39 Célébration dans la grisaille

Le samedi 15 novembre, le lendemain de la quatrième nuit passée chez Skinner, Yamazaki, avec sur le dos une énorme cape en tartan rapiécée en plusieurs endroits et qui sentait le suif, descendit par l’ascenseur jaune pour négocier avec les camelots du pont. Il avait sous le bras un carton contenant plusieurs fragments de bois pétrifiés, la ramure gauche d’un chevreuil, quinze CD, un article promotionnel en forme de petit vase chinois à col étroit, gravé des lettres OXO, et un exemplaire délavé, gonflé par l’humidité, de l’édition Columbia de l’Histoire de la littérature des États-Unis.

Les camelots étaient en train d’installer leurs étals, la matinée s’annonçait grise et moite, et il était heureux d’avoir emprunté la cape, dont les fonds de poches étaient remplis de vieille sciure de bois et de fragments de quincaillerie indéfinissables. Il se demandait de quelle manière il convenait de les aborder, mais ils prirent les devants et s’attroupèrent autour de lui, le nom de Skinner revenant plusieurs fois sur leurs lèvres.

Le bois pétrifié se vendit assez bien, puis le vase, puis huit CD. Finalement, tout partit, excepté le livre, trop piqué, qu’il posa, avec sa couverture bleue gondolée par l’air marin, au sommet d’un tas d’ordures. L’argent dans la main, il partit d’abord à la recherche de la vieille femme qui vendait des œufs. Il leur fallait également du café.

Il n’était pas loin d’un étal où l’on grillait et moulait du café lorsqu’il aperçut Fontaine au milieu de la foule du matin. Il avait relevé le col de son long pardessus en tweed pour se protéger de la brume qui montait.

— Comment va le vieux, Scooter ?

— Il demande souvent des nouvelles de la fille.

— Elle est en taule à L.A.

— En taule ?

— Libérée sous caution ce matin, d’après ce qu’elle m’a dit hier soir. J’allais justement chez Skinner lui apporter la nouvelle.

Il sortit un téléphone de sa poche et le tendit à Yamazaki.

— Elle a le numéro. Mais n’appelez pas trop chez vous, d’accord ?

— Chez moi ?

— Au Japon.

Yamazaki battit des paupières.

— D’accord. Je comprends…

— Je ne sais pas dans quelles nouvelles histoires elle s’est fourrée depuis cette tempête, mais j’ai été trop occupé pour m’intéresser à tout ça, à vrai dire. Le courant est rétabli. Et puis j’ai encore sur les bras une victime que personne n’est venu me réclamer. Je l’ai repêché, ou plutôt ce qu’il en restait, au milieu des concombres, dans une serre. Mercredi matin. Juste en bas de chez vous, en fait. Je ne sais pas si ce type est tombé sur la tête ou quoi, mais il est à moitié dans le coma. Il émerge de temps en temps. Il n’a rien de cassé, je pense. Juste une éraflure, sur le côté, ça pourrait être une balle. Un petit calibre, à mon avis.

— Vous ne l’avez pas conduit à l’hôpital ?

— Non. Ce n’est pas dans nos habitudes, à moins qu’ils ne le demandent eux-mêmes, ou qu’ils ne soient en danger de mort. Presque tous ici, nous avons des raisons d’éviter ce genre d’endroits, où ils vous fichent sur leurs ordinateurs et des trucs comme ça.

— Ah, bon, fit Yamazaki – avec tact, espérait-il.

— C’est la vie, lui dit Fontaine. Il a sans doute été découvert d’abord par des gamins qui lui ont fait les poches. Il avait sûrement des papiers et de l’argent sur lui. Mais il est costaud, le frère, et quelqu’un finira bien par l’identifier, surtout avec cette espèce d’épingle à nourrice en travers du chinois.

— Oui, fit Yamazaki, sans comprendre très bien le sens de cette dernière remarque. À propos, j’ai toujours votre pistolet.

Fontaine regarda furtivement autour de lui.

— Si vous pensez ne plus en avoir besoin, balancez-le pour moi dans la flotte. Mais il faudra me rendre le téléphone, un de ces jours. Combien de temps vous compter rester dans le coin au fait ?

— Je… je ne sais pas.

Et c’était la vérité.

— Vous descendrez, cet après-midi, pour voir le défilé ?

— Le défilé ?

— C’est le 15 novembre. L’anniversaire de Shapely. Un truc à voir. Une sorte de carnaval. Beaucoup de jeunes se foutent à poil, mais avec le temps qu’il fait en ce moment je ne sais pas. On se verra peut-être. Saluez Skinner de ma part.

— D’accord, je le saluerai, fit Yamazaki en souriant tandis que Fontaine poursuivait son chemin, l’arc-en-ciel de son bonnet au crochet restant longtemps visible dans la foule.

Yamazaki se dirigea vers l’étal du marchand de café. Il se souvint de la procession funèbre et du personnage sautillant tout en rouge, avec son fusil rouge. Le symbole de la disparition de Shapely.

Le meurtre – certains disaient le sacrifice – avait eu lieu à Salt Lake City. Les sept tueurs, des intégristes lourdement armés appartenant à une secte de Blancs racistes rentrés dans la clandestinité à la suite de l’attaque de l’aéroport, étaient toujours emprisonnés dans l’Utah, à l’exception de deux d’entre eux, morts des suites du sida, peut-être contracté en prison, après avoir refusé obstinément d’être soignés par le traitement qui portait le nom de leur victime.

Ils n’avaient rien dit pour se défendre durant le procès. Leur chef se contentant de répéter que la maladie était la vengeance exercée par Dieu sur les pêcheurs et les impurs. Ils étaient maigres, le crâne rasé, le regard vide et implacable. C’étaient les justiciers de Dieu, et ils resteraient dans l’histoire, pour l’éternité, avec ce même regard.

Shapely était mort riche, se disait Yamazaki en prenant sa place dans la file d’attente pour le café. Peut-être même était-il mort heureux. Il avait vu le produit de son sang inverser le cours de ténèbres. Il y avait d’autres calamités dans le monde, mais le vaccin élaboré à partir de son virus avait sauvé des millions et des millions de vies.

Yamazaki se promit d’assister au défilé célébrant la naissance de Shapely. Il ne faudrait pas qu’il oublie de prendre le bloc-notes.

Humant l’arôme du café fraîchement moulu, il attendit patiemment son tour.

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