IRÈNE

— Je suis contente de sortir avec vous ce soir, dit-elle. La semaine a été dure. Tant de travail et tant de déceptions… Mais vous êtes là, je n’y pense plus… Ecoutez… Nous allons voir un merveilleux film…

— Ne croyez pas, dit-il d’un air boudeur, que vous me traînerez ce soir au cinéma.

— C’est dommage, dit-elle… Je me réjouissais de voir ce film avec vous… Mais cela ne fait rien… Je connais à Montparnasse une boîte nouvelle où dansent de merveilleux Martiniquais…[262]

— Ah! non, dit-il avec force… Pas de musique noire, Irène… J’en suis saturé.

— Et que voulez-vous faire? dit-elle.

— Vous le savez bien, dit-il… Dîner dans un petit restaurant tranquille, parler, rentrer chez vous, m’étendre sur un divan et rêver…

— Eh bien! non! dit-elle à son tour… Non…! Vous êtes vraiment trop égoïste, mon cher… Vous semblez tout surpris?.. C’est que personne ne vous dit jamais la vérité… Personne… Vous avez pris l’habitude de voir les femmes accepter vos désirs comme des lois… Vous êtes une sorte de sultan moderne… Votre harem est ouvert… Il s’étend sur dix pays… Mais c’est un harem… Les femmes sont vos esclaves… Et la vôtre plus que toutes les autres… Si vous avez envie de rêver, elles doivent vous regarder rêver. Si vous avez envie de danser, elles doivent s’agiter. Si vous avez écrit quatre lignes, elles doivent les écouter. Si vous avez envie d’être amusé, elles doivent se changer en Schéhérazade…[263] Encore une fois, non, mon cher!.. Il y aura au moins une femme au monde qui ne se pliera pas à vos caprices…

Elle s’arrêta et reprit, d’un ton plus doux:

— Quelle tristesse, Bernard!.. Je me réjouissais tant de vous voir… Je pensais que vous m’aideriez à oublier mes ennuis… Et vous arrivez, ne pensant qu’à vous… Allez-vous-en… Vous reviendrez quand vous aurez appris à tenir compte de l’existence des autres…

Toute la nuit, étendu sans dormir, Bernard médita tristement. Irène avait raison. Il était odieux. Non seulement il trompait et abandonnait Alice, qui était douce, fidèle et résignée mais il la trompait sans amour. Pourquoi était-il aussi fait? Pourquoi ce besoin de conquête et de domination? Pourquoi cette impuissance à „tenir compte de l’existence dos autres“? Méditant sur son passé, il revit une jeunesse difficile, des femmes inaccessibles. Il y avait de la revanche dans son égoïsme, de la timidité dans son cynisme. Ce n’était pas un sentiment très noble.

„Noble? pensa-t-il… Je tombe dans les platitudes“. Il fallait, être dur. En amour, qui ne dévore pas est dévoré. Tout de même, ce devait être une délivrance parfois que de céder, d’être enfin le plus faible, de chercher son bonheur dans celui d’un autre.

Isolées, séparées par des silences de plus en plus longs, les dernières voitures regagnaient les garages… Chercher son bonheur dans celui d’une autre? Ne le pouvait-il pas? Qui l’avait condamné à la cruauté? Tout homme n’a-t-il pas le droit, à chaque moment, de recommencer sa vie? Et pouvait-il, pour ce rôle nouveau, trouver meilleur partenaire qu’Irène? Irène si touchante, avec son unique robe du soir, ses bas reprisés, son manteau râpé. Irène si belle et si pauvre. Si généreuse dans sa pauvreté. Dix fois il avait surprise secourant des étudiants russes, plus pauvres qu’elle, et qui, sans elle, seraient morts de faim. Elle travaillait six jours par semaine dans un magasin, elle qui, avant la Révolution[264], avait été élevée en fille princière. Elle n’en parlait jamais… Irène… Comment avait-il pu lui marchander les plaisirs naïfs d’un soir de liberté?

Bruyant, faisant trembler les vitres, le dernier autobus passa. Maintenant aucun bruit ne couperait plus le trait continu de la nuit. Las de lui-même, Bernard chercha le sommeil. Soudain une grande paix le baigna. II avait pris une résolution. Il se consacrerait au bonheur d’Irène. Il serait pour elle un ami tendre, prévenant, soumis. Oui, soumis. Cette décision le calma si bien qu’il s’endormit presque tout de suite.

* * *

Le lendemain matin, quand il se réveilla, il était encore tout heureux. Il se leva et s’habilla en chantant, ce qui ne lui était pas arrivé depuis son adolescence.

„Ce soir, pensa-t-il, j’irai voir Irène, lui demander mon pardon“.

Comme il nouait sa cravate, le téléphone sonna.

— Allô! dit la voix chantante d’Irène… C’est vous, Bernard?.. Ecoutez… Je n’ai pas pu dormir. J’étais pleine de remords… Comme je vous ai traité, hier soir… II faut me pardonner… Je ne sais ce que j’avais…

— Au contraire, c’est moi, dit-il… Irène, toute la nuit, je me suis juré de changer.

— Quelle folie, dit-elle, surtout ne changez pas… Ah! Non! Ce qu’on aime en vous, Bernard, c’est justement ces caprices, ces exigences, ce caractère d’enfant gâté… C’est si agréable, un homme qui vous oblige à faire des sacrifices… Je voulais vous dire que je suis libre ce soir et que je ne vous imposerai aucun programme… Disposez de moi…

Bernard, en raccrochant le récepteur, secoua la tête avec tristesse.

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