28 Camping-car

Il était 10 h 30 lorsqu’ils furent obligés de retourner dans la rue, et uniquement parce que Laurie, que Chevette connaissait depuis le premier jour où elle était venue ici, arriva pour lui dire que le directeur, Benny Singh, allait passer, et qu’ils ne pouvaient plus rester ici, particulièrement avec son copain endormi comme ça, comme s’il était évanoui ou quoi. Chevette répondit qu’elle comprenait, merci.

— Si tu vois Sammy Sal, fit Laurie, donne-lui le bonjour de ma part.

Chevette hocha la tête sans rien dire. Elle secoua les épaules de Rydell. Il grogna, en essayant d’écarter sa main, mais elle insista.

— Réveillez-vous. Il faut qu’on foute le camp d’ici.

Elle n’arrivait pas à croire qu’elle lui avait raconté tout ça. Mais il fallait bien qu’elle se confie à quelqu’un, ou elle allait devenir dingue. Non pas que ça l’ait soulagé en quoi que ce soit de vider son cœur, au contraire, avec ce que Rydell lui avait raconté en échange, ça aggravait plutôt les choses. Elle ne savait pas si elle devait croire à cette histoire de meurtre par où tout avait commencé, mais si c’était vrai, elle se retrouvait dans la merde encore plus qu’avant.

— Réveillez-vous, quoi !

— Bon Dieu !

Il se redressa en se frottant les yeux.

— Faut qu’on s’barre. Le directeur va rappliquer. Ma copine vous a laissé dormir un peu.

— Pour aller où ?

Chevette avait un peu réfléchi à ça.

— Chez Cole, dans le quartier du Panhandle. Il y a des endroits où ils louent des chambres à l’heure.

— Des hôtels ?

— Pas exactement. C’est pour les gens qui ont besoin d’un lit pour une courte durée.

Il se pencha pour récupérer son blouson derrière le canapé.

— Regardez-moi ça, dit-il en glissant le doigt dans la déchirure de la manche. Dire qu’il était tout neuf hier soir.


Les quartiers qui ont une vie essentiellement nocturne n’ont pas un aspect particulièrement engageant le matin. Même les clochards ne se montraient pas sous leur meilleur jour à cette heure de la journée, comme cet homme couvert de pustules qui essayait de vendre une demi-boîte de sauce tomate pour spaghetti et qu’elle évita en faisant un détour. Encore une rue ou deux, et ils commenceraient à se mélanger à la foule des promeneurs qui se dirigeaient vers Skywalker Park. Ils passeraient inaperçus au milieu des gens, mais ils risquaient de rencontrer davantage de flics, également. Elle essaya de se rappeler si les flics privés de Skywalker avaient l’uniforme de SecurIntens, la compagnie dont lui avait parlé Rydell.

Chevette se demandait si Fontaine était passé chez Skinner comme il le lui avait promis. Elle ne voulait pas trop parler au téléphone, et c’est pourquoi elle avait tout d’abord dit à Fontaine qu’elle devait s’absenter quelque temps et qu’elle aimerait bien qu’il passe voir Skinner et, peut-être, cet étudiant japonais qui était dans le coin depuis quelques jours. Mais Fontaine avait tout de suite vu qu’elle n’était pas rassurée. Il avait posé des questions pour en savoir davantage, et elle avait fini par lui avouer qu’elle avait peur que des gens ne montent là-haut avec de mauvaises intentions.

— Tu veux dire des gens qui ne viennent pas forcément du pont ? avait demandé Fontaine.

Elle avait répondu non, mais elle n’avait pas voulu lui donner davantage de détails. La ligne était demeurée silencieuse quelques secondes. Chevette entendait l’un des gamins de Fontaine qui chantait à l’arrière-plan, un de ces chants africains ponctués d’étranges coups de glotte.

— D’accord, avait finalement accepté Fontaine. Je vais passer jeter un coup d’œil.

Chevette s’était empressée de le remercier et de raccrocher. Fontaine s’occupait de tout un tas de trucs pour Skinner. Il n’en avait jamais parlé à Chevette, mais il semblait connaître le vieillard depuis toujours, tout au moins depuis le moment où il était venu s’installer sur le pont. Il y avait pas mal de gens comme eux, et Chevette savait qu’ils pouvaient assurer la surveillance du pylône et de l’ascenseur de manière qu’aucun étranger ne puisse s’en approcher. C’était courant, ici, sur le pont, et il y avait des tas de types qui étaient redevables d’un service à Fontaine, parce qu’il réparait tout ce qui était électrique.

Ils passaient maintenant devant un marchand de bagels avec une sorte de cage en fer à l’extérieur, soudée à partir de matériaux de récupération, où l’on pouvait s’asseoir autour de petites tables pour boire du café et manger des beignets. L’odeur des bagels tout frais la fit presque défaillir tant elle était affamée. Elle se disait qu’elle entrerait bien s’en acheter une douzaine à emporter, avec un peu de crème au fromage. Peut-être, lorsque Rydell posa la main sur son épaule.

Tournant la tête, elle vit un gros camping-car de luxe d’un blanc étincelant qui venait de tourner dans le Haight un peu plus loin et qui s’avançait dans leur direction. On en voyait des tas comme ça dans l’Oregon, avec des riches au volant, qui traînaient des remorques avec des bateaux, des petites Jeeps ou des motos accrochées à l’arrière comme des radeaux de sauvetage. Ils passaient la nuit dans des camps entourés de barbelés et gardés par des chiens, avec des pancartes qui disaient DÉFENSE D’ENTRÉE et qui ne semblaient pas rigoler avec ça.

Rydell regardait le gros camping-car comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Le véhicule ralentit à leur hauteur et s’arrêta. Une vieille dame aux cheveux gris baissa la vitre électrique et se pencha pour crier :

— Excusez-moi, jeune homme. Je m’appelle Danica Elliott, et je crois que nous avons fait le voyage ensemble, hier, dans l’avion de Burbank.


Danica Elliott venait d’Altadena, SoCal, et elle avait fait le déplacement jusqu’à San Francisco afin de transférer son mari dans des installations cryotechniques plus convenables. Pas tout à fait son mari, en fait, mais le cerveau, qui avait été congelé à sa mort.

Chevette avait entendu parler de telles pratiques, mais elle n’avait jamais compris leur utilité. Apparemment, Danica Elliott ne la comprenait pas très bien non plus. Elle était ici, disait-elle, pour essayer de renflouer une mauvaise affaire, en donnant au cerveau de son mari un environnement plus intime que la cuve collective dans laquelle il était figé jusqu’à présent. Chevette la trouvait plutôt sympathique, mais elle pouvait parler pendant des heures et des heures sur son sujet favori, de sorte que Rydell, au bout d’un moment, se contentait de hocher la tête en conduisant, comme s’il l’écoutait, tandis que Chevette, qui s’occupait de la navigation, faisait mine d’être entièrement absorbée par la carte affichée sur la planche de bord. En réalité, elle essayait surtout de repérer les voitures de police.

Mme Elliott s’était occupée la veille des formalités concernant le cerveau de son mari. Cela l’avait mise d’humeur tellement sentimentale, disait-elle, qu’elle avait décidé de louer ce camping-car pour rentrer tranquillement à Altadena, en prenant son temps et en profitant le plus possible du voyage. L’ennui, c’était qu’elle ne connaissait pas du tout San Francisco. Elle avait pris le camion ce matin à l’agence de la Sixième Rue, et elle s’était perdue en cherchant l’accès à l’autoroute. Elle s’était retrouvée dans Haight Street, qui ne lui semblait pas être un quartier très recommandable, bien que fort intéressant dans l’ensemble.

Le bracelet des menottes ne cessait de glisser de la manche du blouson de Skinner, mais Mme Elliott était trop occupée pour le remarquer. Chevette était assise entre elle et Rydell. Le camion, de marque japonaise, avait trois sièges baquets réglables électriquement à l’avant, avec appui-tête à sonorisation incorporée.

Mme Elliott avait demandé à Rydell s’il pouvait la conduire jusqu’à l’accès de l’autoroute de Los Angeles. Il l’avait regardé pendant une bonne minute en ouvrant de grands yeux. Puis, se ressaisissant, il avait répondu que ce serait avec un grand plaisir, que c’était son amie Chevette qui était avec lui, qu’elle connaissait très bien San Francisco, et qu’il s’appelait, lui, Berry Rydell.

Mme Elliott avait trouvé que Chevette était un très joli nom.

Ils étaient donc en train de sortir de San Francisco, et Chevette avait idée que Rydell n’allait pas tarder à demander à Mme Elliott s’ils pouvaient faire tout le voyage avec elle. En ce qui la concernait, elle ne voyait rien de mieux à faire. Elle s’éloignait de l’assassin de Sammy, de Warbaby et de ces deux flics russes, et c’était déjà beaucoup. Si son estomac ne lui avait pas donné l’impression d’être prêt à se dévorer lui-même, elle se serait même sentie soulagée.

Ils passèrent devant une enseigne indiquant : IN-AND-OUT BURGER, et cela lui rappela à la fois où, dans l’Oregon, un garçon qu’elle connaissait, nommé Franklin, avait fait sauter le B et le R de la même enseigne d’un plomb de pistolet à air comprimé, de sorte qu’il ne restait plus que : IN-AND-OUT URGE[8]. Elle avait raconté ça à Lowell, mais il n’avait pas ri. À présent, elle songeait à la réaction de Lowell s’il savait qu’elle avait raconté toutes ces choses sur lui à Rydell. Il en grimperait aux rideaux, surtout que Rydell était quasiment un flic. Mais ce qui la tracassait, aussi, c’était l’attitude qu’avait eue Lowell la nuit précédente. Il était bien tranquille au milieu de ses circuits et de tout le reste, et il avait suffi qu’elle lui dise qu’elle était dans la merde et que quelqu’un avait tiré sur Sammy Sal et qu’ils en avaient surtout après elle pour qu’il se retrouve au milieu de tout ça avec Codes, en train de s’entre-regarder d’un air de dire que cette histoire leur plaisait de moins en moins, jusqu’à ce que cet enfoiré de flic à la gabardine rapplique et qu’ils se trouvent propulsés en première ligne.

Ça lui servirait de leçon. Elle n’avait jamais eu un seul copain qui aime beaucoup Lowell. Skinner l’avait détesté dès qu’il l’avait vu. Il disait qu’il avait la tête si loin dans le trou du cul qu’il risquait de disparaître tout entier à l’intérieur. Mais elle n’avait jamais eu de petit copain avant lui, pas comme ça en tout cas, et il était très gentil avec elle au début. Dommage qu’il se soit mis au dancer, parce que ça faisait ressortir à tous les coups son côté tête de nœud, et qu’il écoutait Codes, dans ces moments-là, qui n’avait jamais eu aucune sympathie pour elle, quand il lui répétait qu’elle n’était qu’une pauvre fille de la campagne. L’enfoiré.

— Vous savez, dit-elle à Rydell, je crois que si je n’ai rien à bouffer dans les minutes qui viennent, je vais claquer.

Mme Elliott se mit à faire du raffut pour que Rydell s’arrête immédiatement et aille lui chercher quelque chose à manger, la pauvrette, mais c’était sa faute, elle aurait dû penser à leur demander s’ils avaient pris leur petit déjeuner avant de partir.

— C’est que… fit Rydell en jetant un coup d’œil nerveux au rétro, j’aurais préféré profiter de l’accalmie du déjeuner pour avancer un peu.

— Oh ! fit Mme Elliott, dont le visage s’illumina soudain, ma petite Chevette, si vous passez à l’arrière, vous allez trouver un frigo. Je suis sûre que l’agence l’a rempli avant le départ. Ils font toujours ça.

La perspective fit venir l’eau à la bouche de Chevette. Elle défit son harnais de sécurité et se glissa entre le fauteuil de Mme Elliott et le sien. Il y avait une petite porte donnant sur l’arrière, et la lumière s’alluma automatiquement quand elle l’ouvrit.

— Hé ! s’écria-t-elle. C’est une vraie petite maison, là-dedans !

— Faites comme chez vous, lui dit Mme Elliott.

La lumière resta allumée quand elle referma la porte derrière elle. Elle n’avait jamais vu comment c’était à l’intérieur de ces camions. La première idée qui lui vint, ce fut qu’il y avait pratiquement autant d’espace ici que dans la chambre de Skinner, avec dix fois plus de confort. Tout était gris : la moquette, le plastique, et le similicuir. Elle trouva le frigo incorporé sous une tablette, avec un panier à pique-nique à l’intérieur, enveloppé de cellophane entourée d’un ruban. Elle déchira la cellophane. Le panier contenait une bouteille de vin, des portions de fromage, une pomme, une poire, des biscuits secs et deux barres de chocolat. Il y avait aussi dans le frigo une bouteille de Coca et une bouteille d’eau. Elle s’assit sur le lit et ouvrit un fromage, un paquet de biscuits et une barre de chocolat made in France. Elle but un peu d’eau. Puis elle fit marcher la télé, qui captait vingt-trois chaînes par satellite.

Quand elle eut fini son repas, elle mit la bouteille et les emballages vides dans la poubelle encastrée dans la paroi, éteignit la télé, ôta ses chaussures et s’étendit sur le lit.

Cela lui faisait tout drôle de se coucher sur un lit dans une maison en mouvement. Elle se demandait où elle serait demain.

Juste avant de s’endormir, elle se souvint qu’elle avait toujours le sachet de dancer de Codes dans la poche de son pantalon. Elle ferait mieux de se débarrasser de ce truc. Il y en avait assez pour l’envoyer en prison.

Elle se remémora les sensations qu’elle avait eues quand elle en avait pris. Le plus étonnant, c’était qu’il y avait des gens qui dépensaient tout leur fric rien que pour éprouver ces sensations.

Elle aurait tellement aimé que Lowell n’en fasse pas partie.


Elle se réveilla quand il s’étendit à côté d’elle. Le camion roulait, mais elle savait qu’il avait dû s’arrêter avant. Les lumières étaient éteintes.

— Qui c’est qui conduit ? demanda-t-elle.

— Mme Armbuster.

— Qui ça.

— Mme Elliott. Mme Armbuster, c’était ma prof, qui lui ressemblait.

— Où est-ce qu’elle nous emmène ?

— Los Angeles. Je lui ai dit que je la remplacerais au volant quand elle serait fatiguée, et que ce n’était pas la peine de nous réveiller pour passer la frontière de l’État. Une dame comme elle, si elle leur dit qu’elle ne transporte aucun produit agricole, ils la laisseront passer sans demander à voir à l’intérieur.

— Et s’ils demandent ?

Il était assez près d’elle, sur le lit étroit, pour qu’elle sente son haussement d’épaules.

— Rydell ?

— Oui.

— Comment ça se fait qu’il y a des flics russes.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— À la télé, il y a tout le temps des émissions avec des flics, et la moitié c’est des Russes. Comme ces deux types sur le pont. Pourquoi des Russes ?

— Bof, ils exagèrent un peu, à la télé, à cause de l’Organizatsiya et tout ça. Les gens aiment bien voir ces émissions-là. Ce qui est sûr, c’est que, s’il y a de la violence dans un quartier avec beaucoup de Russes, on préfère que ce soient des flics russes qui s’en chargent.

Elle l’entendit bâiller, puis le sentit s’étirer.

— Ils sont tous comme ces deux qui sont venus au Dissidents ?

— Non. Il y a des ripoux partout, c’est comme ça.

— Qu’est-ce qu’on va faire, quand on sera à Los Angeles ?

Il ne lui répondit pas. Au bout d’un moment, il se mit à ronfler.

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