16 Sunflower

Sammy Sal la perdit là où Bryant Street se transformait en une succession de pièges à tank en béton. Malgré sa taille, il n’avait pas son égal quand il s’agissait de faire du slalom. Il prenait des virages à des angles impossibles. Il était capable de faire des bonds sur sa roue avant et de pivoter sur trois cent soixante degrés s’il le fallait. Chevette l’avait vu faire ça pour gagner un pari. Mais elle avait sa petite idée sur l’endroit où elle pourrait le retrouver.

Elle leva la tête au moment où elle se faufilait entre les deux premières dalles. Le pont semblait la regarder de tous ces yeux de torches et de néons. Elle avait vu, en photo, à quoi il ressemblait avant, quand les voitures se croisaient dessus à longueur de journée. Mais elle n’y avait jamais cru vraiment. Le pont était ce qu’il était, et il avait toujours été comme ça, impossible que ce soit différent. Un refuge, un sanctuaire d’étrangeté, l’endroit où elle dormait, celui qui abritait les rêves d’une multitude.

Elle dérapa devant une charrette de poisson perdant sa traction sur la glace pilée et sur les entrailles grises que les mouettes allaient se disputer au matin. Le marchand de poisson lui cria quelque chose au passage, qu’elle ne saisit pas.

Elle continua, entre les étals et les charrettes du petit commerce du soir, cherchant Sammy Sal partout.

Elle le trouva là où elle se doutait depuis le début qu’il l’attendrait, appuyé sur son guidon à côté d’une roulotte d’espresso, pas même essoufflé. Une fille au faciès mongolien, aux pommettes taillées à la serpe et qui semblaient couvertes d’une épaisse couche de miel, était en train de lui préparer une tasse. Chevette serra ses freins à particules et s’arrêta, les roues bloquées à côté de lui.

— J’ai pensé que j’avais le temps de m’offrir un petit noir, dit-il en prenant la minuscule tasse des mains de la fille.

Elle avait mal aux mollets d’avoir forcé pour le rattraper.

— Tu as bien fait, dit-elle.

Elle jeta un coup d’œil au pont, puis fit signe à la fille de lui servir une tasse. Elle la regarda vider le marc fumant d’un coup sec, remplir le panier-filtre d’une nouvelle dose qu’elle tassa de la main, puis remonter le levier pour insérer d’une torsion le panier dans la machine.

— Tu sais, lui dit Sammy Sal après avoir goûté une brève gorgée, tu ne devrais pas avoir ce genre de problème. Ce n’était pas nécessaire. Il n’y a que deux sortes de gens. Ceux qui peuvent se payer des hôtels comme ça, d’un côté, et nous de l’autre. Avant, il y avait une classe moyenne, entre les deux. Mais ça n’existe plus. Toi et moi, notre seul contact avec ces gens, ça consiste à leur porter leurs messages. On est payés pour ça. On essaie de ne pas salir leur moquette quand il pleut, et puis on s’en va, d’accord ? Mais qu’est-ce qu’on trouve à l’interface, là où les deux mondes se touchent ?

Chevette se brûla les lèvres en essayant de boire l’espresso.

— Le crime, continua Sammy Sal. Le sexe, la drogue, la plupart du temps.

Il posa la tasse sur le comptoir en contre-plaqué de la roulotte.

— Ça se résume à ça, dit-il.

— Tu baises avec eux, fit Chevette. C’est toi-même qui me l’as dit.

Sammy Sal haussa les épaules.

— J’aime bien ça. Mes ennuis viennent de là, c’est vrai. Mais toi, tu as fait ton truc sans raison. Tu as crevé la membrane. Tu as laissé tes doigts explorer tout seuls. C’est un tort.

Chevette souffla sur son café.

— Je sais.

— Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?

— Je vais grimper dans la chambre de Skinner, prendre ces foutues lunettes, monter sur la terrasse et les balancer à la flotte.

— Et ensuite ?

— Ensuite, je ferai comme si de rien n’était, jusqu’à ce que quelqu’un se pointe.

— Et ensuite ?

— J’ai rien vu, j’ai rien fait. Ça n’est jamais arrivé.

Il hocha lentement la tête, mais sans cesser de l’étudier.

— Je ne sais pas. Ça va peut-être se passer comme ça, peut-être pas. Si quelqu’un tient vraiment à récupérer ces lunettes, ils peuvent te faire chier pour de bon. Il y a un autre scénario. On prend les lunettes, on retourne chez Allied et on leur raconte comment c’est arrivé.

— On ?

— Oui. Je vais avec toi.

— Ils vont me virer.

— Tu te trouveras un autre boulot.

Elle vida la petite tasse d’un seul coup, puis s’essuya la bouche du revers de la main.

— Ce boulot, c’est tout ce que j’ai, Sammy. Tu le sais bien. C’est toi qui m’as branchée dessus.

— Tu as un endroit où dormir. Tu as ce vieux tordu qui t’a recueillie…

— C’est moi qui le nourris, Sammy Sal.

— Personne n’a encore touché à ton petit cul, ma louloutte. Si un gros richard décide de t’emmerder parce que tu lui as piqué ses lunettes, tu ne vas pas rester longtemps intacte.

Chevette posa la tasse vide sur le comptoir, fouilla dans la poche de son blouson et donna à la fille quinze dollars pour les deux cafés plus deux de pourboire. Elle carra les épaules sous le blouson de Skinner, en faisant tinter les chaînettes.

— Non, dit-elle. Quand ces foutues lunettes seront au fond de la Baie, personne ne pourra prouver que j’ai fait quoi que ce soit.

Sammy Sal soupira.

— Tu es une innocente.

Cela sonna bizarrement à ses oreilles, comme si elle ne savait pas qu’on pouvait employer ce mot dans ce sens.

— Tu viens, Sammy Sal ?

— Pour faire quoi ?

— Parler à Skinner. Te mettre entre lui et ses magazines. C’est là que je les ai cachées. Derrière la pile de magazines. Il ne faut pas qu’il me voie les prendre. Je monte sur la terrasse et je les balance.

— Si tu veux. Mais tu fais une connerie, à mon avis.

— Je prends le risque, d’accord ?

Elle descendit de son vélo et le poussa vers le pont par le guidon.

— C’est le cas de le dire, fit Sammy Sal.

Il descendit à son tour de sa selle et la suivit en poussant sa bécane.


Il n’y avait eu que trois bonnes choses, trois choses réellement magiques, dans la vie de Chevette. La première, c’était le soir ou Sammy Sal lui avait dit qu’il essaierait de la faire entrer chez Allied, et il avait tenu parole. La deuxième, c’était quand elle avait acheté sa bécane, au comptant à City Wheels, et qu’elle était partie avec. Et la troisième, c’était le soir où elle avait fait la connaissance de Lowell, au Dissidents cognitifs. Si l’on pouvait encore considérer cela aujourd’hui, comme une heureuse occasion.

Cela ne voulait pas dire qu’à ces périodes elle avait eu particulièrement de la chance, car il s’agissait d’une époque uniformément et dangereusement merdique pour elle, avec quelques coups de chance au milieu.

Par exemple, elle avait eu de la veine le soir où elle avait franchi les barbelés pour s’enfuir du foyer d’éducation surveillée de Beaverton, mais c’était une nuit particulièrement pourrie. Elle avait encore des cicatrices aux paumes des deux mains pour le prouver.

Elle avait eu beaucoup de veine, aussi, la première fois qu’elle s’était aventuré sur le tablier inférieur du pont, les genoux en coton du fait de la fièvre qu’elle s’était chopée en descendant la côte du pacifique. Tout lui faisait mal. Les lumières, les couleurs, le moindre bruit. Son esprit tâtonnait pour appréhender le monde extérieur comme un pauvre spectre bouffi. Elle se souvenait du bruit que faisait la semelle bâillante de sa basket en traînant sur le pont jonché de détritus. Ça faisait mal et il avait fallu qu’elle s’assoie un moment. Tout le monde tournait autour d’elle. Le Coréen était sorti en hurlant de sa petite boutique pour lui dire de se relever, de s’en aller, pas ici, pas ici. Et “pas ici” lui avait semblé être une si bonne idée qu’elle s’était levée, la tête en arrière, et n’avait rien senti lorsque son crâne avait percuté le tablier. C’était là que Skinner l’avait trouvé, bien qu’il ne se soit souvenu de rien, plus tard, ou peut-être faisait-il semblant d’avoir tout oublié, elle ne savait pas. Elle ne pensait pas, en tout cas, qu’il avait pu la faire monter chez lui tout seul. Il lui fallait de l’aide même pour monter lui-même, avec sa hanche et cætera. Mais il y avait encore des jours où il avait un reste d’énergie et où l’on voyait à quel point il avait dû être fort, à une époque, car il faisait des choses dont on ne l’aurait jamais cru capable, et elle n’était plus du tout sûre de rien, dans ces moments-là.

La première chose qu’elle avait vue, en rouvrant les yeux, était la lucarne ronde avec les vieux chiffons qui bouchaient les trous des carreaux cassés et le soleil qui filtrait à travers en petites taches de couleurs comme elle n’en avait jamais vu avant. Tout cela s’agitait dans sa vision fiévreuse comme des puces d’eau à la surface d’une mare. Puis les os de son crâne avaient éclaté, le virus l’avait essorée comme le vieil homme avait essoré les serviettes grises dans lesquelles il lui avait enveloppé la tête. Lorsque la fièvre était enfin tombée, qu’elle s’était éloignée à des centaines de kilomètres, semblait-il, au-delà de l’abîme, ses cheveux étaient tombés par poignées, collés aux serviettes mouillées comme de la vieille bourre agglomérée à la poussière.

Lorsqu’ils avaient repoussé, ils étaient plus foncés, presque noirs. Après cela, elle s’était sentie différente. Ou bien, peut-être, de nouveau elle-même.

Elle était restée avec Skinner. Elle faisait ce qu’il lui disait pour leur procurer de la nourriture et faire tourner la maison. Il l’envoyait sur le tablier inférieur, où les camelots étalaient leurs marchandises, avec toutes sortes d’objets. Une clef à molette marquée BMW sur le côté, une boîte en carton déchirée pleine de ces trucs noirs, plats et ronds, qui servaient autrefois, à faire de la musique, un sachet de petits dinosaures en plastique, n’importe quoi. Elle croyait toujours que ça ne valait rien, mais elle en tirait généralement quelque chose. La clef à molette leur avait valu une semaine de bouffe, et deux des trucs ronds avaient rapporté encore plus. Skinner savait d’où venaient ces vieilles choses, et à quoi elles servaient. Il savait qui pouvait en avoir besoin. Au début, elle s’inquiétait parce qu’elle croyait qu’elle ne tirerait pas assez de ce qu’elle vendait, mais Skinner ne semblait pas s’intéresser à ça. Lorsque quelque chose ne se vendait pas, comme les dinosaures en plastique, il le remettait dans son stock, c’était comme ça qu’il appelait les objets rangés au pied de leurs quatre murs.

À mesure qu’elle reprenait des forces et que ses cheveux repoussaient, elle s’éloignait de plus en plus de la chambre au sommet du pylône. Elle ne s’aventurait pas encore dans les deux cités, bien qu’elle eût déjà traversé le pont, sur la partie suspendue, pour voir Oakland de loin. Les choses devaient être différentes, là-bas, bien qu’elle n’eût pas conscience des raisons pour lesquelles elle pensait cela. Mais là où elle se trouvait le mieux, c’était sur le pont suspendu, enveloppée par lui, entourée de gens qui vaquaient à leurs activités quotidiennes, différentes chaque jour. Il n’y avait rien de semblable, à sa connaissance, dans l’Oregon, là-haut, d’où elle venait.

Au début, elle ne savait même pas que cela lui procurait un sentiment de bien-être. Elle avait juste des sensations bizarres, comme si la fièvre l’avait laissée un peu folle dans sa tête. Mais un beau jour elle décida qu’elle était simplement heureuse, dans une certaine mesure, et qu’il allait falloir qu’elle s’y habitue.

Il se trouva, cependant, qu’elle pouvait être, en quelque sorte, heureuse et insatisfaite en même temps. Elle commença donc à mettre de côté une partie de l’argent que rapportait la ferraille de Skinner pour aller explorer la cité de temps à autre, et cela l’occupa passablement pendant quelque temps. Elle découvrit Haight Street et la remonta jusqu’au mur entourant Skywalker, avec le Temple Maudit qui se détachait à l’intérieur, mais elle n’essaya pas d’entrer. Il y avait aussi ce grand parc, tout en longueur, qu’on appelait le Panhandle, et qui était resté public. Beaucoup trop public, se disait-elle, avec tous ces gens, des vieux pour la plupart, ou qui avaient l’air vieux, en tout cas, alignés côte à côte, enveloppés de plastique argenté pour se protéger du rayonnement. Leurs trucs froissés scintillaient comme le costume d’Elvis dans ce film qu’on leur avait passé à Beaverton en vidéo. Ça lui faisait penser à des larves dans des cocons de papier d’aluminium. Ils avaient une façon de remuer, un tout petit peu à la fois, qui lui foutait les boules.

Le Haight lui foutait aussi les boules, à sa façon, bien qu’il y eût des endroits où l’on se serait vraiment cru sur le pont. Il n’y avait personne de normal en vue, et les gens faisaient tout en public, comme si les flics ne mettaient jamais les pieds ici. Mais sur le pont, elle n’avait jamais peur, peut-être parce qu’il y avait toujours des gens qu’elle connaissait dans les environs, des gens qui habitaient là et qui connaissaient Skinner. Le Haight, c’était différent, et elle aimait bien s’y promener, parce qu’il y avait des tas de petites boutiques, des tas d’endroits où l’on vendait à manger pour pas cher. Comme ce marchand de bagels[5] où l’on pouvait acheter ceux qui restaient de la veille. Skinner disait qu’ils étaient meilleurs le lendemain, de toute manière, et que les bagels frais, c’était du poison parce qu’ils constipaient ou quelque chose comme ça. Il avait toujours des idées de ce genre sur des tas de choses. Dans la plupart des boutiques du Haight, on la laissait entrer sans rien dire, à condition qu’elle soit souriante, qu’elle se tienne tranquille et garde ses mains dans ses poches.

Un jour, elle tomba en arrêt, devant un magasin qui portait pour enseigne : GENS DE COULEUR. Elle n’avait aucune idée de ce que l’on pouvait vendre à l’intérieur. Il y avait un rideau au fond de la vitrine, et celle-ci ne contenait que des cactus en pots, des plaques de tôle à moitié rouillées et un tas de petits trucs en acier poli et brillant. Des anneaux et des choses comme ça. Des tiges fines avec des boules aux extrémités. Tout cela était présenté sur les épines des cactus et sur la plaque de tôle. Elle décida d’ouvrir la porte et de jeter un coup d’œil à l’intérieur, parce qu’elle avait vu entrer un jeune couple qui était ressorti peu de temps après et qu’elle savait que la porte n’était pas fermée à clef. Un gros type en salopette blanche, au crâne entièrement rasé, sortit en sifflotant, puis deux grandes femmes aux cheveux noirs, habillées tout en noir, qui ressemblaient à des corneilles élégantes, entrèrent à leur tour. Chevette n’avait jamais été aussi intriguée de sa vie.

Elle passa la tête. Elle vit derrière un comptoir, une femme aux cheveux roux coupés court. Les murs étaient couverts de grandes fresques genre bande dessinée, qui tapaient dans l’œil, avec des serpents et des dragons partout. Il y avait tellement de dessins qu’il était difficile de tout voir d’un coup. Il fallut que la femme lui crie d’entrer, et de ne pas rester là comme ça à bloquer la porte, pour que Chevette, en s’avançant, s’aperçoive qu’elle portait un corsage en flanelle sans manches, ouvert jusqu’en bas, et que son buste et ses bras étaient entièrement couverts des mêmes dessins.

Chevette avait déjà vu des tatouages au foyer d’éducation, et aussi dans la rue avant cela, mais c’étaient des trucs que l’on pouvait se faire soi-même, avec de l’encre et des aiguilles, du fils et un vieux stylo à bille. Elle s’avança encore, et regarda de plus près les couleurs éclatantes entre les seins de la femme qui, bien qu’elle eût la trentaine, n’étaient pas aussi gros que ceux de Chevette. Il y avait une pieuvre, une rose, des éclairs bleus, et tout cela s’enchevêtrait de manière à ne laisser aucune parcelle de peau nue.

— Vous désirez quelque chose, demanda la femme, ou c’est juste pour regarder ?

Chevette battit des paupières.

— Non, s’entendit-elle répondre, mais je me demandais ce que ça pouvait bien être, tous ces trucs en métal dans la vitrine.

La femme poussa un gros livre noir sur le comptoir et le faisant tourner dans sa direction. Il ressemblait à un classeur d’école, sauf que sa couverture était en cuir noir avec des ferrures chromées. Elle l’ouvrit, et Chevette ébahie vit devant elle un gros machin de mec, qui pendait là, avec deux petites billes en acier qui dépassaient de chaque côté de la tête en forme de coin.

Elle émit une sorte de grognement.

— Ça s’appelle un amphalang, lui expliqua la femme en feuilletant l’album. Haltère. Perce-nez. Labret. Ça, c’est un anneau de masse. Celui-là, on l’appelle une baratte. Ces deux-là, des boulets de canon. Acier chirurgical, niobium, or blanc, quatorze carats.

Elle retourna à la page du gus aux haltères fichés en travers du gland. C’était sûrement la photo qui était truquée, se disait Chevette.

— Ça doit faire mal, murmura-t-elle.

— Pas autant qu’on croirait, fit une grosse voix de basse. Ça fait même du bien, au bout d’un moment.

Chevette leva la tête pour voir un Noir qui lui souriait de toutes ses dents blanches. Il avait un masque de filtration à micropores sur le menton. C’est ainsi qu’elle avait rencontré Samuel Saladin DuPree.

Deux jours plus tard, elle le revit à Union Square, en compagnie d’une bande de coursiers à vélo. Elle avait déjà appris à se méfier des coursiers qui avaient des habits et des coupes de cheveux pas comme tout le monde, des bécanes avec des néons et des roues qui s’éclairaient, des guidons recourbés comme des queues de scorpions et des casques à radio incorporée. Ou bien ils fonçaient pour porter un paquet quelque part, ou bien ils glandaient en buvant du café.

Il était là, à cheval sur sa bécane, en train de mordre dans un demi-sandwich. La musique sortait du cadre rose à points noirs, principalement des basses, et il se trémoussait en rythme. Elle s’approcha obliquement pour mieux voir la bécane, comment elle était faite, littéralement attirée par la complexité des freins et du système de changement de vitesse. Une pure beauté.

— Bing, bang, mon Ampha-lang ! s’écria-t-il. Où est-ce que tu as dégoté des pompes comme ça ?

C’étaient les vieilles baskets de Skinner, trop longues pour elle, alors elle les avait bourrées de papier sur le devant.

— Tiens, lui dit-il en lui donnant l’autre moitié de son sandwich. J’ai plus faim de toute manière.

— Ta bécane, dit-elle en prenant le sandwich.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle est… elle est…

— Elle te plaît ?

— Uh-hu.

Il sourit.

— Cadre Sugawara. Pignons et dérailleurs Sugarawa. Suspension Zuni. Le summum.

— J’aime les roues, fit Chevette.

— C’est juste pour la façade. Et pour être bien vu pas ces tas d’enculés avant qu’ils te passent dessus, tu saisis ?

Chevette toucha le guidon. Elle sentit la musique dans tout son corps.

— Mange ce sandwich, lui dit-il. On dirait que tu en as besoin.

Elle en avait besoin, et elle le mangea. C’est ainsi qu’ils se mirent à parler.


Tandis qu’ils trimbalaient leurs bécanes sur l’épaule dans l’escalier de bois, Chevette lui raconta comment cette Japonaise lui était tombée dans les bras à la sortie de l’ascenseur. Sans elle, Chevette ne serait jamais entrée à cette fête pour voir comment c’était. Sammy grogna. Ses Fluoro-Rimz avaient pris une couleur d’opale morte maintenant qu’ils ne tournaient plus.

— Et qui est-ce qui organisait les réjouissances, Chev ? Tu n’as pas pensé à demander ça ?

Elle se souvint de ce que lui avait dit cette fille, Maria.

— Cody. Il s’appelle Cody.

Sammy Sal s’immobilisa un instant, les sourcils levés.

— Cody Harwood ?

Elle haussa les épaules. Le vélo en carton ne pesait presque rien sur son dos.

— Aucune idée.

— Tu ne sais pas qui c’est ?

— Non.

Elle atteignit le palier et posa la bicyclette pour la pousser.

— Il est friqué à mort. Dans la publicité. Harwood Levine. Mais c’était son père.

— Je t’ai dit que c’était un truc rupin.

Elle ne lui prêtait qu’à moitié attention.

— La compagnie de son père a fait la campagne de Millbank, aux deux élections.

Elle activa la boucle de reconnaissance, sans se soucier de brancher les alarmes sonores de chez radio Shack. Les Fluoro-Rimz de Sammy se mirent à pulser tandis qu’il posait sa bécane à côté de la sienne.

— Je vais les attacher ensemble, dit-elle. Ça ne risque rien, ici, de toute manière.

— C’est ce que j’avais dit, fit Sammy Sal, pour les deux dernières qu’on m’a piquées.

Il la regarda sortir le câble, l’enrouler autour de son cadre en prenant bien soin d’éviter l’émail rose et noir, puis verrouiller la serrure avec son pouce.

Elle s’avança vers la petite nacelle jaune, heureuse de la voir en bas, là où elle l’avait laissée, plutôt qu’en haut du plan incliné.

— On y va, d’accord ?

Elle se souvint soudain qu’elle devait ramener de la soupe de chez Thaï Johnny à Skinner, celle au citron aigre-doux qu’il aimait tant.


Quand elle avait dit à Sammy qu’elle voulait être coursier et avoir sa bécane à elle, il lui avait offert un petit casque mexicain qui servait à apprendre toutes les rues de San Francisco. En trois jours, elle avait eu à peu près tout dans la tête. Elle disait que le principal, c’était de connaître les immeubles, leurs entrées, leurs habitudes, la manière de ranger sa bécane pour ne pas se la faire piquer. Mais quand Sammy l’avait emmenée voir Bunny, l’instant avait été magique.

En trois semaines, elle avait gagné assez pour se payer sa première vraie bécane. Ça aussi c’était magique.

À cette époque, elle avait commencé à fréquenter, après les heures de boulot, deux filles de chez Allied, Tami Two et Alice Maybe, et c’était ainsi qu’elle s’était retrouvée au Dissidents Cognitifs, le soir où elle avait fait la connaissance de Lowell.


— On dirait que personne ne ferme sa porte à clef, ici, dit Sammy Sal sur l’échelle au-dessous d’elle tandis qu’elle soulevait la trappe.

Chevette ferma les yeux et vit une bande de flics (ou ce qui en tenait lieu) envahissant la chambre de Skinner. Elle les rouvrit et passa la tête, les yeux au niveau du plancher.

Skinner était sur son lit, sa petite télé calée sur sa poitrine, ses gros ongles de pieds jaunis sortant par les trous de ces chaussettes grises informes. Il regarda Chevette par-dessus la télé.

— Salut, dit-elle. J’ai amené Sammy, du boulot.

Elle se hissa à l’intérieur, laissant le passage à la tête et aux épaules de Sammy Sal.

— Comment allez-vous ? demanda ce dernier.

Skinner se contentait de le regarder fixement. Les couleurs du petit écran se reflétaient, changeantes, sur son visage.

— Ça va bien ? insista Sammy en se hissant sur le plancher.

— Tu as rapporté à manger ? demanda Skinner à Chevette.

— Thaï Johnny est en train de préparer la soupe. Je descendrai dans un moment, dit-elle en se rapprochant des étagères et des piles de magazines.

C’était crétin d’avoir dit ça, elle le savait. La soupe de Johnny était toujours prête. Il l’avait commencée depuis des années, et ne faisait qu’ajouter des ingrédients dans la marmite.

— Vous allez bien, M. Skinner ? demanda Sammy Sal.

Il se tenait légèrement courbé les pieds écartés, avec son casque dans les mains, comme un garçon qui vient saluer le père de sa copine. Il lança un clin d’œil à Chevette.

— À qui tu fais de l’œil, mon garçon ? demanda Skinner.

Il éteignit la télé et rabattit l’écran. C’était un cadeau que lui avait fait Chevette. Elle l’avait achetée dans un bateau de conteneurs du Piège. Il disait qu’il n’arrivait plus à faire la différence entre les “émissions” et les “publicités”, ce qui n’avait pas grand sens pour elle.

— C’était juste une poussière, M. Skinner, fit Sammy Sal.

Ses grands pieds raclaient le sol de plus belle, et Chevette avait envie d’éclater de rire. Elle recula discrètement abritée par le dos de Sammy Sal et passa la main derrière la pile de magazines. Elles étaient là. Elle les glissa dans sa poche.

— Tu veux voir la vue qu’on a de là-haut, Sammy ? demanda-t-elle.

Elle savait qu’elle avait aux lèvres son grand sourire niais et que Skinner était en train de se demander ce qui se passait, mais elle s’en fichait. Elle mit l’échelle contre le mur, vers la trappe de la terrasse.

— Tu crois, Chevette ? On n’a pas trop le vertige ?

Elle souleva la trappe tandis que Skinner se décidait à lui demander :

— Qu’est-ce que tu fiches depuis tout à l’heure ?

Elle se hissa dans une parenthèse de silence comme on pouvait encore quelquefois en avoir là-haut. D’habitude, le vent donnait envie de se mettre à plat ventre et de s’accrocher au bord de la trappe, mais c’était un de ces moments de calme où rien ne bougeait. Elle entendit Sammy Sal qui grimpait à l’échelle derrière elle. Elle avait déjà l’étui dans la main, et elle approchait du parapet.

— Une seconde, dit-il. Laisse voir.

Elle leva le bras, prête à lancer l’étui.

Il le lui arracha des doigts.

— Hé !

— Chut…

Il ouvrit l’étui, sortit les lunettes.

— Hum… pas mal.

— Sammy !

Elle essaya de reprendre les lunettes, mais il ne lui donna que l’étui.

— Regarde comment on fait, dit-il.

Il les ouvrit, une branche dans chaque main.

Aus, c’est gauche, ein, c’est droite, dit-il. Fais les bouger un tout petit peu.

Elle le regarda faire à la lumière qui montait de la trappe.

— Tiens, essaie, lui dit-il en les posant sur son nez.

Elle faisait face à la cité. Le quartier financier, la Pyramide, avec son étai d’après le Little Grande, les collines au loin.

— Bordel de merde ! dit-elle en voyant les gratte-ciel groupés, occultant tout, véritable armée de pierre qui avançait des collines. Chacune des tours faisait peut-être quatre pâtés de maisons à la base, et se dressait tout droit, sans aucune aspérité, vers un treillis qui ressemblait à celui de la marmite avec laquelle elle faisait cuire ses légumes à la vapeur. Puis le ciel se remplit de caractères chinois.

— Sammy !

Elle sentit qu’il la soutenait tandis qu’elle perdait l’équilibre.

Les caractères chinois se transformèrent en caractères romains.


SUNFLOWER CORPORATION


— Sammy…

— Hein ?

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Tout ce qu’elle fixait faisait apparaître une nouvelle étiquette dans le ciel. Surtout des mots techniques qu’elle ne comprenait pas.

— Comment veux-tu que je sache ? demanda-t-il. Laisse-moi regarder un peu.

Il tendit la main pour prendre les lunettes.

— Hé ! cria la voix de Skinner à travers la trappe. Qu’est-ce que vous foutez là-haut ?

Sammy Sal lui arracha les lunettes et elle se retrouva à genoux, en train de regarder, en bas de la trappe, ce zouave de japonais qui venait voir Skinner de temps en temps pour faire une enquête universitaire ou sociale, elle ne savait pas trop quoi. Mais il semblait encore plus paumé que d’habitude, et il avait l’air effrayé. De plus il était accompagné.

— Salut Scooter, lui dit Skinner. Ça boume ?

— Je vous présente M. Loveless, déclara Yamazaki. Il a demandé à vous parler.

Le sourire du nouveau venu monta jusqu’à Chevette dans un éclat d’or. Il sortit la main de la poche de son long imperméable noir. Le pistolet n’était pas très gros, mais il y avait quelque chose de trop à l’aise dans la manière dont il le tenait, comme un marteau entre les doigts d’un charpentier. Il portait des gants de chirurgien.

— Si vous descendiez gentiment ? dit-il.

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