LIVRE CINQ La Terre blanche

1. Détention

J’ouvris les yeux ou, plutôt, j’eus la sensation que mes paupières avaient été retroussées, ou peut-être excisées. Ma vision était trouble, mon image du monde morcelée par la réfraction ; je me demandai si mes globes oculaires étaient gelés en surface, voire complètement. Je fixai un point au hasard dans le ciel sombre privé d’étoiles ; à la périphérie de mon champ de vision, je détectai une trace de vert – la Lune, peut-être ? –, mais je ne pouvais me tourner pour le vérifier.

Je ne respirais pas. La chose est facile à dire, mais il est difficile d’exprimer la férocité de cette révélation !

J’avais l’impression d’avoir été hissé hors de mon corps ; il n’y avait rien de cette activité mécanique – le halètement des poumons, le battement du cœur, les millions de minuscules douleurs des muscles et des membranes – qui constitue, totalement inaperçue, la surface de l’existence humaine. À croire que tout mon être, toute mon identité, avait été comprimé dans ce regard fixe ouvert sur le vide.

J’aurais dû avoir peur, me dis-je ; j’aurais dû lutter pour aspirer une dernière goulée d’air, tel un homme en train de se noyer. Mais je ne perçus aucune urgence de cette sorte : j’étais au bord d’un sommeil quasi onirique, comme si j’avais été éthérisé.

Ce fut, je crois, cette absence de terreur qui me convainquit que j’étais mort.

Puis une forme passa au-dessus de moi, s’interposant entre ma ligne de vision et le ciel vide. Elle était grossièrement pyramidale, ses arêtes étaient floues ; c’était comme une montagne, entièrement dans l’ombre, qui dressait sa masse au-dessus de moi.

Je reconnus évidemment cette apparition : c’était la créature qui se dressait devant moi lorsque nous reposions à découvert sur la glace. Cette machine – car je la tenais pour telle – glissa vers moi. Elle se déplaçait avec un mouvement étrangement fluide ; si vous pensez à la manière dont le contenu d’un sablier bascule parfois dans une sorte de translation composite lorsqu’on incline l’instrument, vous aurez une idée de l’effet produit. Du coin de l’œil, je vis l’arête floue du socle de la machine frôler ma poitrine et mon estomac. Puis je sentis une série de picotements – de minuscules piqûres – sur tout le buste et le ventre.

Mes sensations étaient donc revenues ! Et à la vitesse d’un coup de fusil. Il y eut un léger grattement sur la peau de ma poitrine, comme si une étoffe était découpée et repliée. À présent, les picotements se faisaient plus profonds ; c’était comme si de minuscules palpes d’insecte s’insinuaient sous ma peau et m’infestaient. Je ressentis de la douleur : un million de minuscules piqûres d’aiguille s’enfonçant dans mes entrailles.

Voilà pour la Mort ! Voilà pour l’Incorporalité ! Et, avec la révélation de la poursuite de mon existence, la Peur resurgit, instantanément, dans un afflux massif d’éléments chimiques qui lessivèrent tout mon corps avec une grande intensité.

C’est alors que l’ombre de la créature-montagne, floue et menaçante, continua d’avancer sur moi, en direction de ma tête. J’allais bientôt être étouffé ! Je voulais crier, mais je ne sentais ni ma bouche, ni mes lèvres, ni ma gorge.

Jamais, dans tous mes voyages, je ne m’étais senti aussi menacé qu’en cet instant. J’avais l’impression d’être écartelé comme une grenouille sur une table de dissection.

Au dernier moment, je sentis quelque chose bouger sur ma main. Je perçus du froid et un frôlement velu : c’était la main de Nebogipfel qui tenait la mienne. Je me demandai s’il gisait à côté de moi, en ce moment même, tandis que s’opérait cette monstrueuse dissection. J’essayai de saisir ses doigts, mais je ne pouvais bouger le moindre muscle.

L’ombre pyramidale atteignit alors mon visage, occultant mon aimable coin de ciel. Je sentis des aiguilles s’enfoncer dans mon cou, mon menton, mes joues et mon front. Il y eut un picotement – une intolérable démangeaison – sur toute la surface de mes yeux non protégés. Je voulais ardemment regarder ailleurs ou fermer les yeux ; mais je ne le pouvais pas : c’était la torture la plus exquise qu’on pût imaginer !

Puis, tandis que ce feu s’insinuait même dans mes globes oculaires, je perdis opportunément conscience.


Lorsque je revins à moi, mon retour au monde n’eut rien de la qualité cauchemardesque de mon premier éveil. Je refis surface au travers d’une couche de rêves ensoleillés : je nageais au milieu de visions fragmentaires de la plage, de la forêt et de l’océan ; je goûtais une fois de plus à la chair salée des bivalves ; et je reposais avec Hilary Bond dans l’obscurité et la tiédeur.

Puis, lentement, la réalité s’imposa.

J’étais couché sur une surface dure non identifiable. Mon dos, qui réagit par un élancement lorsque je tentai de bouger, était bien réel ; tout comme mes jambes écartées, mes bras, mes doigts agités de picotements, le sifflement de locomotive de l’air s’échappant de mes narines et le battement sourd du sang dans mes veines. Je gisais dans une obscurité absolue, mais ce simple fait, qui m’eût jadis terrifié, me semblait à présent secondaire, car j’étais à nouveau en vie, entouré du concert familier des bruits mécaniques de mon propre corps. Dans un accès de soulagement pur et intense, je poussai un cri de joie !

Je me redressai sur mon séant. Lorsque j’eus appliqué les mains sur le sol, j’y trouvai des particules à granulation grossière, comme une couche de sable reposant sur une surface plus dure. Bien que je ne portasse que ma chemise, mon pantalon et mes bottes, j’avais très chaud. J’étais toujours dans l’obscurité complète, mais les échos de cet imprudent hourra étaient revenus rapidement à mes oreilles et j’avais l’impression d’être dans un espace clos.

Je tournai la tête de-ci de-là, à la recherche d’une fenêtre ou d’une porte ; mais sans résultat. Toutefois, je pris conscience d’un poids sur mon visage – quelque chose me pinçait le nez –, et lorsque je levai les mains pour m’en assurer je découvris, posées sur mon visage, une paire de grosses lunettes aux verres intégrés à la monture.

Je touchai prudemment cet encombrant objet…, et la pièce fut inondée d’une vive lumière.


D’abord ébloui, je fermai hermétiquement les yeux. Je retirai d’un coup les lunettes et la lumière disparut, me replongeant dans l’obscurité. Et lorsque je chaussai les lunettes, la clarté revint.

Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre que l’obscurité était la réalité et que la lumière m’était fournie par les lunettes elles-mêmes, que j’avais accidentellement activées. Elles s’apparentaient aux lunettes enveloppantes que le malheureux Morlock avait perdues dans la tempête au paléocène.

Mes yeux s’adaptèrent à l’éclairement. Je me levai et examinai ma personne. J’étais indemne et, semblait-il, en bonne santé : je ne trouvai aucune trace sur mes mains ou mes bras de l’action sur ma peau de la trouble créature pyramidale. Je remarquai toutefois une série de marques blanches dans la serge de ma chemise et de mon pantalon de jungle ; lorsque je passai le doigt dessus, je découvris des coutures cannelées et aplaties, comme si mes effets avaient été maladroitement rapiécés.

J’étais dans une chambre d’environ douze pieds de large et haute d’autant, et c’était la pièce la plus bizarre que j’eusse visitée dans tous mes voyages transtemporels. Pour se la représenter, il faut prendre comme point de départ une chambre d’hôtel de la fin du dix-neuvième siècle. Mais cette pièce n’était pas construite sur le modèle rectangulaire habituel à mon époque ; c’était plutôt un cône arrondi, un peu comme l’intérieur d’une iourte. Il n’y avait pas de porte ni aucun mobilier que ce fût. Le sol était couvert d’une couche uniforme de sable dans laquelle se distinguait en creux l’endroit où j’avais dormi.

Aux murs, un papier tontisse d’un violet plutôt criard et ce qui ressemblait à des cadres de fenêtre garnis de lourds rideaux. Mais les cadres ne contenaient pas de vitres, simplement des panneaux tapissés du même papier en relief.

Il n’y avait pas de source de lumière dans la pièce. Au lieu de quoi, une clarté soutenue et diffuse baignait l’air telle la lumière d’une journée nuageuse. J’étais à présent convaincu, toutefois, que cette illumination était un artefact créé par mes lunettes plutôt qu’un phénomène physique quelconque. Le plafond au-dessus de moi était décoré de tableaux des plus remarquables. Çà et là dans cette cascade baroque, je discernais des fragments de la forme humaine, mais si dispersés et déformés que le motif était impossible à saisir ; l’effet n’était pas grotesque, mais plutôt maladroit et confus, comme si l’artiste possédait la dextérité technique d’un Michel-Ange alliée à la vision d’un enfant arriéré. En résumé : les éléments, je suppose, d’une vulgaire chambre d’hôtel de mon époque, mais métamorphosés par cette insolite géométrie en un lieu quasi onirique !

Je marchai de long en large et mes bottes écrasèrent le sable grossier. Je ne détectai aucune solution de continuité dans les murs, aucune trace de porte. Dans un coin de la chambre se trouvait une cabine d’environ trois pieds de côté, faite en porcelaine blanche. Lorsque je quittai le sable et posai le pied sur la plate-forme de porcelaine, de la vapeur jaillit en sifflant, contre toute attente, d’orifices pratiqués dans les murs. Je reculai, alarmé, et les jets s’arrêtèrent ; la vapeur résiduelle flottait devant mon visage.

Je trouvai une série de petits bols posés sur le sable. Larges comme la main, ils avaient des rebords peu profonds, comme des soucoupes. Certains de ces bols contenaient de l’eau, d’autres des portions de nourriture : des aliments simples – fruits, noix, baies, et cetera – mais rien que je pusse reconnaître au premier abord. Découvrant que j’avais soif, je bus deux bols d’eau. Je trouvai ces récipients peu pratiques ; avec leur faible profondeur, ils avaient tendance à renverser leur contenu sur mon menton et ressemblaient moins à des coupes qu’aux écuelles dans lesquelles on donne à boire à un chien ou à un chat. Je grignotai une petite quantité de nourriture ; les fruits étaient insipides mais acceptables.

Après quoi, mes mains et mes lèvres étaient collantes et je cherchai un lavabo ou une installation sanitaire. Il n’y en avait pas, évidemment, et j’en fus réduit à me rincer avec le contenu d’un autre bol d’eau et à me sécher le visage sur un pan de ma chemise.

Je sondai les fausses fenêtres, sautai en l’air pour essayer de toucher les grossières peintures du plafond – en vain. La surface des murs était aussi lisse qu’une coquille d’œuf mais absolument infrangible. Je creusai un peu dans la couche de sable et constatai qu’elle atteignait entre neuf pouces et un pied ; en dessous s’étendait une mosaïque de fragments brillamment colorés, de style plutôt romain, mais, à l’instar du plafond, c’était une accumulation de motifs fragmentaires ne représentant aucun personnage ni aucune scène que je pusse discerner.

J’étais absolument seul, et aucun son ne me parvenait de derrière les murs : mon univers était en fait parfaitement silencieux, mis à part le frémissement de ma respiration et le battement de mon cœur – les bruits même que j’avais été si heureux de retrouver tantôt !

Au bout d’un moment, certains besoins naturels se manifestèrent. Je résistai à ces sollicitations aussi longtemps que je le pus mais fus finalement forcé de creuser des fosses peu profondes dans le sable pour me soulager.

En comblant le premier de ces trous, je fus assailli par une honte extraordinaire. Je me demandai ce que les Surhommes stellaires de ce 1891 pensaient de mon numéro !

Lorsque je fus fatigué, je m’installai dans le sable, le dos au mur. Je commençai par conserver les lunettes éclairantes mais trouvai la lumière trop vive pour que je pusse me reposer ; je les retirai donc et m’endormis en les serrant dans la main.


Ainsi commença mon séjour dans l’étrange cage qui me servait de chambre. À mesure que s’atténuait ma peur initiale, l’ennui et l’envie de bouger prirent le dessus. Cet emprisonnement me rappelait les jours que j’avais passés dans la Cage de Lumière des Morlocks (dont j’étais sorti sans la moindre envie de répéter l’expérience !). Je finis par penser que tout, même l’irruption du danger, serait préférable à la prolongation de mon séjour dans cette prison ennuyeuse et sans défauts. Mon exil au paléocène – à cinquante millions d’années du journal le plus proche – m’avait guéri, je crois, de ma vieille passion de la lecture ; néanmoins, il y eut des moments où je crus perdre la raison faute de trouver quelqu’un avec qui parler.

Les bols d’eau et de nourriture étaient regarnis chaque fois que je m’endormais. Je ne découvris jamais le fonctionnement de ce processus. Je ne vis aucun signe d’un mécanisme d’extrusion comme celui des Morlocks, mais je n’assistai jamais non plus au remplissage d’un bol par un serviteur ou un équivalent. Une fois, je fis l’expérience de m’endormir avec un bol enterré sous mon corps. À mon réveil, je sentis quelque chose d’humide sous mes côtes. Lorsque je me soulevai, je m’aperçus que le bol s’était une fois de plus rempli d’eau, comme par quelque phénomène miraculeux.

Je parvins à la conclusion provisoire que, d’une manière ou d’une autre, un subtil mécanisme à l’intérieur des bols eux-mêmes en fabriquait le contenu, soit à partir de la matière des bols, soit à partir des éléments de l’air. Je songeai – bien que je n’eusse aucune envie de le vérifier – que mes déchets ensevelis étaient décomposés par les mêmes discrets mécanismes. C’était une perspective insolite, et guère appétissante.

2. Expériences et réflexions

Au bout de trois ou quatre jours, je ressentis le besoin de me laver plus complètement. Comme je l’ai dit, il n’y avait là rien qui ressemblât à des installations sanitaires et j’étais de moins en moins satisfait de la toilette de chat que j’arrivais à exécuter avec mes bols d’eau potable. J’avais envie de prendre un bain ou, mieux encore, de nager dans la mer de mon cher paléocène.

Il me fallut un certain temps – on me trouvera quelque peu obtus en cette matière – avant de porter mon attention vers la cabine en porcelaine que j’ai décrite plus haut et que j’avais négligée depuis ma première et hésitante exploration de ma chambre. Je m’en approchai alors et plaçai prudemment un pied sur le socle en porcelaine. Une fois de plus, la vapeur jaillit des parois.

Soudain, je compris. Dans un sursaut d’enthousiasme, j’enlevai bottes et vêtements (conservant toutefois les lunettes) et entrai dans la petite cabine. Je fus enveloppé de volutes de vapeur ; je commençai à transpirer et mes lunettes s’embuèrent. J’eusse pensé que la vapeur se répandrait dans la chambre, la transformant en une sorte de sauna, mais elle resta confinée à l’intérieur de la cabine, sans doute grâce à un système mettant en jeu des différences de pression d’air.

J’avais donc une salle de bains, finalement : elle n’était pas équipée comme celles de mon époque… mais à quoi bon, d’ailleurs ? Ma maison de Petersham Road était perdue dans une autre Histoire, après tout. Je me souvins que les Romains, par exemple, ne connaissaient ni savon ni détergent ; ils avaient été forcés de recourir à cette sorte de cuisson à l’étuvée pour éliminer la saleté de leurs pores par la transpiration. Et ce nettoyage à la vapeur se révéla, en ce qui me concerne, très efficace, bien que, ne disposant pas des grattoirs utilisés par les Romains, je fusse contraint d’utiliser mes ongles pour racler la crasse accumulée sur ma peau.

En sortant du sauna, je cherchai un moyen de me sécher, puisque je n’avais pas de serviette. J’envisageai à contrecœur de me servir de mes vêtements, puis j’eus soudain l’idée de recourir au sable. Je découvris que ce matériau grenu, tout râpeux qu’il fût contre mon épiderme, absorbait assez bien l’humidité.

Mon expérience avec le sauna m’obligea à réfléchir. Comment avais-je pu être aussi borné pour avoir mis si longtemps à deviner l’usage de pareille installation ? Il y avait au fond, de mon temps, de nombreuses parties du monde qui ne connaissaient pas les joies de l’eau courante et de la porcelaine – de nombreux quartiers de Londres, en fait, s’il fallait en croire les récits les plus poignants de la Pall Mall Gazette.

Il était clair que les Surhommes inconnus de cette ère avaient fait beaucoup d’efforts pour me donner une chambre qui assurât ma subsistance. J’étais désormais dans une Histoire radicalement différente, après tout ; et, peut-être, les particularités de cette pièce – l’absence d’installations sanitaires reconnaissables, la nourriture insolite, et cetera – n’étaient-elles pas aussi significatives ni aussi bizarres que j’en avais l’impression.

On m’avait fourni les éléments d’une chambre d’hôtel de mon époque, mais en les mélangeant avec des installations sanitaires datant apparemment de la naissance du Christ ; et quant à la nourriture, ces assiettes de noix et de fruits que j’étais censé grignoter étaient plus adaptées à l’un de mes lointains ancêtres cueilleurs d’il y a, disons, quarante mille ans avant ma naissance.

C’était un pot-pourri, un mélange de fragments d’âges disparates de l’espèce humaine ! Mais je crus y déceler une sorte de cohérence.

Je considérai la différence entre moi-même et les habitants de ce monde-ci. Depuis la fondation de Londres Un, il y avait eu cinquante millions d’années d’évolution, soit plus de cent fois l’écart évolutif entre moi-même et le Morlock. À des échelles temporelles de cette ampleur, le temps est comprimé – tout comme les couches géologiques sont comprimées par le poids des sédiments déposés au-dessus d’elles – jusqu’à ce que l’intervalle entre moi et Caius Julius Caesar, voire entre moi-même et les premiers représentants du genre Homo qui eussent arpenté la Terre (intervalle apparemment gigantesque sous l’angle de ma brève existence), s’amenuise pour devenir nul.

Malgré tous ces obstacles, songeai-je, mes hôtes invisibles avaient plutôt bien deviné les conditions susceptibles de me rendre la vie agréable.

Il semblait en tout cas que mes attentes, même après toutes mes expériences, étaient encore enracinées dans mon propre siècle, et dans une petite portion du globe ! Cette pensée – la reconnaissance de ma propre étroitesse d’esprit – me rendit modeste et je consacrai malgré moi quelque temps à la méditation intérieure. Mais je ne suis pas homme à me bercer de contemplation et je ne tardai pas à ronger à nouveau mon frein devant les conditions de mon emprisonnement. C’était peut-être ingrat de ma part, mais je voulais recouvrer ma liberté ! Même si je ne voyais pas comment y parvenir.


Je crois que je séjournai dans cette cage une quinzaine de jours. Ma libération fut aussi soudaine qu’inattendue.

Je m’éveillai dans le noir.

Je me redressai sur mon séant, sans prendre mes lunettes. Je ne pus d’abord pas déterminer ce qui m’avait dérangé, et puis j’entendis… un son doux et léger, comme une lointaine respiration. C’était le plus subtil des sons, presque inaudible, et je savais que s’il était monté des rues de Richmond au milieu de la nuit il ne m’eût pas réveillé. Mais ici mes sens avaient été tendus par mon isolement prolongé : ici, je n’avais deux semaines durant entendu aucun bruit – hormis le léger sifflement du bain de vapeur – qui ne fût produit par moi-même. Je pressai mes lunettes sur mon visage. La lumière inonda mes yeux et je cillai, refoulant mes larmes, impatient de voir.

Les lunettes me révélèrent une douce lueur, pâle comme le clair de lune, qui filtrait dans la pièce. Une porte était ouverte dans la paroi de ma cellule. De forme oblongue, avec un seuil à environ six pouces du sol, elle traversait l’une des fausses fenêtres.

Je me levai, passai ma chemise – car je m’étais accoutumé à dormir avec la chemise comme oreiller de fortune – et m’approchai de l’embrasure. La douce respiration se fit plus forte, et – en contrepoint, comme le murmure d’un ruisseau par-dessus la brise – j’entendis le gargouillement liquide d’une voix : une voix presque humaine que je reconnus instantanément !

La porte menait à une autre chambre, à peu près de la même taille et de la même forme que la mienne. Mais là, pas de fausses fenêtres, pas de maladroites tentatives de décoration, pas de sable sur le sol. Les murs étaient nus, gris métallisé ; il y avait plusieurs fenêtres, couvertes par des paravents, et une porte munie d’une simple poignée. Pas de mobilier : la pièce était dominée par un unique et imposant artefact, la machine pyramidale (ou une machine identique) que j’avais vue pour la dernière fois lorsqu’elle avait entamé sa lente et douloureuse ascension de mon corps. J’avais dit qu’elle avait la hauteur d’un homme et la base correspondante ; sa surface était en gros métallique mais d’une texture complexe et changeante. Qu’on se représente une grande structure pyramidale de six pieds de haut, couverte d’une surface floue de fourmis métalliques affairées, et l’on en aura saisi l’essentiel.

Mais cette monstruosité attira à peine mon attention, car, debout tout fringant devant elle, et scrutant apparemment l’intérieur de la pyramide avec une sorte de loupe d’horloger vissée sur l’œil, se trouvait Nebogipfel.


Je m’avançai en titubant et ouvris chaleureusement les bras. Mais le Morlock resta patiemment immobile et ne réagit pas à ma présence.

— Nebogipfel, dis-je, je ne puis vous dire à quel point je suis enchanté de vous avoir retrouvé. J’ai cru devenir fou là-dedans, fou à force de solitude !

Je vis alors que l’un de ses yeux – le droit, l’œil blessé – était recouvert par l’instrument monoculaire ; ce tube se prolongeait jusqu’à la pyramide et fusionnait avec le corps de l’objet… et tout ce dispositif grouillait du fourmillement miniature qui recouvrait la machine.

Je regardai ce spectacle avec un certain dégoût, car je n’eusse pas aimé insérer pareil objet dans mon orbite !

L’autre œil de Nebogipfel pivota vers moi, énorme et gris-rouge.

— En fait, dit-il, c’est moi qui vous ai retrouvé et ai demandé à vous voir. Et, quel que soit votre état mental, je vois que vous êtes enfin en bonne santé. Comment vont vos gelures ?

— Quelles gelures ? dis-je, perplexe, en palpant ma peau tout en sachant très bien qu’elle ne portait aucune marque.

— Alors, ils ont fait du bon travail, dit Nebogipfel.

— Qui ?

— Les Constructeurs universels.

Je présumai qu’il désignait ainsi la machine pyramidale et ses semblables.

Je remarquai à quel point il se tenait droit et comme son pelage était propre et bien peigné. Je m’aperçus que, contrairement à moi, il n’avait pas besoin de lunettes pour améliorer sa vision sous cette clarté lunaire. Manifestement, cet appartement avait été conçu en vue de satisfaire ses besoins plutôt que les miens.

— Vous avez l’air superbe, Morlock, dis-je chaleureusement. Votre jambe est guérie, et votre bras aussi.

— Les Constructeurs sont parvenus à guérir mes plus anciennes blessures. Franchement, je suis maintenant en aussi bonne santé que lorsque je suis monté pour la première fois à bord de votre Machine transtemporelle.

— Cet œil mis à part, dis-je avec un peu de remords, car je parlais de l’œil que j’avais détruit dans un accès de peur et de colère. Je suppose que ces Constructeurs, comme vous dites, n’ont pas réussi à le sauver.

— Mon œil ? dit-il d’une voix étonnée.

Il éloigna la tête du monoculaire ; le tube se détacha de son visage avec un léger bruit de succion et se rétracta dans la peau métallique de la machine pyramidale.

— Pas du tout, dit-il. C’est moi qui ai choisi de le faire reconstruire ainsi. Il présente certains avantages, bien qu’il me faille avouer que j’ai eu du mal à expliquer mes désirs aux Constructeurs…

Il se tourna alors vers moi. Son orbite était un simple trou ; les débris de son œil crevé avaient été aspirés, et l’on eût dit que l’os avait été ouvert et le trou approfondi. Toute la cavité luisait de l’éclat humide du métal fourmillant.

3. Le Constructeur universel

Je n’avais qu’une cellule spartiate, mais Nebogipfel s’était vu accorder une véritable suite : quatre pièces, chacune aussi grande que la mienne et de forme grossièrement conique, munies, en plus, des portes et des fenêtres que nos hôtes n’avaient pas jugé bon de m’octroyer : manifestement, ils avaient une plus haute opinion de son intelligence que de la mienne !

Il y avait le même manque de mobilier dont j’avais souffert, bien que les Morlocks eussent des besoins plus simples et que ce ne fût pas aussi incongru pour Nebogipfel. Dans une pièce, toutefois, je découvris un objet bizarre : une sorte de table, d’environ douze pieds de long sur six de large, couverte d’une matière orange douce au toucher. Des poches étaient disposées autour du rebord de cette table, toutes renforcées aux coins par une substance dure qui émettait une lueur verte. La table était approximativement rectangulaire, quoique ses bords fussent de forme irrégulière ; une boule unique – blanche et faite d’une matière dense – reposait sur le dessus de la table. Lorsque je poussai la boule d’une chiquenaude, elle roula assez correctement, bien qu’en l’absence de feutrine elle eût tendance à s’emballer, et elle rebondit sur les bandes latérales avec une franchise satisfaisante.

J’essayai de trouver le sens profond de ce dispositif, car, selon toutes les apparences – comme on l’aura sûrement deviné d’après ma description –, il avait tout d’une table de billard ! Je me demandai d’abord si ce n’était pas, une fois de plus, un écho déformé d’une chambre d’hôtel du dix-neuvième siècle ; si c’était le cas, le choix était bizarre, et, avec une seule bille et rien qui pût servir de queue, je ne risquais pas de me distraire beaucoup.

Perplexe, j’abandonnai la table et essayai d’ouvrir les portes et les fenêtres. Les portes avaient de simples poignées, faciles à saisir et à tourner, mais elles ne s’ouvraient que sur d’autres chambres à l’intérieur de la suite ou sur ma propre chambre ; il n’y avait pas de sortie sur le monde extérieur. Je découvris toutefois que les panneaux recouvrant les fenêtres transparentes pouvaient se relever et, pour la première fois, je pus examiner ce nouvel an 1891, cette Terre blanche.

Mon point de vue s’élevait à quelque trois cents pieds du sol, sinon plus ! Nous étions comme au sommet d’une gigantesque tour cylindrique dont je voyais les flancs descendre vertigineusement en dessous de moi. Tout ce que je voyais confirmait la première impression que j’avais eue lorsque j’avais jeté un ultime regard par l’embrasure du Chronomobile juste avant d’être terrassé par le froid : c’était un monde plongé dans la glace éternelle. Le ciel avait la couleur de l’acier nu et le sol gelé était du gris blanchâtre des ossements abandonnés, sans la moindre de ces auréoles bleuâtres qui font le charme de certains champs de neige. Depuis mon observatoire, je percevais très clairement la redoutable stabilité de cet état d’équilibre, exactement comme Nebogipfel me l’avait décrite : la lumière du jour étincelait férocement sur la gangue de glace crevassée qui enveloppait la Terre et la blancheur de cette carapace à l’échelle du globe renvoyait la chaleur du Soleil dans l’espace, où elle se dissipait. L’infortunée Terre était morte, à jamais prisonnière de l’abîme glacial de la stabilité climatique – de la Stabilité ultime de la Mort.

Çà et là, j’apercevais un Constructeur – exactement semblable au nôtre, celui qui résidait chez Nebogipfel – dressé sur le paysage gelé. Chaque Constructeur était toujours seul, planté là tel un grossier monument, une éclaboussure gris acier tranchant sur la blancheur macabre de la glace. Je n’en vis jamais bouger un seul ! On eût dit qu’ils se matérialisaient carrément aux emplacements où ils se tenaient, se recomposant, peut-être, à partir de l’air. (En fait, ainsi que je le découvris plus tard, cette première hypothèse n’était pas trop éloignée de la vérité.)

La Terre était certes morte, mais non dépourvue de signes d’une présence intelligente. D’autres grands édifices – comme le nôtre – trouaient le paysage. C’étaient des solides géométriques simples : cylindres, cônes et cubes. De mon nid d’aigle, qui donnait au sud-ouest, je voyais ces constructions géantes s’échelonner jusqu’à Battersea, Fulham, Mitcham et même au-delà, espacées d’environ un mille en moyenne ; et l’ensemble – les champs de glace, les Constructeurs impassibles, les édifices isolés et anonymes – contribuait à suggérer un Londres sinistre et inhumain.


Je revins vers Nebogipfel, toujours en arrêt devant son Constructeur. Le pelage métallique de la créature ondulait et scintillait comme l’eau d’un étang vertical dans laquelle évoluaient des poissons d’acier. Puis une protubérance – un tube de quelques pouces de diamètre à la texture métallique argentée comme la surface de la pyramide – en jaillit et s’étira vers le visage impatient de Nebogipfel.

Je reconnus le dispositif monoculaire ; dans un instant, il allait être assujetti au crâne de Nebogipfel.

Je fis le tour du Constructeur. Ainsi que je l’avais déjà observé, il donnait l’impression d’un amas de scories fondues ; il était vivant jusqu’à un certain point – et mobile, car j’avais vu cet objet, ou un objet identique, se répandre sur mon propre corps –, mais je n’arrivais pas à deviner quel rôle il jouait. En l’examinant de plus près, je constatai que sa surface était couverte d’une série de poils métalliques, de cils vibratiles – une sorte de limaille de fer – qui s’agitaient dans l’air, tout à fait actifs et intelligents. Et j’eus la sensation douloureuse et frustrante qu’il y avait d’autres niveaux sous-jacents, trop fins pour être saisis par ma vision vieillissante. La texture de cette surface mobile était à la fois fascinante et répugnante : mécanique, mais avec une certaine apparence de vie. Je n’eus pas la tentation de la toucher – je ne pouvais supporter la pensée que ces cils grouillants s’attaquassent à ma peau – et je n’avais pas d’instrument pour la sonder. Faute de pouvoir procéder à un examen plus approfondi, je ne pouvais entreprendre l’étude de la structure interne du Constructeur.

Je remarquai une certaine activité au niveau du bord inférieur de la pyramide. M’accroupissant, je constatai que de minuscules communautés de cils métalliques – de la taille de fourmis, voire plus petites – ne cessaient de se détacher du Constructeur. En général, ces éléments semblaient se dissoudre en tombant sur le sol, se désintégrant sans doute en composants trop petits pour que je pusse les voir ; mais, à plusieurs reprises, je vis que ces débris du Constructeur continuaient de cheminer sur le sol, comme des fourmis – encore une fois –, vers des destinations inconnues. De même, j’observai à présent que d’autres groupes de cils vibratiles émergeaient du sol, grimpaient aux basques du Constructeur et se fondaient dans sa substance, comme s’ils en avaient toujours fait partie !

J’en fis la remarque à Nebogipfel.

— C’est stupéfiant, dis-je, mais il n’est pas difficile de deviner ce qui se passe. Les composants du Constructeur s’attachent et se détachent tout seuls. Ils se répandent sur le sol – voire s’envolent dans les airs, pour autant que je sache ou puisse m’en rendre compte. Les morceaux détachés doivent soit mourir, d’une manière ou d’une autre, s’ils sont défectueux, soit rejoindre le cadavre scintillant de quelque autre malheureux Constructeur.

« Et zut ! m’exclamai-je. La planète doit être recouverte d’une couche ténue et visqueuse de ces cils détachés, fourmillant de tous côtés ! Et, au bout d’un certain temps – un siècle, peut-être –, il ne restera plus rien du corps originel du monstre que nous avons sous les yeux. Tous ses composants, qui lui tiennent lieu de cheveux, de dents et d’yeux, ont pris la route pour rendre visite à l’un de ses voisins !

— Ce processus n’est pas unique, dit Nebogipfel. Dans votre corps, et le mien, des cellules meurent et sont remplacées en permanence.

— Peut-être, mais quand même, cela veut-il dire pour autant que ce Constructeur-ci est, véritablement, un individu ? Par exemple, si j’achète une brosse et qu’ensuite je remplace le manche puis la tête, est-ce que j’ai encore la même brosse ?

L’œil gris-rouge du Morlock se retourna vers la pyramide, et le tube de métal extrudé s’enfonça dans son autre orbite avec un « plop ! » visqueux.

Ce Constructeur n’est pas une machine individuelle, comme un automobile, répliqua-t-il. C’est un objet composite, fait de nombreux millions de sous-machines ou de membres, si vous voulez. Ils sont disposés de façon hiérarchique, rayonnant depuis un tronc central le long de branches et de rameaux comme dans une arborescence naturelle. Les membres les plus petits, à la périphérie, sont trop fins pour que vous puissiez les voir : ils travaillent aux niveaux moléculaire ou atomique.

— Mais à quoi, demandai-je, servent ces membres d’insecte ? On peut certes bousculer des atomes et des molécules, mais pourquoi ? Quelle occupation stérile et ennuyeuse !

— Au contraire, dit-il d’une voix lasse. Si l’on peut faire descendre l’ingénierie au niveau le plus fondamental de la matière – et si l’on a assez de temps et suffisamment de patience –, on peut tout faire. La preuve, dit-il en levant les yeux vers moi, c’est que, sans l’ingénierie moléculaire des Constructeurs, ni vous ni moi, d’ailleurs, n’aurions survécu à notre première exposition à la Terre blanche.

— Que voulez-vous dire ?

— Que la « chirurgie » pratiquée sur vous l’a été au niveau de la cellule, au niveau où le gel a accompli ses ravages…

Nebogipfel m’expliqua, avec des détails macabres, comment, sous le froid rigoureux auquel nous avions été exposés, les parois de mes cellules (et des siennes) avaient éclaté à la suite du gel et de l’expansion de leur contenu et que nulle chirurgie du type qui m’était familier n’eût pu me sauver la vie.

Au lieu de quoi, les microscopiques membres externes du Constructeur s’étaient détachés du corps principal et avaient circulé à l’intérieur même de mon organisme endommagé, réparant mes cellules gelées au niveau moléculaire. Lorsqu’ils avaient atteint l’autre côté – pour parler crûment – ils avaient émergé de mon corps et rejoint leur « père ».

J’avais été reconstruit, comme Nebogipfel, de l’intérieur vers l’extérieur, par une armée grouillante de fourmis métalliques.

J’en eus froid dans le dos – plus froid qu’à n’importe quel moment depuis mon sauvetage. Je me grattai les bras, presque involontairement, comme pour tenter d’éliminer cette infection technologique.

— Mais pareille invasion est monstrueuse, protestai-je. Rien qu’en pensant à ces créatures besogneuses qui me traversent le corps…

— Je suppose que vous préféreriez les scalpels agressifs et imprécis des chirurgiens de votre époque…

— Peut-être que non, mais…

— Je vous rappelle que vous, par contre, n’avez même pas pu remettre un os fracturé sans m’estropier.

— Mais c’était différent. Je ne suis pas médecin !

— Et vous croyez que cette créature en est un ? En tout cas, si vous eussiez préféré mourir, je ne doute point que cela puisse encore s’arranger.

— Mais non !

Je n’en continuai pas moins à me gratter, et je savais que je mettrais longtemps à me trouver à l’aise dans mon corps reconstruit ! Je crus imaginer quand même une modeste consolation.

— Au moins, dis-je, ces microprolongements du Constructeur sont purement mécaniques.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’ils ne sont pas vivants. Sinon…

Il se désaccoupla du Constructeur et me fit face ; la cavité ouverte dans son visage grouillait de scintillants cils métalliques.

— Non, vous vous trompez. Ces structures sont effectivement vivantes.

— Quoi ?

— Selon toute définition raisonnable de ce terme. Elles peuvent se reproduire. Elles peuvent manipuler le monde extérieur et créer localement des conditions d’ordre accru. Elles possèdent des états internes susceptibles de changer indépendamment de données externes ; elles disposent de mémoires auxquelles elles ont accès à volonté…, toutes caractéristiques particulières à la Vie et à l’Intelligence. Les Constructeurs sont vivants et conscients, aussi conscients que vous ou moi. Plus, en fait.

Je n’y comprenais plus rien.

— Mais c’est impossible, dis-je en indiquant la pyramide. Ceci est une machine. Elle a été fabriquée.

— J’ai déjà rencontré les limites de votre imagination, dit Nebogipfel d’un ton sévère. Pourquoi un ouvrier mécanique serait-il construit en respectant les limitations du corps humain ? Avec la vie machinique…

La vie ?

— … On est libre d’explorer d’autres morphologies, d’autres formes.

Je fronçai les sourcils à l’adresse du Constructeur.

— La morphologie de la haie de troènes, par exemple !

— Et, de plus, il était en mesure de vous fabriquer. En êtes-vous moins vivant pour autant ?

Le débat devenait trop métaphysique pour moi ! Je me mis à tourner autour du Constructeur.

— Mais s’il est vivant et conscient, est-ce une personne ? Ou plusieurs personnes ? A-t-il un nom ? Une âme ?

Nebogipfel se tourna une fois de plus vers le Constructeur et laissa le monoculaire se nicher dans son visage.

— Une âme ? demanda-t-il. C’est votre descendant. Comme moi, mais dans une Histoire différente. Est-ce que j’ai une âme ? Et vous ?

Il se détourna de moi et scruta le cœur du Constructeur.

4. La salle de billard

Plus tard, Nebogipfel me rejoignit dans la pièce que j’avais fini par considérer comme la salle de billard. Il mangeait ce qui ressemblait à du fromage.

J’étais assis, morose, sur le bord de la table, lançant et relançant la boule unique. Elle affectait un comportement particulier. Par exemple, je visais une poche de l’autre côté du plateau ; la plupart du temps, je faisais mouche et trottais autour de la table pour aller récupérer la bille dans son petit filet. Mais il arrivait que la trajectoire de la bille fût perturbée. Il y avait comme un ébranlement au milieu du plateau vide – la bille tremblait sur place, étrangement, et trop vite pour que je pusse la suivre des yeux –, puis, en général, le projectile poursuivait sa course jusqu’à destination. Parfois, cependant, la bille était sensiblement déviée de la trajectoire prévue ; en une occasion, arrivée à cette perturbation quasi invisible, elle était même revenue jusque dans ma main !

— Avez-vous vu cela, Nebogipfel ? C’est extrêmement bizarre. Il n’y a apparemment aucun obstacle au milieu de la table. Et pourtant, la moitié du temps, la course de cette bille est perturbée.

J’essayai de lui faire encore quelques démonstrations, qu’il observa d’un air distrait.

— Eh bien, dis-je, je suis au moins content de ne pas être en train de disputer une partie. Je connais un ou deux individus qui en viendraient aux mains pour de pareilles irrégularités.

Lassé de ce jeu stérile, je plaçai la bille exactement au milieu de la table et l’y laissai.

— Je me demande quelles intentions avaient les Constructeurs en mettant cette table ici. D’accord, c’est notre unique meuble – à moins que vous ne vouliez compter notre Constructeur lui-même… Et je me demande si c’est une table de snooker ou de billard proprement dit.

Nebogipfel sembla intrigué.

— Y a-t-il une différence ?

— Et comment ! Malgré sa popularité, le snooker n’est qu’un jeu de blouseurs, un passe-temps juste assez raffiné pour les officiers de l’armée des Indes qui l’ont inventé afin de tromper leur ennui, mais qui, à mon avis, n’a rien à voir avec la science du billard, telle que…

C’est alors – la chose se passa sous mes yeux – qu’une deuxième bille sortit spontanément de l’une des blouses et commença à rouler droit sur la bille qui reposait au centre de la table.

Je me penchai pour mieux voir.

— Que diable se passe-t-il ici ?

La bille avançait très lentement et je pus distinguer des détails de sa surface. Ma bille n’était plus ni lisse ni blanche ; après mes diverses expériences, sa surface présentait une série d’éraflures, dont l’une était très reconnaissable. Et cette bille inattendue était tout aussi éraflée.

La nouvelle venue heurta ma bille stationnaire avec un « toc ! » franc ; elle fut immobilisée par l’impact et ma bille fut projetée de l’autre côté de la table.

— Savez-vous, dis-je à Nebogipfel, que je jurerais, si je n’étais pas sûr du contraire, que cette bille qui vient d’émerger de nulle part est la même que la première ?

Il s’approcha et je lui montrai la longue éraflure caractéristique.

— Vous voyez ce détail, là ? Je reconnaîtrais cette marque dans le noir… Ces billes sont des jumelles identiques.

— Alors, dit calmement le Morlock, c’est peut-être la même bille.

Bousculée, ma bille avait heurté une bande de l’autre côté de la table et rebondi ; la non-géométrie du plateau était telle que la bille repartait en direction de la blouse dont était sortie la deuxième.

— Mais comment est-ce possible ? Certes, je conçois qu’une Machine transtemporelle puisse livrer deux copies du même objet au même endroit – Moïse et moi-même, par exemple ! –, mais je ne vois pas ici de dispositifs transtemporels. Et à quoi cela servirait-il ?

La bille originelle avait perdu beaucoup d’élan à la suite de ses nombreux impacts et n’avançait presque plus en arrivant devant la blouse ; elle glissa quand même dans la poche et disparut.

Il ne nous resta que sa copie, la bille qui avait émergé si mystérieusement de la blouse. Je la ramassai et l’examinai. Pour autant que je pusse m’en rendre compte, c’était la copie exacte de notre bille. Et, lorsque je regardai dans le réceptacle sous la blouse, il était vide ! Notre balle originelle avait disparu, comme si elle n’avait jamais existé.

— Ça alors ! dis-je à Nebogipfel. Cette table est plus sournoise que je ne l’imaginais. Que croyez-vous qu’il s’est passé ? Est-ce le phénomène qui accompagne la perturbation des trajectoires – avec ce tremblement audible – que je vous ai montrée tout à l’heure ?

Nebogipfel ne répondit pas immédiatement mais, après cette conversation, il se mit à consacrer une partie substantielle de son temps, en ma compagnie, aux énigmes soulevées par cette étrange table de billard. Quant à moi, j’essayai d’examiner la table elle-même, dans l’espoir de trouver quelque dispositif caché, mais je ne trouvai rien, ni trucage ni trappe secrète qui pût avaler et rejeter des billes. De plus, même s’il y avait eu un aussi grossier mécanisme d’illusion, il m’aurait encore fallu trouver l’explication de l’identité apparente de l’« ancienne » et de la « nouvelle » bille !

Un détail capta mon attention, bien qu’alors je ne pusse l’expliquer : l’insolite lueur verdâtre émise par les bords des blouses, qui me rappelait irrésistiblement celle de la plattnérite.


Nebogipfel me rapporta ce qu’il avait appris sur les Constructeurs.

Notre ami silencieux posté dans le salon de Nebogipfel faisait, semblait-il, partie d’une espèce très répandue : les Constructeurs habitaient la Terre, les planètes transformées et même les étoiles.

— Vous devez, me dit-il, oublier vos préjugés et considérer ces créatures avec un esprit ouvert. Elles ne sont pas comme des humains.

— Je suis prêt à l’accepter.

Non, insista-t-il, je ne crois pas que vous le soyez. Pour commencer, il ne faut pas vous imaginer que ces Constructeurs soient des personnalités individuelles comme nous le sommes vous et moi. Ce ne sont pas des hommes vêtus de métal ! Ce sont des êtres qualitativement différents.

— Pourquoi ? Parce qu’ils sont composés d’éléments interchangeables ?

— En partie. Deux Constructeurs pourraient fusionner comme deux gouttes de liquide pour faire un seul être et puis se séparer tout aussi facilement en formant deux nouveaux êtres. Il serait absolument impossible – et futile – de retrouver l’origine des composants individuels.

Je compris alors comment il se faisait que je ne voyais jamais de Constructeurs se déplacer dehors, dans le paysage gelé. Ils n’avaient pas besoin de transporter leurs corps volumineux et encombrants (sauf pour des nécessités particulières, comme lorsque Nebogipfel et moi-même avions été réparés). Il suffisait que le Constructeur se décomposât en ces éléments moléculaires décrits par Nebogipfel. Composants qui traverseraient la glace en se tortillant, comme autant de vers !

— Mais, poursuivit Nebogipfel, la conscience des Constructeurs ne se résume pas à cela. Ils vivent dans un monde que nous ne pouvons guère imaginer : ils habitent un océan, pour ainsi dire, un Océan d’information.

Nebogipfel m’expliqua comment, par radiophone et d’autres liaisons, les Constructeurs universels étaient interconnectés, et comment ils se servaient de ces liaisons pour bavarder entre eux en permanence. De l’information – de la conscience et une compréhension profonde – était émise par l’esprit mécanique de chaque Constructeur, et chacun recevait des nouvelles et des interprétations émanant de chacun de ses frères, même de ceux habitant les étoiles les plus lointaines.

Le mode de communication des Constructeurs, dit Nebogipfel, se révélait si rapide et si universel qu’il n’était pas vraiment analogue au discours humain.

— Mais vous leur avez parlé, n’est-ce pas ? Vous avez réussi à leur soustraire des informations. Comment ?

— En imitant leur propre manière d’interagir, dit Nebogipfel en palpant crânement son orbite connectrice. J’ai dû faire ce sacrifice.

Son œil naturel étincela.

Nebogipfel avait recherché un moyen d’immerger, pour ainsi dire, son cerveau dans l’Océan d’information dont il avait parlé. Via la prise monoculaire, il était en mesure d’absorber de l’information à même l’Océan, donc sans avoir à passer par l’intermédiaire conventionnel du discours.

Je me surpris à frissonner à la pensée d’une invasion pareille de la confortable obscurité de mon propre crâne !

— Et vous croyez que cela en valait la peine ? lui demandai-je. De sacrifier un œil ?

— Oh oui. Et plus que cela… Écoutez : comprenez-vous comment fonctionnent les Constructeurs ? Ils sont dans une autre catégorie du vivant, unis non seulement par ce partage au niveau bassement physique, mais par la mise en commun de leurs expériences.

« Pouvez-vous vous imaginer ce que c’est d’exister dans un continuum d’information tel que leur Océan ?

Je réfléchis. Je songeai à des séminaires à la Royal Society – ces discussions fructueuses qui naissent une fois qu’une idée nouvelle a été proposée à la communauté et que trois douzaines d’esprits agiles s’en sont emparés pour la reformuler tout en l’affinant –, voire à certains de mes dîners du jeudi soir, lorsque, à l’aide de généreuses quantités de vin, le brouhaha des idées devenait si dru et si rapide qu’il était difficile de dire quand la parole passait d’un orateur à l’autre.

— Oui, m’interrompit Nebogipfel au milieu de ces réminiscences. Oui, c’est exactement cela. Vous comprenez donc. Mais, chez ces Constructeurs universels, de telles conversations se poursuivent continuellement, à la vitesse de la lumière, et les pensées passent directement d’un esprit à l’autre.

« Et dans pareille atmosphère de communication, qui peut dire où finit la conscience de l’un et où commence celle de l’autre ? S’agit-il de ma pensée, de mon souvenir, ou des vôtres ? Comprenez-vous ? Voyez-vous tout ce que cela implique ?

Sur Terre – voire sur toutes les planètes habitées – devaient se trouver de gigantesques Esprits centraux, composés de millions de Constructeurs, fusionnant en de grandioses entités quasi divines, qui préservaient la conscience de la race. En un certain sens, disait Nebogipfel, c’est la race elle-même qui était consciente.

Une fois de plus, j’eus l’impression que nous nous égarions dans la métaphysique.

— Tout cela est fascinant, dis-je, et c’est sans doute très bien ainsi ; mais peut-être devrions-nous nous repencher sur les aspects pratiques de notre propre situation. Qu’est-ce que tout cela a à voir avec vous et moi ?

Je me tournai vers notre Constructeur, qui scintillait patiemment au milieu de la pièce.

— Et lui alors ? dis-je. Toutes ces histoires de conscience, et cetera, c’est très bien, mais que veut-il ? Pourquoi est-il ici ? Pourquoi nous a-t-il sauvé la vie ? Et… que veut-il de nous encore ? Ou alors, si ces êtres mécaniques fonctionnent tous ensemble, comme des abeilles dans une ruche, unis par les Esprits communs dont vous parlez, avons-nous affaire à une espèce avec des buts communs ?

Nebogipfel se frotta le visage. Il s’approcha du Constructeur, regarda dans son monoculaire et fut récompensé, quelques minutes plus tard, par l’extrusion, du corps même du Constructeur, d’une assiette de cette substance nutritive caséeuse que j’avais si souvent vue dans son siècle d’origine. Je regardai avec dégoût Nebogipfel saisir l’assiette et mordre dans cette substance réingurgitée. Ce n’était à vrai dire pas plus horrible que l’extrusion de matériaux à partir du Sol de la Sphère, mais un je-ne-sais-quoi dans le mélange fluide du vivant et du mécanique chez le Constructeur me révulsait. Je tentai énergiquement de détourner mes pensées de l’origine probable de mes propres nourriture et boisson !

— Nous ne pouvons considérer ces Constructeurs comme unis, disait Nebogipfel. S’ils sont connectés, ils ne partagent pas un but commun, à l’image, disons, des diverses composantes de votre propre personnalité.

— Et pourquoi pas ? Cela semblerait éminemment sensé. Avec une communication parfaite et continue, il n’y a pas besoin de compréhension ; nul conflit…

— Mais ce n’est pas ainsi. L’univers mental total des Constructeurs est trop vaste.

Nebogipfel évoqua à nouveau l’Océan d’information et m’expliqua comment circulaient les structures de la pensée et de l’imagination – complexes, évolutives, évanescentes – qui émergeaient des matières premières de cet intellect liquide.

— Ces structures sont analogues aux théories scientifiques de votre époque : constamment menacées de rupture par de nouvelles découvertes et par les intuitions de nouveaux penseurs. Le monde de l’entendement ne connaît pas le repos, voyez-vous…

« Et, de plus, souvenez-vous de votre ami Kurt Gödel, qui nous a enseigné qu’aucun système de connaissances ne peut être définitivement codifié et circonscrit.

« L’Océan d’information est instable. Les hypothèses et les intentions qui en émergent sont complexes et multiples ; il y a rarement unanimité absolue parmi les Constructeurs sur quelque sujet que ce soit. C’est comme un débat permanent au sein duquel peuvent se former des factions – des regroupements de quasi-individus autour d’un projet ou d’un autre. On pourrait dire que les Constructeurs sont unis dans leurs efforts pour faire progresser l’entendement de leur espèce, mais pas en ce qui concerne les moyens d’y parvenir. En fait, on pourrait spéculer qu’en général les factions ont d’autant plus tendance à se manifester que le processus mental est avancé et donne donc une image plus complexe du monde…

« Et c’est ainsi que la race progresse.

Je me souvins de ce que Barnes Wallis m’avait dit de l’ordre parlementaire nouveau de 1938, dans lequel l’opposition avait été essentiellement bannie en tant qu’activité criminelle, détournement d’énergie par rapport à la manière correcte, manifestement unique et autojustifiée, de voir les choses ! Or, si ce que disait Nebogipfel était exact, il ne pouvait y avoir de réponse universellement correcte à toute question donnée : ainsi que l’avaient appris ces Constructeurs, des opinions diversifiées sont un trait nécessaire de l’univers dans lequel nous nous trouvons !

Nebogipfel mâchait patiemment son fromage reconstitué ; lorsqu’il eut terminé, il repoussa l’assiette dans la substance du Constructeur, où elle fut absorbée. Je me dis que c’était réconfortant pour lui, tant ce processus ressemblait à la matérialisation par extrusion en vigueur sur sa Sphère d’origine.

5. La Terre blanche

Je passai de nombreuses heures seul ou avec Nebogipfel aux fenêtres de notre appartement.

Je ne voyais aucun signe de vie animale ni végétale à la surface de la Terre blanche. Pour autant que je pusse m’en rendre compte, nous étions isolés dans notre petite bulle de chaleur et de lumière au sommet de cette tour géante ; et nous ne quittâmes jamais cette bulle tout le temps que nous séjournâmes en cette époque.

La nuit, le ciel derrière nos fenêtres était généralement dégagé, avec rien de plus qu’un léger voile de cirrus haut dans l’atmosphère raréfiée et mortelle. Or, en dépit de cette limpidité, il n’y avait pas d’étoiles, ou très peu, une poignée comparée à la multitude qui avait jadis illuminé la Terre. Je n’arrivais toujours pas à comprendre pourquoi. J’avais fait cette observation dès notre arrivée, mais je crois que je n’en avais pas tenu compte, la prenant pour quelque artefact dû au froid ou un effet de ma désorientation. La voir confirmée, à présent que j’étais au chaud et en pleine possession de mes facultés mentales, ne laissait pas de me troubler ; c’était peut-être la chose la plus étrange de ce nouveau monde.

La Lune – cette fidèle compagne de notre planète – tournait toujours autour de la Terre, présentant ses phases avec son immémoriale régularité ; mais ses plaines archaïques conservaient leur teinte verte. Le clair de lune n’était plus une froide lumière argentée mais baignait la Terre blanche d’une glaucescence des plus douces, renvoyant à la Terre un écho de la verdure qui l’avait jadis ornée, désormais prisonnière de la glace impitoyable.

Je remarquai à nouveau cette lueur, pareille à celle d’une étoile captive, qui brillait fixement à l’extrême est du limbe lunaire. Ma première hypothèse avait été que je voyais un reflet du Soleil dans quelque lac lunaire, mais la lumière était si stable que je finis par conclure qu’elle devait être intentionnelle. J’imaginai un miroir – une construction artificielle – sans doute érigé sur un pic lunaire et conçu pour renvoyer en permanence sa lumière sur la Terre. Quant à l’utilité de ce dispositif, je supposai qu’il datait d’une époque où le délabrement des conditions atmosphériques sur la planète mère n’était pas encore assez grave pour chasser les humains de la Terre mais était peut-être assez prononcé pour avoir causé l’effondrement de toutes les cultures survivantes.

J’imaginai les habitants de la Lune, ces Sélénites, ainsi qu’on pourrait les nommer, descendus eux-mêmes des humains. Les Sélénites avaient dû observer le mortel progrès des immenses incendies qui s’étaient déclarés sur toute la surface de la Terre étouffée par l’oxygène. Ils savaient que des hommes vivaient encore sur la Terre, mais c’étaient des hommes déchus, retournés à l’état sauvage, sinon animal, régressant peu à peu vers un stade prérationnel. Peut-être l’effondrement de la Terre avait-il eu un impact sur les Sélénites eux-mêmes, car il n’était pas certain que la société sélénite eût survécu en rupture avec la Terre nourricière.

Les Sélénites pouvaient pleurer leurs cousins restés sur leur planète d’origine mais sans les atteindre…, aussi tentèrent-ils de leur envoyer des signaux. Ils construisirent donc un miroir gigantesque (car il fallait qu’il eût un demi-mille de diamètre, sinon plus, pour être visible à une distance interplanétaire).

Les Sélénites avaient peut-être des projets plus ambitieux qu’une simple inspiration descendue du ciel. Par exemple, ils auraient pu envoyer, en faisant scintiller le miroir dans une sorte de code Morse, des instructions dans les domaines de l’agriculture ou de l’ingénierie – les secrets perdus de la machine à vapeur, par exemple –, en tout cas, quelque chose de plus utile que de simples messages d’encouragement.

Mais ce fut en vain. Le gantelet de la glaciation finit par se refermer sur les terres. Et le grand miroir lunaire fut abandonné tandis que les hommes disparaissaient de la face de la Terre.

Tel était le scénario que j’imaginais en regardant par les fenêtres de ma tour ; je n’ai aucun moyen de savoir si j’avais raison, car Nebogipfel était incapable de déchiffrer cette nouvelle Histoire de l’Humanité avec une telle profondeur de détails. L’éclat de ce miroir isolé sur la Lune devint toutefois pour moi un symbole suprêmement éloquent de l’effondrement de l’Humanité.

Mais le trait le plus frappant de notre ciel nocturne n’était pas la Lune ni même l’absence des étoiles : c’était ce grand disque arachnéen, large comme douze diamètres lunaires, que j’avais remarqué le premier jour. Cette structure était extraordinairement complexe et animée de mouvements. Représentez-vous une toile d’araignée, éclairée par-derrière, à la surface de laquelle roulent d’étincelantes gouttes de rosée ; imaginez alors une centaine de minuscules araignées en train de se déplacer sur ladite surface, très lentement, mais tout à fait visibles, travaillant manifestement à renforcer et à étendre la structure, puis projetez votre vision à des centaines de milliers de milles d’espace interplanétaire et vous aurez alors une idée de ce que je voyais alors !

Je distinguais le disque arachnéen le plus clairement aux premières heures du matin – vers trois heures, peut-être –, et je pouvais alors discerner de fantomatiques fils ténus et lumineux qui s’élevaient depuis l’autre hémisphère de la Terre et traversaient l’atmosphère en direction du disque.

Je discutai de ce phénomène avec Nebogipfel.

— C’est tout à fait extraordinaire…, c’est comme si ces rayons composaient une sorte de gréement lumineux qui attache le disque à la Terre ; si bien que l’ensemble est comme une voile qui tire la Terre à travers l’espace sous quelque brise spectrale !

— Votre langage est imagé, dit-il, mais il saisit un peu de l’esprit de cette entreprise.

— Que voulez-vous dire ?

— Que c’est bien une voile, dit-il. Mais elle ne tire pas la Terre : au contraire, c’est la Terre qui fournit un point d’appui au vent qui agit sur la voile.

Nebogipfel décrivit ce type insolite de yacht spatial. Il devait avoir été construit dans l’espace même, dit-il, car il serait beaucoup trop fragile pour y être hissé à partir de la Terre. La voile était essentiellement un miroir ; et le « vent » qui gonflait la voile était de la lumière : car des particules lumineuses tombant sur une surface réfléchissante produisent une force propulsive, tout comme les molécules d’air qui forment la brise.

— Ce « vent » provient de faisceaux de lumière cohérente générés par des projecteurs terrestres aussi vastes qu’une grande ville, dit Nebogipfel. Ce sont ces faisceaux que vous avez observés sous la forme de « fils » reliant la planète à la voile. La pression des particules est faible mais persistante, et elle est extraordinairement efficace dans la transmission de l’élan, surtout à l’approche de la vitesse de la lumière.

Il imaginait que les Constructeurs ne voyageraient pas à bord de pareil voilier en tant qu’entités discrètes, comme les passagers des transatlantiques de mon époque. Ils se seraient plutôt désagrégés, laissant leurs composants s’échapper pour s’intégrer à la texture du vaisseau. Une fois à destination, ils reformeraient des Constructeurs individuels sous les formes les mieux adaptées aux planètes qu’ils y trouveraient.

— Mais quelle est la destination de ce yacht spatial, à votre avis ? La Lune, une des planètes, ou…

De sa voix de Morlock, neutre et sans émotion, Nebogipfel répondit :

— Non. Les étoiles.

6. Le Générateur de Multiplicité

Nebogipfel poursuivit ses expériences avec la table de billard. La trajectoire de la boule était souvent interrompue par l’insolite trépidation que j’avais observée au milieu de la table, et, à plusieurs reprises, je crus voir des boules de billard – d’autres copies de notre original – apparaître du néant et perturber la trajectoire de notre bille. Parfois, la bille émergeait de ces collisions et continuait sur la trajectoire qu’elle eût peut-être suivie en l’absence de l’ébranlement ; parfois, cependant, elle était projetée sur une trajectoire tout à fait différente et, à une ou deux reprises, j’observai le type d’incident que j’ai décrit plus haut, dans lequel une bille stationnaire était bousculée sans mon intervention ni celle de Nebogipfel.

Tout cela contribuait à donner au jeu un certain intérêt. Il y avait manifestement quelque chose de louche là-dessous, que je désespérais, hélas ! de découvrir, et ce malgré la luminescence présumée de la plattnérite autour des ouvertures. La seule observation que je pusse faire était que, plus la bille circulait lentement, plus elle avait de chances d’être déviée de sa trajectoire.

Le Morlock, lui, se passionna de plus en plus pour ce problème. Il se plongeait dans l’enveloppe de l’imperturbable Constructeur, s’enfonçait dans l’Océan d’information et ressortait à chaque fois, marmonnant tout seul dans l’obscur dialecte liquide de son espèce, avec quelque nouveau fragment de savoir ; puis il allait droit à la table de billard pour éprouver ses connaissances toutes fraîches.

Enfin prêt à partager ses hypothèses avec moi, il me convoqua un jour à l’heure de mon bain de vapeur. Je me séchai avec ma chemise et me précipitai derrière lui dans la salle de billard ; ses petits pieds étroits trottinaient sur le sol dur et il courait presque lorsqu’il arriva à la table. Jamais je ne l’avais vu aussi excité.

— Je crois que je comprends à quoi sert cette table, dit-il, tout essoufflé.

— Oui ?

— C’est… comment dirais-je ?… Ce n’est qu’une démonstration, guère plus qu’un jouet, mais c’est un Générateur de Multiplicité. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Je ne vois rien, j’en ai peur, dis-je en levant les mains.

— Vous connaissez déjà assez bien le principe de la Multiplicité des Histoires…

— Forcément ! C’est le fondement de votre explication des Histoires divergentes que nous avons parcourues.

À chaque instant, dans chaque événement (résumai-je), l’Histoire bifurque. L’ombre d’un papillon peut tomber ici, ou, la balle de l’assassin peut passer à un millimètre de sa cible ou bien se loger dans le cœur d’un monarque… À chaque issue possible de tout événement correspond une nouvelle version de l’Histoire.

— Et toutes ces Histoires sont réelles, dis-je, et, si je comprends bien, elles résident les unes à côté des autres, dans quelque Quatrième Dimension, comme les pages d’un livre.

— Très bien. Et vous voyez également que le recours à une Machine transtemporelle – y compris votre premier prototype – a pour effet de causer des bifurcations plus étendues, d’engendrer de nouvelles Histoires… dont certaines sont impossibles sans l’intervention de la Machine. Celle-ci, par exemple ! dit-il en agitant les bras.

« Sans votre Machine, qui a déclenché toute cette série d’événements, des humains n’auraient jamais pu être transportés dans le paléocène. Nous ne serions pas assis au sommet de cinquante millions d’années de modification intelligente du cosmos.

Je commençai à perdre patience.

— Je comprends tout cela. Mais quel rapport avec cette table ?

— Regardez, dit-il en faisant rouler sur le plateau la bille solitaire. Voici notre boule. Il nous faut imaginer de nombreuses Histoires – un faisceau d’Histoires – qui se déploient à chaque instant à partir de la boule. L’Histoire la plus vraisemblable est évidemment celle contenant la trajectoire classique : la boule traverse le plateau en ligne droite. Mais d’autres Histoires – voisines, mais parfois très divergentes – existent parallèlement. Il est même possible, bien que très improbable, que dans l’une de ces Histoires l’agitation thermique combinée des molécules de la boule la projette en l’air et vous la lance dans l’œil.

— Soit.

— En plus…, dit-il en passant le doigt sur le rebord de la blouse la plus proche, cette incrustation verte est révélatrice.

— C’est de la plattnérite.

— Oui. Ces réceptacles agissent comme des Machines transtemporelles miniatures, limitées dans leur taille et dans leur champ d’action, mais tout à fait efficaces. Et, ainsi que nous l’avons constaté dans notre propre expérience, lorsque fonctionnent des Machines transtemporelles – lorsque des objets vont dans le passé ou l’avenir pour se rencontrer eux-mêmes –, la chaîne de la cause et de l’effet peut être perturbée, et des Histoires poussent comme du chiendent…

Il me remit en mémoire le bizarre incident dont nous avions été témoins et qui impliquait la bille stationnaire.

— C’était peut-être là, dit-il, l’exemple le plus clair de ce que je suis en train de décrire. La bille – appelons-la notre bille – était au repos sur la table. Puis une copie de notre bille a émergé d’une blouse et a bousculé notre bille. Notre bille a roulé jusqu’à la bande, a rebondi puis est tombée dans la blouse, abandonnant la copie au repos sur la table, exactement dans la position de l’original.

« Alors, dit lentement Nebogipfel, notre bille est revenue en arrière dans le temps et a émergé de la blouse dans le passé…

— Et s’est mise en devoir de se bousculer elle-même et de prendre sa propre place, dis-je en fixant la table apparemment innocente. Tonnerre ! Nebogipfel, j’y vois clair maintenant ! C’était la même bille, après tout. Elle reposait tranquillement sur la table, mais, en vertu des bizarres possibilités du voyage transtemporel, elle a pu décrire une boucle dans le temps pour se bousculer elle-même !

— Vous avez compris, dit le Morlock.

— Mais qu’est-ce qui a mis la bille en mouvement au départ ? Ni vous ni moi ne l’avons poussée vers la blouse.

— Il n’était pas nécessaire de la « pousser », dit Nebogipfel. En présence de Machines transtemporelles – et c’est là tout l’intérêt de cette démonstration –, il vous faut abandonner vos vieilles conceptions de la causalité. Les choses ne sont pas aussi simples ! La collision avec la copie n’était pour la bille qu’une possibilité parmi d’autres, ce que la table nous a démontré. Comprenez-vous ? En présence d’une Machine transtemporelle, la causalité est tellement délabrée que même une bille stationnaire est entourée d’un nombre infini de ces bizarres possibilités. Vos questions sur « la manière dont tout a commencé » n’ont pas de sens, voyez-vous : il s’agit d’une boucle causale fermée et il n’y a pas eu de Cause Première.

— Peut-être, dis-je, mais écoutez-moi : j’ai encore des doutes là-dessus. Revenons aux deux billes sur la table ou, plutôt, à la seule vraie bille et à sa copie. Tout d’un coup, il y a deux fois plus de matière qu’avant ! D’où est-elle venue ?

Nebogipfel m’observa attentivement.

— Vous vous inquiétez de la violation des lois sur la Conservation, de l’apparition ou de la disparition de la masse.

— Exactement.

— Je n’ai pas remarqué une telle sollicitude lorsque vous avez plongé dans le temps à la recherche de votre être antérieur. Car c’était là tout autant – sinon plus ! – une violation du Principe de Conservation.

Mais je refusai de me laisser entraîner sur ce terrain.

— Néanmoins, dis-je, l’objection est valide, non ?

— En un sens, dit-il. Mais dans les limites étroites d’une vision historique unitaire.

« Les Constructeurs universels étudient maintenant ces paradoxes du voyage transtemporel depuis des siècles. Ou, plutôt, ces paradoxes apparents. Et ils ont formulé un type de Principe de Conservation qui fonctionne dans la dimension supérieure de la Multiplicité des Histoires.

« Commencez avec un objet, vous-même, par exemple. Si, à un moment quelconque, vous ajoutez une copie de vous-même qui est peut-être absente parce que vous avez voyagé dans le passé ou le futur – et qu’ensuite vous soustrayez toutes les copies doublement présentes parce que l’un de vous a voyagé dans le passé –, vous allez alors trouver que la somme reste globalement constante – qu’il n’y a « en réalité » qu’un seul de vous –, quel que soit le nombre de vos voyages dans l’avenir ou le passé. Il y a donc Conservation, en quelque sorte, même si, à tout moment d’une Histoire donnée, il peut sembler que les lois de la Conservation soient violées parce qu’il y a tout d’un coup deux fois vous ou pas de vous du tout.

En réfléchissant, je commençai à y voir clair.

— Il y a paradoxe uniquement si on limite sa pensée à une seule Histoire, observai-je. Le paradoxe disparaît dès qu’on pense en termes de Multiplicité.

— Exactement. Tout comme les problèmes de causalité se résolvent au sein du cadre plus vaste de la Multiplicité.

« Le pouvoir de cette table, voyez-vous, réside dans le fait qu’elle est capable de nous démontrer ces extraordinaires possibilités… Elle est capable de mettre à profit la technologie de la Machine transtemporelle pour nous montrer la possibilité – que dis-je, l’existence – d’Histoires multiples et divergentes au niveau macroscopique. De fait, elle peut sélectionner des Histoires particulières : elle est de conception très subtile.

Il me parla encore des lois de la Multiplicité énoncées par les Constructeurs.

— On peut imaginer des situations, dit-il, dans lesquelles la Multiplicité des Histoires est nulle, unique ou plurielle. Elle est nulle si l’Histoire en question est impossible – si elle n’est pas cohérente avec elle-même. Une Multiplicité une est la situation imaginée par vos premiers philosophes – la génération de Newton, peut-être –, dans laquelle une séquence unique d’événements se développe à chaque point du temps, cohérente et immuable.

Je compris qu’il décrivait ma propre conception originelle – et naïve ! – de l’Histoire vue comme une sorte d’immense salle, plus ou moins fixe, dans laquelle ma Machine transtemporelle me laisserait évoluer à ma guise.

— Une trajectoire « dangereuse » pour un objet comme vous ou votre boule de billard, dit-il, est celle qui peut atteindre une Machine transtemporelle.

— À qui le dites-vous ! Il est évident que j’ai semé des Histoires nouvelles tous azimuts dès le moment où j’ai mis en marche la Machine transtemporelle. Dangereuse, en effet !

— Oui. Et plus la Machine et ses versions ultérieures plongent profondément dans le passé, plus la Multiplicité générée tend vers l’infini et plus la divergence entre les nouvelles copies de l’Histoire s’élargit.

— Mais, dis-je, quelque peu frustré, pour revenir au sujet actuel, à quoi sert cette table ? Est-ce un simple accessoire d’illusionniste ? Pourquoi les Constructeurs nous l’ont-ils donnée ? Qu’essaient-ils de nous dire ?

— Je ne sais pas, dit-il. Pas encore. C’est difficile… L’Océan d’information est vaste, et il y a maintes factions chez les Constructeurs. L’information ne m’est pas offerte librement – comprenez-vous ? –, je suis obligé de glaner ce que je peux, de l’assimiler du mieux possible et d’élaborer ainsi une interprétation… Je crois qu’une de leurs factions caresse un certain projet – une entreprise gigantesque – dont je peux à peine discerner les contours.

— Quelle est la nature de ce projet ?

— Écoutez : nous savons qu’il y a un grand nombre, voire un nombre infini d’Histoires émergeant de chaque événement. Imaginez-vous dans deux Histoires voisines, séparées, disons, par les détails du rebond de votre boule de billard. Une question : ces deux copies de vous-même pourraient-elles communiquer l’une avec l’autre ?

Je réfléchis.

— Nous en avons déjà discuté. Je ne vois pas comment elles le pourraient. Une Machine transtemporelle me ferait circuler vers le passé ou l’avenir d’une seule branche de l’Histoire. Si j’étais revenu en arrière pour modifier le rebond de la bille, alors je m’attendrais à repartir en avant et à observer une différence, puisque, semble-t-il, si la Machine cause une bifurcation, elle tend alors à suivre l’Histoire nouvellement créée. Non, dis-je, sûr de moi, ces deux versions de moi-même ne pourraient communiquer entre elles.

— Même pas si je vous autorise n’importe quelle machine ou dispositif de mesure concevable ?

— Non. Il y aurait deux copies d’un pareil dispositif, chacune aussi disjointe de l’autre que les deux copies de moi-même.

— Très bien. Voilà une opinion raisonnable et qui peut se défendre. Elle est fondée sur la supposition implicite que des Histoires jumelles, après leur scission, ne s’affectent mutuellement en aucune façon. Techniquement parlant, vous supposez que les opérateurs de la Mécanique Quantique sont linéaires… Mais – et la voix de Nebogipfel retrouva son ton passionné – il se trouve qu’il peut y avoir un moyen de parler à l’autre Histoire… si, à un niveau fondamental quelconque, l’univers et son jumeau demeurent enchevêtrés. S’il y a la moindre quantité de Non-Linéarité dans les Opérateurs quantiques… à la limite de la détection…

— Alors, pareille communication est possible.

Je l’ai vu faire…, dans l’Océan, je veux dire… Les Constructeurs y sont parvenus, mais à une échelle expérimentale des plus réduites.

Nebogipfel me décrivit ce qu’il appelait un « radio-phone Everett », d’après « le savant du vingtième siècle de votre Histoire qui en conçut le premier l’idée. Bien entendu, les Constructeurs le désignent autrement, mais c’est difficilement traduisible ».

Les Non-Linéarités évoquées par Nebogipfel opéraient aux niveaux les plus subtils.

— Imaginez-vous en train de procéder à une mesure, peut-être celle du spin d’un atome.

Et de décrire une interaction « non linéaire » entre cette rotation interne de l’atome et son champ magnétique.

— L’univers se scinde en deux, selon l’issue de l’expérience, évidemment. Puis, après l’expérience, vous laissez l’atome traverser votre champ non linéaire. C’est là l’Opérateur quantique anormal dont je parlais. Il se trouve que vous pouvez ensuite vous arranger de façon que votre action dans l’une des Histoires dépende d’une décision prise dans la deuxième Histoire…

Il m’exposa la chose avec force détails, dont les particularités techniques de ce qu’il appelait un « dispositif de Stern-Gerlach », mais je ne m’y arrêtai pas, impatient de saisir l’argument central.

— Donc, l’interrompis-je, la chose est-elle possible ? Êtes-vous en train de me dire que les Constructeurs ont inventé de pareils dispositifs de communication interhistoriques ? Notre table en est-elle un ?

Je commençai à ressentir une certaine excitation rien qu’en y songeant. Les boules de billard et les atomes en rotation, c’était très bien, mais si je pouvais parler, grâce à un radiophone Everett, à mes doubles existant dans d’autres Histoires, voire chez moi, à Richmond, en 1891…

Mais Nebogipfel allait me décevoir.

— Non, dit-il, pas encore. La table utilise l’effet non linéaire, mais seulement pour…, euh…, mettre en relief des Histoires particulières. Une certaine sélectivité, une certaine maîtrise des processus sont visibles, mais… Les effets sont extrêmement limités, voyez-vous. Et les Non-Linéarités sont supprimées par l’évolution temporelle.

— Oui, dis-je d’un ton impatient, mais qu’en concluez-vous ? Qu’en plaçant cette table ici notre Constructeur tente de nous dire que tout cela – la Non-Linéarité et la communication entre Histoires – est très important pour nous ?

— Peut-être, dit Nebogipfel. Mais c’est sûrement important pour lui.

7. Les héritiers mécaniques de l’homme

Nebogipfel reconstitua approximativement une histoire de l’Humanité couvrant cinquante millions d’années. Il me prévint que ce tableau était largement hypothétique, fondé qu’il était sur les rares faits incontestables qu’il avait pu extraire de l’Océan d’information.

Il y avait probablement eu plusieurs vagues de colonisation des étoiles par l’homme et ses descendants. Au cours de notre voyage en Chronomobile, nous avions assisté au lancement d’une génération de ces vaisseaux depuis la Cité orbitale.

— Il n’est pas difficile de construire un engin interstellaire, dit Nebogipfel, si l’on est patient. J’imagine que vos amis de 1944 installés dans le paléocène auraient pu concevoir pareil vaisseau un ou deux siècles seulement après que nous les avons quittés. Il faudrait un module de propulsion, évidemment : une fusée chimique, ionique ou à laser ; ou, peut-être, une voile photopropulsée du type que nous avons observé. Et certaines stratégies permettent d’utiliser les ressources du système solaire pour échapper à l’attraction du Soleil. On pourrait, par exemple, frôler Jupiter et mettre à profit la masse de cette planète pour précipiter le vaisseau vers le Soleil. Avec une accélération au périhélie, on pourrait très facilement atteindre la vitesse d’évasion solaire.

— Et l’on échapperait alors à l’attraction du Soleil ?

— À l’autre bout du voyage, une inversion de ce processus, l’exploitation des puits de gravité des étoiles et des planètes serait nécessaire pour s’installer dans le nouveau système. On mettrait peut-être des dizaines, voire des centaines de milliers d’années pour accomplir pareil voyage, tant sont vastes les abîmes entre les étoiles…

— Un millier de siècles ? Mais qui pourrait survivre si longtemps ? Quel vaisseau ?… La simple question du ravitaillement…

— Vous n’avez pas compris. On n’enverrait pas des humains. Le vaisseau serait un automate. Une machine, dotée de facultés de manipulation et d’une intelligence au moins équivalente à celle d’un humain. La tâche de cette machine serait d’exploiter les ressources du système stellaire d’arrivée, en utilisant les planètes, les comètes, les astéroïdes, la poussière – bref, tout ce qu’elle trouverait – pour construire une colonie.

— Vos « automates », lui fis-je remarquer, me rappellent nos amis, les Constructeurs universels.

Il ne répondit pas.

— Je vois bien l’utilité d’envoyer une machine pour collecter de l’information. Mais, en dehors de cela, où est l’intérêt ? À quoi rime une colonie sans humains ?

— Mais pareille machine pourrait fabriquer n’importe quoi, dit le Morlock, si elle dispose des ressources et du temps suffisants. Avec les technologies de la synthèse cellulaire et de l’utérus artificiel, elle pourrait même fabriquer des humains destinés à habiter la nouvelle colonie. Vous me suivez ?

Je protestai – car cette perspective me semblait contre nature et détestable – jusqu’à ce que je me souvinsse, à contrecœur, que j’avais un jour assisté à la « fabrication » d’un Morlock par un procédé similaire !

— Mais la tâche la plus importante de cette sonde, poursuivit Nebogipfel, serait de fabriquer de nouvelles copies d’elle-même. Elles seraient alimentées par des gaz extraits des étoiles, par exemple, puis expédiées vers d’autres systèmes stellaires.

« Ainsi, lentement mais sûrement, procéderait la colonisation de la Galaxie.

— Mais, protestai-je, même dans ces conditions, il faudrait un temps considérable. Dix mille ans pour atteindre l’étoile la plus proche, qui est à quelques années-lumière de nous…

— Quatre.

— Et la Galaxie elle-même…

— À cent mille années-lumière de diamètre. Ce serait lent. La migration dans la Galaxie serait comme l’expansion de molécules gazeuses dans le vide. Du moins au début. Ensuite, les colonies commenceraient à interagir les unes avec les autres. Comprenez-vous ? Des empires pourraient se former, englobant plusieurs systèmes. D’autres groupes s’opposeraient aux empires. La diffusion serait encore ralentie… mais elle continuerait, inexorablement. Avec les techniques que je viens de décrire, il faudrait des dizaines de millions d’années pour achever la colonisation de la Galaxie – mais ce serait faisable. Et, puisqu’il serait impossible de rappeler ou de dérouter les sondes mécaniques une fois lancées, ce serait fait Et cela a dû se faire à présent, cinquante millions d’années après la fondation de Londres Un.

« Les premières générations de Constructeurs étaient, je crois, élaborées avec des contraintes anthropocentriques incorporées à leur conscience. Elles ont été créées pour servir l’homme. Mais ces Constructeurs n’étaient pas de simples dispositifs mécaniques : c’étaient des entités conscientes. Et, lorsqu’elles se sont dispersées dans la Galaxie et se sont modifiées en explorant des mondes insoupçonnés par l’homme, elles sont bientôt passées au-delà de l’entendement des humains et ont brisé les contraintes imposées par leurs créateurs… Ces machines se sont libérées…

— Grand Dieu, dis-je, je doute fort que les militaires de cette ère lointaine les aient accueillies à bras ouverts.

— En effet. Il y a eu des guerres… Les données sont fragmentaires. Quoi qu’il en soit, il ne pouvait l’avoir qu’un seul vainqueur dans pareil conflit.

— Et les hommes ? Comment ont-ils réagi ?

— Certains bien, d’autres mal.

Nebogipfel tourna un peu la tête et fit pivoter ses yeux.

— Qu’est-ce que vous croyez ? dit-il. Les humains sont une espèce différenciée, aux aspirations multiples et fragmentées, même déjà de votre temps ; imaginez le degré de différenciation atteint lorsque les humains se furent répandus dans cent ou mille systèmes stellaires. Les Constructeurs ne tardèrent pas à se fragmenter eux aussi. De par leur nature physique, ils forment une espèce plus unifiée que l’homme ne l’a jamais été, mais, à cause du volume très supérieur des informations auxquelles ils ont accès, leurs objectifs sont bien plus complexes et bien plus variés.

Or, pendant tout ce conflit, expliqua Nebogipfel, la lente Conquête des étoiles s’était poursuivie.

Le lancement des premiers vaisseaux stellaires avait marqué la plus grande déviation que nous eussions jamais relevée par rapport à mon Histoire originale et intacte.

— Des hommes, vos amis, les néohumains, ont bouleversé le monde, même à l’échelle géologique, voire cosmique. Je me demande si vous pouvez comprendre…

— Quoi ?

— Je me demande si vous pouvez réellement comprendre ce que signifient un million d’années, ou dix ou même cinquante millions d’années.

— Je devrais, ce me semble. J’ai parcouru de pareils intervalles, avec vous, pour aller au paléocène et en revenir.

— Mais nous avions alors voyagé dans une Histoire d’où l’intelligence était absente. Écoutez : je vous ai parlé de la migration interstellaire. Si l’Esprit a l’occasion d’agir à de pareilles échelles…

— J’ai vu ce que cela peut donner sur Terre.

— Pas seulement là, pas seulement sur une planète unique ! Le patient travail de termite de l’Esprit fouisseur peut miner jusqu’à la trame même de l’Univers, dit-il tout bas, s’il dispose d’assez de temps… Nous-mêmes ne disposions que d’un demi-million d’années après notre genèse africaine, et nous avons pourtant capturé une étoile…

« Regardez le ciel, dit-il. Où sont les étoiles ? C’est à peine s’il y a une étoile à nu dans le ciel. Nous sommes en 1891, ou peu s’en faut, ne l’oubliez pas : il ne peut y avoir de raison cosmologique qui explique la mort des étoiles qui remplissaient le ciel de votre Richmond.

« Avec mes yeux habitués à l’obscurité, je vois un peu mieux que vous. Et je peux vous dire qu’il y a là-haut un réseau de ternes têtes d’épingle rougeâtres : du rayonnement infrarouge, donc de la chaleur.

Puis la vérité me frappa comme un coup de poing.

— C’est vrai, dis-je. Votre hypothèse de la conquête galactique est vérifiée. La preuve en est inscrite dans le ciel lui-même ! Les étoiles doivent être presque toutes enveloppées par des coquilles artificielles comme votre Sphère morlock. Mon Dieu ! Nebogipfel, m’exclamai-je en contemplant le firmament vide, les êtres humains et leurs machines ont changé les cieux eux-mêmes !

— Il était inévitable qu’on en arrivât là une fois que le premier Constructeur a été lancé. Comprenez-vous ?

Saisi d’effroi, je scrutai les profondeurs de ce ciel assombri. Ce n’était pas tant la modification même du ciel qui me stupéfiait que l’idée que tout ceci – tout, oui, jusqu’aux plus extrêmes confins de la Galaxie – ait été suscité par ma destruction de l’Histoire aux commandes de ma Machine transtemporelle !

— Je constate que les hommes ont disparu de la Terre, dis-je. L’instabilité climatique nous a exterminés. Mais ailleurs, dis-je avec un geste de la main, quelque part, dispersés dans l’espace, doivent se trouver des hommes et des femmes !

— Non, dit-il. Les Constructeurs voient partout, ne l’oubliez pas ; ils savent tout. Et je n’ai vu aucune trace d’humains comme vous. Oh, çà et là on trouvera bien des créatures biologiques descendues de l’homme, mais aussi différentes, à leur manière, de votre forme humaine que je le suis. Et diriez-vous que je suis un homme ? De plus, ces formes biologiques sont pour la plupart dégénérées…

Il n’y a pas de véritables humains ?

Il y a des descendants de l’homme partout. Mais vous ne trouverez nulle part de créature qui vous soit plus étroitement apparentée que, disons, une baleine ou un éléphant…

Je lui citai ce qu’il m’était resté des propos de Charles Darwin : « À en juger par le passé, nous pouvons conclure sans l’ombre d’un doute qu’aucune espèce vivante ne transmettra ses traits intacts à un futur lointain…»

— Darwin avait raison, dit doucement Nebogipfel.

L’idée qu’on est le seul exemplaire de son type dans toute la Galaxie est difficile à accepter. Je me tus et levai les yeux vers les étoiles obscurcies. Chacun de ces immenses globes était-il aussi densément peuplé que la Sphère de Nebogipfel ? Mon esprit fertile se mit à peupler ces gigantesques mondes-édifices avec les descendants des vrais hommes – hommes-poissons, hommes-oiseaux, hommes de feu et de glace – et je me demandai quel récit pourrait en être rapporté si quelque immortel Gulliver voyageait d’un de ces mondes à l’autre et visitait toute la descendance infiniment variée de l’Humanité.

— Il se peut que l’homme se soit éteint, dit Nebogipfel. Toute espèce biologique finit à la longue par s’éteindre. Mais les Constructeurs, eux, ne peuvent s’éteindre. Le comprenez-vous ? Chez les Constructeurs, l’essence de la race n’est pas la forme, biologique ou autre, mais l’Information que la race a accumulée et emmagasinée. Et elle est immortelle. Une fois qu’une race a remis son sort aux mains de tels Enfants-machines de Métal et d’Information, elle ne peut s’éteindre. Voyez-vous ce que je veux dire ?

Je me tournai vers le panorama de la Terre blanche au-delà de notre fenêtre. Oui, je le voyais, et je ne le voyais que trop bien !

Les hommes avaient lancé ces ouvriers mécaniques vers les étoiles pour découvrir de nouvelles planètes et édifier des colonies. J’imaginai cette vaste armada de lumière en train de quitter la Terre devenue trop petite, de s’élever en scintillant dans le ciel et de rapetisser jusqu’à ce que l’azur l’ait engloutie… Il y avait là un million de récits perdus, songeai-je, et nous ne saurions jamais comment les hommes avaient fini par supporter les pesanteurs nouvelles, les gaz insolites et raréfiés et toutes les épreuves de l’espace.

Cette migration était certes un tournant dans l’Histoire – elle avait changé la nature du cosmos –, mais son lancement fut peut-être un ultime effort, un dernier spasme avant l’effondrement de la civilisation sur la Terre mère. Confrontés à la désintégration de l’atmosphère, les hommes s’affaiblirent et se raréfièrent – à preuve, le pathétique miroir dressé sur la Lune – et, finalement, s’éteignirent.

C’est alors que, bien plus tard, revinrent sur la Terre déserte les machines colonisatrices envoyées par l’homme, ou leurs descendants, ces Constructeurs universels immensément perfectionnés. Les Constructeurs descendaient des hommes mais étaient allés bien au-delà des possibilités humaines, car ils s’étaient débarrassés de l’Adam originel et de tous les vestiges des brutes et des reptiles restés tapis dans son corps et son esprit.

Je compris tout ! La Terre avait été repeuplée non par l’homme mais par ses héritiers mécaniques revenus, transformés, des étoiles.

Et tout cela – oui, tout cela – s’était propagé à partir de la petite colonie fondée au paléocène. Hilary l’avait obscurément pressenti : la reconstruction du cosmos s’était développée à partir de ce fragile groupe de douze personnes, de cette semence anodine plantée à cinquante millions d’années de profondeur.

8. Proposition

Le temps s’écoulait lentement dans cette prison aux allures de cocon.

Nebogipfel, lui, semblait très satisfait des commodités de notre logement. Il passait le plus clair de ses journées le visage enfoui dans la peau scintillante du Constructeur, immergé dans l’Océan d’information. Il n’avait guère de temps ni de patience pour moi ; c’était manifestement pour lui un effort – une perte – que de s’arracher à ce riche filon de sagesse accumulée pour affronter mon ignorance et, pis encore, mon désir primitif de compagnie.

Je me mis à tourner en rond dans l’appartement. Je mâchais mes rations de nourriture ; je prenais des bains de vapeur ; je jouais avec le générateur de Multiplicité ; je scrutais par les fenêtres une Terre devenue pour moi aussi inhospitalière que la surface de Jupiter.

Je n’avais rien à faire ! Et, dans cet esprit de futilité, car j’étais à présent si loin de mes origines et de mes semblables que je ne voyais pas comment je pourrais continuer à vivre, je tombai dans une profonde dépression.

Puis, un jour, Nebogipfel vint me trouver pour me présenter ce qu’il appela une proposition.


Nous étions dans la pièce où reposait notre aimable Constructeur, plus placide que jamais. Nebogipfel, comme d’habitude, était connecté au Constructeur par son tube monoculaire tout scintillant de cils vibratoires.

— Il faut que vous appréhendiez le contexte de tout ceci, dit-il en faisant pivoter son œil naturel afin de pouvoir m’observer. Pour commencer, il faut que vous compreniez que les objectifs des Constructeurs sont très différents de ceux de votre espèce ou de la mienne.

— Cela se comprend. Rien que les différences physiques…

— Cela va plus loin.

En général, lorsque nous nous lancions dans cette sorte de débat – où je tenais le rôle de l’ignorant –, Nebogipfel manifestait des signes de nervosité, brûlant tel un saumon de remonter jusqu’aux profondeurs scintillantes de son Océan d’information. Or, cette fois-ci, il s’exprimait patiemment, posément, et je me rendis compte qu’il prêtait une attention inhabituelle à ce qu’il avait à dire.

Je commençai à être mal à l’aise. Manifestement, le Morlock sentait qu’il avait besoin de me persuader de quelque chose !

Il continua d’évoquer les objectifs des Constructeurs.

— Voyez-vous, une espèce ne peut survivre longtemps si elle continue de transporter le fardeau des antiques motivations dont vous-même êtes alourdi, si je puis dire.

— Vous le pouvez, dis-je sèchement.

— Je veux dire, évidemment, l’esprit de territoire, l’agressivité, le règlement des différends par la violence… Des visées impérialistes et similaires deviennent inconcevables lorsque la technologie avance au-delà d’un certain seuil. Avec des armes de la puissance de la bombe au carolinum lancée par la Zeitmaschine – ou pis encore –, les choses doivent changer. Un homme de votre époque a dit que l’invention des armes atomiques avait tout changé, sauf la manière de penser de l’Humanité.

— Je ne peux contester votre thèse, dis-je, car il semble effectivement que les limites de l’Humanité, les vestiges du vieil Adam, aient fini par provoquer notre chute… Mais-quels sont les objectifs de vos surhommes de métal, les Constructeurs ?

Nebogipfel hésita puis dit :

En un certain sens, une espèce considérée comme un tout n’a pas d’objectifs. Les hommes avaient-ils des objectifs communs, à votre époque, hormis de continuer à respirer, à se nourrir et à se reproduire ?

— Des objectifs partagés avec le bacille le plus vil, grognai-je.

— Mais, en dépit de cette complexité, on peut, je crois, classer les objectifs d’une espèce selon son état d’avancement et les ressources qui lui sont par conséquent nécessaires.

Une civilisation préindustrielle, disait Nebogipfel – et je songeai à l’Angleterre du Moyen Âge –, a besoin de matières premières pour se nourrir, se vêtir, se chauffer, et cetera.

Mais, une fois que l’industrie s’est développée, des matériaux peuvent être substitués à d’autres pour compenser la pénurie d’une ressource particulière. Et les exigences essentielles deviennent alors le capital et le travail. Pareil état correspondrait à mon propre siècle, et je compris comment on pourrait en fait considérer, génériquement parlant, que les activités humaines de ce siècle arriéré étaient, dans leurs grandes lignes, suscitées par la concurrence pour obtenir ces deux ressources essentielles : le travail et le capital.

— Mais il y a un stade au-delà du stade industriel, dit Nebogipfel. C’est le stade postindustriel. Ma propre espèce est parvenue à ce stade – nous l’étions depuis presque un demi-million d’années quand vous êtes arrivé –, mais c’est un état qui n’a pas de fin.

— Expliquez-moi ce que cela signifie. Si le capital et le travail ne sont plus les moteurs de l’évolution sociale…

— Ils ne le sont plus, parce que leur absence est compensée par l’Information. Me suivez-vous ? Ainsi le Sol transmutateur de la Sphère – au moyen du savoir investi dans sa structure – pouvait-il compenser toute pénurie de ressource autre que l’énergie brute…

— Vous êtes donc en train de me dire que ces Constructeurs, étant donné leur fragmentation en une myriade de factions complexes, recherchent essentiellement à accroître leurs connaissances ?

— L’information – sa collecte, son interprétation et sa sauvegarde – est le but ultime de toute vie intelligente, dit Nebogipfel en posant sur moi un regard sévère. Nous l’avions compris et avions ainsi commencé à traduire les ressources du système solaire ; vous autres hommes du dix-neuvième siècle aviez à peine commencé à cheminer à l’aveuglette vers cette révélation.

— Très bien, dis-je en regardant vers les étoiles closes. Nous devons donc nous demander ce qui limite la collecte de l’information. Il me semble que ces Constructeurs universels ont déjà clôturé une bonne partie de cette Galaxie.

— Et il y a d’autres galaxies au-delà, dit Nebogipfel. Un million de millions de systèmes stellaires aussi vastes que celui-ci.

— Peut-être, alors, qu’en ce moment même les grandioses voiliers des Constructeurs continuent de se disperser comme des graines de pissenlit, voguant vers les confins inconnus de la Galaxie… Peut-être que, finalement, les Constructeurs pourront conquérir la totalité de cet univers matériel et le consacrer à la sauvegarde et à la classification de l’information que vous décrivez. Cet univers serait devenu une gigantesque Bibliothèque, la plus vaste qu’on puisse imaginer, infinie dans son étendue et dans sa profondeur…

— Le projet est grandiose, certes – et le gros de l’énergie des Constructeurs est dévolu à ce but : étudier comment l’intelligence peut survivre dans le futur lointain, lorsque l’Esprit aura circonscrit l’Univers, que toutes les étoiles seront mortes et que les planètes auront échappé à leurs soleils… et que la matière elle-même entrera en dégénérescence.

« Mais vous vous trompez : l’Univers n’est pas infini. Et, par là même, il n’est pas suffisant. Pas pour certaines factions des Constructeurs. Comprenez-vous ? Cet Univers est borné dans l’espace et dans le temps ; il a commencé à un moment fixe du passé et devra se terminer avec la dégénérescence finale de la matière, à la fin ultime du temps…

« Certains Constructeurs – une faction – ne sont pas disposés à accepter cette finitude. Ils refusent d’assigner toute limite que ce soit à la connaissance. Un Univers fini ne leur suffit pas ! Et ils se préparent à agir en conséquence.

Un frisson de terreur pure me fit dresser les cheveux sur la tête. Je regardai vers les étoiles cachées. Voilà une espèce qui était déjà immortelle, qui avait conquis une galaxie, qui voulait absorber un Univers… Comment pourrait-elle encore aller plus loin pour satisfaire son ambition ?

Et, me demandai-je tristement, en quoi cela pourrait-il nous impliquer ?

Nebogipfel, toujours vissé à son monoculaire, se frotta le visage du dos de la main, à la manière d’un chat, pour enlever des fragments de nourriture restés dans les poils de son menton.

— Je n’appréhende pas encore totalement le projet de ceux-là, dit-il. Il implique le voyage transtemporel et la plattnérite ; et, je suppose, le concept de la Multiplicité des Histoires. Les données sont complexes…, tellement brillantes…

Je trouvai que c’était là un terme bien extraordinaire ; il me vint pour la première fois à l’esprit que le Morlock devait avoir un courage et une force intellectuelle inouïs pour descendre dans l’Océan d’information des Constructeurs et affronter cette mer de fulgurantes Idées.

— Une flotte de Vaisseaux est en chantier, dit-il. D’énormes Machines transtemporelles bien au-delà des capacités de votre siècle ou du mien. Avec elles, les Constructeurs projettent – crois-je – de pénétrer le passé. Le passé profond.

— Jusqu’où ? Plus loin que le paléocène ?

— Oh, dit-il en m’observant, beaucoup plus loin que cela.

— Soit. Et que devenons-nous, Nebogipfel ? Quelle est cette « proposition » que vous voulez me présenter ?

— Notre bienfaiteur – le Constructeur ici présent avec nous – appartient à cette faction. Il a pu détecter notre approche dans le temps – je ne peux vous donner les détails, ils sont trop complexes –, il a pu pressentir notre arrivée à bord de notre Chronomobile rudimentaire, depuis le paléocène. Voilà pourquoi il était là pour nous accueillir.

Notre Constructeur avait pu détecter notre cheminement vers la surface du temps, comme si nous étions de timides poissons des profondeurs !

— Eh bien, je lui en suis reconnaissant. Après tout, s’il n’avait pas été là pour nous accueillir comme il l’a fait et nous traiter avec son énergie moléculaire, nous serions morts et bien morts.

— Exactement.

— Et maintenant ?

Nebogipfel désaccoupla son visage du monoculaire du Constructeur, qui se détacha avec un « plop ! » obscène.

— Je pense, dit-il lentement, qu’ils comprennent ce que vous signifiez : le fait que votre invention initiale a précipité les changements et la Multiplicité explosive qui a conduit à ce qui nous entoure.

— Que voulez-vous dire ?

J’imagine qu’ils savent qui vous êtes. Et qu’ils veulent que nous venions avec eux. Sur leurs grands Vaisseaux… jusqu’à la Frontière au Commencement du Temps.

9. Options et introspections

Remonter jusqu’au Commencement du Temps… Mon âme défaillit rien qu’en y songeant !

Vous croirez peut-être qu’il y avait un peu de lâcheté dans cette réaction. Et c’était probablement vrai. Mais n’oubliez pas que j’avais déjà connu la vision d’une extrémité du Temps – sa triste Fin – dans l’une des Histoires que j’avais visitées : la toute première, où j’avais observé l’agonie du Soleil au-dessus de la plage désolée. Je me rappelai aussi mes vertiges, mes nausées, mon désarroi et le fait que la peur de rester sans défense dans cette obscurité m’avait à elle seule persuadé de remonter à bord de ma Machine transtemporelle et de me lancer à nouveau vers le passé.

J’avais beau savoir que l’image que j’allais découvrir à l’aube des temps serait inimaginablement différente, le souvenir de cette terreur et de cette faiblesse me faisait hésiter.

Je suis un humain – et j’en suis fier ! –, mais les extraordinaires expériences que j’ai vécues, plus insolites, dirai-je, que celles éprouvées par tout autre homme de ma génération, m’avaient permis d’appréhender les limitations de l’âme humaine ou, en tout cas, de la mienne. J’étais capable de traiter avec des descendants de l’homme comme les Morlocks et je pouvais me défendre honorablement contre des monstruosités préhistoriques du genre Pristichampus. Et, lorsque ce n’était qu’un exercice purement intellectuel – dans l’atmosphère feutrée d’un club de Pall Mall –, je pouvais concevoir des sujets beaucoup plus ambitieux : j’aurais pu débattre pendant de longues heures de la finitude du temps ou des opinions de von Helmholtz sur l’inévitabilité de la mort thermique de l’Univers.

… Mais, à la vérité, je trouvais la réalité beaucoup plus intimidante.

L’autre voie qui m’était offerte ne recelait cependant guère d’attraits pour moi !

Moi qui ai toujours été un homme d’action – il me plaît d’être maître de la situation ! –, j’étais là, dorloté par des créatures de métal si évoluées qu’elles ne pouvaient même pas concevoir de parler avec moi, pas plus que je n’eusse pensé m’entretenir de la nature de l’âme avec une fiole de bacilles. Il n’y avait rien que je pusse faire, ici sur la Terre blanche, car les Constructeurs universels avaient déjà tout fait.

Maintes fois je regrettai d’avoir accepté l’invitation de Nebogipfel au lieu de rester au paléocène ! Là, j’aurais fait partie d’une société évolutive en pleine croissance et mon intelligence et mes talents – tout comme ma force physique – auraient pu jouer un rôle essentiel dans la survie et le développement de l’Humanité en cette ère hospitalière. Je me surpris à tourner mes pensées vers Weena, vers ce monde de l’an 802 701 après J.-C. où je m’étais rendu lors de mon premier voyage transtemporel et dans lequel j’avais eu l’intention de retourner… jusqu’à ce que je fusse violemment dévié de ma course par la première Bifurcation de l’Histoire. Si les choses s’étaient passées différemment, songeai-je, si je m’étais comporté différemment cette première fois, peut-être aurais-je pu arracher Weena aux flammes, même au prix de ma santé ou de ma vie. Ou bien, si j’avais alors survécu à cet exploit, peut-être aurais-je pu contribuer à modifier véritablement cette malheureuse Histoire en amenant, d’une manière ou d’une autre, les Éloï et les Morlocks à regarder en face leur dégénérescence commune.

Je n’avais évidemment rien fait de tout cela ; je m’étais hâté de rentrer chez moi dès que j’avais repris possession de ma Machine transtemporelle. Et voilà qu’à présent j’étais forcé d’accepter qu’en raison de l’infini vêlage des Histoires je ne pourrais jamais retourner en 802 701 ni dans mon propre temps.

Il semblait que mes errances s’étaient terminées ici, dans ces quelques pièces dépourvues de sens !

Je serais maintenu en vie par les Constructeurs tant que mon corps demeurerait en état de marche. Puisque j’ai toujours été robuste, je supposai que je pouvais m’attendre à quelques décennies de vie supplémentaires, voire plus que cela. Car, si les Constructeurs avaient effectivement les compétences submoléculaires que leur attribuait Nebogipfel, peut-être (suggéra-t-il, à ma grande surprise) pourraient-ils arrêter ou même inverser les processus de vieillissement de mon corps !

Il semblait toutefois que j’allais être privé de compagnie pour toujours, exception faite de ma relation inégale avec un Morlock qui m’était déjà intellectuellement supérieur et qui, avec son immersion permanente dans l’Océan d’information, ne tarderait pas à avoir des préoccupations trop évoluées pour mon entendement limité.

J’avais donc devant moi la perspective d’une vie longue et confortable, mais c’était la vie d’un animal de zoo, encagé dans ces quelques pièces sans avoir rien de significatif à accomplir. C’était un avenir en forme de tunnel à la fois clos et infini…

Mais, d’un autre côté, je savais qu’accepter le plan des Constructeurs était une décision parfaitement capable de détruire mon intellect.

Je confiai mes doutes à Nebogipfel.

— Je comprends vos craintes et vous félicite d’avoir l’honnêteté de regarder vos faiblesses en face. Vous avez accompli des progrès dans la compréhension de vous-même, depuis notre première rencontre…

— Épargnez-moi cette sollicitude, Nebogipfel !

— Il n’y a pas lieu de prendre une décision maintenant.

— Que voulez-vous dire ?

Et Nebogipfel de me décrire l’immense envergure technologique du projet des Constructeurs. Pour alimenter les Vaisseaux, il faudrait préparer d’énormes quantités de plattnérite.

— Les Constructeurs travaillent sur des échelles temporelles considérables, dit le Morlock. Or, même sous cet angle, le projet est ambitieux. D’après les prévisions des Constructeurs quant à la date d’achèvement (et ceci est vague, car les Constructeurs ne planifient pas au sens où le feraient des entrepreneurs humains ; ils se contentent plutôt d’édifier collectivement, pierre par pierre, avec le zèle absolu de termites), un million d’années s’écouleront jusqu’à ce que les Vaisseaux soient parés pour le départ.

Un million d’années ? Les Constructeurs doivent être effectivement bien patients pour concevoir des projets à pareille échelle !

Mon imagination fut saisie par la démesure qu’il y avait à envisager un projet embrassant plusieurs ères géologiques et conçu pour envoyer des Vaisseaux à l’Aube des Temps ! Je ressentis une certaine crainte mêlée de respect, comme si je percevais quelque intention divine.

Je m’en ouvris à Nebogipfel, qui me toisa d’un regard sceptique.

— Très bien, dit-il. Mais efforçons-nous d’être réalistes.

Il dit qu’il avait négocié pour que nous fussent ramenés les restes de notre Chronomobile improvisé, ainsi que des outils, des matières premières et une provision de plattnérite fraîche…

Je compris immédiatement ses intentions.

— Vous suggérez que nous enfourchions notre Chronomobile et franchissions d’un bond un million d’années tandis que nos patients Constructeurs achèvent de mettre au point leurs vaisseaux ?

— Pourquoi pas ? Nous n’avons pas d’autre moyen de participer au lancement. Les Constructeurs sont peut-être fonctionnellement immortels, mais pas nous.

— Eh bien…, je ne sais pas… je me demande si… Et comment les Constructeurs peuvent-ils être aussi sûrs d’avoir terminé leur programme de construction – au jour dit, et ainsi qu’ils l’ont prévu – à si longue échéance ? De mon temps, l’espèce humaine elle-même n’avait que le dixième de cet âge.

— N’oubliez pas, dit Nebogipfel, que les Constructeurs ne sont pas humains. Ils forment une espèce véritablement immortelle. Des foyers individuels de conscience peuvent se former puis se dissoudre à nouveau dans l’Océan commun, mais la continuité de la collecte de l’information et la cohérence du dessein sont inflexibles…

« De toute façon, dit-il en me regardant, qu’avez-vous à perdre ? Si nous remontons le temps et nous apercevons qu’après tout les Constructeurs ont abandonné le projet avant d’avoir achevé leurs Vaisseaux… et alors ?

— Eh bien, nous pourrions mourir, pour commencer. Et s’il n’y a pas de Constructeur disponible pour nous accueillir et subvenir à nos besoins à l’autre bout de votre million d’années ?

— Et alors ? répéta le Morlock. Pouvez-vous sonder votre cœur et dire que vous vous réjouissez de vivre comme ça le reste de votre existence ?

Et de désigner d’un geste notre petit appartement.

Je ne répondis pas, mais je crois qu’il lut mes pensées sur mon visage.

— De plus…, poursuivit-il.

— Oui ?

— Une fois le Chronomobile construit, il est possible que nous choisissions de l’utiliser pour voyager dans une direction différente.

— Que voulez-vous dire ?

— On va nous donner beaucoup de plattnérite. Nous pourrions même retourner au paléocène, si vous le désiriez.

Je jetai des regards furtifs autour de moi, comme un conspirateur.

— Nebogipfel, et si les Constructeurs vous entendent parler ainsi ?

— Et alors ? Nous ne sommes pas prisonniers ici. Les Constructeurs nous trouvent intéressants et ils estiment que vous, en tout cas, devriez accompagner les Vaisseaux dans leur quête finale, à cause de votre signification historique et causale. Mais ils ne nous forceraient pas la main ni ne nous maintiendraient ici si notre détresse était si profonde que nous ne pussions survivre.

— Et vous, lui demandai-je prudemment, que voulez-vous au juste ?

— Je n’ai pris aucune décision, répliqua-t-il. Actuellement, mon principal souci est de conserver un maximum d’options ouvertes sur l’avenir.

Cet avis était éminemment judicieux. La séance d’introspection terminée, Nebogipfel et moi convînmes de nous atteler à la reconstruction du Chronomobile et commençâmes à discuter en détail des outils et des matériaux nécessaires.

10. Préparatifs

Le Chronomobile fut ramené de la glace par le Constructeur. À cette fin, l’être se scinda en quatre petites pyramides et plaça ces composants sous chaque coin du châssis délabré du véhicule. Les mini-Constructeurs évoluaient avec des mouvements fluides, quasi onctueux – qu’on songe à la manière dont progresse une dune, grain par grain, sous l’influence du vent –, et je vis que des chaînes migratrices de cils métalliques reliaient les mini-Constructeurs entre eux tout le temps que dura cette insolite procession.

Lorsque les restes de notre véhicule eurent été déposés au milieu d’une des pièces, les mini-Constructeurs fusionnèrent pour redevenir le Constructeur originel : ils se répandirent vers le haut en s’abouchant, comme s’ils fondaient – spectacle que je trouvai fascinant, tout répugnant qu’il fût ; mais Nebogipfel ne tarda pas à se rebrancher sur le monoculaire sans aucun problème.

L’infrastructure du Chronomobile provenait, pour l’essentiel, de la carcasse de notre Véhicule à déplacement transtemporel de 1938, mais sa superstructure – quelques panneaux en guise de parois et de plancher – avait été construite de bric et de broc par Nebogipfel à partir des épaves des Automoteurs du Corps expéditionnaire et de celle de la Zeitmaschine Messerschmitt. Le rudimentaire tableau de bord avait été tout aussi grossièrement remonté. L’ensemble était à présent incomplet et en piteux état. Il était donc très clair qu’en plus de remplacer la plattnérite nous aurions besoin de procéder à une rénovation considérable du véhicule.

J’assurai une bonne partie du travail manuel spécialisé sous la direction de Nebogipfel. J’avais, au début, accepté de mauvaise grâce cet arrangement, mais c’était Nebogipfel qui avait accès à l’Océan d’information et, par là, à la sagesse accumulée des Constructeurs ; et c’était lui qui pouvait préciser au Constructeur les pièces dont nous avions besoin : un tube de tel diamètre, fileté au pas de tant, etc.

Le Constructeur produisait les éléments demandés à sa manière habituelle, par simple extrusion. Il ne lui en coûtait apparemment rien de plus qu’une perte matérielle ; mais celle-ci était toutefois rapidement compensée par un flux accru dans l’appartement des cils migratoires qui l’alimentaient.

J’avais du mal à faire confiance aux résultats de ce processus. J’avais visité des aciéries et autres usines à l’occasion de la fabrication de pièces destinées à ma propre Machine transtemporelle et à d’autres dispositifs antérieurs : j’avais regardé le fer en fusion couler depuis les hauts-fourneaux jusque dans les convertisseurs Bessemer où il serait oxydé et mélangé au spiegel et au carbone… Et ainsi de suite. Par comparaison, je trouvais difficile de m’en remettre à quelque chose qui venait d’être dégorgé par un tas informe de copeaux scintillants !

Le Morlock ne manqua évidemment pas de stigmatiser la stupidité de mon préjugé.

— La transmutation subatomique dont est capable le Constructeur est un processus bien plus raffiné que l’association de la fusion, du mélange et du façonnage au marteau que vous décrivez, processus grossier qui semble ne pas avoir évolué depuis votre sortie de l’âge des cavernes.

— Peut-être, dis-je, mais tout de même… C’est un processus invisible !

Je ramassai une clé ; comme tous les outils que nous avions demandés, elle avait été dégorgée par le Constructeur quelques instants seulement après la commande de Nebogipfel et c’était un objet lisse, sans solution de continuité, sans jointures, ni vis, ni traces de moulage.

— Quand je ramasse pareil objet, je m’attends presque qu’il soit encore chaud, dégoulinant de suc gastrique ou couvert de ces affreux cils métalliques…

Nebogipfel secoua la tête. Il était clair qu’il se moquait de moi.

— Que vous êtes intolérant envers quiconque fait autrement que vous !

En dépit de mes réserves, je fus forcé de laisser le Constructeur nous fabriquer d’autres outils et fournitures diverses. Je calculai que le voyage durerait trente heures si nous remontions jusqu’au paléocène, mais pas plus de trente minutes si nous exécutions un bond limité dans le futur pour rejoindre les Vaisseaux transtemporels. Déterminé à ne pas partir démuni cette fois-ci, j’emportai donc dans notre nouveau Chronomobile suffisamment d’eau et de provisions pour que nous pussions tenir quelques jours, et je demandai à ce qu’on nous fournît à l’un comme à l’autre des vêtements chauds et épais. Je n’étais quand même guère rassuré lorsque je passai le lourd manteau que m’avait confectionné le Constructeur sur les vestiges de ma chemise en serge vert jungle ; le vêtement était coupé dans un tissu argenté non identifiable, fortement matelassé.

— Il me semble carrément contre nature, protestai-je, d’endosser quelque chose qui vient d’être vomi de pareille façon !

— Vos réserves commencent à devenir lassantes, répliqua le Morlock. Il est clair pour moi que vous avez une peur morbide du corps et de ses fonctions. Ce qui est prouvé non seulement par votre réaction irrationnelle devant les aptitudes manufacturières du Constructeur mais aussi par votre première réaction face aux Morlocks…

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, dis-je, inquiet.

— Vous m’avez souvent décrit votre rencontre avec cette espèce… cousine de la mienne en utilisant des termes associés au corps : des analogies fécales, « des doigts comme des lombrics », et ainsi de suite.

— Attendez ! Vous êtes donc en train de me dire que si je crains le Morlock et les produits des Constructeurs c’est ma propre biologie que je crains ?

Sans prévenir, il ouvrit la main juste sous mon nez : la pâleur de la chair nue de sa paume, ses doigts en forme de ver de terre – tout cela était pour moi écœurant, évidemment, comme toujours, et je ne pus réprimer un sursaut de recul.

Le Morlock sentit manifestement qu’il avait réussi sa démonstration ; et je me rappelai aussi le lien que j’avais un jour relevé entre ma peur des bases souterraines des Morlocks et celle, datant de l’enfance, associée aux puits d’aération débouchant sur la cour dans la maison de mes parents.

Il va sans dire que je me sentis très mal à l’aise après ce brusque diagnostic de Nebogipfel, à la pensée que mes réactions pussent être gouvernées non par la force de mon intellect, comme je l’eusse supposé, mais par des facettes aussi bizarres et aussi secrètes de ma nature !

— Je crois, conclus-je avec toute la dignité que je pus rassembler, qu’il y a des sujets qu’il est préférable de ne pas évoquer.

Et j’arrêtai là cette conversation.


Le Chronomobile terminé était d’un aspect peu raffiné : une simple caisse métallique, ouverte en haut, non peinte et grossièrement finie. Mais les commandes étaient sensiblement plus évoluées que les mécanismes sommaires construits par Nebogipfel avec les matériaux disponibles au paléocène. Elles comprenaient même de simples compteurs chronométriques, aux cadrans peints à la main, toutefois, et nous aurions à peu près la même liberté de mouvement transtemporel que celle offerte par ma toute première Machine.

À mesure que j’avançais dans mon travail et que s’approchait le jour fixé pour notre départ, je sentais monter ma peur et mes doutes. Je savais que je ne pourrais jamais rentrer chez moi, mais, en partant d’ici avec Nebogipfel pour aller dans le futur et le passé, je risquais de me retrouver dans des univers si étranges que ni mon esprit ni mon corps n’y survivraient. Il se pourrait que j’approchasse du terme de ma vie. J’en étais conscient, et une douce terreur humaine s’empara de moi.

Finalement, tout fut prêt. Nebogipfel s’installa sur sa selle. Il était enveloppé dans la lourde combinaison matelassée en tissu argenté du Constructeur, et de nouvelles lunettes étaient fixées sur sa petite tête. Il ressemblait un peu à un jeune enfant emmitouflé contre les rigueurs de l’hiver, du moins tant qu’on ne voyait pas les cheveux qui descendaient en cascade de son visage et l’œil qui brillait derrière les verres bleus.

Je m’assis près de lui et contrôlai une dernière fois le contenu de notre véhicule.

Puis, en une seconde, les murs de notre appartement se changèrent silencieusement en verre. Tout autour de nous, à présent visibles derrière les parois transparentes de notre chambre, les plaines désolées de la Terre blanche s’étendaient jusqu’à l’horizon, ourlées de rouge par les dernières lueurs du couchant. Sur les indications de Nebogipfel – encore une fois –, les cils vibratiles du Constructeur avaient retravaillé la matière des murs de la pièce où reposait le Chronomobile. Nous continuerions à avoir besoin d’un minimum de protection contre le rude climat de la Terre blanche mais nous voulions voir le monde pendant le voyage.

Bien que la température de l’air n’eût pas changé, j’eus immédiatement l’impression d’avoir beaucoup plus froid ; je frissonnai et resserrai les pans de mon manteau.

— Je crois que nous sommes prêts, dit Nebogipfel.

— Prêts pour tout, convins-je, sauf en ce qui concerne notre décision ! Partons-nous vers le futur qui verra l’achèvement des Vaisseaux, ou alors… ?

— Je crois que la décision vous revient, dit-il.

Je me plais à croire qu’il y eut une certaine sympathie dans son expression non humaine.

Une douce peur palpitait encore en moi car, hormis pendant ces quelques premières heures désespérées après que j’eus perdu Moïse, je n’avais jamais été homme à embrasser la perspective du trépas et je savais pourtant que le choix que j’allais faire risquait de mettre fin à ma vie. Il n’empêche que…

— Je n’ai vraiment guère le choix, dis-je à Nebogipfel. Nous ne pouvons pas rester ici.

— Non. Nous sommes des exilés, vous et moi. Je crois qu’il ne nous reste rien d’autre à faire que de continuer… jusqu’à la Fin.

— Oui, jusqu’à la Fin du Temps lui-même, on dirait. Alors, ainsi soit-il, Nebogipfel. Ainsi soit-il.

Nebogipfel bascula vers l’avant les manettes du Chronomobile – je sentis ma respiration s’accélérer et le sang me cogner aux tempes – et nous tombâmes dans l’imprécis tumulte du voyage transtemporel.

11. En avant dans le temps

Une fois de plus, le Soleil traversa le ciel comme une fusée et la Lune, encore verte, parcourut le cycle accéléré de ses phases à la cadence de plusieurs mois par seconde ; les vélocités apparentes des deux corps célestes ne tardèrent pas à atteindre le point où ils se fondirent dans la bande lumineuse habituelle oscillant d’un équinoxe à l’autre, et où le ciel prit la teinte gris acier qui mélangeait le jour et la nuit. Tout autour de nous, clairement visibles depuis notre belvédère, les champs de glace de la Terre blanche s’étendaient jusqu’au-delà de l’horizon, inchangés dans le tourbillon des années insignifiantes, ne montrant qu’un éclat superficiel lissé par la rapidité de notre déplacement.

J’eusse aimé voir ces magnifiques voiliers interstellaires s’envoler dans l’espace, mais la rotation de la Terre m’empêcha de discerner ces fragiles vaisseaux dès que commença notre voyage transtemporel.

Quelques secondes – subjectives – après notre départ, l’appartement fut démoli. Il s’évapora comme la rosée autour de nous et notre capsule transparente resta isolée sur le toit plat de la tour. Je songeai à la suite bizarre, quoique confortable, de nos pièces, avec mon étuve, le ridicule papier tontisse, l’énigmatique table de billard et le reste : tout s’était liquéfié pour retrouver le néant informe originel, et notre appartement, désormais inutile, avait été réduit à un rêve : un souvenir platonique dans l’imagination de métal des Constructeurs universels !

Nous n’avions toutefois pas été abandonnés par notre Constructeur attitré, l’image même de la patience. De mon point de vue accéléré, il semblait reposer ICI, à quelques yards de nous, pyramide trapue, les cils fourmillants gommés par notre vitesse… puis sauter brusquement , s’y attarder quelques secondes, puis repartir, et ainsi de suite. Puisqu’une seule de nos secondes durait des siècles à l’extérieur du Chronomobile, je pouvais calculer que le Constructeur restait parfois mille ans absolument immobile à proximité de la capsule.

J’en fis la remarque à Nebogipfel.

— Imaginez cela, si vous le pouvez ! Être immortel est une chose, mais se consacrer à ce point à une tâche unique… Il est comme un chevalier solitaire veillant sur son Graal tandis que s’envolent les siècles de l’Histoire et les éphémères soucis des hommes ordinaires.

Ainsi que je l’ai déjà indiqué, les édifices voisins du nôtre étaient des tours, dressées à deux ou trois milles d’intervalle, qui parsemaient toute la vallée de la Tamise. Je n’y avais relevé aucun signe de changement durant les quelques semaines que nous passâmes dans notre appartement, même pas l’ouverture d’une porte. Mais à présent, grâce à l’accélération de ma perception, je voyais avec quelle lenteur l’évolution affectait l’extérieur des édifices. À Hammersmith, la façade d’un cylindre, polie comme un miroir, gonfla comme sous l’effet de quelque maladie métallique avant de se stabiliser en une surface bossuée striée de canaux anguleux. Une autre tour, dans les environs de Fulham, disparut totalement ! Un instant elle était là, l’instant d’après elle n’y était plus… et il n’y eut même pas l’ombre des fondations pour montrer son emplacement : la glace se referma sur le sol exposé trop vite pour je pusse suivre l’opération des yeux.

Cette sorte d’évolution fluide se poursuivait en permanence. La vitesse du changement dans ce Londres inédit devait se mesurer en siècles – alors que des quartiers du Londres que je connaissais se modifiaient en quelques années –, mais il y avait du changement tout de même, fis-je remarquer à Nebogipfel.

— Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses quant au but de cette reconstruction, dit-il. Peut-être le changement de l’apparence externe signifie-t-il un changement dans l’utilisation interne. En outre, les lents processus de la dégradation agissent même ici. Et peut-être y a-t-il, occasionnellement, des incidents plus spectaculaires, comme la chute d’une météorite.

— Les Constructeurs, avec leur intelligence démesurément étendue, pourraient sûrement prévoir un accident pareil ! Ils pourraient suivre le bolide à la trace avec leurs télescopes et, même, utiliser leurs fusées ou leurs voiliers spatiaux pour dévier ces objets de leur trajectoire.

— Jusqu’à un certain point, dit Nebogipfel. Mais le système solaire est un lieu chaotique gouverné par le hasard. On ne pourrait jamais être sûr d’éliminer toutes les calamités, quelles que soient les ressources disponibles, et quelle que soit l’ampleur de la prévision et des mesures de surveillance… Aussi, même les Constructeurs doivent parfois… reconstruire – jusqu’à la tour que nous habitons.

— Que voulez-vous dire ?

— Réfléchissez. Avez-vous chaud ? Vous sentez-vous à l’aise ?

Ainsi que je l’ai noté, mon exposition apparente aux déserts de la Terre blanche, avec pour seul bouclier l’invisible dôme des Constructeurs, m’avait laissé une impression de froid ; mais je savais que ce ne pouvait être qu’une réaction interne.

— Je me sens tout à fait bien.

— Évidemment. Moi aussi. Et, puisque nous voyageons déjà depuis un quart d’heure, nous savons que des conditions uniformes se maintiennent dans cet édifice depuis plus d’un demi-million d’années.

Je compris où il voulait en venir.

— Mais notre tour, dis-je, est tout aussi exposée aux outrages du temps que les autres…, par conséquent, notre Constructeur doit remettre continuellement les lieux en état pour qu’ils restent habitables pour nous.

— Oui. Sinon, le dôme qui nous abrite se serait sûrement fissuré et aurait dégringolé depuis longtemps.

Nebogipfel avait raison, évidemment. C’était là encore une facette de l’extraordinaire détermination des Constructeurs, mais je n’en fus guère rassuré pour autant ! Je regardai autour de moi et examinai le sol sous nos pieds ; j’eus l’impression que la tour était devenue aussi insubstantielle qu’une termitière, recreusée et remodelée en permanence par les Constructeurs universels, et je fus saisi de vertige.


Je pris alors conscience d’un changement dans la qualité de la lumière. Le paysage glaciaire s’étendait toujours, immuable, autour de nous, mais il me sembla que la glace s’était quelque peu assombrie.

Les bandes solaire et lunaire, rendues floues et indistinctes par leur précession, oscillaient toujours dans le ciel ; la Lune luisait encore du vert violent de sa végétation transplantée tandis que le Soleil paraissait subir un cycle de changements.

— Il semble, observai-je, que le Soleil scintille, que son éclat varie avec une périodicité de l’ordre de plusieurs siècles, au bas mot.

— Je crois que vous avez raison.

C’était cette incertitude de la lumière, j’en étais à présent convaincu, qui projetait l’illusion troublante et bizarre d’une ombre sur le paysage glacé. Si l’on se tient devant une fenêtre, qu’on place la main devant son visage, les doigts écartés, et qu’on l’agite de droite à gauche devant ses yeux, on aura peut-être une certaine idée de ce que je veux dire.

— Ce satané clignotement, protestai-je, a le chic pour s’insinuer sous la rétine et peut-être perturber les rythmes du cerveau.

— Surveillez donc la lumière, dit Nebogipfel. Notez sa qualité. Elle change à nouveau.

Je m’y appliquai et fus immédiatement récompensé par des aperçus d’un aspect inédit du bizarre comportement du Soleil. L’astre avait comme une dominante verdâtre, à certains moments seulement – et je voyais alors un filet émeraude rayer l’écliptique –, mais néanmoins réelle.

Conscient de la présence de ce verdoiement, je pus détecter des éclairs émeraude sur les hauteurs gelées et les massifs édifices de Londres. Vision poignante comme un souvenir de la vie qui avait disparu de ces collines.

— Je soupçonne, dit Nebogipfel, que le scintillement et les éclairs verts sont liés…

Il me rappela que l’astre du jour était la plus grande source d’énergie et de matière du système solaire. Ses Morlocks avaient eux-mêmes dû l’exploiter pour construire leur Sphère héliocentrée.

— Je crois à présent, dit-il, que les Constructeurs universels eux aussi creusent ce grandiose corps céleste : ils minent le Soleil pour en tirer les matières premières dont ils ont besoin…

— La plattnérite ! dis-je, de plus en plus excité. Voilà la signification de ces éclairs verts, n’est-ce pas ? Les Constructeurs sont en train d’extraire la plattnérite du Soleil.

— Ou de mettre à profit leurs compétences alchimiques pour changer en plattnérite la matière et l’énergie solaires, ce qui revient au même.

Pour que la lueur de la plattnérite fût visible depuis la Terre, soutenait Nebogipfel, les Constructeurs devaient être en train d’édifier de vastes coquilles de cette substance autour du Soleil. Une fois terminées, ces enveloppes seraient transportées, en d’immenses convois, vers d’autres chantiers du système solaire, et l’accrétion d’une nouvelle coquille recommencerait. Le scintillement que nous voyions devait représenter le montage et le démontage accélérés de ces immenses amas de plattnérite.

— C’est extraordinaire, haletai-je. Les Constructeurs doivent retirer du Soleil des quantités de substance comparables à la masse de la plus grosse des planètes ! Ce qui éclipse même l’édification de votre grandiose Sphère, Nebogipfel.

— Nous savons que les Constructeurs ne sont pas dénués d’ambition.

Il me sembla alors que le scintillement du patient Soleil s’atténua, à croire que les Constructeurs approchaient de la fin de leur exploitation. Je voyais d’autres taches de vert plattnérite apparaître çà et là dans le ciel ; distinctes de la bande solaire, elle fonçaient plutôt dans le ciel à la manière de lunes artificielles. Je compris qu’il s’agissait de structures en plattnérite, d’énormes agglomérats de cette substance qui avaient traversé l’espace et s’installaient sur quelque paisible orbite autour de la Terre.

La lueur changeante de la plattnérite jouait sur l’enveloppe de notre Constructeur, qui se tenait près de nous, impassible, tandis que le ciel subissait ces extraordinaires évolutions.

Nebogipfel consulta ses compteurs chronométriques.

— Nous avons parcouru près de huit cent mille ans…, cela suffit, je crois.

Il tira sur ses manettes et le Chronomobile cahota, manifestant l’instabilité caractéristique du voyage transtemporel, et j’eus à lutter à la fois contre la peur et la nausée.

Notre Constructeur disparut instantanément de ma vue. Je hurlai – je ne pus m’en empêcher ! – et agrippai la banquette du Chronomobile. Je crois que je ne m’étais jamais senti aussi seul et abandonné qu’en cet instant où brusquement – semblait-il –, après huit mille siècles de route, notre fidèle compagnon nous livrait à l’inconnu.

La vibration précessionnelle du ruban solaire se ralentit, s’atténua et disparut ; au bout de quelques secondes, je perçus le déconcertant papillotement qui marque l’alternance de la nuit et du jour, et le ciel perdit sa clarté grise et délavée.

La lumière verte de la plattnérite emplissait l’espace tout autour de moi à l’intérieur de notre dôme, dissimulant les plaines impassibles de la Terre blanche dans son scintillement laiteux.

La pulsation du jour et de la nuit ralentit jusqu’à être plus lente que le battement de mon cœur. En ce tout dernier instant, j’eus la vision fugitive – un éclair, pas plus – d’un champ stellaire crevant la surface du décor, éblouissant, tout proche ; et j’entrevis l’image ténébreuse de plusieurs larges crânes munis d’yeux énormes et humains. Puis Nebogipfel ramena ses manettes à zéro : le Chronomobile s’immobilisa, nous émergeâmes dans l’Histoire, la foule des Veilleurs disparut et nous fûmes plongés dans un flot de lumière verte.

Nous étions incrustés dans un Vaisseau de plattnérite !

12. Le Vaisseau

Moi-même, le Morlock, le mécanisme et la carrosserie de notre modeste Chronomobile baignions tous dans la clarté émeraude de la plattnérite qui nous enveloppait intégralement. Je n’avais aucune idée de la taille réelle du Vaisseau ; de fait, j’avais du mal à m’orienter au sein de sa masse. Il ne ressemblait pas à un bâtiment de mon époque, car il lui manquait une infrastructure bien définie, avec des cloisons et des panneaux pour délimiter des sections internes, la salle des machines, et cetera. Au lieu de quoi, il faut imaginer un réseau : un ensemble de fils et de nœuds, d’où rayonnait la lumière verte de la plattnérite, projeté sur nous par un invisible pêcheur, si bien que Nebogipfel et moi-même étions prisonniers d’un immense enchevêtrement de tiges et de courbes lumineuses.

Ce réseau ne pénétrait pas jusqu’à notre Chronomobile : il semblait s’arrêter à peu près à la distance où s’était dressée la paroi de notre dôme. Je continuais de respirer sans problème et n’avais pas plus froid qu’avant. La protection environnementale du dôme devait nous être encore fournie par des moyens quelconques et je crus que le dôme lui-même était toujours en place, car je vis d’infimes reflets dans une surface au-dessus de nous, mais la lumière de la plattnérite était si diffuse et si changeante que je ne pouvais vérifier mes suppositions.

Je ne pouvais pas non plus distinguer de sol sous le Chronomobile. Le réseau semblait se prolonger en dessous de nous et plonger profondément dans la texture de l’édifice ou de ce qu’il en restait. Or je ne voyais pas comment cette trame ténue pouvait supporter une masse aussi importante que celle de notre véhicule, et je fus soudain pris d’un accès de vertige inopportun. Je réprimai avec détermination une réaction aussi primitive. Ma situation était extraordinaire, mais je désirais bien me conduire – surtout si ces instants devaient être les derniers de ma vie ! – sans m’abaisser à gaspiller la moindre énergie à sauver de la déconfiture le singe affolé qui résidait en moi et croyait qu’il allait tomber de cet arbre vert luminescent.

J’examinai le réseau qui m’entourait. Apparemment gros comme mon index, ses principaux fils étaient si brillants que j’avais du mal à m’assurer que cette épaisseur ne fût pas un simple artefact de ma propre sensibilité optique. Ces fils délimitaient des cellules d’environ un pied de diamètre et de formes irrégulières : aussi loin que portait mon regard, je n’en voyais pas deux semblables. Des fils plus ténus, reliant entre elles ces cellules principales, formaient une configuration subcellulaire complexe ; celle-ci était encore subdivisée par des fils plus ténus, et ainsi de suite, jusqu’à la limite de ma résolution oculaire, ce qui me rappela les cils vibratiles arborescents de l’enveloppe externe d’un Constructeur.

Aux nœuds où se rejoignaient les fils primaires étincelaient des points de lumière, aussi insolemment verts que tout le reste : ces globules ne restaient pas au repos mais se déplaçaient le long des fils ou explosaient en minuscules éclairs silencieux. Ces infimes mouvements se reproduisaient dans toute l’étendue du réseau, si bien qu’il était illuminé par la douce clarté changeante d’une structure en continuelle évolution.

J’avais une impression de fragilité, comme si nous étions dans un cocon tissé en fils d’araignée, mais toute cette architecture suggérait une vie organique et il me semblait que, si je tendais maladroitement la main et arrachais de grands lambeaux de cette structure complexe, elle ne tarderait pas à se réparer toute seule.

Et dans tout le Vaisseau, comme on peut se l’imaginer, régnait cette insolite contingence induite par la plattnérite : l’impression que l’engin n’était pas solidement implanté dans la réalité, qu’il était insubstantiel et temporaire.

La texture du réseau était suffisamment ajourée pour que je pusse contempler le monde extérieur au travers de la mince coque de « notre » Vaisseau. Les collines et les édifices anonymes du Londres des Constructeurs étaient toujours là, et la glace éternelle ne montrait aucune trace de perturbation. C’était la nuit, le ciel était dégagé ; le croissant argenté de la Lune voguait bien haut parmi les étoiles absentes…

Et, glissant dans le ciel de cette Terre abandonnée, j’aperçus d’autres Vaisseaux à plattnérite. De forme lenticulaire, immenses, ils semblaient avoir la même structure en réseau que celui dans lequel Nebogipfel et moi étions enfermés ; de petites lumières ruisselaient, étoiles captives, d’un bout à l’autre de leurs complexes intérieurs. La glace de la Terre blanche baignait uniformément dans la clarté de la plattnérite ; les Vaisseaux dérivaient tels d’immenses nuages silencieux, trop près du sol pour être naturels.

Nebogipfel m’observait ; la plattnérite nimbait son pelage d’un lustre vert somptueux.

— Vous allez bien ? s’enquit-il. Vous me semblez quelque peu décomposé.

Je ne pus m’empêcher de rire.

— Vous avez la litote facile, Morlock. Décomposé ? J’aurais pu le dire moi-même…

Pivotant sur mon siège, je tendis la main derrière moi et trouvai une coupe remplie des noix et des fruits non identifiables que m’avait fournis le Constructeur. J’enfonçai les doigts dans la nourriture et me la fourrai dans la bouche ; l’activité simple et animale de la nutrition me distrayait des stupéfiants mystères, à peine compréhensibles, qui m’entouraient. Je me demandai, en fait, si ç’allait être mon dernier repas – l’ultima cena de la Terre !

— Je m’attendais que notre Constructeur fût ici pour nous accueillir.

— Mais je pense qu’il est effectivement ici, dit Nebogipfel.

Il leva la main, et une lumière émeraude rayonna de ses doigts blafards.

— Ce Vaisseau est manifestement conçu selon les mêmes principes architecturaux que les Constructeurs eux-mêmes. Je crois que nous pourrions dire que « notre » Constructeur est encore là : mais sa conscience est à présent représentée par une configuration de ces points lumineux animés, au sein de ce réseau de plattnérite. Et le Vaisseau est sûrement relié à l’Océan d’information ; on pourrait même dire qu’il forme lui-même un nouveau Constructeur universel. Le Vaisseau est vivant…, aussi vivant que les Constructeurs.

« Et pourtant, puisqu’il est composé de plattnérite, cet engin doit être bien plus que cela.

Nebogipfel m’observa de son œil unique, sombre et profond derrière ses lunettes.

— Comprenez-vous ? Si ceci est la vie, c’est une nouvelle sorte de vie – la vie de la plattnérite –, la première sorte de vie qui ne soit pas liée, comme nous autres, à la lente rotation des engrenages de l’Histoire. Et elle a été élaborée ici même, avec nous-mêmes en son centre… Ce Vaisseau est ici pour nous – pour nous ramener –, exactement comme le Constructeur l’a promis. Il est là, voyez-vous.

Nebogipfel avait évidemment raison. Je me demandai alors, avec une sorte d’affectation nerveuse, combien d’autres Vaisseaux comme celui-ci, qui rôdaient tels d’énormes fauves dans les cieux vides d’étoiles de la Terre, étaient aussi en ce lieu, d’une manière ou d’une autre, à cause de notre présence.

C’est alors, tandis que je levais les yeux vers le firmament saturé de plattnérite, qu’un autre détail me frappa.

— Nebogipfel ! Regardez la Lune !

Le Morlock se retourna. Je constatai que la lumière verte qui nimbait les poils de son visage était à présent auréolée d’une délicate clarté argentée.

Ma conclusion était simple : la Lune avait perdu son délicieux verdoiement. La couleur vitale, montée de la Terre pour la revêtir pendant des millions d’années, s’était fanée, révélant la blancheur macabre des montagnes poussiéreuses et les mers lunaires à leur pied. Dans sa mortelle pâleur, le satellite n’avait à présent plus rien qui le distinguât de la Lune de mon époque, si ce n’était, peut-être, un éclairement plus prononcé de sa partie obscure : une lune vieille mais vivace dans les bras de la lune jeune. Et je savais que ce regain de luminosité s’expliquait uniquement par l’albédo accru de la Terre couverte de glace qui devait étinceler comme un second Soleil dans le ciel sans atmosphère de la Lune.

— Il se peut que ce soit une conséquence des variations forcées de l’éclat du Soleil, suggéra Nebogipfel. Les travaux des Constructeurs pour extraire la plattnérite ont peut-être, finalement, rompu l’équilibre de la vie.

— Vous savez, dis-je non sans amertume, je crois qu’après tout ce à quoi nous avons assisté j’avais trouvé quelque consolation dans la persistance de cette parcelle de verdure terrestre, là-haut dans le ciel. Dans la pensée que quelque part – à une distance qui ne fût pas infranchissable – se maintînt un vestige de la Terre dont je gardais le souvenir, et qu’il y eût là quelque improbable jungle à pesanteur réduite où pourraient encore marcher les fils de l’homme… Mais il ne peut y avoir à présent sur cette morne surface que des ruines, et des empreintes de pas à demi effacées – encore des ruines, pour faire pendant à celles qui jonchent le cadavre de la Terre.

Et c’est précisément à cet instant, pendant mon accès de nostalgie, que retentit une détonation – un improbable coup de feu ? – et que notre dôme protecteur se fissura comme une coquille d’œuf !


Je constatai qu’une série de fêlures avaient fleuri en un complexe delta sur la face du dôme. Sous mes yeux, un modeste fragment de dôme, pas plus grand que ma main, se détacha et vint flotter dans l’air comme un flocon de neige.

Et, au-delà du dôme morcelé, les fils du réseau de plattnérite se ramifiaient en progressant vers Nebogipfel et moi-même.

— Nebogipfel, que se passe-t-il ? Sans le dôme, allons-nous mourir ?

J’étais dans un état fébrile, comme chargé d’électricité, dans lequel toutes mes terminaisons nerveuses vibraient de doute et de crainte.

— Essayez de ne pas avoir peur, dit Nebogipfel.

Et, d’un geste d’une stupéfiante simplicité, il me prit la main dans ses minces doigts de Morlock et la tint comme un adulte tiendrait celle d’un enfant. C’était la première fois que je sentais le contact de ses doigts froids depuis les atroces moments où le Constructeur m’avait réparé, et un lointain écho de notre camaraderie du paléocène vint me réchauffer au milieu des glaces de la Terre blanche. Je crois que je criai alors, détraqué par la peur, et que je me recroquevillai sur mon siège, ne songeant qu’à m’échapper ; alors les faibles doigts de Nebogipfel resserrèrent leur prise sur les miens.

Le dôme continuait de se fissurer et j’entendis une pluie de fragments tambouriner doucement sur le Chronomobile. Les fils de plattnérite, sillonnés de nodules lumineux, s’enfoncèrent encore plus avant dans les brèches.

— Ils…, les Constructeurs, ces êtres de plattnérite, dit Nebogipfel, ont l’intention de nous emmener avec eux jusqu’à l’aube du temps, et peut-être au-delà…

« Mais pas comme ceci, dit-il en indiquant son corps fragile. Nous ne pourrions jamais survivre, ne fut-ce qu’une minute. Comprenez-vous ?

Les tentacules de plattnérite frôlèrent mon cuir chevelu, mon front, mes épaules ; je me baissai pour esquiver leur glaciale étreinte.

— Vous voulez dire qu’il nous faut devenir comme eux ? Comme les Constructeurs… que nous devons nous soumettre à l’invasion de ces arborescences de plattnérite ! Pourquoi ne pas m’en avoir averti ?

— À quoi cela aurait-il servi ? C’est le seul moyen. Votre peur est naturelle, mais vous devez la réprimer rien qu’un instant encore, et ensuite…, ensuite, vous serez libre…

Je sentais le poids glacial des spirales de plattnérite envahir mes jambes et mes épaules. J’essayai de rester immobile… puis j’eus l’impression qu’un de ces câbles serpentait sur mon front et je perçus, très distinctement, le fourmillement des cils vibratiles à même ma chair : je ne pus m’empêcher de hurler et de me débattre contre ce duveteux fardeau. Mais j’étais déjà incapable de me lever de mon siège.

J’étais à présent immergé dans la clarté verte, et le monde extérieur – la Lune, les plaines glacées et jusqu’à la superstructure du Vaisseau – disparut de mon champ de vision. Les globules de lumière mobiles, quasi vivants, me passèrent sur le corps, m’éblouissant la rétine. La coupe de fruits glissa de mes doigts presque engourdis et tomba bruyamment sur le plancher du véhicule ; mais même ce fracas ne tarda pas à s’abolir tandis que mes sens s’atrophiaient.

Le dôme finit par s’écrouler tout autour de moi dans une grêle de fragments. Sur mon front perla une sensation de froid – l’haleine lointaine de l’hiver –, et puis il n’y eut plus que la fraîcheur des doigts de Nebogipfel contre les miens… et l’omniprésent attouchement liquide de la plattnérite ! J’imaginai les cils en train de se détacher et – comme ils l’avaient fait une fois déjà – de se presser dans les interstices de mon corps. Cette invasion lumineuse avait progressé si rapidement que je ne pouvais plus bouger le moindre doigt ni crier, j’étais immobilisé comme par une camisole de force. Et maintenant les tentacules s’insinuaient irrésistiblement entre mes lèvres comme autant de vers, puis dans ma bouche, pour s’y dissoudre contre ma langue ; et je sentis une pression glaciale sur mes globes oculaires…

J’étais perdu, désincarné, noyé dans cette lumière émeraude.

Загрузка...