— L’histoire la plus étrange de ma vie? dit-elle. Vous m’embarrassez. Il y a eu, dans ma vie, beaucoup d’histoires.
— J’imagine qu’il y en a encore.
— Oh! non. Je vieillis; je m’assagis… Ce qui est une autre manière de dire que j’ai besoin de repos… Je suis maintenant toute contente quand je peux rester seule une soirée, relire de vieilles lettres ou écouter un disque.
— Il est impossible qu’on ne vous fasse plus la cour… Vos traits gardent toute leur grâce, et je ne sais quel duvet[309] d’expérience, peut-être de souffrances passées, leur ajoute quelque chose de pathétique… C’est irrésistible…
— Vous êtes gentil… Oui, j’ai encore des adorateurs. Le malheur est que je n’y crois plus. Je connais si bien les hommes, hélas, leur ardeur tant qu’ils n’ont rien obtenu, ensuite leur détachement — ou leur jalousie. Je me dis: pourquoi irais-je voir, une fois de plus, une comédie dont je devine le dénouement?.. Dans ma jeunesse, c’était différent. Il me semblait, chaque fois, avoir rencontré l’être merveilleux qui m’arracherait à l’incertitude. J’y allais bon jeu, bon argent…[310] Tenez, il y a cinq ans encore, quand j’ai fait la connaissance de Renaud, mon mari, j’ai eu l’impression d’un renouveau. Il était fort, presque brutal. Il secouait mes doutes; il riait de mes anxiétés et de mes scrupules. J’ai cru trouver en lui le sauveur. Non qu’il fût parfait; il manquait de culture et de manières. Mais il m’apportait ce que je n’ai jamais eu: la solidité… Une bouée de sauvetage… Du moins était-ce alors ce que je pensais.
— Vous ne le pensez plus?
— Vous savez bien que non. Renaud a éprouvé de terribles échecs; j’ai dû le consoler, le rassurer, le raffermir; j’ai défendu le Défenseur… Les hommes vraiment forts sont très rares.
— En avez-vous au moins connu un?
— Oui, j’en ai connu un. Oh! pas longtemps et dans des circonstances surprenantes.. Tenez, vous me demandiez l’aventure la plus étrange de ma vie, la voilà!
— Racontez-la-moi.
— Mon Dieu! Que me demandez-vous? II va falloir l’oublier dans les souvenirs… Et puis c’est assez long et vous êtes toujours si pressé. Pouvez-vous me donner un peu de temps?
— Bien sûr, je vous écoute.
— Alors soit… Il y a de cela vingt ans… J’étais une très jeune veuve Vous vous souvenez de mon premier mariage? J’avais épousé, pour faire plaisir à mes parents, un homme beaucoup plus âgé que moi, pour qui j’éprouvais de l’affection, oui, mais une affection filiale… L’amour, avec lui, m’était apparu comme un devoir de reconnaissance, non comme un plaisir. Il était mort au bout de trois ans, me laissant dans une relative aisance de sorte que, soudain, après la tutelle familiale et la tutelle maritale, je m’étais trouvée libre, maîtresse de mes actions et de ma destinée. Je peux dire, sans vanité, que j’étais alors assez jolie…
— Plus que jolie.
— Si vous y tenez… Quoi qu’il en soit, je plaisais et j’eus bientôt à mes trousses tout un peloton de prétendants. Mon préféré était un jeune Américain qui se nommait Jack Parker. Plusieurs, parmi les Français qui se disaient ses rivaux, me plaisaient davantage. Ils partageaient mes goûts; ils savaient faire d’agréables compliments. Jack lisait peu; il n’aimait guère d’autre musique que les blues[311] et le jazz et, en fait de peinture, suivait la mode avec une naïve confiance. Il parlait d’amour très mal… Plus exactement il n’en parlait pas — du tout. Sa cour[312] se bornait à me prendre les mains au cinéma, au théâtre ou dans le jardin, par clair de lune, et à me dire:
„You are just wonderful“[313].
J’aurais dû le trouver très ennuyeux… Non, je sortais volontiers avec lui. II me paraissait reposant, franc. Il me donnait le même sentiment de sécurité que plus tard, au début de nos relations, mon présent mari. Mes autres amis hésitaient sur leurs intentions. Souhaitaient-ils devenir amants ou époux? Ils ne se prononçaient jamais clairement. Avec Jack, rien de tel. L’idée de liaison lui faisait horreur. II voulait m’épouser, m’emmener en Amérique où je lui donnerais de beaux enfants, frisés comme lui, ayant son petit nez droit, son accent lent et nasal, sa naïveté. II était vice-président de sa banque; un jour peut-être il en serait le président. De toute manière, nous ne manquerions jamais de rien et nous aurions une excellente voiture. Telle était sa vision du monde.
Je vous avoue que j’étais tentée. Cela vous surprend?.. C’était pourtant bien dans ma nature. Parce que je suis moi-même assez compliquée, les êtres simples m’attirent. Je m’entendais fort mal avec ma famille. Aller vivre aux Etats-Unis était un moyen de la fuir. Jack venait, après quelques mois de stage à la succursale de Paris, de rentrer à New York. Je lui avais, quand il était parti, promis de le rejoindre et de l’épouser. Notez que je n’avais pas été sa maîtresse. Ce n’était pas ma faute; j’aurais cédé s’il me l’avait demandé… Mais il s’en serait bien gardé[314]. Jack était un catholique américain, de mœurs rigides, et voulait un honnête mariage à Saint-Patrick, Fifth Avenue, avec beaucoup de garçons d’honneur en jaquette, un œillet blanc à la boutonnière, et des bridesmaids en robe d’organdi…[315] Cela non plus ne me déplaisait pas.
Il avait été convenu que j’arriverais en avril. Jack devait retenir ma place d’avion. Mon instinct eût été de traverser par Air-France et cela me paraissait si naturel que je ne pensai même pas à le lui dire[316]. Au dernier moment, je reçus un billet Paris-Londres et Londres-New York, délivré par une ligne américaine qui, en ce temps-là, n’avait pas le droit de faire escale chez nous. Cela me contraria un peu mais je suis, vous le savez, une personne facile à vivre[317] et, plutôt que d’entreprendre de nouvelles démarches, j’acceptai la situation. Je devais arriver à Londres vers sept heures du soir, dîner à l’aéroport et repartir à neuf heures pour New York.
Aimez-vous les aérodromes? J’ai pour eux un goût inexplicable. Ils sont plus propres et plus modernes que les gares de chemin de fer. Ils sont décorés dans le style „salle d’opération“. Des voix étrangères, difficiles à comprendre parce que déformées, appellent, par haut-parleurs, les passagers pour des villes exotiques et lointaines. A travers les vitres, on voit atterrir et s’envoler des avions géants. C’est un décor irréel et non sans beauté. J’avais dîné, puis m’étais assise avec confiance dans un fauteuil anglais de cuir vert-mousse, quand le haut-parleur prononça une longue phrase que je ne saisis pas mais où je reconnus le mot New York et le numéro de mon vol. Un peu inquiète, je regardai autour de moi. Des passagers se levaient.
Dans le fauteuil proche du mien, j’avais remarqué un homme d’une quarantaine d’années au visage intéressant. Par une grâce émaciée, par les cheveux un peu fous, par le col ouvert, il évoquait les poètes romantiques anglais et en particulier Shelley[318]. En le regardant, j’avais pensé: „Ecrivain ou musicien“, et souhaité l’avoir pour voisin dans l’avion. II perçut mon soudain désarroi et me dit, en anglais:
— Je m’excuse, Madame… Vous deviez partir par le vol 632?
— Oui… Que vient-on d’annoncer?
— Que, par suite d’un incident technique, l’avion ne partirait qu’à six heures du matin. Pour les passagers qui voudraient aller dormir à l’hôtel, la compagnie fournira un car, dans quelques instants.
— Quel ennui! Aller à l’hôtel pour se lever à cinq heures du matin! C’est odieux… Qu’allez-vous faire?
— Oh! moi, Madame, j’ai la chance d’avoir un ami qui travaille et loge ici même, à l’aéroport. J’avais laissé ma voiture dans son garage. Je vais la reprendre et rentrer chez moi.
Au bout d’un instant, il ajouta:
— Ou plutôt, non… Je vais profiter de ce délai pour faire une tournée… Je suis facteur d’orgues[319] et dois vérifier de temps à autre, l’état de mes instruments dans plusieurs églises de Londres… Voilà, pour moi, une occasion inattendue d’en inspecter deux ou trois.
— Vous pouvez entrer, la nuit, dans les églises?
II rit ri sortit de sa poche un énorme trousseau de clefs.
— Mais oui! C’est surtout la nuit que j’essaie mes claviers et mes souffleries, pour ne déranger personne.
— Vous jouez vous-même?
— De mon mieux.
— Ça doit être beau, ces concerts d’orgue donnés dans la solitude et l’obscurité.
— Beau? Je ne sais. Bien que j’aime la musique religieuse, je ne suis pas un grand organiste. Mais que j’y prenne, moi, un vif plaisir, cela est certain.
Il hésita un instant, puis ajouta:
— Ecoutez, Madame, je vais vous faire une offre bizarre… Vous ne me connaissez pas et je n’ai aucun titre[320] à votre confiance… Mais, s’il vous plaisait de m’accompagner, je pourrais vous emmener et vous ramener ensuite ici… Vous devez être musicienne?
— C’est vrai. Comment le savez-vous?
— Vous êtes belle comme un rêve d’artiste. Cela ne trompe pas.
Je vous avoue que le compliment me toucha. L’homme avait une étrange autorité. Je savais que courir Londres, en pleine nuit, avec un inconnu était imprudent; j’entrevoyais les dangers possibles. Je n’eus même pas l’idée de refuser.
— Allons! lui dis-je. Qu’est-ce que je fais de ce sac?
— Nous le mettons, avec le mien, dans le coffre à bagages.
Je serais incapable de vous dire quelles furent les trois églises dans lesquelles nous entrâmes, cette nuit-là, et ce que joua mon mystérieux compagnon. Je me souviens d’escaliers en vis que je montais aidée par lui, de rayons de lune filtrés par les vitraux, et de musiques sublimes. Je reconnus du Bach, du Fauré, du Haendel[321], mais je crois que, le plus souvent, mon guide improvisait. C’était alors bouleversant. On eût dit les confessions torrentueuses d’une âme tourmentée. Puis venaient des interventions[322] célestes et comme de suaves caresses. J’étais enivrée. Je demandai le nom de ce grand artiste. Il se nommait Peter Dunne.
— Vous devriez être illustre, lui dis-je. Vous avez du génie.
— Ne croyez pas cela. L’heure et la nuit vous font illusion. Je suis un médiocre exécutant. Mais la foi m’inspire et, ce soir, votre présence.
Cette sorte de déclaration ne m’étonna ni me choqua. Peter Dunne était un de ces êtres avec qui, après quelques minutes, on atteint à une extraordinaire intimité… Il n’était pas de ce monde. Quand la visite des trois églises fut terminée, il dit très simplement:
— Il est à peine minuit. Voulez-vous venir passer chez moi les trois ou quatre heures d’attente qui nous restent? Je vous ferai des œufs brouillés. Il y a aussi quelques fruits. Ma femme de ménage devait venir, demain matin, pour emporter tout cela.
Je me sentis heureuse et, puisque je vous dis tout, avouons que j’espérai, vaguement, que cette soirée allait être le commencement d’un amour. Les femmes dépendent plus que vous, hommes, pour les mouvements de leurs sens, de leurs admirations[323]. Cette musique divine, cette nuit peuplée de chants, cette main douce et ferme qui me guidait dans l’ombre, tout m’avait préparée à de confus désirs. Si mon compagnon le voulait, j’étais à sa merci… Je suis comme ça.
Son petit appartement débordant de livres, peint eu blanc „coquille d’œuf“, avec un bandeau noir, me plut. Tout de suite, j’y fus chez moi. J’enlevai de moi-même, mon chapeau et mon manteau de voyage. J’offris de l’aider à préparer, dans sa cuisine minuscule, notre souper. Il refusa:
— Non, j’ai l’habitude. Prenez un livre. Je vais revenir dans quelques minutes.
Je choisis les Sonnets de Shakespeare et j’eus le temps d’en lire trois qui s’accordaient merveilleusement à l’état d’esprit où je me trouvais. Puis Peter revint, plaça une petite table devant moi et me servit.
— Tout ceci est délicieux, dis-je. Et je m’en réjouis… J’avais faim. Quel homme étonnant vous êtes! Vous faites tout bien. Heureuse la femme qui partage votre vie!
— Aucune femme ne partage ma vie… Mais j’aimerais mieux vous entendre parler de vous. Vous êtes Française, cela va de soi? Vous partez pour l’Amérique?
— Oui, je vais épouser un Américain.
Il ne parut ni surpris, ni mécontent.
— Vous l’aimez?
— Je dois l’aimer puisque j’ai décidé de le prendre pour compagnon permanent.
— Ce n’est pas toujours une raison, dit-il. Il y a des mariages vers lesquels on s’est laissé glisser, de manière insensible et lente, sans vraiment les vouloir. Soudain l’on se trouve devant l’engagement pris. On n’a plus le courage de reculer. Voilà un destin manqué… Mais j’ai tort de vous dire ces choses pessimistes, quand je ne sais rien de votre choix. Il n’est pas probable qu’une femme de votre qualité se soit trompée… La seule chose qui m’étonne…
Il s’arrêta.
— Dites… Ne craignez pas de me froisser. Je suis l’être le plus lucide… je veux dire le plus capable de regarder ses propres actions de l’extérieur en les observant et en les jugeant.
— Eh bien! reprit-il, la seule chose qui m’étonne, c’est, non qu’un Américain ait pu vous plaire (il y en a de très remarquables, et même de très attirants), mais que vous ayez souhaité passer avec lui, dans son pays, toute votre vie… Vous allez trouver là-bas, vraiment, un „nouveau monde“[324] dont les valeurs ne sont pas les vôtres… Peut-être sont-ce là préjugés d’Anglais… Peut-être aussi votre fiancé est-il en lui-même assez parfait pour que vous n’attachiez aucune importance à la société qui entourera votre couple.
Je réfléchis un instant. Il me semblait, je ne savais pourquoi, que tout ce que je disais à Peter Dunne était d’une extraordinaire importance et que j’avais le devoir de traduire pour lui, exactement, les moindres nuances de mes pensées.
— Ne croyez pas cela, dis-je. Jack (mon futur mari) n’est pas un homme parfait et je suis certaine qu’il ne pourrait suppléer, par lui-même, à l’absence d’un milieu qui me soit sympathique… Jack est un charmant garçon, très honnête homme, qui sera pour moi un bon mari en ce sens qu’il ne me trompera pas et me fera des enfants sains. Mais en dehors de ces enfants, de ses affaires, de la politique et des anecdotes sur nos amis, nous aurons peu de sujets d’intérêt communs… Comprenez-moi bien. Jack n’est pas du tout inintelligent; il est un homme d’affaires très adroit; il a un certain instinct de la beauté, un goût assez sûr… Seulement poèmes, tableaux, musique ne sont pas importants à ses yeux. II n’y pense jamais… Est-ce si grave? Après tout, l’art n’est qu’une des activités humaines.
— Sans doute, dit Peter Dunne… On peut être un homme très sensible sans aimer les arts, ou plutôt sans les connaître.! Et même je préfère une franche indifférence à un snobisme[325] actif et bruyant. Mais pour être le mari d’une femme telle que vous… A-t-il au moins cette finesse du cœur qui permet de deviner les mouvements secrets de celle à côté de qui l’on vit?
— Il ne cherche pas si loin… Je lui plais; il ne sait pas pourquoi; il ne se pose pas la question. Il ne doute pas de me rendre heureuse… N’aurai-je pas un mari travailleur, un appartement dans Park Avenue, une voiture de grande classe et d’excellents serviteurs noirs, choisis par sa mère qui est de Virginie?[326] Qu’est-ce qu’une femme peut vouloir de plus?
— Ne soyez pas sarcastique, dit-il. Le sarcasme est toujours signe d’une mauvaise conscience. Quand il s’applique aux êtres que l’on devrait aimer, il tue toute affection… Mais oui… Et c’est très grave. La seule chance de salut est dans une attitude vraiment tendre et charitable envers tes hommes. Presque tous sont si malheureux…
— Je ne crois pas que Jack soit malheureux. Il est un Américain bien adapté à la société qui est la sienne et qu’il tient honnêtement, pour la meilleure du monde. De quoi douterait-il?
— Bientôt de vous. Vous lui enseignerez la souffrance.
Je ne sais si je suis arrivée à vous faire sentir que j’étais, cette nuit-là, dans un état d’esprit qui me disposait à tout accepter. Il était assez extraordinaire que je fusse, à une heure du matin, seule dans l’appartement d’un Anglais que j’avais rencontré, quelques heures plus tôt, sur un aérodrome. Il était plus étonnant encore que je lui eusse fait des confidences sur ma vie personnelle et sur mes projets d’avenir. Enfin il était stupéfiant qu’il me donnât des conseils et que je les entendisse avec une sorte de respect.
Mais c’était ainsi. Il émanait de Peter une bonté et une dignité qui rendaient la situation toute naturelle. Non qu’il prît des allures de prophète, ni de prédicateur. Loin de là. C’était un homme sans affectation. Il riait de bon cœur si je faisais une remarque amusante. Seulement on devinait en lui un sérieux direct[327], qui est la chose du monde la plus rare… Oui, c’est cela… Un sérieux direct… Vous comprenez? La plupart des gens ne disent pas ce qu’ils pensent. Derrière leurs phrases, il y a toujours une arrière-pensée. L’idée qu’ils expriment en masque une autre, qu’ils veulent tenir bien cachée… Ou bien ils disent n’importe quoi, sans penser. Peter, lui, se conduisait comme certains personnages de Tolstoï. Il allait droit au fond des choses. Cela me frappa tant que je lui demandai:
— Avez-vous du sang russe?
— Pourquoi? Il est étonnant que vous me posiez cette question. Oui, ma mère était Russe; mon père, Anglais.
Je fus si fière de ma petite découverte que je continuai à l’interroger:
— Vous n’êtes pas marié? Vous ne l’avez jamais été?
— Non… Parce que… Cela va vous paraître orgueilleux… Je me réserve pour quelque chose de plus grand.
— Pour un grand amour?
— Pour un grand amour, mais qui ne sera pas l’amour d’une femme. J’ai le sentiment qu’il y a, au-delà des apparences misérables de ce monde, quelque chose de très beau pour quoi il faut vivre.
— Et ce „quelque chose“, vous le trouvez dans la musique religieuse?
— Oui, et dans les poètes. Comme aussi dans les Evangiles. Je voudrais faire, de ma vie, une chose très pure. Je vous demande pardon de parler ainsi de moi, et de manière si… emphatique… si peu britannique… mais il me semble que vous comprenez si bien… si vite…
Je me levai et allai m’asseoir à ses pieds. Pourquoi? Je ne saurais vous le dire. Je ne pouvais faire autrement.
— Oui, je comprends, dis-je. Je sens comme vous qu’il est fou de gaspiller notre vie, qui est notre seul bien en instants médiocres, en besognes vaines, en querelles mesquines… Je voudrais que toutes mes heures soient comme celle que je passe en ce moment avec vous… Et pourtant je sais que cela ne sera pas… Je n’ai pas la force…. Je vais m’abandonner au courant, parce que c’est plus facile… Je serai Mrs. Jack D. Parker; je jouerai à la canasta, j’améliorerai mon score au golf; j’irai, l’hiver, en Floride et les années passeront ainsi, jusqu’à ce que mort s’ensuive…[328] Vous me direz peut-être que c’est dommage… Vous aurez raison… Mais que faire?
Je m’appuyai à ses genoux; en cette minute-là, j’étais à lui… Oui, la possession ne signifie rien, le consentement est tout.
— Que faire? dit-il. Garder le commandement de vous-même. Pourquoi vous abandonner au courant? Vous savez nager. Je veux dire: vous êtes capable d’énergie et de grandeur… Mais si!.. Et d’ailleurs il n’est pas besoin d’une longue lutte pour maîtriser son destin. Dans le cours d’une vie humaine se présentent quelques rares moments où tout se décide, pour longtemps. C’est en ces moments qu’il faut avoir le courage de dire oui — ou non.
— Et vous pensez que je suis en un de ces moments où il faut avoir le courage de dire: Non?
Il caressa mes cheveux, puis éloigna vivement sa main et parut méditer.
— Vous me posez, dit-il enfin, une question bien difficile. Quel droit ai-je, moi qui vous connais à peine, qui ne sais rien de vous, de votre famille, de votre futur mari, quel droit ai-je de vous donner un conseil? Je risque de me tromper si lourdement… Ce n’est pas moi qui dois répondre: c’est vous. Car vous seule savez ce que vous espérez de ce mariage; vous seule avez des éléments pour en prévoir des conséquences… Tout ce que je puis faire, c’est d’attirer votre attention sur ce qui, à mon avis, et je crois aussi à votre avis, est essentiel, et de vous demander: „Etes-vous sûre de ne pas tuer en vous ce que vous avez de meilleur?“
Je réfléchis à mon tour.
— Hélas! non, je n’en suis pas certaine. Ce que j’ai de meilleur, c’est l’espoir de je ne sais quelle exaltation; c’est la soif de sacrifices… Je rêvais, enfant, d’être une sainte ou une héroïne… Maintenant, je rêve de me consacrer à un homme admirable et, si j’en suis capable, de l’aider à faire son œuvre, à remplir sa mission… Voilà… Ce que je viens de vous dire, je ne l’ai jamais dit à personne… Pourquoi à vous? Je me le demande. Quelque chose en vous appelle les confidences — et la confiance.
— Ce quelque chose, dit-il, est le renoncement. Celui qui, pour lui-même, ne cherche plus ce que les hommes appellent le bonheur, devient peut-être capable d’aimer les autres comme ils doivent être aimés, et de retrouver par là une autre forme de bonheur.
Je fis alors un geste hardi et un peu fou. Je lui saisis les mains et je dis:
— Et pourquoi vous, Peter Diurne, n’auriez-vous pas votre part de vrai bonheur? Moi aussi, je vous connais à peine et pourtant il me semble que vous êtes l’homme que j’ai toujours inconsciemment recherché.
— Ne croyez pas cela… Je vous apparais tout autrement que je ne suis en réalité. Je ne serais, pour aucune femme, un mari ni un amant souhaitable. Je vis trop en moi-même. Je ne supporterais pas d’avoir près de moi, du matin au soir et du soir au matin, un être qui exigerait de moi une attention de tous les instants et qui en aurait le droit…
— L’attention serait réciproque.
— Sans doute, mais je n’ai pas besoin, moi, d’attention.
— Vous vous sentez assez fort pour affronter la vie seul… C’est cela?
— Plus exactement, je me sens assez fort pour affronter la vie avec tous les hommes de bonne volonté… pour travailler avec eux à faire un monde plus sage, plus heureux… ou au moins pour essayer de le faire.
— Ce serait peut-être moins difficile si vous aviez une compagne à vos côtés. Bien sûr, il faut qu’elle partage la foi qui vous anime. Mais si elle vous aime…
— Cela ne suffit pas… J’ai connu plus d’une femme qui, amoureuse, suivait comme une somnambule l’homme qu’elle aimait. Un jour, elle se réveillait et voyait avec terreur qu’elle était sur les toits, en danger. Elle n’avait plus alors qu’une idée: redescendre et regagner le plancher de la vie quotidienne… L’homme, s’il a pitié, suit la femme et redescend lui aussi. Puis, comme on dit, ils fondent un foyer… Voilà un guerrier désarmé!
— Vous voulez combattre seul.
Il me releva, non sans tendresse:
— Il ne m’a jamais été plus pénible de le dire, mais c’est vrai.. Je veux combattre seul.
Je soupirai:
— Dommage! J’étais prête à vous sacrifier Jack.
— Mieux vaudrait sacrifier Jack et moi.
— A qui?
— A vous-même.
J’avais repris mon chapeau et allai le mettre devant la glace. Peter me tendit mon manteau.
— Vous avez raison, dit-il, il faut partir. L’aéroport est très loin d’ici et mieux vaut arriver avant les voyageurs du car.
Il alla éteindre une lampe dans la cuisine. Avant de sortir, d’un mouvement auquel, me sembla-t-il, il n’avait pu résister, il me prit dans ses bras et m’y serra d’une étreinte fraternelle. Je ne me défendis pas; je m’abandonnais à une force par laquelle il me plaisait d’être dominée. Mais il desserra vite ses bras, ouvrit la porte et me fit passer. Nous trouvâmes dans la rue sa petite voiture et je montai à côté de lui, sans rien dire.
Il pleuvait et les rues du Londres nocturne étaient d’une tristesse lugubre. Au bout d’un instant, Peter parla. Il me décrivit les gens qui vivaient dans ces petites maisons, construites en série, leurs vies monotones, leurs pauvres plaisirs et leurs espoirs. Sa puissance d’évocation était étonnante. Il aurait pu être un grand romancier.
Puis nous arrivâmes à la zone des usines de banlieue. Mon compagnon s’était tu. Moi, je pensais. Je pensais à ce qu’allait être, le lendemain, mon arrivée à New York; à Jack qui, sans doute, après cette nuit émouvante, me paraîtrait un peu ridicule. Soudain, je dis:
— Peter, arrêtez!
Il freina brusquement, puis demanda:
— Qu’y a-t-il? Vous êtes souffrante?.. Ou vous avez oublié quelque chose chez moi?
— Non. Mais je ne veux plus aller à New York… Je ne veux pas me remarier
— Quoi?
— J’ai réfléchi. Vous m’avez ouvert les yeux. Vous m’avez dit qu’il y a, dans la vie, des moments où tout, pour longtemps, se décide… En voici un… Ma décision est prise. Je n’épouserai pas Jack Parker.
— C’est pour moi une terrible responsabilité. Je crois vous avoir donné un bon conseil. Mais je puis me tromper.
— Vous ne pouvez pas vous tromper. Et surtout, moi, je ne puis me tromper. Je vois si clairement, maintenant, que j’allais faire une folie. Je ne partirai pas.
— Dieu soit loué! dit-il. Vous êtes sauvée. Vous alliez à un désastre. Mais n’êtes-vous pas effrayée de rentrer à Paris, d’expliquer…?
— Pourquoi? Mes parents et mes amis regrettaient mon départ. Ils appelaient ce mariage un coup de tête…[329] Ils seront heureux de me voir rentrer.
— Et Mr.[330] Parker?
— Jack aura du chagrin quelques jours, ou quelques heures. Il souffrira dans son amour-propre, mais il se dira qu’il aurait eu bien des ennuis avec une femme aussi capricieuse, et se réjouira de ce que la rupture se soit faite avant, non après le mariage… Seulement, il faut lui envoyer d’urgence un câble, pour qu’il n’aille pas demain me chercher inutilement.
Peter remit son moteur en marche.
— Que faisons-nous? dit-il.
— Nous continuons vers l’aérodrome. Votre avion vous attend. Moi, j’en prendrai un autre, pour la France. Le rêve est fini.
— C’était un beau rêve, dit-il.
— Un rêve blanc[331].
En arrivant au champ d’aviation, j’allai au bureau du télégraphe et rédigeai un câble pour Jack: Suis arrivée a conclusion que mariage déraisonnable Stop[332]. Je regrette parce que vous aime beaucoup mais ne pourrais vivre à l’étranger Stop. Ai jugé franchise préférable Stop. Vous envoie billet pour remboursement[333] Stop. Tendresses. — Marcelle. Je relus et remplaçai vivre à l’étranger par vivre étranger.Cela restait clair, avec deux mots de moins.
Peter, pendant que j’envoyais mon câble, avait- été se renseigner sur le départ de son avion. Quand il revint:
— Tout va bien, me dit-il. Ou plutôt tout va mal: le moteur est réparé. Je partirai dans vingt minutes. Vous devez attendre jusqu’à sept heures. Cela m’ennuie de vous laisser seule. Voulez-vous que je vous achète un livre?
— Non, dis-je. J’ai de quoi penser.
— Vous êtes bien sûre de ne rien regretter? Il est encore temps mais, à la minute où vous aurez fait partir le câble, il sera trop tard pour vous raviser.
Sans répondre, je tendis la formule[334] à l’employé du télégraphe.
— Différé? demanda-t-il.
— Non.
Puis je passai mon bras sous celui de Peter.
— Cher Peter, j’ai l’impression d’accompagner à l’avion mon plus vieil ami.
Je serais incapable de vous répéter tout ce qu’il m’a dit pendant les vingt minutes qui nous restaient. Ce furent de véritables règles de vie qu’il me donna. Vous avez bien voulu me dire quelquefois que j’ai des qualités d’homme, que je suis une fidèle amie, que je ne mens pas. Si ces belles choses sont en partie vraies, je le dois à Peter. Enfin le haut-parleur appela: „Les voyageurs pour New York. Vol six cent trente-deux…“ J’allai avec Peter jusqu’au portillon. Là je me haussai jusqu’à sa bouche et l’embrassai conjugalement. Je ne l’ai jamais revu.
— Vous ne l’avez jamais revu! Pourquoi? Ne lui aviez-vous pas donné une adresse?
— Si, mais il n’a jamais écrit. Je crois qu’il aimait à passer ainsi dans la vie des êtres, à les orienter, puis à disparaître.
— Et vous, allant à Londres, n’avez-vous pas cherché à le revoir?
— Pourquoi faire? Il m’avait donné, comme il disait, le meilleur de lui. Nous n’aurions jamais retrouvé l’atmosphère inouïe de cette nuit… Non, c’était très bien ainsi… Il ne faut pas tenter de revivre un moment trop parfait… Mais n’avais-je pas raison de vous dire que cette aventure a été la plus étrange de ma vie? Que l’homme qui a changé mon destin, qui m’a fait vivre en France et non en Amérique, qui a eu sur moi la plus durable influence soit un Anglais inconnu, rencontré par hasard sur un champ d’aviation, vous ne trouvez pas ça merveilleux?
— Cela ressemble, dis-je, à ces histoires antiques où un dieu se déguise en mendiant ou en étranger pour aborder les mortels… A la vérité, Marcelle, l’inconnu ne vous avait pas tellement transformée puisque vous avez fini par épouser Renaud qui est, sous un autre nom, le même homme que Jack.
Elle rêva un instant:
— Bien sûr, dit-elle. On ne change pas les natures; on les retouche.