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J’ai cherché le couteau partout, sans succès. Le corps comporte exactement treize blessures, franches, profondes, toutes au niveau du bassin. Un acte d’une sauvagerie sans égale. Pas de doute, un malade mental reproduit au détail près le mode opératoire de Dan Sullivan, imite mon écriture de scénariste et a décidé de m’impliquer, moi, l’auteur, dans son plan machiavélique.
Il veut que Teddy le traque.
Longtemps, je regarde la neige tomber, tout en réfléchissant à ma situation catastrophique. Si je décide d’appeler la police, je risque de sombrer dans une situation dont je ne pourrai me sortir. Car tout m’accuse. La victime ressemble comme deux gouttes d’eau à Vicky Vandamme, mon héroïne-enquêtrice d’Ouroboros, qui travaille avec mon flic Teddy. Jusqu’au vernis noir sur ses ongles, ou la marque de ses chaussures, des Converse. Comment, en outre, expliquer aux flics que j’ai retrouvé un cadavre à partir d’une photo qu’apparemment, j’ai prise moi-même il y a quinze jours ? Et comment pourront-ils croire à mes trous de mémoire ? Ils me prendraient pour un assassin, un fou, et même les deux.
Je jette un œil au cadavre. Ça me fait tout drôle de voir, en chair et en os, un sosie presque parfait de la partenaire de Teddy. J’ai l’impression de la connaître, sans vraiment que ce soit le cas. J’ai mal au cœur. Et si c’était moi qui…
Je repousse très vite cette pensée. Je ne suis pas schizophrène, je ne souffre pas de dédoublement de la personnalité et je n’ai surtout rien d’un meurtrier. J’ai une vie saine, normale, comme tout le monde, malgré de noires obsessions qui n’existent que dans ma tête et sur mes bandes dessinées. D’ailleurs, la photo de moi, prise alors que je regardais mon album de mariage, prouve que je n’y suis pour rien.
Je réfléchis. J’ai sans aucun doute affaire à un fervent lecteur de mes œuvres. Un taré qui connaît l’endroit où je m’isole pour travailler, qui m’a suivi et s’est montré capable de trouver une victime incroyablement ressemblante à mon héroïne. Une pensée horrible m’assaille. Et si le meurtrier de cette inconnue était le kidnappeur de ma femme ? Et s’il avait poussé son délire jusque-là ? En effet, il m’adresse cette lettre en m’appelant Teddy. Et l’épouse de Teddy, comme la mienne, a mystérieusement disparu. Mon flic doit, normalement, la retrouver dans le tome III. Vivante ou morte, je ne sais pas encore…
J’en ai la chair de poule. Sans plus hésiter, je tire le corps au fond de la grotte. Cette femme, je la regarde une dernière fois. Puis je la jette dans une faille, qui semble s’enfoncer de plusieurs dizaines de mètres sous la terre. Ce trou me facilite tellement la tâche. J’y pousse aussi les galets ensanglantés de la berge et le rocher dans le repli duquel elle se tenait, assise, comme pour m’attendre.
Je me frotte les mains avec dégoût. Personne ne viendra ici avant l’été, et encore. Le torrent est trop fougueux, la berge trop étroite pour que des vacanciers osent s’y aventurer. Seuls, peut-être, quelques pêcheurs à la truite seront dans le coin mais jamais ne s’engageront au fond de cette gorge sinistre. J’espère seulement, de tout cœur, que cette femme n’est pas une habitante du village…
Très vite, je remonte vers la rue. Avec la neige, l’humidité, les empreintes de sang ne tarderont pas à s’effacer. Du moins, je l’espère.
Blanc comme un linge, je détourne la tête en apercevant la grosse femme avec son chien. Je reprends mon souffle quand elle bifurque dans une ruelle, sans faire attention à moi. L’homme à l’attaché-case termine sa tournée de je-ne-sais-quoi, ses épaules et son chapeau recouverts d’une fine pellicule blanche qui tranche sur le noir de son costume. Je le vois disparaître au loin, lui aussi. Qui est-il, exactement ? Et où se cachent tous les gens de ce village ? Où se trouvent leurs voitures, leurs enfants ? À bien y réfléchir, j’ai l’impression d’être dans un décor de carton-pâte, derrière lequel se terrent des marionnettes sans vie.
Nauséeux, je remonte dans ma Plymouth, une voiture que je traîne depuis des années et des années. Malgré son âge, elle n’a jamais eu de panne ni d’accident. Seul le rétroviseur intérieur, disparu, n’a pas été remplacé. J’ai l’impression qu’elle me suivra toute mon existence, alors que je ne me souviens même plus où, ni quand je l’ai achetée. Le plus incroyable, c’est que je n’ai jamais cherché à le savoir. Aujourd’hui, comme chaque fois d’ailleurs, je pense que c’est bizarre. Mais demain, je m’en ficherai. C’est toujours ainsi. Souvent, je me dis que quelque chose cloche au fond de ma cervelle.
Avant de démarrer, je me regarde dans le rétroviseur extérieur. Sale tête de déterré. Mes traits sont tirés, mes cheveux, d’ordinaire d’un blond assez clair, sont plus ternes, presque foncés tant le ciel est noir. Une épaisse barbe me dévore le bas du visage. Drôle de métamorphose, pour un peu, je ne me reconnaîtrais pas.
Je roule vers le chalet. Alentour, paysages uniformes, roche, forêt, et absence totale de vie. Je veux vite rentrer, je n’ai plus qu’une hâte : brûler cette maudite lettre, la photo du pied ensanglanté et me laver les mains…