Combien, Steel?[34] demanda Jean Monnier.
— 591/4, répondit une des douze dactylographes.
Les cliquetis de leurs machines esquissaient un rythme de jazz. Par la fenêtre, on apercevait les immeubles géants de Manhattan[35]. Les téléphones ronflaient et les rubans de papier, en se déroulant, emplissaient le bureau, avec une incroyable rapidité, de leurs sinistres serpentins couverts de lettres et de chiffres.
— Combien, Steel? dit encore Jean Monnier.
— 59, répondit Gertrude Owen.
Elle s’arrêta un instant pour regarder le jeune Français. Prostré dans un fauteuil, la tête dans les mains, il semblait anéanti.
„Encore un qui a joué“, pensa-t-elle. „Tant pis pour lui!.. Et tant pis pour Fanny…“
Car Jean Monnier, attaché au bureau de New York de la Banque Holmann, avait épousé, deux ans plus tôt, sa secrétaire américaine.
— Combien, Kennecott[36] dit encore Jean Monnier.
— 28, répondit Gertrude Owen.
Une voix, derrière la porte, cria. Harry Cooper entra. Jean Monnier se leva.
— Quelle séance! dit Harry Cooper. Vingt pour cent de baisse sur toute la cote[37]. Et il se trouve encore des imbéciles pour dire quo ceci n’est pas une crise!
— C’est une crise, dit Jean Monnier, et il sortit.
— Celui-là est touché, dit Harry Cooper.
— Oui, dit Gertrude Owen. Il a joué sa chemise[38]. Fanny me l’a dit. Elle va Je quitter ce soir.
— Qu’est-ce qu’on y peut? dit Harry Cooper. C’est la crise.
Les belles portes de bronze de l’ascenseur glissèrent.
— Down[39], dit Jean Monnier.
— Combien, Steel? demanda le garçon de l’ascenseur.
— 59, dit Jean Monnier.
Il avait acheté à 112. Perte: cinquante-trois dollars par titre[40]. Et ses autres achats ne valaient pas mieux. Toute la petite fortune jadis gagnée dans l’Arizona avait été versée pour marge de ces opérations[41]. Fanny n’avait jamais eu un cent[42]. C’était fini. Quand il fut dans la rue, se hâtant vers son train, il essaya d’imaginer l’avenir. Recommencer? Si Fanny montrait du courage, ce n’était pas impossible. Il se souvint de ses premières luttes, des troupeaux gardés dans le désert, de sa rapide ascension. Après tout, il avait à peine trente ans. Mais il savait que Fanny serait impitoyable.
Elle le fut.
Lorsque le lendemain matin, Jean Monnier se réveilla seul, il se sentit sans courage. Malgré la sécheresse de Fanny, il l’avait aimée. La négresse lui servit sa tranche de melon, sa bouillie de céréales, et demanda de l’argent.
— Où la maîtresse, Mister?
— En voyage.
Il donna quinze dollars, puis fit sa caisse. Il lui restait un peu moins de six cents dollars. C’était de quoi vivre deux mois trois peut-être… Ensuite? il regarda par la fenêtre. Presque chaque jour, depuis une semaine,on lisait dans les journaux des récits de suicides. Banquiers, commis, spéculateurs préféraient la mort à une bataille déjà perdue. Une chute de vingt étages? Combien de secondes? Trois? Quatre? Puis cet écrasement… Mais si le choc ne tuait pas? Il imagina des souffrances atroces, des membres brisés, des chairs anéanties. Il soupira, puis, un journal sous le bras, alla déjeuner au restaurant et s’étonna de trouver encore bon goût à des crêpes arrosées de sirop d’érable.
„Thanatos Palace Hôtel, New Mexico…“[43] Qui m’écrit de cette adresse bizarre?
Il y avait aussi une lettre de Harry Cooper, qu’il lut la première. Le patron demandait pourquoi il n’avait pas reparu au bureau. Son compte était débiteur[44] de huit cent quatre-vingt-treize dollars ($893)… Que comptait-il faire à ce sujet?.. Question cruelle, ou naïve. Mais la naïveté n’était pas l’un des vices de Harry Cooper.
L’autre lettre. Au-dessous de trois cyprès gravés, on lisait:
Thanatos Palace Hôtel
Directeur: Henry Boerstecher
„Cher Mr. Monnier!
„Si nous nous adressons à vous aujourd’hui, ce n’est pas au hasard, mais parce que nous possédons sur vous des renseignements qui nous permettent d’espérer que nos services pourront vous être utiles.
„Vous n’êtes certainement pas sans avoir remarqué que, dans la vie de l’homme le plus courageux, peuvent surgir des circonstances si complètement hostiles que la lutte devient impossible et que l’idée de la mort apparaît alors comme une délivrance.
„Fermer les yeux, s’endormir, ne plus se réveiller, ne plus entendre les questions, les reproches… Beaucoup d’entre nous ont fait ce rêve, formulé ce vœu… Pourtant hors quelques cas très rares, les hommes n’osent pas s’affranchir de leurs maux, et on le comprend lorsqu’on observe ceux d’entre eux qui ont essayé de le faire. Car la plupart des suicides sont d’affreux échecs. Tel qui a voulu se tirer une balle dans le crâne n’a réussi qu’à se couper le nerf optique et à se rendre aveugle. Tel autre qui a cru s’endormir et s’empoisonner au moyen de quoique composé barbiturique[45], s’est trompé de dose et se réveille, trois jours plus tard, le cerveau liquéfié, la mémoire abolie, les membres paralyses. Le suicide est un art qui n’admet ni la médiocrité, ni l’amateurisme, et qui pourtant, par sa nature même, ne permet pas d’acquérir une expérience.
„Cette expérience, cher Mr. Monnier, si, comme nous le croyons, le problème vous intéresse, nous sommes prêts à vous l’apporter. Propriétaires d’un hôtel situé à la frontière des Etats-Unis et du Mexique, affranchis de tout contrôle gênant par le caractère désertique de la région, nous avons pensé que notre devoir était d’offrir à ceux de nos frères humains qui pour des raisons sérieuses, irréfutables, souhaiteraient quitter cette vie, les moyens de le faire sans souffrance et, oserions-nous presque écrire, sans danger.
„Au Thanatos Palace Hôtel la mort vous atteindra dans votre sommeil et sous la forme la plus douce. Notre habileté technique, acquise, au cours de quinze années de succès ininterrompus (nous avons reçu, l’an dernier, plus de deux mille clients), nous permet de garantir un dosage minutieux et des résultats immédiats, Ajoutons que, pour les visiteurs que tourmenteraient de légitimes scrupules religieux[46], nous supprimons, par une méthode ingénieuse, toute responsabilité morale.
„Nous savons très bien que la plupart de nos clients disposent de peu d’argent, et que la fréquence des suicides est inversement proportionnelle aux soldes créditeurs des comptes en banque[47]. Aussi nous sommes-nous efforcés, sans jamais sacrifier le confort, de ramener les prix du Thanatos au plus bas niveau possible. Il vous suffira de déposer, en arrivant trois cents dollars. Cette somme vous défraiera de toute dépense pendant votre séjour chez nous, séjour dont la durée doit demeurer pour vous inconnue, paiera les frais de l’opération, ceux des funérailles, et enfin l’entretien de la tombe. Pour des raisons évidentes, le service est compris dans ce forfait et aucun pourboire ne vous sera réclamé.
„Il importe d’ajouter que le Thanatos est situé dans une région naturelle de grande beauté, qu’il possède quatre tennis, un golf de dix-huit trous[48] et une piscine olympique. Sa clientèle étant composée de personnes des deux sexes, et qui appartiennent presque toutes à un milieu social raffine, l’agrément social du séjour, rendu particulièrement piquant par étrangeté de la situation, est incomparable. Les voyageurs sont priés de descendre à la gare de Deeming[49], où l’autocar de l’hôtel viendra les chercher. Ils sont priés d’annoncer leur arrivée, par lettre ou câble, au moins deux jours à l’avance. Adresse télégraphique: Thanatos, Coronado, New Mexico“.
Jean Monnier prit un jeu de cartes et les disposa pour une réussite que lui avait enseignée Fanny.
Le voyage fut très long. Pendant des heures, le train traversa des champs de coton où, émergeant d’une mousse blanche, travaillaient des nègres. Puis des alternances de sommeil et de lecture remplirent deux jours et deux nuits. Enfin le paysage devint rocheux, titanesque et féerique. Le wagon roulait au fond d’un ravin, entre des rochers d’une prodigieuse hauteur. D’immenses bandes violettes, jaunes et rouges, rayaient transversalement les montagnes. A mi-hauteur flottait une longue écharpe de nuages. Dans les petites gares où s’arrêtait le train, on entrevoyait des Mexicains aux larges feutres, aux vestes de cuir brodé.
— Prochaine station: Deeming, dit à Jean Monnier le nègre du Pullman…[50] Faire vos chaussures, Massa?[51]
Le Français rangea ses livres et ferma ses valises. La simplicité de son dernier voyage l’étonnait. Il perçut le bruit d’un torrent. Les freins grincèrent. Le train stoppa.
— Thanatos, Sir?[52] demanda le porteur indien qui courait le long des wagons.
Déjà cet homme avait, sur sa charrette, les bagages de deux jeunes filles blondes qui le suivaient.
„Est-il possible, pensa Jean Monnier, que ces filles charmantes viennent ici pour mourir?“
Elles aussi le regardaient, très graves, et murmuraient des mots qu’il n’entendait pas.
L’omnibus du Thanatos n’avait pas, comme on aurait pu le craindre, l’aspect d’un corbillard. Peint en bleu vif, capitonné bleu et orange, il brillait au soleil, parmi les voitures délabrées qui donnaient à cette cour, où juraient, des Espagnols et des Indiens, un aspect de foire à ferraille. Les rochers qui bordaient la voie étaient couverts de lichens qui enveloppaient la pierre d’un voile gris-bleu. Plus haut brillaient les teintes vives des roches métalliques. Le chauffeur, qui portait un uniforme gris, était un gros homme aux yeux exorbités. Jean Monnier s’assit à côté de lui, par discrétion, et pour laisser seules ses compagnes; puis tandis que, par des tournants en épingle à cheveux[53], la voiture partait à l’assaut de la montagne, le Français essaya de faire parler son voisin:
— Il y a longtemps que vous êtes le chauffeur du Thanatos?
— Trois ans, grommela l’homme.
— Cola doit être une étrange place.
— Etrange? dit l’autre. Pourquoi étrange? Je conduis ma voiture. Qu’y a-t-il là d’étrange?
— Les voyageurs que vous amenez redescendent-ils jamais?
— Pas souvent, dit l’homme avec un peu de gêne. Pas souvent… Mais cela arrive. J’en suis un exemple.
— Vous? Vraiment?.. Vous étiez venu ici comme… client?
— Monsieur, dit le chauffeur, j’ai accepté ce métier pour ne plus parler de moi et ces tournants sont difficiles. Vous ne voulez tout de même pas que je vous tue, vous et ces deux jeunes filles?
— Evidemment non, dit Jean Monnier.
Puis il pensa que sa réponse était drôle et il sourit.
Deux heures plus tard, le chauffeur, sans un mot, lui montra du doigt, sur le plateau, la silhouette du Thanatos.
L’hôtel était bâti dans le style hispano-indien, très bas, avec des toits en terrasses et des murs rouges dont le ciment imitait assez grossièrement l’argile. Les chambres s’ouvraient au midi, sur des porches ensoleillés. Un portier italien accueillit les voyageurs. Son visage rasé évoqua tout de suite, pour Jean Monnier, un autre pays, les rues d’une grande ville, des boulevards fleuris.
— Où diable vous ai-je vu, demanda-t-il au portier tandis qu’un page-boy[54] prenait sa valise.
— Au Ritz de Barcelone[55], Monsieur… Mon nom est Sarconi… J’ai quitté au moment de la révolution…
— De Barcelone au Nouveau-Mexique! Quel voyage!
— Oh! Monsieur, le rôle du concierge est le même partout… Seulement les papiers que je dois vous demander de remplir sont un peu plus compliqués ici qu’ailleurs… Monsieur m’excusera.
Les imprimés qui furent tendus aux trois arrivants, étaient on effet chargés de cases, de questions et de notes explicatives. Il était recommandé d’indiquer avec une grande précision la date et le lieu de naissance, les personnes à prévenir en cas d’accident:
„Prière de donner au moins deux adresses de parents ou d’amis, et surtout de recopier à la main, dans votre langue usuelle, la formule A ci-dessous:
„Je, soussigné, sain de corps et d’esprit, certifie que c’est volontairement que je renonce à la vie et décharge de toute responsabilité, en cas d’accident, la direction et le personnel du Thanatos Palace Hôtel“.
Assises l’une en face de l’autre à une table voisine, les deux jolies filles recopiaient avec soin la formule A et Jean Monnier remarqua qu’elles avaient choisi le texte allemand.
Henry M. Boerstecher, directeur, était un homme tranquille, aux lunettes d’or, très fier de son établissement.
— L’hôtel est à vous? demanda Jean Monnier.
— Non, Monsieur, l’hôtel appartient à une Société Anonyme, mais c’est moi qui en ai eu l’idée et qui en suis directeur à vie.
— Et comment n’avez-vous pas les plus graves ennuis avec les autorités locales?
— Des ennuis? dit Mr. Boerstecher, surpris et choqué. Mais nous ne faisons rien, Monsieur, qui soit contraire à nos devoirs d’hôteliers. Nous donnons à nos clients ce qu’ils désirent, tout ce qu’ils désirent, rien de plus… D’ailleurs, Monsieur, il n’y a pas ici d’autorités locales. Ce territoire est si mal délimité que nul ne sait exactement s’il fait partie du Mexique ou des Etats-Unis. Longtemps ce plateau a passé pour être inaccessible. Une légende voulait qu’une bande d’indiens s’y fût réunie, il y a quelques centaines d’années, pour mourir ensemble et pour échapper aux Européens, et les gens du pays prétendaient que les âmes de ces morts interdisaient l’accès de la montagne. C’est la raison pour laquelle nous avons pu acquérir le terrain pour un prix tout à fait raisonnable et y mener une existence indépendante.
— Et jamais les familles de vos clients ne vous poursuivent?
— Nous poursuivre! s’écria Mr. Boerstecher, indigné, et pourquoi, grand Dieu? Devant quels tribunaux? Les familles de nos clients sont trop heureuses, Monsieur, de voir se dénouer sans publicité des affaires qui sont délicates et même, presque toujours, pénibles… Non, non, Monsieur, tout se passe ici gentiment, correctement, et nos clients sont pour nous des amis… Vous plairait-il de voir votre chambre?.. Ce sera, si vous le voulez bien, le 113. Vous n’êtes pas superstitieux?
— Pas du tout, dit Jean Monnier. Mais j’ai été élevé religieusement et je vous avoue que l’idée d’un suicide me déplait…
— Mais il n’est pas et ne sera pas question de suicide, Monsieur! dit Mr. Boerstecher d’un ton si péremptoire que son interlocuteur n’insista pas. Sarconi, vous montrerez le 113 à M. Monnier. Pour les trois cents dollars, Monsieur, vous aurez l’obligeance de les verser en passant, au caissier dont le bureau est voisin du mien.
Ce fut en vain que, dans la chambre 113, qu’illuminait un admirable coucher de soleil, Jean Monnier chercha trace d’engins mortels.
— A quelle heure est le dîner?
— A huit heures trente, Sir, dit le valet.
— Faut-il s’habiller?
— La plupart des gentlemen le font, Sir.
— Bien! Je m’habillerai… préparez-moi une cravate noire et une chemise blanche.
Lorsqu’il descendit dans le hall, il ne vit en effet que femmes en robes décolletées, hommes en smoking[56]. Mr. Boerstecher vint au-devant de lui, officieux et déférent.
— Ah! Monsieur Monnier… Je vous cherchais… Puisque vous êtes seul, j’ai pensé que peut-être il vous serait agréable de partager votre table avec une de nos clientes, Mrs.[57] Kirby-Shaw.
Monnier fit un geste d’ennui:
— Je ne suis pas venu ici, dit-il, pour mener une vie mondaine… Pourtant… Pouvez-vous me montrer cette dame sans me présenter?
— Certainement, monsieur Monnier… Mrs. Kirby-Shaw est la jeune femme en robe de crêpe-satin blanc qui est assise près du piano et feuillette un magazine… Je ne crois pas que son aspect physique puisse déplaire… Loin de là… Et c’est une dame bien agréable, de bonnes manières, intelligente, artiste…
A coup sûr, Mrs. Kirby-Shaw était une très jolie femme. Des cheveux bruns, coiffés en petites boucles, tombaient en chignon bas jusqu’à la nuque et dégageaient un front haut et vigoureux. Les yeux étaient tendres, spirituels. Pourquoi diable un être aussi plaisant voulait-il mourir?
— Est-ce que Mrs. Kirby-Shaw…? Enfin cette dame est-elle une de vos clientes au même titre[58] et pour les mêmes raisons que moi?
— Certainement, dit Mr. Boerstecher, qui sembla charger cet adverbe d’un sens lourd. Cer-tai-ne-ment.
— Alors présentez-moi.
Quand le dîner, simple mais excellent et bien servi, se termina, Jean Monnier connaissait déjà au moins dans ses traits essentiels, la vie de Clara Kirby-Shaw. Mariée avec un homme riche, d’une grande bonté, mais qu’elle n’avait jamais aimé, elle l’avait quitté, six mois plus tôt, pour suivre en Europe un jeune écrivain, séduisant et cynique, qu’elle avait rencontré à New-York. Ce garçon, qu’elle avait cru prêt à l’épouser dès qu’elle aurait obtenu son divorce, s’était montré, dès leur arrivée en Angleterre, décidé à se débarrasser d’elle le plus rapidement possible. Surprise et blessée par sa dureté, elle avait tenté de lui faire comprendre tout ce qu’elle avait abandonné pour lui, et l’affreuse situation où elle allait se trouver. Il avait beaucoup ri:
„Clara, en vérité, lui avait-il dit, vous êtes une femme d’un autre temps!.. Si je vous avais sue à ce point victorienne[59], je vous aurais laissée à votre époux, à vos enfants… Il faut les rejoindre, ma chère… Vous êtes faite pour élever sagement une famille nombreuse“.
Elle avait alors conçu un dernier espoir, celui d’amener son mari, Norman Kirby-Shaw, à la reprendre. Elle était certaine, que, si elle avait pu le revoir seul, elle l’eût aisément reconquis. Entouré de sa famille, de ses associés, qui avaient exercé sur lui une pression constante et hostile à Clara, Norman s’était montré inflexible. Après plusieurs tentatives humiliantes et vaines, elle avait, un matin, trouvé dans son courrier le prospectus du Thanatos et compris que là était la seule solution, immédiate et facile, de son douloureux problème.
— Et vous ne craignez pas la mort? avait demandé Jean Monnier.
— Si, bien sûr… Mais moins que je ne crains la vie…
— C’est une belle réplique, dit Jean Monnier.
— Je n’ai pas voulu qu’elle fût belle, dit Clara. Et maintenant, racontez-moi pourquoi vous êtes ici.
Quand elle eut entendu le récit de Jean Monnier, elle le blâma beaucoup.
— Mais c’est presque incroyable! dit-elle. Comment?.. Vous voulez mourir parce que vos valeurs ont baissé?.. Ne voyez-vous pas que dans un an, deux ans, trois ans ou plus, si vous avez le courage de vivre, vous aurez oublié, et peut-être réparé vos pertes?..
— Mes pertes ne sont qu’un prétexte. Elles ne seraient rien, en effet, s’il me restait quelque raison de vivre… Mais je vous ai dit aussi que ma femme m’a renié… Je n’ai, en France, aucune famille proche; je n’y ai laissé aucune amie… Et puis, pour être tout à fait sincère, j’avais déjà quitté mon pays à la suite d’une déception sentimentale… Pour qui lutterais-je maintenant?
— Mais pour vous-même… Pour les êtres qui vous aimeront… et que vous ne pouvez manquer de rencontrer… Parce que vous avez constaté, en des circonstances pénibles, l’indignité de quelques femmes, ne jugez pas injustement toutes les autres…
— Vous croyez vraiment qu’il existe des femmes… je veux dire des femmes que je puisse aimer… et qui soient capables d’accepter, au moins pendant quelques années, une vie de pauvreté, de combat…?
— J’en suis certaine, dit-elle. Il y a des femmes qui aiment la lutte et qui trouvent à la pauvreté je ne sais quel attrait romanesque… Moi, par exemple.
— Vous?
— Oh je voulais seulement dire…
Elle s’arrêta, hésita, puis reprit:
— Je crois qu’il nous faudrait regagner le hall… Nous restons seuls dans la salle à manger et le maître d’hôtel rôde autour de nous avec désespoir.
— Vous ne croyez pas, dit-il comme il plaçait sur les épaules de Clara Kirby-Shaw une cape d’hermine, vous ne croyez pas que… dès cette nuit…?
— Oh non! dit-elle. Vous venez d’arriver…
— Et vous?
— Je suis ici depuis deux jours.
Quand ils se séparèrent, ils étaient convenus de faire ensemble, le lendemain matin, une promenade en montagne.
Un soleil matinal baignait le porche d’une nappe oblique de lumière et de tiédeur. Jean Monnier, qui venait de prendre une douche glacée, se surprit à penser: „Qu’il fait bon vivre!..“ Puis il se dit qu’il n’avait plus devant lui que quelques dollars et quelques jours. Il soupira:
„Dix heures!.. Clara va m’attendre.“
Il s’habilla en hâte et, dans un costume de lin blanc, se sentit léger. Quand il rejoignit près du tennis Clara Kirby-Shaw, elle était, elle aussi, vêtue de blanc et se promenait encadrée de deux petites Autrichiennes, qui s’enfuirent en apercevant le Français.
— Je leur fais peur?
— Vous les intimidez… Elles me racontaient leur histoire.
— Intéressante?.. Vous allez me la dire… Avez-vous pu dormir un peu?
— Oui, admirablement. Je soupçonne l’inquiétant Boerstecher de mêler du chloral à nos breuvages.
— Je ne crois pas, dit-il. J’ai dormi comme une souche, mais d’un sommeil naturel, et je me sens ce matin parfaitement lucide.
Après un instant, il ajouta:
— Et parfaitement heureux.
Elle le regarda en souriant et ne répondit pas.
— Prenons ce sentier, dit-il, et contez-moi les petites Autrichiennes… Vous serez ici ma Schéhérazade…[60]
— Mais nos nuits ne seront pas mille et une…
— Hélas!.. Nos nuits…?
Elle l’interrompit:
— Ces enfants sont deux sœurs jumelles. Elles ont été élevées ensemble, d’abord à Vienne, puis à Budapest, et n’ont jamais eu d’autres amies intimes. A dix-huit ans, elles ont rencontré un Hongrois, de noble et ancienne famille, beau comme un demi-dieu, musicien comme un Tzigane et sont toutes deux, le même jour, devenues follement amoureuses de lui. Après quelques mois, il a demandé en mariage l’une des sœurs. L’autre, désespérée, a tenté, mais en vain, de se noyer. Alors celle qui avait été choisie a pris la résolution de renoncer, elle aussi, au Comte Nicky et elles ont formé le projet de mourir ensemble… C’est le moment où, comme vous, comme moi, elles ont reçu le prospectus du Thanatos.
— Quelle folie! dit Jean Monnier. Elles sont jeunes et ravissantes… Que ne vivent-elles en Amérique, où d’autres hommes les aimeront?.. Quelques semaines de patience…
— C’est toujours, dit-elle mélancoliquement, faute de patience que l’on est ici… Mais chacun de nous est sage pour tous les autres… Qui donc a dit que l’on a toujours assez de courage pour supporter les maux d’autrui?
Pendant tout le jour, les hôtes du Thanatos virent un couple vêtu de blanc errer dans les allées du parc, au flanc des rochers, le long du ravin. L’homme et la femme discutaient avec passion. Quand la nuit tomba, ils revinrent vers l’hôtel et le jardinier mexicain, les voyant enlacés, détourna la tête.
Après le dîner, Jean Monnier, toute la soirée, chuchota dans un petit salon désert, près de Clara Kirby-Shaw, des phrases qui semblaient toucher celle-ci. Puis, avant de remonter dans sa chambré, il chercha Mr. Boerstecher. Il trouva le directeur assis devant un grand registre noir. Mr. Boerstecher vérifiait des additions et, de temps à autre, d’un coup de crayon rouge, barrait une ligne.
— Bonsoir, monsieur Monnier!.. Je puis faire quelque chose pour vous?
— Oui, Mr. Boerstecher… Du moins je l’espère… Ce que j’ai à vous dire vous surprendra… Un changement si soudain… Mais la vie est ainsi… Bref, je viens vous annoncer que j’ai changé d’avis… Je ne veux plus mourir.
Mr. Boerstecher, surpris, leva les yeux:
— Parlez-vous sérieusement, monsieur Monnier?
— Je sais bien, dit le Français, que je vais vous paraître incohérent, indécis… Mais n’est-il pas naturel, si les circonstances sont nouvelles, que changent aussi nos volontés?.. Il y a huit jours, quand j’ai reçu votre lettre, je me sentais désespéré, seul au monde… Je ne pensais pas que la lutte valût la peine d’être entreprise… Aujourd’hui tout est transformé… Et au fond, c’est grâce à vous, Mr. Boerstecher.
— Grâce à moi, monsieur Monnier?
— Oui, car cette jeune femme en face de laquelle vous m’avez assis à table est celle qui a fait ce miracle… Mrs. Kirby-Shaw est une femme délicieuse, Mr. Boerstecher.
— Je vous l’avais dit, monsieur Monnier.
— Délicieuse et héroïque… Mise au courant par moi de ma misérable situation, elle a bien voulu accepter de la partager… Cela vous surprend?
— Point du tout… Nous avons, ici, l’habitude de ces coups de théâtre… Et je m’en réjouis, monsieur Monnier… Vous êtes jeune, très jeune…
— Donc, si vous n’y voyez point d’inconvénient, nous partirons demain, Mrs. Kirby-Shaw et moi-même, pour Deeming.
— Ainsi Mrs. Kirby-Shaw, comme vous, renonce à…?
— Oui, naturellement… D’ailleurs elle vous le confirmera tout à l’heure… Reste à régler une question assez délicate… Les trois cents dollars que je vous ai versés, et qui constituaient à peu près tout mon avoir, sont-ils irrémédiablement acquis au Thanatos ou puis-je, pour prendre nos billets, en récupérer une partie?
— Nous sommes d’honnêtes gens, monsieur Monnier… Nous ne faisons jamais payer des services qui n’ont pas été réellement rendus par nous. Dès demain matin, la caisse établira votre compte à raison de vingt dollars par jour de pension, plus le service, et le solde[61] vous sera remboursé.
— Vous êtes tout à fait courtois et généreux… Ah! Mr. Boerstecher, quelle reconnaissance ne vous dois-je point! Un bonheur retrouvé… Une nouvelle vie…
— A votre service, dit Mr. Boerstecher.
Il regarda Jean Monnier sortir et s’éloigner. Puis il appuya sur un bouton et dit:
— Envoyez-moi Sarconi.
Au bout de quelques minutes, le concierge parut.
— Vous m’avez demandé, Signor[62] Directeur?
— Oui, Sarconi… Il faudra, dès ce soir, mettre les gaz au 113… Vers deux heures du matin.
— Faut-il, Signor Directeur, envoyer du Somnial avant le Léthal?[63]
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire… Il dormira très bien… C’est tout pour ce soir, Sarconi… Et demain les deux petites du 17, comme il était convenu.
Comme le concierge sortait, Mrs. Kirby-Shaw parut à la porte du bureau.
— Entre, dit Mr. Boerstecher. Justement j’allais te faire appeler. Ton client est venu m’annoncer son départ.
— Il me semble, dit-elle, que je mérite des compliments… C’est du travail bien fait.
— Très vite… J’en tiendrai compte.
— Alors c’est pour cette nuit?
— C’est pour cette nuit.
— Pauvre garçon! dit-elle. Il était gentil, romanesque…
— Ils sont tous romanesques, dit Mr. Boerstecher.
— Tu es tout de même cruel, dit-elle. C’est au moment précis où ils reprennent goût à la vie que tu les fais disparaître.
— Cruel?.. C’est en cela au contraire que consiste toute l’humanité de notre méthode… Celui-ci avait des scrupules religieux… Je les apaise.
Il consulta son registre:
— Demain repos… Mais après-demain, j’ai de nouveau une arrivée pour toi… C’est encore un banquier, mais Suédois cette fois… Et celui-là n’est plus très jeune.
— J’aimais bien le petit Français, fit-elle, rêveuse.
— On ne choisit pas le travail, dit sévèrement le Directeur. Tiens, voici tes dix dollars, plus dix de prime.
— Merci, dit Clara Kirby-Shaw.
Et comme elle plaçait les billets dans son sac, elle soupira.
Quand elle fut sortie, Mr. Boerstecher chercha son crayon rouge, puis, avec soin, en se servant d’une petite règle de métal, il raya de son registre un nom.