10 Carnet de notes

Yamazaki était assis sur un tabouret bas. Il regardait Skinner en train de se raser.

Le vieillard, assis au bord de son lit, se rendait la joue toute rose en la ratissant avec un rasoir jetable dont il rinçait la lame de temps en autre dans une cuvette en alu qu’il serrait entre ses cuisses.

— Il est usé, lui dit Yamazaki. Vous ne les jetez pas ?

Skinner le regarda par-dessus le rasoir en plastique.

— Au bout d’un moment, ils ne s’émoussent plus, dit-il.

Il étala de la mousse entre sa lèvre supérieure et son nez, puis y passa le rasoir. Il marqua ensuite une pause. Yamazaki était devenue “Kawasaki” lors de ses premières visites. À présent, c’était “Scooter”. Les yeux pâles du vieillard le regardaient sans expression, abrités derrière les paupières rougeâtres. Yamazaki sentait le rire intérieur de Skinner.

— Je vous amuse ? demanda-t-il.

— Pas aujourd’hui, fit Skinner en laissant tomber le rasoir dans la bassine où la mousse et les poils gris tournoyaient en fines plaques agglomérées par la tension de la surface. Pas comme l’autre jour, où je vous ai vu cavaler après ces étrons.

Yamazaki avait passé une matinée entière à essayer d’établir un diagramme du système d’évacuation des eaux usées pour le groupe de logements constituant le “quartier” où vivait Skinner. L’utilisation quasi universelle de conduites souples en plastique transparent de douze centimètres et demi rendait la chose assez passionnante, comme un jeu d’enfant. Il s’efforçait de suivre la course d’une boule de matière donnée d’un logement à l’autre, en descendant. Les conduites formaient des arabesques gracieuses dans les superstructures, attachées en faisceaux pour converger, sous le tablier inférieur, dans une cuve collectrice. Lorsque celle-ci arrivait à pleine capacité, avait expliqué Skinner, un interrupteur à mercure couplé avec un flotteur déclenchait une pompe à jet qui refoulait les eaux accumulées dans un conduit d’un mètre qui les déversait dans les égouts municipaux.

Il avait rédigé une note où il considérait cette jonction comme une interface entre le programme du pont et celui de la cité, mais il était encore plus important, de toute évidence, de soutirer à Skinner l’histoire du pont. Convaincu que le vieillard détenait, d’une manière ou d’une autre, la clef de la signification existentielle du lieu. Yamazaki avait abandonné son examen physique des structures secondaires de construction pour passer le plus de temps possible en compagnie de Skinner. Chaque soir, dans l’appartement qu’on lui avait prêté, il expédiait les données accumulées dans la journée au département de sociologie de l’Université d’Osaka.

Aujourd’hui en grimpant dans l’ascenseur qui conduisait à la chambre de Skinner, il avait croisé la fille qui descendait pour aller à son travail, l’épaule à l’intérieur du cadre de son vélo. Elle était messagère municipale.

Fallait-il voir une signification dans le fait que Skinner partageait sa chambre avec quelqu’un qui gagnait sa vie à l’intersection archaïque de l’information et de la géographie ? Les bureaux entre lesquels elle se déplaçait à vélo étaient électroniquement reliés. En fait, ils ne formaient qu’un seul grand réseau, la carte des distances étant oblitérée par la nature instantanée et continue de la communication. Pourtant, cette continuité même qui avait rendu l’acheminement physique du courrier inutile, pouvait facilement être considérée comme trop limitée en matière de sécurité, et créait par la même occasion, le besoin du service que cette fille fournissait. En transportant physiquement des bribes d’informations dans un réseau qui n’était pratiquement fait que de cela, elle apportait un degré absolu de sécurité au sein d’un univers de données fluides. Lorsqu’un mémo était dans la sacoche de la fille, on savait exactement où il se trouvait. Autrement, il n’était nulle part, et peut-être partout, à l’instant de sa transmission.

Il la trouvait attirante, cette fille, d’une manière étrange et exotique, avec ces jambes blanches et musclées et sa queue-de-cheval noire, militante, tout en hauteur.

— On rêvasse, Scooter ? demanda Skinner en mettant la bassine de côté.

Ses mains tremblaient légèrement tandis qu’il calait les épaules dans ses oreillers à l’aspect moisi, faisant craquer légèrement le contre-plaqué blanc du mur.

— Non, Skinner-san. Mais vous aviez promis de me raconter les débuts, le soir où vous avez décidé de vous emparer du pont.

Il s’exprimait d’une voix douce, avec des mots délibérément choisis pour provoquer, pour inciter son sujet à parler. Il activa le mode enregistrement de son bloc-notes.

— Personne n’a rien décidé. J’ai seulement dit que…

— Mais c’est bien ainsi que les choses se sont passées.

— C’est juste arrivé comme ça ; personne n’a donné de foutu signal. Il n’y avait pas de chef ni d’architecte. Vous en faites un truc politique. Cette musique-là, mon garçon, il y a longtemps que plus personne ne la joue.

— Vous avez pourtant bien dit que le peuple était “prêt”.

— Pas à n’importe quoi. C’est ce que vous n’arrivez pas à comprendre, hein ? Le pont était là, c’est sûr, mais je n’ai jamais dit qu’il nous attendait. Vous saisissez la différence ?

— Je crois que…

— Vous croyez de la merde.

Le bloc-notes avait quelquefois du mal à transcrire les expressions de Skinner. De plus, il avait tendance à avaler ses mots. Un système expert à Osaka avait suggéré qu’il souffrait de lésions nerveuses mineures, peut-être après avoir absorbé de la drogue ou fait un ou plusieurs infarctus sans s’en apercevoir. Mais Yamazaki pensait que Skinner était simplement resté trop longtemps au voisinage de l’attracteur étrange, quel qu’il fût, qui avait permis au pont de devenir ce qu’il était devenu.

— Le pont, déclara Skinner en pesant soigneusement ses mots, au début, comme pour ménager ses effets, ne servait plus à personne depuis un moment. Il y avait eu le Little Grande, vous comprenez ?

Yamazaki hocha la tête en contemplant les symboles traduits qui défilaient sur son bloc-notes.

— Le tremblement de terre lui en a foutu un grand coup, Scooter. Le tunnel de Treasure Island s’est complètement effondré. Le terrain a toujours été instable. Au début, ils ont dit qu’ils allaient reconstruire, pierre par pierre. Mais ils n’avaient pas le fric. Alors, ils ont foutu du grillage, des barbelés et du béton à chaque bout. Puis les Allemands sont arrivés, deux ans plus tard ou quelque chose comme ça, et leur on fait l’article sur leur nanotechs. Ils proposaient de faire un nouveau tunnel pour trois fois rien, où pourrait passer non seulement les voitures mais un Mag-Lev. Personne ne croyait qu’ils pourraient tenir leurs délais, une fois que les autorisations ont été obtenues comme le voulaient les Verts. Ils les ont obligés à construire les tronçons dans le Nevada. Ils ressemblaient à de grosses citrouilles. Puis ils les ont amenés ici sous le ventre de leurs gros hélicos, pour les immerger dans la baie. Quand ils les ont assemblés, ça grouillait de toutes petites machines dans tous les coins, dures comme du diamant. L’étanchéité a été réalisée en un rien de temps, et hop, le tunnel était là. Et le pont est resté comme ça.

Yamazaki retenait sa respiration. Il s’attendait à ce que Skinner perde le fil, comme il l’avait fait tant de fois, souvent de propos délibéré, d’ailleurs, soupçonnait-il.

— Il y avait cette femme qui voulait qu’on plante de la vigne vierge dessus. Quelqu’un d’autre voulait qu’on l’abatte avant qu’un nouveau tremblement de terre ne s’en charge. Mais il est resté comme ça. Alors que dans les villes, il y avait des tas de gens qui ne savaient pas où aller. Des gens qui dormaient dans les parcs sous des cartons. Ceux qui avaient de la chance. Et puis ils ont fait venir ces gouttières de Portland. Ils en ont mis partout sur la façade des immeubles. Avec toute cette eau sur les trottoirs, plus personne n’avait envie de coucher là. C’est une sale ville, Portland. C’est eux qui ont inventé ça. (Il toussa.) Une nuit, les gens ont commencé à arriver. On a raconté des tas de choses, après coup, sur la manière dont ça s’était passé. Il pleuvait des cordes, il faut dire. C’était pas le temps idéal pour des émeutes.

Yamazaki imaginait les deux travées du pont désert sous la pluie, avec la foule qui grandissait. Il voyait les gens escalader le grillage et les barrières en si grand nombre que tout cédait sous leur poids. Puis ils grimpaient aux pylônes. Certains, plus d’une trentaine, se tuaient en tombant à l’eau. À l’aube, les survivants étaient là tandis que les hélicos des médias tournaient autour d’eux dans le ciel gris comme des libellules patientes. Il avait vu cela plusieurs fois sur bande à Osaka, mais Skinner avait été là en chair et en os.

— Il y avait peut-être un millier de personnes de ce côté-ci, et un autre millier à Oakland. Ce n’était que le début. Les flics se tenaient à distance. Qu’avaient-ils à défendre de toute manière ? On leur avait surtout donné l’ordre d’interdire les mouvements de foule dans les rues. Leurs hélicos, sous la pluie, nous éclairaient avec leurs projecteurs, ce qui nous facilitait plutôt le travail. J’avais aux pieds des chaussures à bout pointu. J’ai escaladé le grillage, qui devait faire cinq mètres de haut. Facile, avec des souliers pointus qui vont juste dans les mailles. Je me suis retrouvé en haut comme si j’avais des ailes. Les barbelés, au sommet, étaient coupants comme des lames de rasoir, mais les gens derrière moi, jetaient dessus tout ce qu’ils avaient sous la main : planches, couvertures, sacs de couchage. On pouvait se coucher dessus. J’avais l’impression de… flotter.

Yamazaki sentait qu’il était proche, tout proche du cœur des choses.

— J’ai sauté. Je ne sais pas si j’étais le premier, mais j’ai sauté. Je me suis retrouvé en bas. Les gens hurlaient. Du côté Oakland, ils avaient déjà fait tomber les barrières. Elles étaient moins hautes. On voyait les lumières qu’ils brandissaient en s’avançant sur le tablier. Il y avait celles des hélicos de la police, et aussi celles des lanternes clignotantes des Ponts et Chaussées que les gens avaient prises. Ils se dirigeaient vers Treasure Island. Il n’y avait plus personne là-bas depuis le départ de la marine. Nous avons couru à leur rencontre. La jonction s’est faite quelque part au milieu, et il y a eu cette immense clameur… (Le regard de Skinner était perdu dans le vague, très loin d’ici.) Après ça, les gens ont entonné des chants, des hymnes, n’importe quelle connerie. Tout le monde était dingue. On était quelques-uns à être complètement sonnés. Et on voyait les flics arriver par les deux bouts. Putain !

Yamazaki déglutit.

— Et ensuite ?

— Nous avons commencé à grimper. Aux pylônes. Il y avait des barreaux scellés dans ces putains de trucs, vous comprenez. Pour que les peintres puissent monter jusqu’en haut. La télé nous filmait avec ses hélicos, Scooter. Le monde entier nous regardait, et nous ne le savions pas. On n’y pense pas dans ces cas-là. Et on n’en avait rien à foutre, de toute manière. On grimpait, c’était tout. Mais c’était diffusé en direct. Et les flics ont passé de mauvais moments à cause de ça, plus tard. Parce que les gens continuaient de se casser la gueule. Le mec qui grimpait devant moi, il avait de l’adhésif noir autour de ses chaussures, pour tenir les semelles. Avec toute cette eau, l’adhésif s’est défait, et il n’arrêtait pas de glisser. Juste au-dessus de ma tête. Son pied glissait sur le barreau, et je le recevais dans l’œil si je ne faisais pas gaffe. Il était presque au sommet quand ses deux pieds ont glissé en même temps.

Skinner se tut, comme s’il tendait l’oreille pour écouter un bruit lointain. Yamazaki retenait sa respiration.

— On a vite fait d’apprendre à grimper, ici, reprit le vieillard. La première chose, c’est de ne pas regarder en bas. La deuxième, c’est d’avoir toujours au moins un pied et une main bien calés. Ce mec-là, il ne le savait pas. Et avec des chaussures comme ça… Il est tombé la tête en arrière, sans crier, sans rien. C’était presque… joli.

Yamazaki frissonna.

— Et moi, je n’arrêtais pas de grimper. La pluie avait cessé, il commençait à faire jour.

— Qu’avez-vous ressenti ? demanda Yamazaki.

Skinner battit des paupières.

— Ressenti ?

— Qu’est-ce que vous avez fait, une fois arrivé là-haut ?

— J’ai contemplé la ville.


Yamazaki redescendit dans l’ascenseur de Skinner jusqu’à l’endroit où il y avait des marchands. La nacelle jaune ressemblait à un gobelet de pique-nique abandonné par un géant. Tout autour de lui, à présent, montaient les bruits des activités du soir. Des bruits de partie de cartes sortit d’un passage sombre tandis que s’élevait le rire d’une femme, accompagné d’éclats de voix en espagnol. Le coucher de soleil avait une couleur de vin rosé à travers les feuilles de plastique qui claquaient comme des voiles sous la brise imprégnée d’odeurs de friture, de feu de bois et de résine de cannabis. Des gamins en blouson de cuir en loques étaient penchés sur un jeu dont les pions étaient des cailloux peints.

Yamazaki s’arrêta. Il se tint un instant immobile, la main sur une rampe en bois marquée de symboles argentés, tracés à la bombe. L’histoire de Skinner semblait irradier sur les mille petits détails qui l’entouraient, sur les sourires des visages barbouillés, sur la fumée des cuisines ambulantes, comme des anneaux de sons concentriques issus d’une grande cloche invisible, trop graves pour être perçus par l’oreille avide d’un étranger.

Nous avons bouclé non seulement une fin de siècle, se dit-il, mais un millénaire. Quelque chose a pris fin. Une ère ? Un paradigme ? Partout, il y a des signes d’achèvement.

La modernité était révolue.

Ici, sur ce pont, elle l’était depuis longtemps.

Il décida de marcher vers Oakland, afin de tâter le cœur étrange de la nouvelle entité.

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