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Aussi extraordinaire, incompréhensible que cela puisse paraître, je suis à la fois Teddy et Charly, prisonnier de ma propre bande dessinée, tombé à l’intérieur d’un monde que j’ai créé. Je… Seigneur, je me déplace dans des décors, dans un univers fictif. Les maisons du village, dont n’existent que les façades… La grosse femme et l’homme au chapeau, simples figurants destinés à animer les illustrations… La position des arbres de la forêt qui varie légèrement d’un dessin à l’autre…
Je ne suis qu’un personnage créé ! Un être créé par… par moi-même ! Et si j’étais en train de vivre ce que j’ai dessiné entre le 1er et le 15 ? Et si j’étais passé de l’autre côté de la page ?
Non, non. Je suis peut-être Teddy, mais je suis aussi Charly, illustrateur et scénariste à succès. Teddy ne sait pas dessiner, il est flic, il est marié à Lucille, il… Bon Dieu, mes trous de mémoire… Le tome I commence par mon mariage avec Lucille… C’est ainsi que j’ai été créé. Sans passé.
Je me prends la tête dans les mains en criant. Tout cela ne peut être que dans ma tête. Mon esprit n’arrive plus à dissocier le vrai du faux, le réel du non-réel. Je reviens vers ma planche à dessins. Une à une, je passe en revue les cases illustrées, les épisodes depuis le début. Page 11, j’attends Dan Sullivan… Dans la BD, et dans la réalité. Tout est identique. Mon front sue à grosses gouttes.
Il manque la fin. Qu’avais-je bien pu imaginer dans la version initiale, celle qui a brûlé dans la cheminée ? Qu’avais-je choisi comme dénouement, la toute première fois où j’étais encore « humain » ? La mort de mon héros ou celle du méchant ? Je me connais, j’aurais été capable de tuer Teddy et de faire triompher le Mal. La preuve, tous mes héros viennent de mourir. Vicky. Puis Lucille, ma propre femme…
Non ! Je refuse de me soumettre, je refuse que mon destin soit écrit par un autre que moi ! Je ne veux plus être Teddy, je suis Charly, celui qui a sa vie en main ! Je me jette sur ma planche, saisis mon feutre, une feuille blanche, vierge. Je dois aller vite. Changer le destin de Teddy. Mon propre destin.
Page 12. Je ne m’applique plus, je n’ai plus le temps. Dans une case, je plante le décor extérieur : les arbres, la route, le chalet. C’est ici que tout doit se terminer, le plus vite possible. Dans la case d’à côté, je trace furtivement la silhouette de Dan Sullivan. Il observe, planté dans son long imperméable noir. Il serre dans la main son couteau cranté. Je le dessine sans arme à feu, j’aurai ainsi l’avantage sur lui.
Mes yeux me piquent, case suivante, vite, vite. Sullivan approche de la maison. Son visage s’esquisse dans la lumière : une face grêlée comme la surface de la lune, des yeux d’un noir maléfique, des cheveux au carré, tombant légèrement sur ses épaules. L’incarnation du Mal. Sans m’interrompre, je dessine grossièrement les contours de la case suivante.
Un craquement soudain me fait sursauter.
À ce moment précis, mon cœur manque d’exploser dans ma poitrine.
Je me retourne.
La poignée de la porte est en train de s’abaisser. J’ai été devancé. On a dessiné plus vite que moi.
Et, alors que le revolver apparaît dans ma main, je comprends que je suis vraiment Teddy. Et que Charly est resté de l’autre côté de la page. Dans le vrai monde.