*

Je n’y connais personne. Aussi rarement que je m’y rende (j’ai dû y venir deux ou trois fois), ce sont en permanence les mêmes têtes que je croise, presque au même endroit. Elles sont peu nombreuses, en définitive. Quelle que soit la météo, une grosse femme, boudinée dans un long gilet gris, châle sur la tête, promène son chien, un vulgaire bâtard qui ne cesse de flairer le sol. Un homme en costume noir, attaché-case et chapeau de feutre, frappe à la porte de chaque habitation. On dirait un héros de film noir. Il entre, ressort presque aussitôt après et continue sa tournée. Il ne m’accorde jamais le moindre regard.

Dans ce lieu mortellement ennuyeux, sans commerces ni même bistrot, les rues étroites, pavées comme au Moyen Âge, sont en pente. On dirait qu’elles tombent dans le vide, et on ne peut y circuler qu’à pied, avec de bonnes chaussures pour ne pas glisser. Je me suis toujours demandé de quoi vivaient les gens, dans ces endroits perchés sur les gorges ou à flanc de montagne. Surtout l’hiver, où les températures descendent très bas. Font-ils leurs provisions pour plusieurs mois à la grande ville, avant de se cloîtrer ? De plus en plus, je pense à utiliser ce décor pour le dernier tome. Le théâtre idéal pour mon tueur, Dan Sullivan, qui soudain passerait de la grosse agglomération où il sévit à l’intimité d’une communauté isolée de la civilisation. Neige, accès par la route coupés, moyens de communication interrompus… Carnage en altitude. Un sacré défi pour mon flic Teddy, grand brun énigmatique, qui roule en Plymouth Belvedere 1957 sans rétroviseur intérieur et boit du whisky single malt douze ans d’âge. Exactement à mon image.

Avec appréhension, je descends le long des rues resserrées, en direction du ravin où s’ébroue un torrent. Les voies pavées peu nombreuses se ressemblent toutes et s’entrecroisent, comme pour former un labyrinthe. Les lourdes habitations de pierre se serrent l’une contre l’autre et m’écrasent. Je suis persuadé que même par beau temps, les rayons du soleil ne parviennent pas jusqu’au sol. Progressant en silence, je devine les présences silencieuses, derrière les rideaux crasseux des vieilles demeures. Pas des visages, juste des fantômes qui se demandent certainement ce que je cherche et ce que moi, l’homme du chalet, fais chez eux en plein hiver. À bien y réfléchir, je déteste cet endroit sans âme.

C’est à l’extrémité du village, entre la rue et le ravin, que je découvre l’objet de ma quête. Je me précipite, la gorge serrée. L’empreinte est toujours là, à demi effacée, comme jaillie de nulle part. D’autres traces, plus légères, presque invisibles, s’éloignent dans la rue, le long du précipice. Je me retourne et remarque une pierre tranchante, elle aussi maculée de sang. Ainsi, le propriétaire du pied surgissait probablement des fourrés, derrière, et s’est méchamment blessé avant de poursuivre. L’espace, entre les pas, est large. Bien trop large pour une marche normale. Il devait s’agir d’une course. Ou d’une fuite.

J’applique mon pied sur l’empreinte, pour établir une comparaison. Vu la taille, je mettrais ma main au feu qu’il s’agit d’une femme, ou d’un adolescent. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Tout de suite, je songe à Kathya, je pense à elle en permanence. L’espoir de la retrouver un jour me torture autant qu’il m’encourage. Il n’y a rien de pire que de ne pas savoir.

Je prends une photo, sors l’exemplaire papier de ma poche et compare les deux clichés : ils sont rigoureusement identiques, notamment en ce qui concerne la hauteur de la prise de vue. Ce qui signifie que moi, Charly, suis déjà venu ici il y a quinze jours, ce fameux 1er. Comment expliquer ma présence au village, moi qui ne m’y rends jamais ? Est-ce que je me promenais, comme je le fais souvent en cherchant l’inspiration ? Ai-je découvert cette empreinte par hasard, alors que je voulais descendre vers le torrent ? Qu’ai-je fait ensuite, après avoir pris la photo ?

Je décide alors de suivre la rue, dans le sens des pas, et comme l’indique le mot au bas de la photo : « La suivre au long d’une rue. » En contrebas, les flots, gonflés par les précipitations récentes, rugissent. Au-dessus, le ciel plane uniforme, noir, comme de l’encre de Chine renversée sur un buvard. Il va neiger, j’en suis sûr. Sur ma gauche, quelques maisons, alignées, volets encore fermés, dominent le vide. J’ai froid. Soudain, j’imagine une femme, nue, en pleine nuit, courir à perdre haleine et brutalement sombrer dans l’abîme. Tout en marchant, je me frotte les épaules vigoureusement.

Cent mètres plus loin, la voie dévie sur la gauche et contourne le village, tandis qu’un chemin caillouteux file vers la droite et dévale brusquement en direction du torrent. J’hésite, puis m’aventure dans la pente dangereuse, accroché aux branchages et aux rochers. J’arrive enfin sur la berge, haletant. Je n’aperçois rien de suspect dans l’eau. De toute façon, avec le courant, un corps aurait été emporté à des kilomètres. Le regard aux aguets, je remonte le lit de la rivière et aperçois une marque pourpre, sur les galets, à quelques mètres en amont. Je me précipite. Du sang, encore. De trace en trace, j’arrive devant une étroite cavité naturelle, dans la falaise. J’y entre, courbé et pas rassuré du tout. Moi dont les dessins ne reflètent que des univers sombres, je ressens pourtant une peur de gamin. Instantanément, une odeur âcre me saute à la gorge. Plissant les yeux, le nez dans le blouson, je découvre un corps nu, en état de décomposition avancée, assis au creux d’un rocher comme s’il se reposait.

Au bord de la nausée, je m’approche. Une grosse enveloppe marron repose sur le bassin tailladé du cadavre, avec, dessus, le prénom de mon héros : Pour toi, Teddy. Mes yeux remontent vers le visage rongé par l’obscurité et la putréfaction. Je peine soudain à respirer. Je connais cette femme, cette longue chevelure rousse et ces yeux qui, jadis, étaient d’un bleu océan. La main devant la bouche, je recule, bute contre un rocher, tombe.

Comment cela est-il seulement possible ?

Tétanisé, je regarde l’enveloppe qui m’est indirectement adressée. Je la prends délicatement en tremblant avant de sortir de la grotte pour retrouver la lumière du jour. J’ai cru que j’allais étouffer.

Ça y est, il neige. Des flocons épais, abondants, qui cachent le bord du ravin. Le décor s’étire, irréaliste, effroyable. D’une main glacée, j’arrache le papier kraft, puis regrette mon geste. Je ne devrais peut-être rien toucher, tout laisser en place et appeler la police de la grande ville, à trente kilomètres de cet endroit maudit. Mais j’ai trop peur. S’il y a le prénom de mon héros, c’est que je suis concerné, et peut-être même impliqué, d’une façon ou d’une autre.

De l’enveloppe, je sors une autre photo, ainsi qu’un message manuscrit. C’est, sans aucun doute, l’écriture de Dan Sullivan, le tueur en série d’Ouroboros.

Autant dire mon écriture.

Sur la photo, je me vois, moi, face à mon album de mariage, en train de porter à mes yeux le cliché avec l’empreinte ensanglantée. On dirait qu’elle a été prise depuis l’extérieur du chalet, par la fenêtre, il y a tout juste quelques heures.

Le message indique :

« Si tu préviens la police, je ferai en sorte qu’ils découvrent un couteau avec tes empreintes dessus. Laissons-nous le temps de jouer un peu.

Pour commencer, débarrasse-toi de ce corps. Et laisse-toi guider, la suite va arriver très vite.

D.S. »

Загрузка...