiller à quiconque est sujet au vertige.
— Absolument.
C’est alors que je constatai que d’autres lignes lumineuses s’étendaient entre les stations « géosynchrones ». Les points incandescents furent bientôt interconnectés et les liaisons transversales s’épaissirent jusqu’à former une bande lumineuse aussi large et aussi brillante que les stations elles-mêmes. Une fois de plus – bien que je n’eusse aucune envie d’interrompre notre voyage transtemporel –, je regrettai de ne pas voir plus de cette immense Cité spatiale qui encerclait la Terre.
Le développement de la Terre pendant la même période était toutefois bien moins spectaculaire. De fait, il me sembla que Londres Un était devenu une ville statique, voire abandonnée. Certains édifices atteignaient une telle longévité qu’ils nous parurent presque solides, bien qu’ils fussent sombres, trapus et sans beauté, tandis que d’autres tombaient en ruine sans être remplacés. (Nous vîmes ce processus comme l’apparition abrupte de brèches dans l’horizon complexe des toits de la capitale.) L’air s’épaississait, la mer grise et patiente devenait plus terne et je me demandai si la Terre meurtrie avait été enfin délaissée, soit pour les étoiles, soit, peut-être, pour des refuges plus confortables dans les profondeurs du sol.
J’évoquai ces possibilités avec le Morlock.
— Peut-être, dit-il. Mais reconnaissez que plus d’un million d’années se sont déjà écoulées depuis la fondation de la colonie originelle par Hilary Bond et ses gens. Il y a, sous l’angle de l’évolution, une plus grande distance entre vous et les néohumains de cette ère-ci qu’entre vous et moi. Alors, nous ne pouvons que hasarder des hypothèses intelligentes sur le mode de vie des races présentes ici, sur leurs intentions et même leur composition biologique.
— Certes, dis-je lentement. Et pourtant…
— Oui ?
— Et pourtant le Soleil brille encore. L’histoire de ces néohumains a donc divergé par rapport à la nôtre. Mais s’ils possèdent de toute évidence des Machines spatiales comme les vôtres, eux au moins n’ont pas le désir de voiler le Soleil comme vous autres Morlocks.
— Bien sûr que non, dit-il en désignant le ciel de sa main pâle. En fait, leurs intentions semblent beaucoup plus ambitieuses.
Je me tournai pour voir ce qu’il me montrait. Une fois de plus, la grande Cité orbitale était en pleine évolution. D’énormes coques – irrégulières, manifestement de plusieurs milliers de milles de diamètre – bourgeonnaient tout autour de l’étincelante cité linéaire telles des baies sur une tige. Dès qu’une coque était terminée, elle quittait la Terre, auréolée d’un feu qui illuminait le paysage, puis disparaissait. De notre point de vue, le développement de pareil artefact, depuis la forme embryonnaire jusqu’au projectile prêt à s’envoler, prenait moins d’une seconde ; mais chaque dose de cette lumière éruptive devait, estimai-je, baigner la Terre pendant des décennies.
Ce stupéfiant spectacle se prolongea quelque temps – plusieurs milliers d’années, selon mes calculs.
Ces coques étaient, bien entendu, d’énormes vaisseaux lancés dans l’espace.
— Donc, dis-je au Morlock, des hommes quittent la Terre à bord de ces énormes yachts spatiaux. Mais où croyez-vous qu’ils aillent ? Sur les planètes ? Sur Mars, Jupiter, ou…
Assis sur le banc, les mains sur les genoux, Nebogipfel inclinait vers le ciel son visage masqué ; le flamboiement des vaisseaux éclairait les poils de son visage.
— Il n’est pas besoin d’énergies aussi spectaculaires que celles que nous avons vues ici pour atteindre des destinations aussi modestes… Je crois que ces néohumains ont des ambitions plus vastes. Je crois qu’ils abandonnent le système solaire, tout comme ils semblent avoir abandonné la Terre.
Je contemplai les vaisseaux en partance avec un effroi mêlé de respect.
— Quels êtres remarquables, ces néohumains ! Je ne veux pas être méchant avec vous autres Morlocks, mon vieux, mais, tout de même, quelle différence dans l’ambition et dans la maîtrise technique ! Une Sphère autour du Soleil est une chose, mais lancer sa descendance autour des étoiles…
— Il est vrai que notre ambition à nous s’était limitée à la prudente exploitation d’une seule étoile, et c’était logique, car on obtient ainsi plus d’espace vital pour l’espèce qu’au moyen d’un millier, voire d’un million d’expéditions interstellaires.
— Peut-être, dis-je, mais ce n’est vraiment pas aussi spectaculaire, n’est-ce pas ?
Il rajusta son masque en peau et contempla le paysage dévasté.
— Peut-être que non. Mais l’exploitation d’une ressource finie – ne serait-ce que cette Terre – semble relever d’une compétence que ne possèdent pas vos néohumains.
Je vis qu’il avait raison. Alors même que le feu des vaisseaux spatiaux éclaboussait la mer, les restes de Londres Un ne cessaient de se dégrader – les ruines semblaient bouillonner, comme si elles tombaient en déliquescence – et la mer devint plus grise, l’air encore plus vicié. La chaleur était à présent intense, et je retirai ma chemise, qui collait à ma poitrine.
Nebogipfel s’agita sur son banc et regarda de tous côtés d’un air inquiet.
— Je crois que, si la chose se produit, elle ne va pas tarder…
— De quoi parlez-vous ?
Il refusa de me répondre. La température dépassait maintenant tout ce que je me rappelais avoir enduré dans les jungles du paléocène. Les ruines de la capitale, dispersées sur des collines de terre brune, semblèrent chatoyer, devenir irréelles…
Et puis – dans une fulguration si éblouissante qu’elle abolit le soleil – la ville s’embrasa !
Ce feu dévorant nous engloutit une infime fraction de seconde. Une onde de chaleur insolite – tout à fait insupportable – ébranla le Chronomobile et je hurlai. Mais, par bonheur, la chaleur s’atténua dès que l’incendie de la ville eut prit fin.
Ainsi disparut la cité séculaire dans ce fulgurant instant. Londres Un fut rayé de la face de la Terre et il n’en subsista que de rares affleurements de cendre et de brique fondue et, çà et là, les fragiles contours de fondations. Le sol nu fut bientôt colonisé par les besogneux processus de la vie – une verdure poussive se répandit sur les collines et dans la plaine, des arbres rabougris vécurent le cycle frissonnant de leur existence en bordure de la mer –, mais cette nouvelle vague vitale progressait lentement et semblait condamnée à une existence atrophiée, car une chape de brouillard gris nacré pesait sur le paysage, occultant la clarté patiente de la Cité orbitale.
— Londres Un est donc détruit, m’étonnai-je. Croyez-vous qu’il y ait eu une guerre ? Cet incendie a dû se prolonger pendant des décennies jusqu’à ce qu’il n’y eût plus rien à brûler.
— Ce n’était pas une guerre, dit Nebogipfel. Mais c’était effectivement, je crois, une catastrophe causée par l’homme.
Je fus alors témoin d’un phénomène des plus étranges. Les arbres clairsemés commencèrent à disparaître, mais non pas en se desséchant sous mon regard accéléré comme les Dipterocarps que j’avais observés auparavant. Au lieu de quoi, les arbres s’embrasaient et brûlaient comme des allumettes géantes puis disparaissaient ; le tout ne durait qu’un instant. Je vis aussi un noircissement général affecter l’herbe et les arbustes et persister au fil des saisons jusqu’à ce que l’herbe ne poussât plus et que le sol fût nu et sombre.
Les sinistres nuages gris nacré s’épaissirent encore, cachant les bandes lumineuses du Soleil et de la Lune.
— Je crois que ces nuages, là-haut, sont chargés de cendres, dis-je au Morlock. C’est comme si la Terre était en train de brûler… Nebogipfel, que se passe-t-il ?
— C’est ce que je craignais, dit-il. Vos amis, ces dissipateurs, ces néohumains…
— Oui ?
— Avec leurs manipulations et leur sans-gêne, ils ont détruit l’équilibre générateur de vie du climat terrestre.
Je frissonnai, car la température avait baissé : on eût dit que la chaleur s’échappait de la planète par quelque invisible orifice. J’avais d’abord bien accueilli ce changement qui me soulageait de l’accablante canicule, mais le froid devint vite intolérable.
— Nous passons par une phase d’excès d’oxygène, de hautes pressions au niveau de la mer, expliqua Nebogipfel. Les édifices, les plantes et les herbes et même le bois humide s’enflamment spontanément dans ces conditions. Mais cela ne durera pas. C’est une transition vers un nouvel équilibre… C’est l’instabilité.
La température chuta carrément – le paysage prit un air de novembre frileux –, et je resserrai les pans de ma chemise de jungle. J’eus brièvement l’impression d’un scintillement blanc – l’apparition et la disparition saisonnière de la neige et de la glace hivernales –, puis la glace et le permafrost s’installèrent sur le sol, insensibles aux saisons, en une couche dure, gris blanchâtre, qui se déposait avec une inéluctabilité des plus manifestes.
La Terre fut transformée. À l’ouest, au nord et au sud, les contours du terrain furent masqués par cette couche de glace et de neige. À l’est, la mer du Paléocène, notre vieille amie, avait reculé de plusieurs milles ; je voyais de la glace sur la plage, et, très loin vers le nord, un étincellement blanc permanent indiquait des icebergs. L’air était limpide, et, une fois de plus, je vis le Soleil et la Lune verte traverser le ciel, mais il émanait à présent de l’atmosphère cette clarté gris nacré qu’on associe au plein hiver, juste avant une chute de neige.
Nebogipfel s’était recroquevillé, les mains sous les aisselles, les jambes repliées sous lui. Lorsque je lui touchai l’épaule, sa peau était glacée, comme si l’essence de son être s’était retirée au tréfonds de son corps. Les poils de son visage et de sa poitrine s’étaient imbriqués hermétiquement comme les plumes d’un oiseau. Je me sentis coupable de cette détresse, car, ainsi que je l’ai peut-être déjà signalé, je me considérais comme responsable, directement ou indirectement, des blessures de Nebogipfel.
— Courage, Nebogipfel. Nous avons déjà enduré des glaciations – et des bien pires que celle-ci – et nous avons survécu. Nous traversons un millénaire toutes les deux secondes. Nous allons sûrement laisser cela derrière nous et retrouver sans tarder le soleil.
— Vous ne comprenez pas, dit-il entre ses dents.
— Quoi ?
— Il ne s’agit pas d’une ère glaciaire comme les autres. Ne le voyez-vous donc pas ? Ceci est qualitativement différent… c’est l’instabilité…
Ses yeux se refermèrent.
— Que voulez-vous dire ? Que cela va durer plus longtemps que d’habitude ? Cent mille ans ? Cinq cent mille ? Combien de temps ?
Mais il ne répondit pas.
Je m’enveloppai le torse de mes bras et tentai de conserver ma chaleur. Les griffes du froid s’enfoncèrent plus profondément dans la peau de la Terre et l’épaisseur de la glace augmenta, siècle après siècle, comme le flux d’une lente marée. Le ciel sembla se dégager – la lumière de la bande solaire était dure et abondante, bien qu’apparemment sans chaleur –, et je présumai que les dégâts causés à la mince couche de gaz indispensable à la vie étaient en train de se réparer lentement, à présent que l’homme n’agissait plus sur la Terre. Lumineuse et inaccessible, la Cité orbitale demeurait suspendue dans le ciel au-dessus du paysage gelé, mais il n’y avait sur Terre aucun signe de vie et encore moins de présence humaine.
Au bout d’un million d’années de cela, je commençai à soupçonner la vérité.
— Nebogipfel, dis-je. Cette ère glaciaire ne se terminera jamais. N’est-ce pas ?
Il tourna la tête et marmonna quelque chose.
— Quoi ?
J’approchai mon oreille de sa bouche.
— Qu’avez-vous dit ?
Ses yeux s’étaient refermés et il avait perdu connaissance.
J’empoignai Nebogipfel et le soulevai du banc. Je l’étendis sur le plancher du Chronomobile puis m’allongeai à ses côtés et pressai mon corps contre le sien. Cette position n’était guère confortable : le Morlock était comme un quartier de viande contre ma poitrine, me refroidissant encore plus ; et il me fallut refouler mon dégoût résiduel de la race morlock. Mais j’endurai le tout, dans l’espoir que ma chaleur corporelle le maintînt en vie un peu plus longtemps. Je lui parlai, lui frottai les épaules et les bras ; je continuai ainsi jusqu’à ce qu’il se réveillât, car je pensai qu’en restant inconscient il finirait par sombrer doucement, sans s’en apercevoir, dans la Mort.
— Parlez-moi de cette instabilité climatique, dis-je.
Il tourna la tête et marmonna :
— À quoi bon ? Vos amis les néohumains nous ont tués…
— En fait, j’aimerais savoir ce qui est en train de me tuer.
Après plusieurs de ces tentatives de persuasion, Nebogipfel céda.
Il m’apprit que l’atmosphère de la Terre était de nature dynamique. L’atmosphère ne connaissait que deux états naturellement stables, dont aucun ne pouvait entretenir la vie ; et l’air retombait dans l’un de ces états, loin de l’étroit faisceau des conditions favorables à la vie, s’il était par trop perturbé.
— Mais je ne comprends pas. Si l’atmosphère est un mélange aussi instable que vous le suggérez, comment se fait-il qu’elle ait réussi à nous maintenir en vie comme elle l’a fait pendant des millions d’années ?
Il m’informa que l’évolution de l’atmosphère avait été puissamment modifiée par l’action de la vie elle-même.
— Il existe un équilibre des gaz atmosphériques, de la température et de la pression idéal pour la vie. Aussi la vie œuvre-t-elle, au travers d’immenses cycles inconscients dont chacun implique des milliards d’organismes travaillant aveuglément, à maintenir cet équilibre.
« Mais cet équilibre est intrinsèquement instable. Il est, voyez-vous, comme un crayon reposant sur la pointe : pareil objet risque à tout instant de tomber à la moindre sollicitation. Nous Morlocks avons appris qu’on intervient dans les cycles de la vie à ses risques et périls ; nous avons appris que, si l’on choisit de perturber les divers mécanismes par lesquels se maintient la stabilité atmosphérique, ils doivent être alors réparés ou remplacés. Quel dommage, dit-il d’un ton appuyé, que ces néohumains, ces navigateurs de l’espace que vous idolâtrez, n’aient pas appris ces simples vérités !
— Parlez-moi de ces deux états stables, Morlock ; car il me semble que nous allons nous retrouver dans l’un ou l’autre !
Dans le premier des deux états stables mortels, m’informa Nebogipfel, la surface de la Terre se consumerait : l’atmosphère pourrait devenir opaque comme la couverture nuageuse de Vénus et emprisonner la chaleur du Soleil. De tels nuages, épais de plusieurs milles, occulteraient la plus grande partie du rayonnement solaire, ne laissant passer qu’une terne lueur rougeâtre ; le Soleil serait invisible depuis la surface de la Terre, de même que les planètes ou les étoiles. Des éclairs jailliraient continuellement dans l’atmosphère ténébreuse et le sol, porté au rouge, serait stérilisé.
— C’est possible, dis-je en tentant de réprimer mes frissons, mais, comparée à cette fichue glacière, la Terre serait une agréable station balnéaire… Et le second de vos états stables ?
— La Terre blanche.
Il ferma les yeux et ne voulut plus me parler.
Je ne sais combien de temps nous restâmes là, blottis au fond de ce Chronomobile, cherchant à retenir nos dernières réserves vacillantes de chaleur corporelle. J’imaginais que nous étions les seules parcelles de vie qui restassent sur la planète, hormis, peut-être, quelque robuste lichen accroché à un affleurement de roc gelé.
Je poussai Nebogipfel du coude et continuai de lui parler.
— Laissez-moi dormir, marmonna-t-il.
— Non, répondis-je aussi vivement que je le pus. Les Morlocks ne dorment pas.
— Moi, si. J’ai trop longtemps fréquenté les humains.
— Nebogipfel ! Si vous dormez, vous mourrez… Je crois que nous devrions arrêter le Chronomobile.
— Pourquoi ? dit-il après un instant de silence.
— Il faut que nous retournions au paléocène. La Terre est morte – figée dans l’étreinte de ce maudit hiver –, alors, nous devons repartir vers un passé plus accueillant.
— C’est… une… belle idée, toussa-t-il, à ce détail près qu’elle est irréalisable. Je n’avais pas les moyens de doter cette machine de commandes complexes.
— Que dites-vous ?
— Que ce Chronomobile est d’une nature essentiellement balistique. Je pouvais l’orienter vers le futur ou le passé, et pour une durée déterminée – nous arriverons en l’an 1891 de cette Histoire, ou dans les parages –, mais ensuite, après le pointage et le lancement, je ne peux en contrôler la trajectoire.
« Comprenez-vous ? Le véhicule suit une trajectoire transtemporelle gouvernée par les réglages initiaux d’une part et la force de la plattnérite allemande d’autre part. Nous terminerons notre course en 1891 – en l’an de glace 1891 – et pas avant…
Je sentis mes frissons s’espacer, non pas suite à une quelconque amélioration prononcée des conditions à l’intérieur du véhicule mais parce que, compris-je, mes propres forces commençaient finalement à m’abandonner.
Mais peut-être, spéculai-je follement, n’étions-nous pas perdus : si la planète n’était pas abandonnée – si des humains devaient un jour reconstruire la Terre –, peut-être pourrions-nous encore trouver un climat habitable pour nous.
— Et l’homme ? Qu’est devenu l’homme ? demandai-je avec insistance.
Nebogipfel grogna et roula son œil à la lourde paupière.
— Comment l’Humanité pourrait-elle survivre ? L’homme a sûrement abandonné la planète… s’il ne s’est pas éteint complètement…
— Abandonner la Terre ! protestai-je. Même vous, Morlocks, avec votre Sphère autour du Soleil, n’êtes pas allés tout à fait aussi loin !
Je m’éloignai de lui et me haussai sur les coudes de façon que je pusse voir l’horizon sud par l’embrasure du Chronomobile. Car c’était là – j’en étais sûr, à présent –, du côté de la Cité orbitale, que résideraient tous nos espoirs.
Mais ce que je vis ensuite me remplit d’une profonde terreur.
Si la ceinture équatoriale était restée en place autour de la Terre, ses étincelantes stations reliées par des maillons aussi brillants que jamais, je constatai que les lignes verticales qui ancraient la Cité à la planète avaient disparu. Pendant que j’étais occupé avec le Morlock, les habitants de la Cité orbitale avaient démantelé leurs Ascenseurs, abandonnant ainsi leurs liens ombilicaux avec leur mère la Terre.
Sous mes yeux, une brillante lueur jaillit de plusieurs des stations, qui scintillèrent sur les champs de glace terrestres comme une guirlande de soleils miniatures. Le cercle lumineux glissa et quitta sa position équatoriale. Au commencement, cette migration fut lente, puis la Cité se mit à tourner sur son axe – auréolée de feu telle une girandole – jusqu’à ce qu’elle bougeât si rapidement que je ne pusse en distinguer les stations individuelles.
Elle s’éloigna de la Terre dans une longue glissade et disparut.
Le symbolisme de ce grandiose abandon était saisissant et, sans le flamboiement des monstrueux moteurs, les champs de glace de la Terre déserte semblaient encore plus froids et plus gris qu’avant.
Je me rassis dans le véhicule.
— C’est vrai, dis-je à Nebogipfel.
— Quoi ?
— Que la Terre est abandonnée. La Cité orbitale a largué ses amarres et a disparu. L’histoire de la planète est terminée, Nebogipfel, et la nôtre aussi, j’en ai peur !
Nebogipfel perdit connaissance malgré tous mes efforts pour le ranimer ; au bout d’un moment, je n’eus plus assez de force pour continuer. Je me blottis contre le Morlock, essayant de protéger son corps humide et froid des pires atteintes du gel, sans beaucoup de succès, me sembla-t-il. Je savais qu’étant donné la vitesse de notre déplacement transtemporel notre voyage ne devrait pas durer plus de trente heures en tout. Et si la plattnérite allemande ou le dispositif improvisé par Nebogipfel se révélaient défectueux ? Je risquerais d’être emprisonné à jamais dans cette Dimension atténuée, succombant lentement au gel, ou d’être projeté à tout moment sur la Glace éternelle.
Je crois que je dormis ou que je m’évanouis.
Je crus voir le Veilleur – cette grosse tête massive – flotter devant mes yeux, et derrière sa carcasse dénuée de membres je discernai l’insaisissable champ étoilé teinté de vert. J’essayai de toucher les étoiles, tant elles me semblaient chaudes et lumineuses ; mais je ne pouvais bouger – peut-être était-ce un rêve –, puis le Veilleur disparut.
Enfin, dans une secousse grinçante, le pouvoir de la plattnérite expira et le Chronomobile retomba dans l’Histoire une fois de plus.
La clarté nacrée du ciel s’évanouit, la pâle lumière du Soleil disparut comme si un interrupteur avait été actionné, et je fus plongé dans l’obscurité.
Les dernières bouffées de notre chaleur du paléocène se perdirent dans l’immensité du ciel. La glace plongeait ses griffes dans ma chair – c’était comme une brûlure – et je ne pouvais plus respirer, que ce fût à cause du froid ou de poisons contenus dans l’air ; je sentais un grand poids sur ma poitrine, comme si j’étais en train de me noyer.
Je savais que je ne pourrais pas rester conscient plus de quelques secondes encore. Je décidai que je devais au moins voir ce 1891, si éloigné qu’il fut de mon propre monde, avant de mourir. Je passai les bras sous mon corps – je n’avais déjà plus de sensations dans les mains – et me soulevai jusqu’à ce que je fusse à demi assis.
La Terre gisait dans une clarté argentée, une sorte de clair de lune, ou telle fut du moins ma première impression. Le Chronomobile reposait, comme un jouet maltraité, au centre d’une plaine de glace éternelle. C’était la nuit, et il n’y avait pas d’étoiles. Je crus d’abord qu’elles étaient cachées par des nuages, mais je vis alors, bas dans le ciel, le mince croissant d’une lune argentée. Je ne comprenais toujours pas l’absence des étoiles ; je me demandai si mes yeux avaient été, d’une manière ou d’une autre, endommagés par le froid. Je vis que la sœur de la Terre était verte, et je fus rassuré ; peut-être des humains y vivaient-ils encore. Quel étincelant spectacle que la Terre dans le ciel de ce jeune monde ! Près du limbe du satellite brillait une vive lumière : pas celle d’une étoile, car elle était trop proche, mais celle du Soleil, réfléchie par quelque lac lunaire, peut-être.
Un recoin de mon cerveau engourdi m’incita à me demander d’où venait ce « clair de lune » argenté qui étincelait maintenant sur le givre qui se formait déjà autour du Chronomobile. Si la Lune était encore verdoyante, elle ne pouvait pas être la source de cette féerique clarté. Quoi, alors ?
Avec mes dernières forces, je tournai la tête. Et là, dans le ciel sans étoiles au-dessus de moi, était suspendu un disque luminescent : un objet chatoyant, d’une texture arachnéenne, large comme douze pleines lunes.
Et, derrière le Chronomobile, attendant patiemment sur la plaine de glace…
Je ne pus distinguer de quoi il s’agissait ; je me demandai si ma vue n’était pas effectivement en train de m’abandonner. C’était une forme pyramidale, à peu près de la hauteur d’un homme, mais aux contours rendus flous par un mouvement incessant d’insecte.
« Êtes-vous vivant ? » voulus-je demander à cette répugnante vision. Mais ma gorge était paralysée, ma voix figée par le gel, et je ne pouvais plus poser la moindre question.
Les ténèbres se refermèrent sur moi et le froid s’éloigna enfin.