— Bonnivet avait cinq ou six ans de plus que moi, dit Maufras, et sa carrière avait été si brillante, si rapide, que je l’avais toujours considéré plutôt comme un patron que comme un ami. Je lui devais beaucoup de reconnaissance. C’était lui qui m’avait appelé à son cabinet au moment où il était devenu Ministre des Travaux Publics, lui encore qui, lorsque le ministère était tombé, m’avait admirablement „casé“ dans l’administration préfectorale.
„Quand il revint au pouvoir, il prit les Colonies[267]; j’avais alors à Paris un poste agréable et lui demandai de m’y laisser. Nos relations demeuraient affectueuses et nos deux ménages prenaient souvent leurs repas ensemble, chez l’un ou chez l’autre. Nelly Bonnivet était une femme de quarante ans environ, encore jolie, adorée par son mari et parfaite épouse de ministre. J’étais marié depuis dix ans et vous savez combien Madeleine et moi avons toujours été heureux.
„Au début de juin, les Bonnivet nous invitèrent à dîner dans un des restaurants du Bois. Nous étions six: la soirée fut gaie; vers minuit, nous n’avions nulle envie de nous séparer. Bonnivet, qui était d’humeur exquise, proposa d’aller à la Foire de Neuilly. Il aime, quand il est au pouvoir, à jouer au sultan Haroun-al-Raschid[268] et à entendre, sur son passage, la foule murmurer: „Tiens, c’est Bonnivet“.
„Trois couples mûrissants qui essaient en vain de trouver à des jeux puérils la saveur de l’enfance, donnent un spectacle assez mélancolique. Nous gagnâmes, en diverses loteries, des macarons[269], des bateaux de verre filé et des animaux de pain d’épice; les trois hommes abattirent des pipes tournantes et des coquilles d’œuf que soulevait un jet d’eau languissant. Puis nous arrivâmes devant un chemin de fer circulaire que recouvrait, après un ou deux tours à ciel ouvert, une bâche formant tunnel. Nelly Bonnivet proposa d’y monter; Madeleine ne semblait pas trouver le jeu bien drôle ni les coussins très propres, mais elle ne voulut pas troubler la tête et nous prîmes des tickets. Dans le tumulte du départ, notre groupe fut coupé en deux tronçons. Je me trouvai seul dans un compartiment avec Nelly Bonnivet.
„Ce petit train tournait fort vite et les courbes en avaient été dessinées de façon à projeter les uns sur les autres les occupants des voitures. Mme Bonnivet, au premier tournant, faillit tomber dans mes bras. A ce moment la bâche nous plongea dans l’obscurité et je serais tout à fait incapable de vous expliquer ce qui se passa pendant les quelques secondes qui suivirent. Nos corps agissent quelquefois sans contrôle de la conscience. Toujours est-il que[270] je sentis Nelly à demi étendue sur mes genoux et que je la caressai comme un soldat de vingt ans caresse la fille qu’il a emmenée à la foire du village. Je cherchai ses lèvres, toujours sans savoir ce que je taisais et au moment où, sans rencontrer de résistance, je les atteignais, la lumière revint. D’un commun accord nous nous écartâmes l’un de l’autre avec une extrême brusquerie et nous nous regardâmes, éblouis, stupéfaits.
„Je me souviens d’avoir essayé alors de comprendre ce qu’exprimait le visage de Nelly Bonnivet. Elle remettait ses cheveux en ordre, me regardait gravement et ne disait pas un mot. Ce moment de gêne fut très bref. Déjà le train freinait et un instant plus tard nous retrouvions, sur la plate-forme circulaire, Bonnivet, Madeleine et les deux autres.
„— Ceci est vraiment un peu trop jeune pour nous, dit Bonnivet avec ennui; je crois qu’il est temps d’aller se coucher.
„Madeleine l’appuya et nous regagnâmes la Porte Maillot[271] où le groupe se disloqua. En baisant la main de Nelly, je cherchai ses yeux; elle parlait gaiement avec Madeleine et partit sans un signe.
„Je ne pus dormir. Cette aventure inattendue troublait l’équilibre, si parfaitement stable, de ma vie. Je n’avais jamais été un coureur de femmes et moins que jamais depuis mon mariage. J’aimais Madeleine de tout mon cœur et il existait entre nous une confiance tendre et sans réserve. Pour Bonnivet j’avais de l’affection et une sincère gratitude. Le diable était que malgré tout, je brûlais d’envie de revoir Nelly et de savoir ce que signifiait son regard après l’abandon. Surprise? Rancune? Vous savez quelle fatuité se cache au cœur des hommes les plus modestes. J’imaginais une longue passion silencieuse se déclarant soudain à la faveur d’un hasard. Près de moi dans son lit jumeau du mien[272], Madeleine respirait doucement.
„Le lendemain matin, je fus très occupé et n’eus guère le loisir de penser à ce surprenant épisode. Le jour suivant, je fus appelé au téléphone:
„— On vous demande du Ministère des Colonies, dit une voix… Restez à l’appareil, le Ministre veut vous parler… Ne quittez pas.
„Un frisson traversa mes reins. Jamais Bonnivet ne téléphonait lui-même. Invitations et réponses étaient transmises par nos deux femmes. Il ne pouvait s’agir que de cette stupide aventure.
„— Allô! dit soudain la voix de Bonnivet… Ah! c’est vous, Maufras?.. Pourriez-vous venir jusqu’à mon bureau?.. Oui, c’est urgent… Je vous expliquerai de vive voix… Alors à tout de suite! Merci.
„Je raccrochai… Donc Nelly appartenait à cette espèce odieuse des femmes qui tentent les hommes (car c’était elle, je l’aurais juré, qui, ce soir-là était tombée sur moi volontairement) et vont ensuite se plaindre à leur mari: „Tu sais, tu as tort d’avoir confiance en Bernard… Il n’est pas l’ami que tu crois…“ Détestable race!
„Tout en cherchant un taxi pour me rendre chez Bonnivet, je me demandai ce qui allait arriver. Un duel? Je l’aurais souhaité, au moins était-ce une solution simple, mais depuis la guerre, on ne se battait plus. Non, Bonnivet allait sans doute m’accabler de reproches et me signifier que nos relations étaient terminées. C’était la fin d’une amitié précieuse et sans doute aussi la fin de ma carrière, car Bonnivet était puissant. Tout le monde disait qu’il serait bientôt Président du conseil[273]. Et qu’allais-je dire à Madeleine pour lui expliquer cette incompréhensible rupture?
„Ces pensées et d’autres, plus sinistres, se pressaient en moi tandis que je roulais vers le ministère. J’en arrivais à comprendre que le suicide fût considéré comme une évasion par tous les malheureux qui se sont placés dans une situation trop difficile pour leur courage.
„J’attendis quelque temps dans une antichambre peuplée de solliciteurs et d’huissiers. Mon cœur battait irrégulièrement. Je regardais une fresque qui représentait dés Annamites[274] au temps de la récolte. Enfin l’huissier appela mon nom et je me levai. La porte du bureau de Bonnivet était devant moi. Fallait-il le laisser parler? Ou au contraire prévenir la scène par une confession totale?
„Ce fut lui qui se leva et me serra les mains. Je fus frappé par la bienveillance de son accueil. Peut-être avait-il eu l’intelligence de comprendre ce que l’incident avait eu de fortuit et d’involontaire?
„— Avant tout, dit-il, je m’excuse de vous avoir ainsi convoqué d’urgence, mais vous allez voir qu’il fallait prendre une décision immédiate. Voici… Vous savez que nous devons, Nelly et moi, faire le mois prochain un grand voyage en Afrique occidentale… Voyage d’inspection pour moi; voyage de tourisme et de découverte pour elle… J’ai décidé d’emmener non seulement des fonctionnaires du ministère, mais aussi quelques journalistes, car il est nécessaire que les Français apprennent à connaître leur Empire… Je n’avais pas pensé, jusqu’ici, à vous parler de ce projet parce que vous n’êtes ni un colonial, ni un journaliste, et que d’autre part vous avez votre poste, mais Nelly m’a fait remarquer hier soir que notre voyage coïncide, à une semaine près[275], avec vos vacances, que vous serez pour elle, votre femme et vous, des compagnons plus intimes et plus agréables que notre cortège d’officiels et que peut-être cette occasion de voir l’Afrique dans des conditions assez rares vous tenterait… Donc, si vous acceptez, votre ménage fora partie de la croisière… Seulement j’ai besoin de le savoir tout de suite, car mes bureaux achèvent eu ce moment les listes et les programmes.
„Je le remerciai et lui demandai quelques heures pour consulter ma femme. J’avais d’abord été tenté. Dès que je fus seul, je me représentai ce qu’aurait de gênant, et d’odieux, une intrigue vaguement amoureuse menée sous les yeux vigilants de Madeleine et alors que je serais l’hôte de Bonnivet. Nelly était belle mais je la jugeai sévèrement. Pendant le déjeuner, je racontai l’offre à Madeleine, sans dire, naturellement, ce qui l’avait provoquée et cherchai avec elle les moyens de refuser sans impolitesse. Elle imagina sans difficulté quelques engagements antérieurs et nous n’allâmes pas en Afrique.
„Je sais que Nelly Bonnivet parle de moi, depuis ce temps-là, non seulement avec ironie, mais avec un peu d’hostilité. Notre ami Lambert-Leclerc a l’autre jour cité devant elle mon nom comme celui d’un candidat possible à la Préfecture de la Seine[276]. Elle a fait la moue. „Maufras! à-t-elle dit, quelle idée! Il est très gentil, mais il n’a aucune énergie. C’est un homme qui ne sait pas ce qu’il veut“.
„Bonnivet a répondu: „Nelly a raison“, et je n’ai pas été nommé“.