20 Le grand vide

Je te jure Nigel que cette saloperie a bougé.

Chevette, les yeux fermés, sentit le bord non coupant de la lame en céramique faire pression sur son poignet. Il y eut un bruit analogue à celui d’une chambre à air qui éclate quand on lui a mis trop de rustines, puis son poignet fut libre.

— Bordel de merde…

Ses mains étaient rudes et rapides. Les yeux de Chevette s’ouvrirent à la seconde détonation pour voir quelque chose de rouge et de flou qui sautait et rebondissait parmi les objets de toute sorte empilés partout. Nigel suivait le mouvement en remuant la tête comme ce chien en plastique à contrepoids que Skinner avait déniché un jour et qu’il l’avait envoyée vendre.

Les murs de l’étroit cagibi étaient tapissés de sections dessoudées de vieux cadres de Reynolds en métal et de bocaux poussiéreux remplis de rayons à moitié rouillés. C’était l’atelier où Nigel fabriquait ses charrettes et bricolait comme il pouvait les bécanes qu’on lui apportait. Le pendentif en forme de saumon qui se balançait au bout de son oreille gauche cliquetait en rythme avec les mouvements de sa tête tandis qu’il attrapait l’objet au vol. C’était une bille de plastique rouge.

— Ouah ! s’écria-t-il, impressionné. Qui est-ce qui t’a mis ce machin-là ?

Chevette se releva en frissonnant, agitée d’un tremblement aussi vivant et autonome que ces maudits bracelets rouges. Elle ressentait à peu près la même chose que le jour où elle était rentrée à la caravane pour s’apercevoir que sa mère avait fait ses valises et était partie sans laisser d’autre message qu’une boîte de ravioli sur le poêle, avec un ouvre-boîte dressé contre. Elle n’avait pas mangé les raviolis, ni à ce moment-là ni plus tard, et elle ne pensait pas qu’elle en mangerait jamais.

Ce qu’elle avait ressenti, ce jour-là, avait englouti tout le reste, pour atteindre de telles proportions que la seule manière de prouver son existence, c’était par l’arithmétique de l’absence et le souvenir de jours meilleurs. Elle en avait fait le tour, cependant, tant bien que mal, en progressant d’un point à l’autre, jusqu’à ce qu’elle se retrouve derrière ces barbelés à Beaverton, dans un endroit si affreux que c’était comme un éclat de verre capable de rayer le grand vide qui avait englouti le monde et d’en concrétiser l’existence. Plus qu’une impression, c’était une sorte de gaz qu’elle sentait presque au fond de sa gorge, inerte et glacé, dans tous les endroits où elle était passée.

— Ça va aller ?

Nigel était penché sur elle, ses cheveux gras devant les yeux, la balle rouge dans le creux de la main, un cure-dents effiloché en plastique ambré fiché au coin de la bouche.

Longtemps, elle s’était demandé si la fièvre, peut-être, n’avait pas tout brûlé, n’avait pas grillé accidentellement en elle les circuits qui nourrissaient sa perception du monde extérieur. Mais en s’habituant au pont, à Skinner, à son travail de coursière chez Allied, elle s’était aperçue que le grand vide était rempli d’objets ordinaires et que tout un monde nouveau s’était formé à l’emplacement du premier, qu’elle aille danser au Dissidents, ou qu’elle passe toute une nuit à bavarder avec ses amis, ou encore qu’elle s’endorme, recroquevillée en chien de fusil dans son sac de couchage, là-haut, dans la chambre de Skinner, où le vent secouait les parois en contre-plaqué et où les câbles chantaient leur chanson de roc immobile qui dérivait, disait Skinner, comme un lent, très lent océan.

Même cela, à présent, était cassé.

— Vette ?

Cette suicidée qu’elle avait vue, hissée dans un Zodiac avec un crochet en plastique décoloré, toute blanche et désarticulée, avec l’eau qui lui sortait du nez et de la bouche. Tous les os disloqués ou brisés, disait Skinner, si on tombait dans l’eau sous un certain angle, celle-ci devenait dure comme du béton. Elle avait traversé le bar toute nue et piqué une tête en grimpant sur une table à touristes tout près du garde-fou pour basculer plusieurs fois sur elle-même, en se prenant dans le filet de pêche fluorescent et les flotteurs japonais factices. Peut-être Sammy Sal dérivait-il comme elle, à présent, après avoir passé la zone mortelle qui chassait les poissons des eaux où le plomb toxique s’était accumulé, où étaient tombées d’innombrables couches de peinture dans le courant qui charriait les morts du pont, disait-on, jusqu’à Mission Rock et au-delà, pour les déposer aux pieds des riches microporés qui faisaient du jogging sur le béton de China Basin.

Chevette se pencha en avant et vomit. Elle réussit à mettre presque tout dans un pot de peinture vide au bord encroûté par l’apprêt gris que Nigel utilisait pour faire passer ses rafistolages les plus tordus.

— Oh ! La ! La ! fit-il en dansant d’un pied sur l’autre autour d’elle.

À sa manière timide et bourrue, il était réticent à la toucher, ne sachant que faire de ses grosses pattes, redoutant qu’elle ne soit réellement malade et qu’elle dégobille encore sur son établi, ce qui nécessiterait de sa part, chose jamais envisagée encore, un nettoyage en profondeur et pas seulement en surface de son cagibi.

— De l’eau ? Tu veux un peu d’eau ?

Il lui tendit la vieille cafetière dont il se servait pour refroidir le métal brûlant. Une pellicule huileuse nageait à la surface, comme les taches de pétrole irisées au bord d’un quai, et elle faillit être agitée d’un nouveau spasme, mais elle se retint et s’assit.

Sammy Sal était mort. Peut-être Skinner, également, immobilisé là-haut, avec ce type de l’Université, par des serpents en plastique.

— Chev ?

Il avait posé la cafetière et lui tendait, à la place, une boîte de bière ouverte. Elle refusa d’un geste, en toussant.

Nigel se balança de nouveau d’un pied sur l’autre, puis se tourna pour regarder à travers le panneau triangulaire de lucite qui lui servait d’unique fenêtre. Il vibrait avec le vent.

— Il fait mauvais, dit-il, comme s’il était heureux de constater que le monde extérieur continuait à tourner, bien ou mal. Il y a une tempête qui se prépare, ajouta-t-il.

Quand elle avait couru pour échapper au pistolet du tueur, à son regard et aux éclats d’or de son sourire tordu, pliée en deux pour maintenir son équilibre malgré ses mains liées qui tenaient toujours l’étui à lunettes du trou-du-cul, Chevette avait vu tous les autres qui couraient aussi, pour profiter, peut-être, de l’accalmie avant la tempête, concrétisée par une première rafale de pluie presque chaude. Skinner avait dû prévoir son arrivée. Perché dans sa cabine au sommet du pont, il surveillait le vieux baromètre, dans son cadre de bois ringard, comme un capitaine de corvette surveille son gouvernail. Les autres savaient aussi peut-être, mais leur style consistait à attendre le plus tard possible avant de se mettre à courir, une dernière vente, une dernière clope, une dernière transaction. L’heure qui précédait une tempête était bonne à ça. Les gens se raccrochaient à tout ce qui, en temps ordinaire, pouvait constituer un point d’appui acceptable. Quelques-uns étaient perdus d’avance, si la tempête était méchante, et ce n’était pas toujours les SDF. Les nouveaux venus s’abritaient, avec leurs maigres possessions, derrière toutes les structures extérieures qui leur semblaient appropriées. Quelquefois, toute une section de fortune s’envolait, si le vent l’attaquait sous un certain angle. Chevette n’avait jamais vu ça, mais de nombreuses histoires circulaient. Il n’y avait rien à faire pour empêcher les gens de venir s’abriter sur le tablier. Cependant, la chose était relativement rare.

Elle s’essuya la bouche du dos de la main et prit la bière que lui avait proposée Nigel. Elle y porta les lèvres. Elle était tiède. Elle la lui rendit. Nigel ôta le cure-dents de sa bouche, leva la boîte pour prendre une gorgée, se ravisa et la posa sur l’établi à côté de son chalumeau à souder.

— Il y a quelque chose d’anormal, dit-il. Je sens ça.

Elle se massa les poignets. Un double anneau rouge et gonflé s’était formé à l’endroit où les liens avaient mordu dans ses chairs. Elle prit le couteau en céramique et le referma machinalement.

— C’est vrai, admit-elle. Il y a quelque chose.

— Qu’est-ce que c’est, Chevette ?

Il écarta les cheveux qui lui tombaient sur les yeux comme un chien inquiet, et passa nerveusement les doigts sur les outils. Ses mains étaient comme de petits animaux pâles et crasseux, capables, à leur manière muette et agile, de résoudre des problèmes qui auraient laissé l’individu lui-même dans la perplexité.

— C’est cette camelote japonaise qui t’est restée dans les mains, décida-t-il, et tu es emmerdée.

— Non, fit Chevette sans l’écouter vraiment.

— Un vélo de coursier, ça doit être en acier. Il faut du poids. Avec un grand panier devant. Ton carton enveloppé d’aramide, c’est de la merde. Ça ne pèse pas plus qu’un sandwich. Et si tu p… percutais un b… bus ? Si tu lui rentrais dans le c… cul ? Tu imagines ? Ta masse est plus grande que celle de ta bécane. Tu te f… fendrais le… fendrais le…

Ses mains se tordaient, essayant de représenter physiquement la mécanique de l’accident qu’il voyait. Levant les yeux, Chevette s’aperçut qu’il était tout tremblant.

— Nigel, dit-elle en se redressant, quelqu’un m’a mis ça pour me jouer un tour, tu comprends ?

— Ça a bougé, Chev. Je l’ai vu.

— Un mauvais tour, tu vois ce que je veux dire ? Mais je suis venue au bon endroit. Tu me l’as enlevé comme il faut.

Nigel secoua la tête, et les cheveux retombèrent devant ses yeux. Flatté, il murmura timidement :

— Tu avais ce couteau sur toi… Il coupe bien, mais… (fronçant les sourcils) ce qu’il te f… faut, c’est une b… bonne lame en acier.

— Je sais, dit-elle. Bon, il faut que je me sauve, maintenant.

Elle se baissa pour prendre le pot de peinture.

— Je vais le balancer dehors. Excuse-moi.

— Il y a une tempête qui arrive. Tu ne vas pas sortir sous la tempête.

— Obligée, fit Chevette. Ne t’inquiète pas.

Elle se disait qu’il n’hésiterait pas à tuer Nigel, également, s’il la trouvait ici. Ou tout au moins à lui faire peur, à lui faire du mal.

— Je n’ai pas eu de mal à le couper, fit Nigel en lui montrant la balle rouge.

— Jette ça.

— Pourquoi ?

Elle montra ses poignets.

— Regarde ce que ça fait.

Nigel laissa tomber la balle comme si c’était du poison. Elle rebondit, hors de vue. Il s’essuya les mains sur le devant crasseux de son tee-shirt.

— Nigel, tu n’aurais pas un tournevis à me donner ? Un plat ?

— Ceux que j’ai sont tous émoussés.

Les petits animaux pâles coururent parmi un monceau d’outils, heureux de chasser tandis que Nigel les observait gravement.

— Je les fous en l’air dès qu’ils sont usés. Le mieux, c’est les cruciformes.

— J’en veux un complètement usé.

La main droite fit un bond et revint avec sa proie au manche noir, à la tige légèrement faussée.

— Exactement ce qu’il me faut, dit-elle en remontant la fermeture à glissière du blouson de Skinner.

Nigel lui tendit le tournevis des deux mains, les yeux cachés derrière sa crinière.

— Je… je t’aime bien, Chevette.

— Je sais, dit-elle, gênée, le pot de vomi dans une main, le tournevis dans l’autre. Je le sais très bien.


Déviée par l’assemblage de panneaux de plastique formant un toit au-dessus du tablier supérieur, la pluie suivait les lignes de flux et les câbles électriques, émergeant vers le haut sous des angles impossibles, en cascades désordonnées ou en Niagara miniatures, sur la tôle ondulée et le contre-plaqué. Postée à l’entrée de l’atelier de Nigel, Chevette vit s’effondrer un pan de toit qui libéra des dizaines de litres d’eau argentée retenue prisonnière dans une baignoire de toile qui se déchira d’un seul coup et battit au vent en lambeaux. Rien n’avait été prévu de manière rationnelle, organisée. Les problèmes d’écoulement étaient traités à mesure qu’ils se présentaient, ou pas du tout, la plupart du temps.

Elle vit que la moitié des lumières s’étaient éteintes, mais c’était peut-être parce que les gens avaient débranché tous les appareils qu’ils pouvaient. Cependant, elle aperçut l’éclat rose particulier que produisaient les transformateurs en explosant, et elle entendit la détonation. C’était sur Treasure Island, et cela eut raison de la plupart des lumières qui restaient. Elle se retrouva soudain dans une quasi-obscurité, avec plus personne en vue. Rien d’autre qu’une ampoule de cent watts dans sa douille en plastique orange, qui se balançait au vent.

Elle marcha au centre du tablier, en essayant de faire attention aux câbles électriques arrachés. Elle se souvint du pot de peinture qu’elle tenait encore à la main et le jeta de côté. Elle l’entendit toucher la chaussée et rouler sur lui-même.

Elle pensa à sa bécane, restée sous la pluie, ses condensateurs vides. Quelqu’un allait surement la prendre, ainsi que celle de Sammy Sal. C’était la chose la plus précieuse qu’elle eût jamais possédée. Elle avait gagné durement chaque dollar qu’elle avait déposé sur le comptoir de City Wheels. Elle n’y pensait pas comme à un objet, mais plutôt comme on pense à un cheval. Il y avait des coursiers qui donnaient un nom à leur bicyclette, mais Chevette n’aurait jamais fait ça, paradoxalement, justement parce qu’elle y pensait comme à un être vivant.

Déproje, se dit-elle. Ils vont t’avoir si tu restes ici.

Tournant le dos à San Francisco, elle se dirigea vers Treasure Island.

Qui ça, ils ? Il n’y avait, pour le moment, que celui au pistolet. Il était venu chercher les lunettes. Et il avait tué Sammy Sal. Qui l’avait envoyé ? Ceux qui avaient appelé Bunny et Wilson, le grand patron ? Des flics à la demande. Des mecs de la sécurité.

L’étui dans sa poche. Il était doux au toucher. Et cette étrange vue de la cité, ces tours avec leur sommet élargi. Sunflower.

— Doux Jésus, dit-elle à haute voix. Où est-ce que je vais aller maintenant ?

À Treasure Island, où il y avait des loups-garous et des fêlés de la mort ? Tous les tarés chassés du pont pour aller hanter les bois en bas ? Skinner disait qu’il y avait une base navale, avant, à cet endroit, mais qu’une calamité y avait mis fin juste après le Little Grande, un truc qui vous réduisait les yeux en bouillie et vous faisait tomber les dents. La fièvre de Treasure Island. Sans doute quelque chose qui s’était échappé d’un fût toxique, à la base, à la suite du séisme. Personne n’allait plus là-bas. Personne de normal, en tout cas. On voyait leurs feux, la nuit, quelquefois, et de la fumée, le jour. On marchait un peu plus vite, sur le pont suspendu, quand on allait à Oakland, et on savait que les gens qui vivaient là-bas n’étaient pas les mêmes que ceux d’ici.

Elle aurait pu essayer d’y retourner, au moins pour récupérer sa bécane. Elle n’aurait qu’à rouler une heure et les freins se rechargeraient. Elle se vit en train de pédaler vers l’est, traversant des contrées inconnues, des déserts, comme on en voyait à la télé, puis de grandes plaines vertes où les énormes machines avançaient de front pour effectuer elle ne savait quel travail. Mais elle se rappelait, surtout, la route qui descendait de l’Oregon, les camions qui fonçaient dans la nuit en grondant comme des fauves égarés en colère. Elle essaya de s’imaginer en train de pédaler au milieu de tout ça. Non, il n’y avait pas de place, dans un endroit pareil, pour quoi que ce soit à la dimension humaine. Il n’y avait pas même une lumière dans tous ces champs de ténèbres. On pouvait y marcher sans fin, sans jamais arriver nulle part, sans même y trouver un endroit où s’asseoir. Et une bécane ne la mènerait pas plus loin.

Elle pouvait aussi retourner chez Skinner. Grimper là-haut pour voir si… Non. Elle referma cette possibilité avec force.

Le vide monta, comme un gaz, des ombres piquetées par la pluie, et elle retint sa respiration, pour ne pas le laisser entrer en elle.

Drôle de vie. Quand on perdait quelque chose, c’était comme si on s’apercevait pour la première fois qu’on l’avait possédé. Il avait fallu que sa mère parte pour qu’elle sache qu’elle était là avant. Jusque-là, elle faisait partie des lieux comme le reste, comme le temps. C’était comme Skinner avec son poêle Coleman, où il fallait mettre une goutte d’huile de temps en temps dans un petit trou afin de maintenir le joint de cuir assez souple pour que la pompe continue à fonctionner. On ne se levait pas chaque matin en disant oui, oui à chaque petit détail qui se présentait. Mais les petits détails, c’était ça qui faisait marcher le tout. Comme d’avoir un visage à regarder, quand on se réveillait. Elle avait eu Lowell, si elle pouvait dire qu’elle l’avait eu, et en fait ça n’avait jamais été vrai. Mais pendant qu’il était là, en tout cas, c’était un peu comme ça.

— Chev, c’est toi ?

Il était là, Lowell. Assis les jambes croisées sur une vieille glacière rouillée avec CREVETTES écrit sur la façade, en train de fumer une cigarette et de regarder la pluie couler sur l’auvent du marchand de poisson. Il y avait trois semaines qu’elle ne l’avait pas revu, et tout ce qu’elle fut capable de penser, c’est qu’elle devait avoir une gueule pas possible. Assis à côté de lui, il y avait un skinhead que tout le monde appelait Codes, avec la capuche noire de son sweat relevée et les mains rentrées dans ses longues manches. Codes ne l’avait jamais beaucoup aimée, mais Lowell lui souriait gentiment derrière le bout rougi de sa cigarette.

— Alors, fit-il, on dit plus bonjour aux copains ?

— Salut, murmura Chevette.

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