Xavier Candido Francisco

par l'esprit Emmanuel

PAUL ET ETIENNE

Xavier Candido Francisco

PAUL ET ETIENNE

Qui était Paul de Tarse ? Un pharisien fanatique, persécuteur obstiné des chrétiens et de la doctrine chrétienne naissante ? Ou un être prédestiné par la volonté divine qui reçut le don de l'apparition de Jésus lors d'une glorieuse vision aux portes de Damas, qui le convertit ainsi au christianisme ?

La lecture de ce livre nous montre la grandeur de Paul de Tarse. Courageux, intrépide et sincère, il se repent de son attitude radicale qui atteint son paroxysme avec la lapidation d'Étienne le premier martyr du christianisme , humblement il se remet en cause et répond à l'appel de Jésus. Entre les persécutions, les souffrances, les railleries, les désillusions, les défections de ses compagnons, les pierres, les coups de fouet et les emprisonnements, il transforme sa vie en un exemple de travail pendant des dizaines d'années de lutte, s'efforçant de fonder des églises chrétiennes, puis leur apportant son soutien.

Tous autant que nous sommes, à un moment de notre vie, nous recevons l'appel du Christ. Qu'avons-nous fait ?

L'oeuvre Paul et Étienne vous fera comprendre comment l'amour peut effacer tant de fautes commises.

Francisco Candido Xavier

PAUL ET ETIENNE

EPISODES DE L'HISTOIRE DU CHRISTIANISME PRIMITIF

ROMAN D'EMMANUEL

Tome 3


EDITION ORIGINALE

OUVRAGES DEJA TRADUITS EN FRANÇAIS

Série : André Luiz (Collection La vie dans le monde Spirituel) 1-16

Nosso Lar, la Vie dans le Monde Spirituel,

Les Messagers

Missionnaires de la Lumière

Ouvriers de la Vie Eternelle

Dans le Monde Supérieur

Agenda Chrétien

Libération, par l'esprit André Luiz

Entre le Ciel et la Terre

Dans les Domaines de la Médiumnité

Action et Réaction

Evolution entre deux Mondes

Mécanismes de la Médiumnité

Et la Vie Continue

Conduite spirite

Sexe et destin

Désobsession

Série : Emmanuel Les Romans de l'histoire

Il y a deux mille ans

50 ans plus tard

Paul et Etienne

Renoncement

Avé Christ

Série: Source Vive

Chemin, Vérité et Vie.

Notre Pain

La Vigne de Lumière

Source de Vie

Divers

Argent

Choses de ce Monde (Réincarnation Loi des Causes et Effets)

Chronique de l'Au-delà

Contes Spirituels

Directives

Idéal Spirite

Jésus chez Vous

Justice Divine

Le Consolateur

Lettres de l'autre monde

Lumière Céleste

Matériel de construction

Moment

Nous

Religions des Esprits

Signal vert

Vers la lumière

SOMMAIRE

De brèves nouvelles 7

PREMIÈRE PARTIE 16

Cœurs flagellés 10

Larmes et sacrifices 25

À Jérusalem 35

Sur la route de Joppé [1] 51

Le sermon d'Etienne 61

Devant le Sanhédrin 72

Les premières persécutions 83

La mort d'Etienne 99

Abigail chrétienne 118

Sur la route de Damas 129

DEUXIEME PARTIE 141

I. En route vers le désert 141

Le tisserand 159

Luttes et humiliations 178

Premiers travaux apostoliques 210

Luttes pour l'Évangile 252

Pèlerinages et sacrifices 270

Les Épîtres 283

Le martyre à Jérusalem 305 IX. Le prisonnier du Christ 333

X. À la rencontre du Maître 343

Biographie 369

Liste des ouvrages en langue brésilienne 372

DE

BRÈVES NOUVELLES

A travers le monde, les ouvrages qui évoquent la tâche glorieuse de l'apôtre des gentils ne sont pas rares, il est donc juste de se poser la question : - Pourquoi un livre de plus sur Paul de Tarse ? S'agit-il d'un hommage à ce grand travailleur de l'Évangile ou d'informations plus détaillées sur sa vie ?

Pour ce qui est de la première hypothèse, nous reconnaissons que le converti de Damas n'a pas besoin de nos mesquins hommages ; quant à la seconde, nous répondrons affirmativement, et cela pour atteindre les objectifs que nous visons en renvoyant à la scène de l'humanité, grâce aux recours dont nous disposons, certaines informations sur les héritages du plan spirituel concernant les travaux confiés au grand ami des gentils.

Notre finalité ne pourrait être uniquement de rappeler des passages sublimes des temps apostoliques, mais bien de présenter aussi et avant tout, la personnalité de ce coopérateur fidèle dans son véritable personnage d'homme transformé par Jésus-Christ, attentif au divin ministère. Nous précisons de plus qu'il n'est pas dans notre intention défaire quelque biographie romancée. Le monde est plein de ces fiches éducatives concernant ses faits les plus remarquables. Notre très grand et plus sincère désir est de rappeler les luttes déchirantes et les rudes témoignages d'un cœur extraordinaire qui a jailli des conflits humains pour suivre les pas du Maître, en un effort incessant.

Les églises passives de l'actualité et les fausses aspirations des croyants dans les divers domaines du christianisme, justifient nos intentions.

De toute part, naissent des penchants à l'oisiveté de l'esprit et des tendances au moindre effort. Nombre de disciples disputent les prérogatives de l'État, alors que d'autres, éloignés volontairement du juste travail, supplient la protection surnaturelle du ciel. Des temples et des dévots se livrent avec jouissance à des situations accommodantes préférant les dominations et les faveurs de l'ordre matériel.

Observant ce panorama sensible, il est utile de se rappeler la figure inoubliable du généreux apôtre.

Nombreux sont ceux qui ont commenté la vie de Paul, mais quand ils ne lui ont pas attribué certains titres de faveur, gratuitement tenus du ciel, ils l'ont présenté comme un fanatique au cœur desséché. Pour certains, c'est un saint prédestiné à qui Jésus est apparu par une opération mécanique de grâce ; pour d'autres, c'est un esprit arbitraire, exigeant et revêche, enclin à combattre ses compagnons avec une vanité presque cruelle.

Nous ne nous arrêterons pas à cette opinion extrême.

Nous souhaitons rappeler que Paul a reçu le don sublime de la vision glorieuse du Maître aux portes de Damas, mais nous ne pouvons oublier la déclaration de

Jésus concernant la souffrance qui l'attendait, par amour en son nom.

Il est vrai que l'inoubliable tisserand portait en lui son ministère divin, mais qui vit en ce monde sans un ministère de Dieu ? Nombreux sont ceux qui diront méconnaître leur propre tâche, ignorer tout d'elle ; à cela nous pourrions répondre qu'outre l'ignorance, un manque d'attention et bien des caprices pernicieux ont cours. Les plus exigeants objecteront que Paul a reçu un appel direct ; mais en vérité, tous les hommes les moins rudes sont convoqués personnellement au service du Christ. Les formes peuvent varier, mais l'essence de l'appel est toujours la même. L'invitation au ministère arrive parfois de manière subtile, inopinément ; et pourtant la plupart des hommes résistent à l'appel généreux du Seigneur. Mais on sait que Jésus n'est pas un maître de violences et si la figure de Paul se démarque particulièrement à nos yeux, c'est qu'il l'a entendu, il s'est lui-même renié, s'est repenti, a pris sa croix et a suivi le Christ jusqu'au bout de ses tâches matérielles. A travers les persécutions, les maladies, les infirmités, les railleries, les désillusions, les désertions, les lapidations, les coups de fouet et les incarcérations, Paul de Tarse a été un homme intrépide et sincère qui avançait parmi les ombres de ce monde à la rencontre du Maître qui s'est fait entendre au carrefour de sa vie. Bien plus qu'un prédestiné, û a été un réalisateur qui a travaillé quotidiennement pour la lumière. Le Maître l'appelle de sa sphère de clartés immortelles. Paul tâtonne dans les ténèbres des expériences humaines et répond : - Seigneur, que veux-tu que je fasse ?

Entre lui et Jésus, il y avait un abîme que l'apôtre a su surmonter en des décennies de luttes rédemptrices et constantes.

Le démontrer pour que cela soit apprécié de tous est une tâche qui nous appartient pour aller à la rencontre de Jésus et c'est notre objectif.

L'autre finalité à cet humble ouvrage est de reconnaître que l'apôtre n'aurait pu arriver à ces prérogatives en restant isolé du monde.

Sans Etienne, nous n'aurions pas Paul de Tarse. Le grand martyr du christianisme naissant a eu une influence bien plus vaste dans l'expérience paulinienne que nous n'aurions pu l'imaginer rien qu'à l'étude des textes connus sur terre. La vie de ces deux personnages est liée et revêtue d'une mystérieuse beauté. La contribution d'Etienne et celle des autres protagonistes de cette histoire réelle viennent confirmer le besoin et l'universalité de la loi de coopération. Et pour avérer la grandeur de ce principe, souvenons-nous que Jésus dont la miséricorde et le pouvoir appréhendaient tout, a fait appel à la compagnie de douze disciples pour entreprendre la rénovation du monde.

D'ailleurs, sans coopération, l'amour ne pourrait exister, et l'amour est la force de Dieu qui équilibre l'univers. Dès à présent, je vois les critiques consulter les textes et réunir des versets pour mettre en avant les erreurs de notre modeste essai. Aux bien-intentionnés, nous les remercions sincèrement de bien vouloir reconnaître le caractère de notre nature faillible en déclarant que ce modeste livre a été écrit par un Esprit pour ceux qui vivent en esprit ; quant au pédantisme dogmatique ou littéraire de tous les temps, nous faisons appel à l'Évangile lui-même pour répéter que si la lettre tue, l'esprit vivifie.

En offrant donc cet humble travail à nos frères sur terre, nous formulons nos vœux pour que l'exemple du Grand Converti apparaisse plus clairement à nos cœurs, afin que chaque disciple puisse comprendre dans quelle mesure il doit travailler et souffrir par amour pour Jésus-Christ.

EMMANUEL Pedro Leopoldo, le 8 Juillet 1941

PREMIERE PARTIE

I

CŒURS FLAGELLÉS

Le matin était rempli de joie et de soleil mais les rues centrales de Corinthe étaient presque désertes.

Dans l'air flottaient les mêmes brises parfumées qui soufflaient au loin ; cependant, on ne pouvait observer dans le tracé somptueux des voies publiques le sourire des enfants insouciants ni l'agitation des litières de luxe dans leur course habituelle.

La ville, reconstruite par Jules César, était le plus beau bijou de la vieille Achaïe, qui servait de capitale à la belle province. On ne pouvait retrouver au fond l'esprit hellénique dans sa pureté antique, car après un siècle de lamentable abandon, après la destruction opérée par

Mummius, en la restaurant le grand empereur avait transformé Corinthe en une colonie importante de Romains où avaient accouru un grand nombre de libérés en quête d'un travail rémunérateur ou de propriétaires dotés de fortunes prometteuses. À ceux-ci, se joignait un vaste courant d'Israélites et un pourcentage considérable d'enfants d'autres races qui étaient rassemblés là, et transformaient la ville en un centre où convergeaient tous les aventuriers de l'Orient et de l'Occident. Sa culture était très lointaine des réalisations intellectuelles du génie grec plus éminent, et sur ses places se côtoyaient les temples les plus divers. Obéissant, peut- être, à cette hétérogénéité de sentiments, Corinthe s'était rendue célèbre par les traditions de libertinage de la grande majorité de ses habitants.

Les Romains y trouvaient là un terrain propice à l'assouvissement de leurs passions, se livrant éperdument aux parfums toxiques de ce Jardin de fleurs exotiques. Aux côtés des visions magnifiques et des pierreries rutilantes, le bourbier des misères morales exhalait une odeur nauséabonde. La tragédie a toujours été celle du prix amer des plaisirs faciles. De temps en temps, des scandales retentissants exigeaient de grandes répressions.

En cette année 34, la ville fut lourdement tourmentée par une violente révolte d'esclaves opprimés.

De sinistres crimes furent perpétrés dans l'ombre, exigeant de sévères représailles. Face à la gravité de la situation, le proconsul n'hésita pas. Il envoya des messagers officiels pour demander à Rome les secours nécessaires. Et ceux-ci ne tardèrent pas. Peu après, la galère des aigles dominateurs, assistée par des vents favorables, apportait en son sein les autorités de la mission punitive dont l'action devait régler les événements.

Voici pourquoi, en cette radieuse et joyeuse matinée, les résidences et les commerces presque impénétrables et tristes étaient plongés dans un profond silence. Les passants étaient rares à l'exception de quelques groupes de soldats qui croisaient le coin des rues avec insouciance et satisfaction, comme s'ils se livraient volontiers aux goûts du jour.

Depuis quelques temps déjà, un chef romain à la sombre réputation avait été reçu à la cour provinciale où il exerçait la fonction prestigieuse de légat de César. Entouré d'un grand nombre d'agents politiques et militaires, il faisait régner la terreur dans toutes les classes de la société corinthienne avec ses mesures infamantes. Licinius Minucius était arrivé au pouvoir en mobilisant tous les systèmes d'intrigue et de calomnie possibles. Il avait réussi à revenir à Corinthe où il avait vécu quelques années auparavant sans grande autorité. De retour maintenant, il osait tout pour augmenter ses gains, fruit d'une avarice insatiable et sans scrupules. Il prétendait plus tard se retirer là où ses propriétés personnelles atteignaient de grandes proportions pour y attendre la nuit de la sénilité. Ainsi, afin de réaliser ses projets criminels, il avait initié un large mouvement d'expropriations arbitraires, sous prétexte de garantir l'ordre public dans l'intérêt du puissant Empire qu'il représentait par son autorité.

De nombreuses familles d'origine judaïque furent choisies comme victimes préférentielles de l'infâme extorsion.

De toute part se mirent à pleurer des opprimés. Mais qui oserait publiquement et officiellement s'élever contre cet état de fait ? L'esclavage attendait toujours ceux qui se livraient à toute impulsion de liberté contre les démonstrations de tyrannie romaine. Et il n'y avait pas que la méprisable figure de l'odieux fonctionnaire qui était une angoissante et permanente menace pour la ville. Mais ses partisans s'éparpillaient aussi aux quatre coins des rues, provoquant des scènes insupportables, caractéristiques d'une perversité inconsciente.

La matinée était déjà bien avancée, quand un homme âgé qui semblait aller au marché, vu le panier qu'il tenait à la main, traversa à pas lents une grande place ensoleillée.

Un groupe de tribuns lui lança des injures déprimantes entre des éclats de rire d'ironie.

Le vieil homme aux traits Israélites laissa percevoir le ridicule dont il était l'objet, mais désireux de se protéger, il se mit à marcher plus timidement et avec une plus grande humilité, il s'éloigna en silence des militaires patriciens.

Ce fut à cet instant que l'un des tribuns, dont le regard autoritaire laissait entrevoir une grande malice, s'est approché de lui, l'interrogeant brutalement :

Et alors, Juif méprisable, comment oses-tu passer sans saluer tes maîtres ?

L'interpellé s'est figé, pâle et tremblant. Ses yeux révélaient une étrange angoisse qui exprimait par son éloquent silence, les martyres infinis qui flagellaient sa race. Ses mains ridées tremblaient légèrement, alors que son buste s'arquait avec révérence pressant une longue barbe blanche.

Ton nom ? - rétorqua l'officier, à la fois ironique et arrogant.

Jochedeb, fils de Jared - a-t-il répondu timidement.

Et pourquoi ne salues-tu pas les tribuns impériaux ?

Maître, je n'ai pas osé ! - a-t-il expliqué presque en larmes.

Tu n'as pas osé ? - a demandé l'officier avec une grande rudesse.

Et avant que l'interpellé n'ait eu le temps de s'excuser davantage, le mandataire impérial frappa de ses poings fermés le visage vénérable de plusieurs coups successifs et impitoyables.

Prends ça ! Et ça encore ! - s'exclama-t-il brutalement aux éclats de rire de ses compagnons présents à la scène, et sur un ton festif il ajouta - garde ce souvenir encore! Chien repoussant, apprends à être éduqué et reconnaissant !...

Le vieillard a chancelé, mais n'a pas réagi. On pouvait percevoir la révolte sourde et profonde que son regard ardent et indigné lançait à son agresseur avec une terrible sérénité. Dans un mouvement spontané, il est resté les bras ouverts dans la lutte et dans la souffrance, reconnaissant l'inutilité d'une quelconque réaction. C'est alors que le bourreau imprévisible, observant son calme, a semblé mesurer toute l'extension de sa propre lâcheté et plaquant ses mains sur l'armure compliquée de sa ceinture, il lui dit avec un profond dédain :

Maintenant que tu as reçu ta leçon, tu peux aller au marché, Juif insolent !

La victime lui a alors jeté un regard de profond dépit où transparaissaient les pénibles angoisses d'une longue existence. Enfoncé dans sa simple tunique et dans sa vénérable vieillesse auréolée de cheveux blancs au carrefour des expériences les plus torturantes de sa vie, le regard de l'offensé ressemblait à un dard invisible qui pénétrerait, pour toujours, la conscience de l'agresseur Irrespectueux et cruel. Néanmoins, cette dignité blessée ne s'est pas plus attardée dans cette attitude de reproche Impossible à traduire. Un court instant après, supportant les railleries générales, il reprenait le chemin qui l'avait pousse à sortir dans la rue.

Le vieux Jochedeb était maintenant plongé dans des réflexions étranges et bien amères. De chaudes larmes douloureuses sillonnaient les rides de son maigre visage, se perdant dans les poils grisonnants de sa vénérable barbe. Qu'avait-il fait pour mériter une si lourde punition ?

La ville passait par les mouvements de révolte de nombreux esclaves, mais son petit foyer continuait dans la même paix de ceux qui travaillent avec dévouement, obéissant à Dieu.

L'humiliation ressentie éveillait dans son imagination le souvenir des périodes les plus difficiles de l'histoire de sa race. Pour quelle raison et jusqu'à quand les Israélites souffriraient-ils de la persécution des éléments les plus puissants du monde ? Quel était le motif qui faisait qu'ils étaient toujours stigmatisés comme des êtres indignes et misérables où que ce soit sur terre ? Et pourtant, ils aimaient sincèrement ce Père de justice et d'amour qui veillait des cieux sur la grandeur de leur foi et pour l'éternité sur leur destinée. Alors que les autres peuples se livraient à l'abandon des forces spirituelles transformant les espoirs sacrés en expressions d'égoïsme et d'idolâtrie, Israël soutenait la loi d'un Dieu unique s'efforçant en toutes circonstances de conserver intact son patrimoine religieux avec sacrifice et au mépris de son indépendance politique.

Contrarié, le pauvre homme méditait sur son sort.

Jochedeb avait été un mari dévoué qui était devenu veuf quand le dit Licinius Minucius, quêteur de l'Empire, quelques années auparavant, avait entamé d'infâmes actions dans Corinthe afin de punir certains éléments mécontents et rebelles de la population. Sa grande fortune personnelle en fut extrêmement réduite et il dut supporter le coup d'un emprisonnement injuste résultant de fausses accusations qui lui valurent de lourds déboires et de terribles confiscations. Sa femme n'avait pas résisté aux coups successifs qui avaient fatalement blessé son cœur sensible, et rongée par un âpre désespoir, elle s'était enfoncée dans la mort le laissant avec ses deux enfants qui étaient une couronne d'espoir à sa laborieuse existence. Jeziel et Abigail grandissaient sous la protection de ses bras aimants et, pour eux, consacrant à Dieu ses expériences de vie les plus sacrées face à l'accumulation des devoirs domestiques sacrés, il sentait que le temps avait précocement blanchi ses cheveux. À son esprit surgit alors avec vigueur la gracieuse silhouette de ses enfants. C'était une consolation que de goûter pour eux aux saveurs agréables des expériences du monde. Le trésor filial compensait les flagellations de chaque incident de parcours.

L'évocation du foyer, où l'amour caressant de ses enfants nourrissait ses espoirs paternels, le soulagea de son dépit.

Qu'importait la brutalité du Romain conquérant, quand sa vieillesse s'auréolait des affections les plus chères à son cœur ? Ressentant une résignation consolatrice, il est arrivé au marché où il s'approvisionna.

L'activité n'était pas aussi intense que d'habitude, néanmoins, il y avait une certaine concurrence d'acheteurs, principalement des libérés et des petits propriétaires qui affluaient des routes de Cenchrées.

Il avait à peine fini ses achats de poisson et de légumes qu'une luxueuse litière s'est arrêtée au milieu de la place d'où sortit un officier patricien tenant un long parchemin. D'un signe, il demanda le silence, ce qui fit taire toutes les voix et la parole de l'étrange personnage a vibré fort à la lecture fidèle du décret :

- « Licinius Minucius, quêteur de l'Empire et légat de César, chargé d'ouvrir dans cette province une instruction pour rétablir l'ordre dans toute l'Achaïe, invite tous les habitants de Corinthe qui se considèrent floués dans leurs Intérêts personnels ou qui ont besoin d'un soutien légal, à comparaître demain, à midi, au palais provincial, près du temple de Vénus Pandémos, afin d'exposer leurs plaintes et réclamations qui seront traitées par les autorités compétentes. »

Une fois qu'il eut lu l'arrêt, le messager est retourné à son élégant véhicule porté par des bras d'esclaves herculéens, et il disparut au premier coin de rue dans un nuage de poussière que le vent fort du matin souleva tourbillonnant.

Parmi les badauds différents avis et commentaires surgirent immédiatement.

Les plaignants étaient innombrables. Dès leur arrivée, le légat et ses préposés prirent possession du petit patrimoine territorial de la majorité des familles les plus humbles dont la situation financière ne leur permettait pas de payer un procès au forum provincial, d'où la vague d'espoirs qui domina le cœur de bon nombre d'entre eux et l'avis pessimiste de certains autres qui ne voyaient dans ce décret qu'une nouvelle ruse pour obliger les réclamants à payer très cher leurs revendications légitimes.

Jochedeb, qui avait entendu le communiqué officiel, se plaça immédiatement parmi ceux qui se jugeaient en droit d'attendre une indemnisation légitime pour les préjudices dont il avait souffert en d'autres temps. Enthousiasmé à cette idée, il prit le chemin du retour, choisissant un parcours plus long afin d'éviter une nouvelle rencontre avec ceux qui l'avaient rudement humilié.

Il avait à peine entamé son chemin qu'est apparu devant lui de nouveaux groupes de militaires romains qui conversaient bruyamment et allègrement à la clarté du matin.

Confronté au premier groupe de tribuns et se sentant la cible de fâcheux commentaires qui transparaissaient dans leurs rires sarcastiques, le vieil Israélite se dit : -« Devrais-Je les saluer ou passer mon chemin silencieux et respectueux comme j'ai cherché à le faire à mon arrivée ? » Désireux d'éviter un nouveau pugilat qui aggraverait les humiliations de ce jour, il s'est courtoisement incliné comme un misérable esclave et a murmuré timidement :

Salut, valeureux tribuns de César !

Il avait à peine fini de le dire qu'un officier à la physionomie dure et impassible s'est approché, s'écriant pris de colère :

Comment oses-tu ? Un Juif qui s'adresse impunément à des patriciens ? La tolérance condamnable de l'autorité provinciale en est arrivée à ce point ? Rendons justice de nos propres mains.

Et de nouvelles gifles ont fouetté le douloureux visage du malheureux qui dut concentrer toutes ses énergies pour ne pas se laisser aller à une réaction désespérée quelle qu'elle soit. Sans émettre un seul mot, le fils de Jared s'est soumis à la cruelle punition. Son cœur palpitant semblait crever d'angoisse dans sa poitrine vieillie, alors que son regard reflétait l'intense révolte qui montait de son âme oppressée. Incapable de coordonner ses idées face à l'agression inattendue, dans son humble attitude il a remarqué que, cette fois, le sang jaillissait de ses narines tachant sa barbe blanche et le modeste lin de ses vêtements. Ce qui n'a pas affecté l'agresseur pour autant qui, finalement, a assené un dernier coup de poing sur son front ridé en maugréant :

File, insolent !

Retenant difficilement le panier qui était suspendu à son bras tremblant, Jochedeb s'est avancé chancelant, étouffant l'explosion de son extrême désespoir. « Ah ! Être vieux I » - pensait-il.

Simultanément, des symboles de foi modifièrent ses dispositions spirituelles et il entendit en lui la parole antique de la Loi : - « Tu ne tueras point ». Mais les enseignements divins, à son avis, dans la voix des prophètes lui conseillaient plutôt de répondre à l'offense -« œil pour œil, dent pour dent ». Il gardait à l'esprit l'envie d'user de représailles comme remède aux réparations dont il se jugeait en droit ; mais ses forces physiques n'étaient plus maintenant en mesure de réagir.

Profondément humilié et pris d'angoissantes pensées, il est rentré chez lui chercher conseil auprès de ses enfants bien-aimés dont l'attachement lui apporterait, certainement, l'inspiration nécessaire.

Son modeste domicile n'était plus très loin maintenant et à une certaine distance encore, toujours sous le coup de la contrariété, il pouvait apercevoir le simple et petit toit qui abritait tout ce qu'il avait de plus cher. Rapidement, il a parcouru la rue qui débouchait sur une petite porte en bois brute presque noyée dans les rosiers d'Abigail qui exhalaient un parfum fort et délicieux. De grands arbres verts répandaient une fraîcheur à l'ombre qui atténuait l'ardeur du soleil. Au loin, il pouvait entendre une voix claire et amicale. Son cœur paternel l'avait reconnue. À cette heure-là, conformément au programme qu'il avait lui-même tracé, Jeziel labourait la terre, la préparant pour les premières semences. La voix de son fils semblait se marier à la joie du soleil. La vieille chanson hébreue qui sortait de ses lèvres chaudes pleines de Jeunesse, était un hymne d'exaltation au travail et à la nature. Les vers harmonieux parlaient de l'amour de la terre et de la protection constante de Dieu. Le généreux père retenait difficilement ses larmes. La mélodie populaire lui suggérait un monde de réflexions. N'avait-il pas travaillé pendant toute sa vie ? Ne se présumait-il pas comme étant un homme honnête dans ses moindres actes pour nr Jamais perdre le titre de juste ? Néanmoins, le sang de la persécution cruelle était là coulant de sa barbe vénérable sur sa tunique blanche indemne de toute souillure qui aurait pu tourmenter sa conscience.

Il n'avait pas encore dépassé la vieille entrée de son humble maison, qu'une voix caressante s'est écriée, éplorée et véhémente :

Père ! Père ! Qu'est-ce que ce sang ?

Une belle jeune fille avait accouru pour l'embrasser avec une immense tendresse en même temps qu'elle lui arrachait le panier de ses mains tremblantes et douloureuses.

Abigail, dans la candeur de ses dix-huit ans, était une gracieuse représentation de tous les enchantements des femmes de sa race. Des cheveux soyeux tombaient en anneaux capricieux sur ses épaules, contournant son visage attrayant dans un ensemble harmonieux d'affection et de beauté. Néanmoins, ce qui était le plus impressionnant dans sa tenue svelte de fille et de jeune femme, c'étaient ses yeux profondément noirs où une intense vibration intérieure semblait parler des plus grands mystères de l'amour et de la vie.

Mon enfant, ma chère fille ! - a-t-il murmuré se soutenant à son bras caressant.

Et il lui raconta bientôt tout ce qui s'était passé. Puis pendant que son vieux géniteur baignait son visage meurtri dans l'infusion balsamique que sa fille avait soigneusement préparée, Jeziel fut appelé pour découvrir ce qui lui était arrivé.

Le jeune homme a accouru inquiet et empressé. Il a étreint son père et l'a écouté lui raconter toute son amertume, mot après mot. En pleine force de la jeunesse, on n'aurait pu lui donner plus de vingt-cinq ans, mais la mesure des gestes et la gravité avec laquelle il s'exprimait, laissaient entrevoir un esprit noble, réfléchi et empreint d'une conscience cristalline.

Courage, père ! - s'exclama-t-il après avoir entendu sa pénible histoire, mettant dans cette expression de fermeté l'empreinte d'une profonde douceur - notre Dieu est fait de justice et de sagesse. Confie en sa protection !

Jochedeb a dévisagé son fils de haut en bas le fixant d'un regard bon et calme où il désirait laisser entrevoir à cet instant toute l'indignation qui lui semblait naturelle et juste, dominé d'un vif désir de représailles. Il est vrai qu'il avait éduqué Jeziel aux pures joies du devoir, obéissant loyalement à l'accomplissement de la Loi, cependant rien ne l'obligeait à abandonner sa soif de revanche pour se venger des offenses supportées.

Fils - lui dit-il après avoir réfléchi pendant un long moment -, Jéhovah est plein de justice, mais les fils d'Israël en tant qu'élus doivent également l'exercer. Aurions-nous raison d'oublier les offenses ? Je ne pourrai me reposer en toute conscience sans avoir accompli mes obligations. Je dois signaler les fautes dont j'ai été victime, aujourd'hui comme hier, et demain j'irai voir le légat lui en rendre compte.

Le jeune Hébreu eut un mouvement de surprise et ajouta :

Irez-vous, par hasard, voir le quêteur Licinius dans l'espoir que des mesures légales seront prises ? Et les leçons du passé, mon père ? N'est-ce donc pas ce même patricien qui vous a dépouillé de votre grand patrimoine territorial en vous jetant en prison? Ne voyez-vous pus qu'il a entre les mains les forces de l'iniquité ? Ne devriez-vous pas plutôt craindre de nouvelles attaques pour extorquer le peu qu'il nous reste ?

Jochedeb plongea dans les yeux de son fils un regard que sa noblesse de cœur baignait de larmes d'émotion, mais sa rigueur de caractère l'avait habitué à exécuter ses propres décisions jusqu'au bout et il s'exclama presque sèchement :

Comme tu le sais, je dois régler des comptes qui sont anciens et j'en ai de nouveaux, donc demain, conformément au décret, je profiterai de cette occasion que le gouvernement provincial nous offre.

Mon père, je vous en supplie - a averti le jeune homme, à la fois respectueux et aimant - ne prenez pas de telles mesures !

Et les persécutions ? - a explosé le vieillard énergiquement - et ce remous incessant d'ignominies autour des hommes de notre race ? N'y aurait-il pas un havre de paix sur ce chemin d'angoisses infinies ? Devrons-nous assister impuissants au dénigrement de tout ce que nous avons de plus sacré ? J'ai le cœur rebellé par ces crimes odieux qui nous atteignent impunément...

Sa voix était devenue traînante et mélancolique, elle laissait percevoir un découragement extrême, néanmoins sans s'émouvoir des objections faites par son père, Jeziel a continué :

Ces tortures, pourtant, ne sont pas nouvelles. Il y a plusieurs siècles déjà, les pharaons d'Egypte sont aussi allés très loin dans leur cruauté envers nos ancêtres, au point qu'à une époque les garçons de notre race étaient assassinés dès leur naissance. Antiochus Épiphane, en Syrie, a fait égorger des femmes et des enfants dans leur propre foyer. À Rome, de temps à autre, les Israélites ont souffert de vexations, de confiscations et de persécutions jusqu'à ce que mort s'en suive. Mais certainement, mon père, que si Dieu permet qu'il en soit ainsi, c'est pour qu'Israël reconnaisse dans les souffrances les plus atroces sa divine mission.

Le vieil Israélite semblait méditer aux pondérations de son fils, cependant il a ajouté résolument :

Oui, tout cela ne peut être nié, mais la vraie justice doit être accomplie, coûte que coûte, et rien ne pourra m'en dissuader.

Alors demain, vous irez vous plaindre au légat ? -Oui!

À cet instant, le regard du jeune homme s'est attardé sur la vieille table où reposait la collection des Écrits sacrés de la famille. Pris d'une soudaine inspiration, humblement, Jeziel lui dit :

Père, je n'ai pas le droit de vous exhorter, mais voyez ce qu'énoncé la parole de Dieu concernant ce que vous pensez en ce moment.

Et comme ils avaient l'habitude de le faire dans le temps afin de connaître les suggestions qui pouvaient leur être faites par les textes sacrés, il ouvrit le livre au hasard et lut dans la partie des Proverbes :

« Mon fils, ne méprise pas la correction de l'Éternel, et ne t'effraie point de ses châtiments car Dieu châtie celui qu'il aime, comme un père l'enfant qu'il chérit ». (2)

Le vieil Israélite a ouvert des yeux effarés qui révélèrent toute la stupéfaction que ce message indirect lui causait, et comme Jeziel le fixait longuement, démontrant anxieusement de l'intérêt à connaître son sentiment profond face à la suggestion des parchemins sacrés, il a souligné :

(2) Proverbes, chapitre 3, versets 11 et 12.

Je reçois l'avertissement de ces écrits, mon fils, mais je ne peux me résoudre à l'injustice et comme je l'ai dit, je porterai ma plainte aux autorités compétentes.

Le jeune homme a soupiré et a murmuré résigné :

Que Dieu nous protège !...

Le lendemain, une foule compacte ne faisait qu'augmenter près du temple de Vénus. De l'ancienne demeure où fonctionnait un tribunal improvisé, on pouvait voir des véhicules luxueux et extravagants croiser la grande place dans toutes les directions. Il s'agissait de patriciens qui se dirigeaient aux audiences de la cour provinciale ou d'anciens propriétaires, à la tête d'une fortune particulière à Corinthe, qui se livraient aux divertissements du jour, au prix de la sueur des misérables captifs. Une agitation inhabituelle caractérisait ce lieu. De temps en temps, on pouvait observer, des officiers ivres qui quittaient l'ambiance viciée du temple de la célèbre déesse débordant de parfums capiteux et de plaisirs condamnables.

Jochedeb traversa la place s'en prendre le temps de regarder en détail la foule qui l'entourait et pénétra rapidement dans l'enceinte où Licinius Minucius, entouré de nombreux assistants et soldats, expédiait différents ordres.

Ceux qui osaient se plaindre publiquement ne dépassaient pas la centaine et après avoir fait individuellement leurs déclarations sous le regard perçant du légat, un par un, ils étaient conduits pour recevoir la solution qui les concernait de façon isolée.

Son tour arrivé, le vieil Israélite a exposé ses réclamations concernant les expropriations indues du passé et les insultes dont il avait été victime la veille, tandis que le fier patricien notait chaque parole prononcée et la moindre de ses attitudes du haut de sa chaise, comme s'il connaissait le personnage en cause de longue date. Bientôt conduit à l'intérieur, Jochedeb a attendu comme tous les autres, la solution à ses demandes de réparation à la justice. Mais peu à peu, alors que d'autres étaient convoqués nominalement à régler leurs comptes avec le gouvernement provincial, il remarqua que l'ancienne demeure se remplissait d'un grand silence, il se dit que son tour avait peut-être été reporté pour des raisons dont il ne pouvait présumer.

Puis finalement, incité à s'adresser au juge, il a entendu, fortement surpris, la sentence négative lue par un officier qui jouait le rôle de secrétaire de cette juridiction.

Au nom de César, le légat impérial a décidé d'ordonner la confiscation de la prétendue propriété de Jochedeb Ben Jared, et lui accorde trois jours pour évacuer les terres qu'il occupe indûment puisqu'elles appartiennent légalement au Juge Licinius Minucius, habilité à prouver, à tout instant, ses droits de propriété.

Cette décision inattendue causa une vive commotion au vieil Israélite, foudroyant sa sensibilité. Ces paroles lui firent l'effet d'une sentence de mort. Il n'aurait su définir son angoissante surprise. N'avait-il pas confiance en la justice et n'était-il pas en quête d'une action réparatrice ? Il aurait voulu crier sa haine, manifester ses poignantes désillusions, mais sa langue était comme pétrifiée dans sa bouche serrée et tremblante. Après une minute de profonde anxiété, il a fixé la figure détestée de l'ancien patricien hautain qui causait maintenant sa ruine, et l'enveloppant d'une vibration pleine de colère qui montait de son âme rebellée et souffrante, il a néanmoins trouvé l'énergie de lui dire :

Ô très illustre quêteur, où est donc l'équité de votre Jugement ? Je viens jusqu'ici implorer l'intervention de la justice et vous rétribuez ma confiance par une extorsion supplémentaire qui annihile mon existence ? Par le passé, j'ai souffert de la dépossession injuste de tous mes biens patrimoniaux, conservant avec d'énormes sacrifices mon humble ferme où je prétends attendre la mort !... Est-il crédible que vous, propriétaire' d'une si grande fortune, n'éprouviez pas de remords ? C'est soustraire à un misérable vieux sa dernière bouchée de pain ?

Le fier Romain, sans un geste qui puisse dénoter la moindre émotion, rétorqua sèchement :

À la rue, et que personne ne discute les décisions impériales !

Ne pas discuter ? - a clamé Jochedeb horrifié. - Je ne pourrai élever la voix sans maudire la mémoire des criminels romains qui m'ont escroqué ? Où poserez-vous vos mains empoisonnées par le sang des victimes et les larmes des veuves et des orphelins pillés quand sonnera l'heure du jugement du tribunal de Dieu ?...

Mais soudainement, son foyer plein de la tendresse de ses chers enfants lui revint en mémoire et il changea d'attitude mentale, ému dans les fibres secrètes de son être. Se prosternant à ses pieds, en sanglots, il s'est exclamé avec émotion :

Ayez pitié de moi, illustrissime !... Épargnez ma modeste maison où avant tout, je suis père... Mes enfants m'attendent avec le baiser de leur affection sincère et aimante !...

Et il ajouta, noyé dans les larmes :

J'ai deux enfants qui sont les deux espoirs de mon cœur. Épargnez-moi, par Dieu ! Je promets de me résigner à si peu, jamais plus je ne me plaindrai !...

Néanmoins, le légat impassible a répondu avec froideur, s'adressant à un soldat :

Spartacus, pour que ce Juif impertinent s'éloigne de l'enceinte avec ses lamentations, donne-lui dix coups de bastonnade.

Le préposé allait immédiatement accomplir cet ordre quand le juge implacable a

ajouté :

Fais bien attention de ne pas lui couper le visage pour que le sang ne scandalise pas les passants.

À genoux, le pauvre Jochedeb a supporté la punition et une fois terminée son épreuve, il s'est levé, chancelant, rejoignant la place ensoleillée sous les rires déguisés de ceux qui avaient été témoins de l'ignoble spectacle. Jamais dans sa vie, il n'avait ressenti un aussi grand désespoir qu'en cette heure. Il aurait voulu pleurer, mais ses yeux étaient froids et secs ; déplorer son immense malheur, mais ses lèvres étaient pétrifiées de révolte et de douleur. On aurait dit un somnambule déambulant inconscient parmi les véhicules et les passants rassemblés sur la grande place. Avec une extrême et profonde répugnance, il a dévisagé le temple de Vénus. Il aurait souhaité avoir une puissante voix de stentor pour humilier tous les passants de ses condamnations verbales. Observant les courtisans couronnés qui le croisaient, les armures des tribuns romains et l'attitude oisive des citoyens fortunés qui passaient ignorant son martyre, mollement allongés sur de luxueuses litières de l'époque - il s'est senti comme plongé dans l'un des bourbiers les plus odieux du monde, entre les péchés que les prophètes de sa race n'avaient jamais cessé de combattre avec toute la conviction de leur cœur consacré au Tout-Puissant. Corinthe, à ses yeux, était un nouvel exemple de la Babylone condamnée et méprisable.

D'un seul coup, malgré les tourments qui torturaient son âme épuisée, il s'est souvenu de ses chers enfants, sentant avec anticipation, la profonde amertume que la nouvelle du jugement causerait à leur esprit sensible et affectueux. Le souvenir de l'affection de Jeziel touchait son être galvanisé par la souffrance. Il avait l'impression de le voir encore à ses pieds le suppliant d'abandonner toute réclamation et, à ses oreilles, résonnait maintenant avec plus d'intensité, l'exhortation des Écrits : - « Mon fils, ne méprise pas la correction de l'Éternel ! » Mais en même temps, des idées destructrices envahissaient son cerveau fatigué et douloureux. La Loi sacrée était pleine de symboles de justice. Et pour lui, la juste réparation s'imposait comme un devoir souverain. Dans la désolation suprême, il retournait maintenant au foyer, dépouillé de tout ce qu'il possédait de plus humble et de plus simple alors qu'il arrivait déjà à la fin de sa vie ! Où trouverait-il le pain du lendemain ? Sans pouvoir travailler et sans toit, il se voyait contraint à errer dans une situation parasitaire, aux côtés de ses enfants encore jeunes. Un indicible martyre moral étouffait son cœur.

Dominé par des pensées affligeantes, il s'est approché du site bien-aimé où il avait construit son nid familial. Le soleil chaud de l'après-midi rendait plus douce l'ombre des arbres aux ramages verts et abondants. Jochedeb avançait sur ces terres qui lui appartenaient, angoissé à l'idée de devoir les abandonner pour toujours et laissa place à de terribles tentations qui hallucinaient son esprit. Les propriétés de Licinius ne s'arrêtaient-elles pas à sa ferme ? S'éloignant du chemin qui le menait à la maison, il pénétra dans les champs en friche avoisinants et, après quelques pas, il s'est attardé à regarder la ligne de démarcation existante entre lui et son bourreau. Les pâturages de l'autre côté ne semblaient pas bien soignés. Il nota le manque d'une meilleure distribution régulière d'eau et une sécheresse générale se faisait durement sentir. Seuls quelques arbres isolés égayaient le paysage de leur ombre, rafraîchissant la région abandonnée entre les buissons et les parasites qui étouffaient l'herbe salutaire.

Aveuglé par l'idée de réparation et de vengeance, le vieil Israélite décida d'incendier les proches pâturages. Il n'en parlerait pas à ses enfants qui le feraient certainement changer d'avis, enclins qu'ils étaient à la tolérance et à la bienveillance. Jochedeb a alors fait quelques pas en arrière et s'utilisant du matériel de service qui était conservé là à proximité, il mit le feu en allumant un brin d'herbe sèche. La traînée s'est rapidement répandue et en quelques minutes l'incendie des pâturages se propageait avec la vitesse de la foudre.

Une fois sa tâche terminée, sous la pénible commotion de ses os endoloris, il est retourné chancelant à son foyer où Abigail l'a questionné, inutilement, sur les raisons d'un si grand abattement. Jochedeb s'est couché pour attendre son fils, mais quelques minutes plus tard, un bruit assourdissant résonnait à ses oreilles. Non loin de la ferme, le feu détruisait les beaux arbres et leurs robustes branchages, réduisant les herbes vertes à des poignées de cendres. Une grande étendue brûlait irrémédiablement. On entendait les cris plaintifs des oiseaux qui fuyaient épouvantés. Des petits aménagements du quêteur, dont quelques stations thermales pittoresques de sa prédilection construites entre les arbres, brûlaient également, se transformant en des décombres noirs. Ici et là, on pouvait entendre le hurlement des travailleurs des champs qui accouraient pour sauver de la destruction la résidence champêtre du puissant patricien ou cherchaient à isoler le serpent de feu qui léchait la terre dans toutes les directions, s'approchant des vergers voisins.

Quelques heures d'anxiété furent pénétrées des plus angoissantes attentes. Et finalement en fin d'après-midi, l'incendie fut dominé après d'énormes efforts.

En vain, le vieux Juif envoya des messages à la recherche de son fils, dans l'entourage de sa petite exploitation agricole. Il désirait parler à Jeziel de leurs besoins et de la situation tourmentée où ils se trouvaient à nouveau, désireux de reposer son esprit tourmenté au son des douces paroles de sa chaleur filiale. Néanmoins, ce n'est qu'à la nuit tombée, les vêtements légèrement brûlés et les mains un peu blessées, que le jeune homme est rentré chez lui laissant entrevoir sur son visage toute la fatigue de la laborieuse tâche qu'il s'était imposée. Abigail ne fut pas surprise de son état, comprenant que son frère n'avait pas cessé d'aider les compagnons du voisinage face aux événements de l'après-midi, et prépara pour ses pieds fatigués et ses mains endolories un bain d'eau parfumée. Mais dès qu'il le vit et remarqua ses mains blessées, c'est avec étonnement que Jochedeb s'est exclamé :

Où étais-tu, mon fils ?

Jeziel lui a parlé de la coopération spontanée qui s'était organisée pour sauver la propriété voisine et au fur et à mesure qu'il racontait les tristes succès du jour, son père laissait trahir toute son angoisse sur son visage sombre où étaient figées les traces rudes de la révolte qui dévorait son cœur. Après quelques minutes, élevant sa voix découragée, il lui dit surmontant son émoi :

Mes enfants, cela me coûte de vous le dire, mais nous avons été dépossédés de la dernière miette qui nous restait... En désapprouvant ma réclamation sincère et Juste, le légat de César a décidé de s'emparer de notre propre foyer. L'inique sentence est l'acte de notre ruine la plus complète. Par ces dispositions, nous sommes obligés d'abandonner la ferme dans les trois jours !

Et levant les yeux au ciel comme pour supplier la divine miséricorde, il s'est exclamé le regard embué de larmes :

J'ai tout perdu !... Pourquoi suis-je abandonné ainsi, mon Dieu ? Où est la liberté de votre peuple fidèle si de toute part, ils nous exterminent et nous persécutent sans pitié ?

De grosses larmes coulaient sur ses joues tandis qu'avec une voix tremblante, il racontait à ses enfants les lourds tourments dont il fut victime. Attendrie, Abigail baisait ses mains, et Jeziel, sans faire la moindre allusion à la révolte paternelle, l'étreignit après qu'il eut fini sa triste histoire, le consolant avec émotion :

Mon père, de quoi avez-vous peur ? Dieu n'est jamais avare de miséricorde. Les Écrits sacrés nous enseignent qu'avant tout, il est le Père aimant de tous les vaincus de la terre ! Ces échecs arrivent et passent. Vous avez mes bras et tout l'amour d'Abigail. Pourquoi se plaindre, puisque demain même, avec l'aide divine, nous pourrons quitter cette maison pour en chercher une autre ailleurs et nous consacrer au travail honnête ? Dieu n'a-t-il pas guidé notre peuple expulsé de sa patrie à travers l'océan et le désert ? Pourquoi nous nierait-il son aide, à nous qui l'aimons tant en ce monde ? Il est notre boussole et notre maison.

Les yeux de Jeziel fixaient son vieux père dans une attitude suppliante infiniment aimante. Ses mots révélaient la plus douce ferveur à son cœur. Jochedeb n'était pas insensible à ces belles manifestations, mais face à la révélation d'une si grande confiance vis-à-vis du pouvoir divin, il s'est senti honteux après l'acte extrême qu'il avait pratiqué. Se reposant sur l'affection que la présence de ses enfants offrait à son esprit désolé, il laissa libre cours à de poignantes larmes qui coulèrent de son âme blessée par d'âpres désillusions. Cependant, Jeziel continuait :

Ne pleurez pas mon père, comptez sur nous ! Demain, je m'occuperai de notre départ comme de nécessaire.

Ce fut à cet instant que la voix paternelle s'est levée lugubre et ferme :

Mais ce n'est pas tout, mon fils !...

Et posément, Jochedeb a peint le tableau de ses angoisses réprimées, de sa juste colère qui le poussa à prendre la décision de mettre le feu à la propriété du bourreau exécrable. Ses enfants l'écoutaient atterrés, démontrant la sincère douleur que la conduite paternelle leur causait.

Après un regard d'une infinie compassion et d'une grave inquiétude, le jeune homme l'a étreint en murmurant :

Mon père, mon père, pourquoi avez-vous levé ce bras vengeur ? Pourquoi n'avez- vous pas attendu l'action de la justice divine ?...

Bien que perturbé par ces tendres exhortations, l'interpellé a répondu :

C'est écrit dans les commandements : - « tu ne voleras point », et en faisant ce que j'ai fait, j'ai voulu rectifier une effraction à la Loi car nous avons été dépouillés de tout notre humble patrimoine.

Par-dessus toutes les recommandations, mon père - a souligné Jeziel sans s'irriter -, Dieu a demandé que nous gardions à l'esprit l'enseignement de l'amour, recommandant que nous l'aimions par-dessus tout, de tout notre cœur et avec tout notre entendement.

J'aime le Très-Haut, mais je ne peux aimer le Romain cruel - a soupiré Jochedeb

amer.

Mais comment démontrer notre dévouement au Tout-Puissant qui est aux deux - a continué le jeune homme compatissant -, en détruisant ses œuvres !? Quant à l'incendie, nous devons considérer que cet acte ne témoigne pas seulement d'un manque de confiance en la justice de Dieu, mais que les champs qui nous donnent de quoi nous vêtir et de quoi manger ont souffert de cette mesure. De plus, les deux meilleurs serviteurs de Licinius Minucius, Caius et Rufilius, ont été mortellement blessés alors qu'ils voulaient sauver les stations thermales favorites du maître, dans une lutte inutile pour les délivrer du feu qui les détruisait. Tous deux, bien qu'étant des esclaves sont nos meilleurs amis. Les arbres fruitiers et les carrés de légumes de notre ferme leur doivent presque tout, non seulement pour les semences venues de Rome, mais aussi pour les efforts et leur collaboration à notre labeur. Ne serait-il pas juste d'honorer leur amitié, dévouée et diligente, en leur évitant une telle punition et d'injustes souffrances ?

Jochedeb a semblé longuement réfléchir aux remarques de son fils, dites sur un ton affectueux et tandis qu'Abigail pleurait en silence, le jeune homme ajouta :

Nous qui vivions en paix face au désarroi du monde car notre conscience était pure, nous devons maintenant trouver des solutions au vu des représailles à venir. Alors que je m'efforçais de vaincre le feu, j'ai remarqué que certains citoyens attachés à Minucius me dévisageaient avec une indicible méfiance. À cette heure, il est déjà certainement revenu des services de la cour provinciale. Nous devons nous rendre à l'amour et à la complaisance de

Dieu, car nous n'ignorons pas les tourments que réservent les Romains à tous ceux qui leur manquent de respect.

Un douloureux nuage de tristesse mêlé d'une sombre inquiétude s'est abattu sur eux

trois.

Chez le vieillard, on pouvait observer une terrible anxiété teintée de la douleur de poignants remords et, chez les deux jeunes gens, c'était un regard d'une amertume inouïe, angoissante et intraduisible.

Jeziel a alors pris sur la table les vieux parchemins sacrés et a dit à sa sœur, avec une triste intonation dans la voix :

- Abigail, récitons le psaume qui nous a été enseigné par mère, consacré aux heures difficiles.

Tous deux se sont agenouillés et de leur voix émue, comme des oiseaux torturés, ils ont chanté tout bas l'une des belles prières de David, qu'ils avaient appris dans les bras de leur mère :

« L'Éternel est mon berger,

Je ne manquerai de rien.

n méfait reposer dans de verts pâturages,

R me conduit doucement

Près des eaux paisibles,

R restaure mon âme,

R me conduit dans les sentiers de la justice A cause de son nom. Quand je marche

Dans la vallée de l'ombre de la mort,

Je ne crains aucun mal,

Car tu es avec moi...

Ta houlette et ton bâton me rassurent.

Tu dresses devant moi un banquet d'amour,

En présence de mes ennemis,

Tu oins d'huile ma tète,

Et ma coupe déborde de joie !...

Oui,

M'accompagneront tous les jours de ma vie Et j'habiterai dans la maison de l'Éternel Jusqu'à la fin de mes jours... » (3)

Le vieux Jochedeb écoutait l'émouvant cantique, se sentant oppressé par d'amers sentiments. Il commençait ù comprendre que toutes les souffrances envoyées par Dieu sont salutaires et justes. Et que tous les maux venant de la main de l'homme apportent, invariablement, des tortures infernales à la conscience négligente. Le cantique étouffé de ses enfants remplissait son cœur d'une accablante affliction. Sa chère compagne que Dieu avait rappelée à la vie spirituelle lui revenait maintenant en mémoire. Combien de fois avait-elle bercé son esprit tourmenté de ces vers inoubliables du prophète ? Il suffisait que ses observations amicales et fidèles se fassent entendre pour que le sens de l'obéissance et de la justice parle plus fort à son cœur.

Au rythme de l'harmonie miséricordieuse et triste qui avait une intonation singulière dans la voix de ses chers enfants, Jochedeb a longuement pleuré. De la petite fenêtre ouverte dans l'humble retraite, ses yeux ont cherché anxieusement le ciel bleu qui se remplissait d'ombres tranquilles. La nuit étreignait la nature et, très loin dans le ciel, commençaient à briller les premières étoiles. S'identifiant avec les suggestions grandioses du firmament, il a ressenti d'intenses émotions dans son âme tourmentée. Un attendrissement profond l'incita à se lever et désireux de révéler à ses enfants combien il les aimait et tout ce qu'il attendait d'eux en cette heure culminante de sa vie, il s'est incliné les bras ouverts dans une expression significative d'attachement et lorsque les dernières notes achevèrent le cantique des jeunes gens enlacés et agenouillés, il les a étreints en sanglots tout en murmurant :

(3) Psaume 23. - (Note d'Emmanuel)

Mes enfants ! Mes chers enfants !...

Mais, à cet instant la porte s'est ouverte et le petit serviteur des voisins a annoncé le regard terrifié :

Monsieur, le soldat Zenas et ses compagnons vous demandent à la porte.

Le vieux a porté sa main droite à sa poitrine oppressée, tandis que Jeziel sembla réfléchir le temps d'un court instant, et révélant la fermeté de son esprit résolu, le jeune homme s'est exclamé :

Dieu nous protégera.

Quelques instants plus tard, le messager qui commandait la petite escorte lisait le mandat d'arrêt de toute la famille. L'ordre était catégorique et irrévocable. Les accusés devaient être immédiatement jetés en prison afin que leur situation soit éclaircie le lendemain.

Étreignant ses deux enfants, le pauvre Israélite avançait devant l'escorte qui les regardait sans pitié.

Jochedeb a posé ses yeux sur les parterres de fleurs et les arbres bien-aimés de sa simple maisonnette où il avait tissé tous les rêves et tous les espoirs de sa vie. Un singulier désarroi a dominé son esprit fatigué. Une effusion de larmes coulait de ses yeux et passant devant le portail fleuri, il dit à voix haute tout en regardant le ciel clair, maintenant couvert des astres de la nuit :

Seigneur ! Aie pitié de notre affligeant destin !...

Jeziel a doucement serré sa main rugueuse comme pour lui demander de faire preuve de résignation et de calme, et le groupe a marché silencieusement à la lumière des étoiles.

LARMES ET SACRIFICES

La prison, où nos personnages avait été enfermés à Corinthe, était une construction ancienne aux couloirs humides et sombres, mais la pièce où tous trois se trouvaient, bien que dépourvue de tout confort, présentait l'avantage d'avoir une fenêtre avec des barreaux qui reliait son atmosphère désolée à la nature extérieure.

Jochedeb était épuisé et, se servant du manteau qu'il avait ramassé au hasard en quittant son domicile, Jeziel lui avait improvisé un lit sur les dalles froides. Le vieil homme, tourmenté par une foule de pensées, reposa son corps endolori, livré à de pénibles réflexions sur les problèmes de la destinée. Sans pouvoir exprimer ses douleurs poignantes, il s'était engouffré dans un angoissant mutisme, évitant le regard de ses enfants. Jeziel et Abigail s'étaient approchés de la fenêtre et se tenant aux solides barreaux implacables, ils étouffaient avec difficulté leurs justes appréhensions. Tous deux regardaient instinctivement le firmament dont l'immensité avait toujours représenté la source des plus tendres espoirs pour ceux qui pleurent et souffrent sur terre.

Le jeune homme a étreint sa sœur avec une immense tendresse et lui dit ému :

Abigail, tu te rappelles notre lecture d'hier ?

Oui - a-t-elle répondu avec la sérénité ingénue de ses yeux noirs et profonds , j'ai maintenant l'impression que les écrits nous soufflaient un grand message car notre point d'étude était justement celui où Moïse contemplait de loin la terre promise sans pouvoir l'atteindre.

Le jeune homme a souri satisfait de se sentir compris dans ses pensées et a affirmé :

Je vois que nous sommes parfaitement d'accord, le ciel, cette nuit, nous offre la perspective d'une patrie lumineuse et lointaine. Là-haut - continua-t-il en indiquant la voûte étoilée -, Dieu organise les triomphes de la vraie justice, de la paix aux affligés, du réconfort aux désertés par la chance.

Notre mère doit certainement être avec Dieu à nous attendre.

Abigail fut très impressionnée par les paroles de son frère et lui demanda :

Tu es triste ? Tu as été irrité par la façon de procéder de notre père ?

Absolument pas - l'a interrompue le jeune homme lui caressant les cheveux -, nous passons par des expériences qui doivent être un véritable motif de rédemption pour nous, sans cela Dieu ne nous les enverrait pas.

Ne soyons pas contrariés par notre père - a repris la jeune fille - ; je me disais que si mère était parmi nous, elle ne se plaindrait pas de si tristes conséquences. Nous n'avons pas ce pouvoir de persuasion avec lequel, toujours affectueuse, elle illuminait notre maison. Tu te souviens ? Elle nous a toujours enseigné que les enfants de Dieu doivent être prêts à accomplir ses divines volontés. Les prophètes, à leur tour, nous disent que les hommes sont les instruments de la création. Le Tout-Puissant est l'agriculteur et nous devons être les branches fleuries ou fructifères de son œuvre. La parole de Dieu nous apprend à être bons et bienveillants. Le bien doit être la fleur et le fruit que le ciel nous demande.

C'est alors que la belle jeune fille fit une pause significative. Ses grands yeux étalent chargés d'un léger voile de larmes qui n'arrivait pas à couler.

Néanmoins, elle a continué, attendrissant son cher frère : j'ai toujours désiré faire le bien, sans jamais y arriver. Quand notre voisine est devenue veuve, j'ai voulu l'aider financièrement parlant, mais je n'avais pas d'argent ; chaque fois qu'est apparue une occasion d'ouvrir les mains, j'étais pauvre et mes mains étaient vides. Alors, maintenant, je pense que notre emprisonnement a été utile. Ne serait-ce pas un bonheur en ce monde que de pouvoir souffrir pour l'amour de Dieu ? Celui qui n'a rien, possède encore un cœur pour le donner. Et je suis convaincue que le ciel bénira notre décision de le servir avec joie.

Le jeune homme l'a prise dans ses bras et lui dit :

Dieu te bénisse pour la compréhension que tu as de ses lois, petite sœur !

Une longue pause s'est faite entre eux, tandis qu'ils plongeaient dans l'infini de la nuit claire leurs yeux tendres et anxieux.

À un moment donné, la jeune fille lui demanda :

Pourquoi les enfants de notre race sont-ils persécutés de toute part, supportant l'injustice et les souffrances ?

Je suppose que Dieu le permet comme le père aimant se base sur ses enfants les plus expérimentés pour instruire ses enfants les plus jeunes et ignorants - a répondu le jeune homme. Quand d'autres peuples annihilent leurs forces en dominant leurs prochains par l'épée ou se perdant dans les plaisirs condamnables ; notre témoignage au Très-Haut, par les douleurs et les amertumes en ce monde, accroit en notre esprit notre capacité de résistance, tandis que d'autres apprennent à considérer les vérités religieuses par l'exemple de nos efforts.

Et fixant son regard calme dans le firmament, il a ajouté :

Mais je crois au Messie rédempteur qui viendra éclairer toutes les choses. Les prophètes nous affirment que les hommes ne le comprendront pas, néanmoins il viendra enseigner l'amour, la charité, la justice et le pardon. Né parmi les humbles, il donnera l'exemple parmi les pauvres, il illuminera le peuple d'Israël, relèvera les tristes et les opprimés, prendra avec amour tous ceux qui souffrent de l'abandon du cœur. Qui sait, Abigail, il est peut-être en ce monde, sans que nous le sachions ? Dieu opère en silence et ne partage pas les vanités de la créature. Nous avons la foi et notre confiance en l'Éternel est une source de force inépuisable. Les enfants de notre race ont beaucoup souffert, mais Dieu sait pourquoi, et il ne nous enverrait pas d'épreuves dont nous n'aurions pas besoin.

La jeune fille a semblé longuement méditer, puis demanda :

Et puisque nous parlons de souffrances que devons nous attendre de demain ? Je prévois de grandes contrariétés pendant cet interrogatoire et, après tout, que feront les juges de notre père et de nous-mêmes ?

Nous ne devons nous attendre qu'à des tourments et des déceptions, mais n'oublions pas l'occasion qui nous sera donnée d'obéir à Dieu. Quand il a ressenti l'ironie de sa femme dans ses malheurs extrêmes, Job s'est bien souvenu que si le Créateur nous donne des biens pour notre joie, il peut également nous envoyer des dépits pour notre progrès. Si père est accusé, je dirai que j'ai été l'auteur du délit.

Et s'ils te fouettent pour cela ? - a-t-elle ajouté anxieusement.

Je me livrerai au châtiment la conscience tranquille. Si tu es auprès de moi, à cet instant, tu chanteras avec moi la prière des affligés.

Et s'ils te tuent, Jeziel ?

Nous demanderons à Dieu qu'il nous protège.

Abigail a étreint plus tendrement son frère qui, à son tour, dissimulait difficilement sa profonde émotion. Sa chère sœur avait toujours été le précieux trésor de toute sa vie. Depuis que la mort leur avait ravi leur mère, il s'était consacré à sa sœur de tout son cœur. Sa vie vertueuse se partageait entre le travail et l'obéissance à leur père ; entre l'étude de la Loi et sa douce affection pour sa compagne d'enfance. Abigail le regardait pleine d'attachement tandis qu'il la serrait contre lui avec l'élan de son amitié pure qui unit deux âmes affines.

Après avoir longuement réfléchi, Jeziel ému lui dit : -Si je meurs, Abigail, tu dois me promettre de suivre à la lettre les conseils de mère pour que notre vie, en ce monde, ne soit pas souillée. Tu te souviendras de Dieu et du travail sanctificateur, et jamais tu n'écouteras la voix des tentations qui entraînent les créatures à la chute dans les abîmes du chemin.

Tu te souviens des dernières remarques de mère sur son lit de mort ?

Si je m'en souviens - a répondu Abigail laissant couler une larme. - J'ai l'impression d'entendre encore ses derniers mots : « Et vous mes enfants, vous aimerez Dieu par-dessus tout, de tout cœur et de tout votre entendement ».

Jeziel a senti ses yeux larmoyants à ces souvenirs, et a murmuré :

Il est heureux que tu n'aies pas oublié.

Et comme s'il désirait changer le cours de la conversation, il a ajouté avec sensibilité :

Maintenant, tu dois dormir.

Bien que ne voulant pas se reposer, elle a pris son pauvre manteau et improvisa un lit à la lumière pâle du clair de lune qui pénétrait par les barreaux et, lui baisant le front avec une indicible tendresse, il lui a dit affectueusement :

Repose-toi, ne t'inquiète pas de notre situation, notre destinée appartient à Dieu.

Pour lui être agréable, Abigail s'est calmée comme elle put, alors qu'il s'approchait de

la fenêtre pour regarder la beauté de la nuit saupoudrée de lumière. Son jeune cœur était plein d'angoissantes cogitations. Maintenant que son père et sa sœur reposaient dans l'ombre, il laissa libre cours aux idées profondes qui remplissaient son esprit généreux. Il cherchait, anxieusement, une réponse aux questions qu'il envoyait aux étoiles lointaines. Il avait sincèrement confiance en son Dieu de sagesse et de miséricorde que ses parents lui avaient fait connaître. À ses yeux, le Tout-Puissant était toujours infiniment juste et bon. Lui qui avait éclairé son père et consolé sa petite sœur, demandait à son tour en son for intérieur, pourquoi ils passaient par de telles épreuves.

Comment justifier par une simple raison, l'emprisonnement inattendu d'un vieil homme honnête, d'un jeune homme travailleur et d'une enfant innocente ? Quel délit irréparable avaient-ils commis pour mériter une expiation aussi affligeante ? D'abondants sanglots surgirent lorsqu'il se rappela l'humiliation de sa sœur, mais il n'a pas cherché à sécher les larmes qui inondaient son visage, pour les cacher d'Abigail qui l'observait peut-être dans l'ombre. Il se rappelait, un à un, les enseignements des Écrits sacrés. Les leçons des prophètes consolaient son âme anxieuse. Néanmoins, il portait dans son cœur une nostalgie infinie. Il se souvenait de l'affection maternelle que la mort leur avait ravie. Si elle avait été là, leur mère saurait comment les consoler. Quand ils étaient enfants lors des petites contrariétés, elle leur enseignait qu'en tout Dieu est bon et miséricordieux ; que dans la maladie, il corrige le corps, et dans les angoisses de l'âme il éclaire et illumine le cœur. En remontant le cours de ses réminiscences, il se disait aussi qu'elle l'avait toujours incité au courage et à la joie, lui faisant sentir que la créature convaincue de la paternité divine marche dans le monde, fortifiée et heureuse.

Édifié dans sa foi, il a cherché à se reprendre et après de longues réflexions, il s'est allongé sur la dalle froide, cherchant un peu de repos dans le silence auguste de la nuit.

Le jour s'est levé empreint de graves attentes.

Quelques heures plus tard, entouré de ses nombreux gardes et auxiliaires, Licinius Minucius recevait les prisonniers dans la salle destinée aux criminels ordinaires où se trouvaient exhibés quelques instruments de punition et de torture.

Jochedeb et ses enfants trahissaient par la pâleur de leur visage l'émotion profonde qui les dominait.

Les coutumes en ces temps anciens étaient excessivement inhumaines pour que le juge implacable et la majorité de son entourage éprouvent de la commisération à leur misérable aspect.

Quelques sbires se trouvaient près des poteaux de torture où pendaient des fouets et des chaînes impitoyables.

Il n'y eut pas d'interrogatoire, ni aucun témoignage comme on aurait pu s'y attendre. Face à des mesures aussi odieuses et rudement appelé par la voix métallique du légat, le vieux Juif s'est approché vacillant et tremblant :

Jochedeb - s'exclama le bourreau impassible et effrayant -, ceux qui négligent les lois de l'Empire doivent être punis de mort, mais j'ai cherché à être magnanime par considération pour ta misérable vieillesse.

Un regard d'expectative angoissée a transfiguré le visage de l'accusé, tandis que le patricien esquissait un sourire ironique.

Certains ouvriers de l'exploitation agricole - a continué Licinius - ont vu tes mains perverses dans l'après-midi d'hier incendier les pâturages. De cet acte, il en a résulté de sérieux préjudices pour mes biens, sans parler des maux peut-être irréparables causés à la santé de deux de mes meilleurs serviteurs. Comme tu n'as rien en ta possession pour compenser les dommages provoqués, tu recevras ta juste punition en flagellations, pour que jamais plus tu ne viennes lever tes griffes de vautour sur les intérêts romains.

Sous le regard angoissé et larmoyant de ses enfants, le vieil Israélite s'est agenouillé et a murmuré :

Seigneur, par pitié !

Pitié ? - s'est écrié à tue-tête Minucius avec cruauté. - Tu commets un crime et tu implores des faveurs ? On fait bien de dire que ta race se compose de vers repoussants et méprisables.

Et désignant le tronc, il ordonna froidement à l'un de ses acolytes :

Pescennius, prépare-toi ! Fouette-le vingt fois.

Et devant la muette affliction des jeunes gens, le respectable vieillard fut solidement

attaché.

La punition allait commencer quand Jeziel, rompant l'attente générale, s'est approché de la table et a parlé avec humilité :

Quêteur illustrissime, pardonnez-moi de m'être tu jusqu'à présent, par lâcheté ; je vous assure néanmoins que mon père est accusé injustement. C'est moi qui ai incendié les terrains de votre propriété, révolté par la sentence de confiscation prononcée contre nous. Daignez le libérer et donnez-moi la punition méritée. Je l'accepterai volontiers.

Le patricien eut une lueur de surprise dans ses yeux glacials qui se caractérisa par une mobilité extrême, et fit remarquer :

Mais, tu n'as pas aidé mes hommes à sauver une partie des thermes ? Tu n'as pas été le premier à soigner Rufilius ?

Je l'ai fait pris de remords, illustrissime - répliqua le jeune homme soucieux d'exempter son père du supplice imminent -, quand j'ai vu l'extension du feu qui se propageait aux arbres, j'ai craint les conséquences de l'acte pratiqué, mais maintenant, j'admets en avoir été l'auteur.

Là dessus, inquiet pour son fils, Jochedeb s'exclama profondément tourmenté :

Jeziel, ne t'accuse pas d'une erreur que tu n'as pas commise !...

Mais marquant ses paroles avec une ironie extrême, le légat a répliqué, en s'adressant au jeune Hébreu :

Très bien, je t'ai épargné jusqu'à présent, me basant sur les fausses informations qui m'avaient été données à ton sujet ; pour autant, tu auras toi aussi ta part de punition. Ton père paiera pour le crime où il a été vu de manière indéniable, et tu paieras pour celui que tu as admis spontanément.

Abasourdi par la décision à laquelle il ne s'attendait pas, Jeziel fut conduit au poteau de torture, face à l'angoisse paternelle. À ses côtés, s'est posté le compagnon de Pescennius qui l'a attaché sans pitié, et les premiers coups de fouet impitoyables et constants ont commencé à flageller son dos.

Un... deux... trois...

Jochedeb révélait une profonde faiblesse, on pouvait voir sa poitrine respirer laborieusement, alors que son fils démontrait supporter le supplice avec héroïsme et une noble sérénité ; tous deux avaient les yeux rivés sur Abigail qui les regardait excessivement pâle, démontrant par les larmes ardentes qu'elle versait, le déchirant martyre de son esprit aimant.

La terrible punition en était presque à la moitié, quand un messager est entré dans la pièce et, à voix haute, a annoncé au légat sur un ton solennel :

Illustrissime, des messagers de votre résidence vous informent que l'employé Rufïlius vient de décéder.

Le cruel patricien fronça les sourcils comme il avait l'habitude de le faire quand il explosait de colère. Des sentiments de rancœur surgirent alors dans son expression creusée de marques indélébiles par la perversité de son égoïsme exacerbé.

C'était le meilleur de mes hommes - s'est-il écrié. -Ces maudits Juifs paieront très cher cet affront.

Philocrate, applique-lui vingt coups de fouet en plus et, ensuite, jette-le en prison d'où il ne sortira que pour partir aux galères.

Entre les pauvres victimes et la jeune fille angoissée, il y eut un échange de regards intraduisibles. Cette captivité était la ruine et la mort assurée. Et ils ne s'étaient pas encore récupérés de leur cruelle surprise que le juge inexorable a poursuivi :

Quant à toi, Pescennius, renouvelle la tâche. Ce vieux criminel et sans scrupules, paiera la mort de mon fidèle serviteur. Frappe ses mains et ses pieds jusqu'à ce qu'il lui soit impossible de marcher et de faire le mal.

Face à cette sentence inique, Abigail est tombée à genoux, priant ardemment. De la poitrine de son frère s'échappaient de profonds soupirs qui couvraient ses yeux de larmes douloureuses, il percevait l'inexorable malheur de sa petite sœur, tandis que son père cherchait anxieusement son regard, craignant cette heure extrême.

Les coups de fouet continuaient sans cesse, mais à un moment donné, Pescennius n'a pas réussi à garder son équilibre et la pointe aiguisée du fouet en bronze blessa profondément la gorge du pauvre Israélite faisant jaillir le sang à flots. Ses enfants ont compris la gravité de la situation et se sont regardés épouvantés. Par des prières d'une ferveur sublimée, Abigail s'adressait à Dieu, à ce Dieu tendre et aimant que sa mère lui avait appris à adorer. Philocrate conclut sa tâche. Le front de Jeziel se redressait difficilement exhibant une pâteuse sueur teintée de sang. Ses yeux ont fixé sa très chère sœur mais laissaient transparaître une profonde faiblesse qui annihilait ses dernières résistances. Incapable de définir ses propres pensées, Abigail partageait son attention angoissée entre son père et son frère, mais en quelques instants, au flux incessant du sang qui coulait abondamment, Jochedeb laissa pendre pour toujours sa tête mêlée de cheveux blancs. Le sang a inondé ses vêtements et couvrait ses pieds. Sous le regard cruel du légat, personne n'osa dire un mot. Seul le fouet fendant l'atmosphère chaude de la salle brisait le silence d'un sifflement singulier. Mais ils remarquèrent que de la poitrine de la victime s'échappaient encore quelques sons confus qui laissaient entendre ces paroles d'affection :

Mes enfants, mes chers enfants !...

Alors que la jeune fille ne pouvait peut-être pas comprendre ce qui se passait à ce moment décisif, Jeziel a tout saisi et dans un effort désespéré malgré sa terrible souffrance en cette heure, il a crié à sa sœur :

Abigail, papa expire, aie du courage, reprends confiance... Je ne peux pas t'accompagner dans la prière... mais fais-le pour nous tous... dis la prière des affligés...

Démontrant une foi enviable en de si douloureuses circonstances, la jeune fille agenouillée a fixé longuement son vieux père dont la poitrine ne respirait plus maintenant ; puis elle a levé les yeux au ciel et se mit à chanter d'une voix tremblante, bien qu'harmonieuse et cristalline :

« Seigneur Dieu, père de ceux qui pleurent.

Des tristes et des opprimés,

Force des vaincus,

Consolation à toutes les douleurs,

Malgré la misère arrière,

Les pleurs de nos erreurs,

En ce monde d'exil

Nous clamons votre amour !

Sur le chemin des afflictions,

Dans la nuit la plus tourmentée.

Votre source généreuse

Est un bien qui ne peut cesser...

Vous êtes en tout la lumière éternelle

De la joie et de la sérénité,

Notre porte d'espoir

Qui ne se fermera jamais. »

Sa complainte remplissait l'atmosphère d'une indicible sonorité. Elle ressemblait davantage au cri de douleur d'un rossignol qui chanterait, blessé, à l'aube du printemps. Sa foi en le Tout-Puissant était si grande et si sincère que son attitude tout entière était celle d'une fille aimante et obéissante qui aurait parlé à son père invisible et silencieux. Les sanglots obstruaient sa voix tremblante qui répétait sans peur la prière apprise au foyer avec la plus belle expression de confiance en Dieu.

Une pénible émotion s'est emparée de tout le monde. Que faire d'une enfant qui chantait le supplice de ses êtres aimés et la cruauté de ses bourreaux ? Les soldats et les gardes présents dissimulaient mal leur émoi. Le quêteur lui-même restait figé, comme pris d'un malaise embarrassant. Étrangère à la perversité des créatures, Abigail faisait appel à l'omnipotent. Elle ne savait pas que son chant était inutile pour sauver les siens, mais par son innocence il allait éveiller la commisération du bourreau, gagnant ainsi sa liberté.

Reprenant courage car il perçut que la scène avait touché la sensibilité générale, Licinius s'est efforcé de ne pas perdre sa fermeté et a ordonné à l'un des vieux serviteurs sur un ton impérieux :

Justin, mets cette femme à la rue et laisse-la partir, mais qu'elle ne chante plus, pas même une note !

Devant cet ordre retentissant, comme si elle recevait un coup étrange, brusquement muette, Abigail n'a pas fini sa prière.

D'abord, elle a jeté au cadavre sanglant de son père un regard inoubliable, puis elle a échangé avec son frère blessé et prisonnier les plus profondes démonstrations d'affection exprimées dans ses yeux douloureux et bouleversés. Et elle s'est sentie touchée par la main calleuse d'un vieux soldat qui lui dit d'une voix presque sèche :

Accompagne-moi !

Elle a alors frémi, mais elle réussit à adresser à Jeziel un dernier regard significatif, puis elle a suivi le préposé de Minucius, sans résistance. Après avoir traversé d'innombrables couloirs humides et sombres, Justin, modifiant sensiblement le ton de sa voix, a laissé entrevoir une extrême affection pour son visage presque enfantin, lui murmurant à l'oreille quelque peu ému:

Mon enfant, moi aussi je suis père et je comprends ton martyre. Si tu veux écouter un ami, accepte ce conseil. Fuis Corinthe le plus rapidement possible. Profite de cet instant et de la sensibilité de tes bourreaux et ne reviens plus ici.

Abigail retrouva un peu confiance et se sentit encouragée par cette marque de sympathie inattendue, elle a alors demandé extrêmement perturbée :

Et mon père ?

Ton père se repose pour toujours - a murmuré le généreux soldat.

Les sanglots de la jeune fille devinrent plus abondants brouillant ses yeux tristes. Mais désireuse de se défendre à l'idée de se retrouver seule, elle a encore demandé :

Mais... et mon frère ?

Personne ne revient des galères - a répondu Justin d'un regard significatif.

Abigail a posé ses petites mains sur sa poitrine pour étouffer toute sa douleur. Les charnières de la vieille porte ont lentement grincé et son protecteur inattendu lui dit tout en indiquant la rue mouvementée :

Va en paix et que les dieux te protègent.

La pauvre créature n'a pas tardé à ressentir la solitude parmi la foule de passants empressés qui se croisaient sur la voie publique. Habituée à la douceur du foyer, là où les paroles paternelles remplaçaient les échanges de la rue, elle s'est sentie bien étrangère au milieu de tant d'agitation mêlée d'intérêts et de préoccupations matérielles. Personne ne remarquait ses larmes, aucune voix amicale ne cherchait à connaître ses angoisses profondes.

Elle était seule ! Sa mère avait été rappelée à Dieu, il y avait plusieurs années ; son père venait de succomber, lâchement assassiné ; son frère était prisonnier et asservi sans espoir de rémission. Malgré le soleil de midi, elle ressentait un froid intense. Devrait-elle retourner au nid domestique ? Mais pourquoi avaient-ils été expulsés ? À qui pouvait-elle confier son énorme malheur ? Elle s'est souvenue d'une vieille amie de la famille. Elle est allée la voir. Très attachée à sa mère, dans sa grande bonté la veuve Sosthène qui était âgée l'a reçue avec un généreux sourire.

En sanglot, la malheureuse lui a raconté tout ce qui s'était passé.

Émue, la vénérable petite vieille qui caressait doucement ses cheveux bouclés,

lui dit :

Dans le passé, nos persécutions et nos souffrances ont été les mêmes.

Et laissant entendre qu'elle ne désirait pas revivre de tristes souvenirs, Sosthène lui fit remarquer :

Il faut avoir beaucoup de courage dans de déchirantes circonstances comme celles-ci. Il n'est pas facile d'élever son cœur au beau milieu d'un malheur aussi grand, mais il faut avoir confiance en Dieu dans les heures les plus arriéres. Que comptes-tu faire maintenant que tu n'as plus aucun recours ? Pour ma part, je ne peux rien t'offrir, si ce n'est un cœur amical, car je suis aussi ici grâce à l'aumône de la pauvre famille qui m'a charitablement offert son hospitalité dans la dernière tempête de ma vie.

Sosthène - a dit Abigail en soupirant -, mes parents m'ont préparée à une existence de courageux efforts. Je pense faire appel au légat et le supplier de me donner un petit bout de notre ferme pour que je puisse y vivre une vie honnête dans l'espoir de revoir Jeziel et sa fraternelle compagnie. Qu'en penses-tu ?

Remarquant l'indécision de sa vénérable amie, elle a continué :

Qui sait si le quêteur Licinius ne s'apitoiera pas sur mon sort ? Ma demande l'attendrira peut-être ; je retournerai à la maison et je te prendrai avec moi. Pour moi tu seras une seconde mère pour le reste de ma vie.

Sosthène l'a étreinte contre son cœur et lui dit les yeux larmoyants :

Ma chérie, tu es un ange, mais le monde appartient toujours aux méchants. Je vivrais avec toi éternellement ma bonne Abigail, cependant tu ne connais pas le légat ni son entourage. Écoute, ma fille ! Il faut que tu quittes Corinthe afin de ne pas souffrir de plus dures humiliations.

La jeune fille eut une exclamation d'abattement et après une longue pause, elle a

ajouté :

Je suivrai tes conseils, mais avant, je dois retourner à la maison.

Pourquoi ? - a interrogé son amie étonnée. - II faut que tu partes le plus vite possible. Ne retourne pas chez toi. À cette heure, il se peut que ce soit déjà occupé par des hommes sans scrupules qui ne te respecteront pas. Tu dois faire preuve d'une véritable force morale car nous vivons des temps où nous devons fuir la perdition, comme Lot et ses proches, courant le risque d'être transformée en statue inutile si tu regardes en arrière.

Face à cette situation imprévisible, la sœur de Jeziel buvait ses paroles avec une pénible étrangeté.

Un moment passa et Sosthène leva d'un coup sa main à son front, comme si elle se souvenait d'un fait opportun et lui dit prise d'enthousiasme :

Tu te souviens de Zacarias, le fils de Hanan ?

Cet ami sur la route de Cenchrées ?

Lui-même. J'ai été informée qu'en compagnie de sa femme, il se prépare à quitter définitivement l'Achaïe depuis que des Romains irresponsables ont assassiné son fils unique, il y a quelques jours.

Réconfortée par ce soudain espoir, elle conclut empressée :

Cours chez Zacarias ! Si tu le trouves encore, parle-lui en mon nom. Demande-lui de t'accueillir. Ruth a un cœur bon et elle ne refusera pas de te tendre ses mains généreuses et fraternelles, je sais qu'elle te recevra avec une affection toute maternelle !...

Abigail l'écoutait bien qu'elle sembla indifférente à son propre sort. Mais Sosthène lui fit prendre conscience du bien fondé de ce recours et après s'être réconfortées mutuellement pendant quelques minutes, sous la chaleur cuisante des premières heures de l'après-midi, la jeune fille s'est mise en route pour Cenchrées, tel un automate qui errerait dans les rues où de nombreux véhicules et d'innombrables piétons attestaient d'une grande agitation. Le port de Cenchrées se trouvait à une certaine distance du centre de Corinthe. Placé de sorte à desservir les communications avec l'Orient, ses quartiers populaires étaient pleins de familles israélites, installées depuis longtemps en Achaïe ou en transit pour la capitale de l'Empire et ses alentours. La sœur de Jeziel est arrivée chez Zacarias dominée par une terrible lassitude. Sa veille de la nuit antérieure, s'ajoutant à ses angoisses du jour, alliées à une pénible fatigue physique aggravaient son découragement. Ses jambes se tramaient tout en se rappelant son père mort et son frère prisonnier, elle ne pensait pas à elle, au misérable état de son organisme malade et sous-alimenté. Ce n'est qu'en arrivant à la modeste adresse donnée par son amie, qu'elle a remarqué que la fièvre commençait à la dévorer, l'obligeant à réfléchir à ses besoins.

Zacarias et Ruth, sa femme, répondant à son appel, la reçurent étonnés et angoissés.

-Abigail !...

Leur cri poussé en même temps révélait leur grande surprise en voyant l'allure de la jeune fille décoiffée, le visage bouleversé, les yeux profonds et ses vêtements en désordre.

Diminuée par son état de faiblesse et par la fièvre qui la rongeait, la fille de Jochedeb s'est jetée aux pieds du couple, s'exclamant sur un ton lancinant :

Mes amis ayez pitié de mon malheur !... Notre bonne Sosthène m'a rappelée votre affection en cet angoissant moment de ma vie. Moi qui n'avais déjà plus de mère, aujourd'hui mon père à été assassiné et Jeziel a été asservi sans rémission possible. S'il est vrai que vous quittez Corinthe, par compassion, emmenez-moi avec vous !

Anxieusement, Abigail étreignait Ruth tandis que son amie la caressait en larmes.

Sanglotant, la jeune fille leur a raconté les faits de la veille et les tristes événements de la journée.

Zacarias, dont le cœur paternel venait de souffrir d'un énorme coup, l'a étreinte avec affection et l'a réconfortée pris d'émotion lui disant prêt à l'aider :

Dans une semaine nous retournerons en Palestine. Je ne sais pas bien encore où nous allons nous installer, mais nous, qui avons perdu notre fils adoré, trouverons en toi une fille bien-aimée. Calme-toi ! Tu viendras avec nous, tu seras notre fille pour toujours.

Incapable d'exprimer sa profonde reconnaissance, tourmentée par la forte fièvre, la jeune file s'est agenouillée, en larmes, cherchant à leur dire toute sa gratitude affectueuse et sincère. Ruth l'a prise tendrement dans ses bras et comme un ange maternel attentionné, l'a conduite dans un lit doux où Abigail, assistée par ses deux généreux amis, a déliré pendant trois jours, entre la vie et la mort.

III

À JÉRUSALEM

Après avoir dévisagé angoissé le cadavre de son père d'un regard anxieux, le jeune Hébreu a accompagné sa scieur du regard jusqu'à la porte qui donnait sur l'un des vastes couloirs de la prison. Jamais il n'avait ressenti une aussi vive émotion. Profondément bouleversé, les conseils maternels affluaient à son esprit et lui disaient que la créature par dessus tout, doit aimer Dieu. Jamais il n'avait connu de larmes aussi amères que celles qui coulaient à flot de son cœur lacéré. Comment reprendre courage et réorganiser sa vie ? Il aurait voulu rompre ses chaînes et s'approcher de son père inanimé, caresser ses cheveux blancs et, simultanément, ouvrir toutes les portes, courir à la poursuite d'Abigail, la prendre dans ses bras pour ne jamais plus se séparer d'elle. En vain, il se tordait au tronc du martyre et en compensation à ses efforts, seul le sang coulait plus copieusement de ses blessures ouvertes. De poignants sanglots secouaient sa poitrine où sa tunique en haillon s'était teintée de rouge. Atterré, il fut finalement jeté dans une cellule humide où pendant trente jours, il est resté plongé dans de profondes réflexions.

Au bout d'un mois, ses blessures étaient cicatrisées et l'un des préposés de Licinius a jugé que le moment était venu de l'acheminer vers l'une des galères du trafic commercial où le quêteur avait des intérêts lucratifs.

Le jeune Hébreu avait perdu l'ardeur rosé de ses joues et l'expression innocente de sa physionomie affectueuse et joyeuse. Cette rude expérience lui avait laissé un air sombre et affligé. Il avait dans ses yeux une indéfinissable tristesse et sur son front des rides précoces annonçaient une vieillesse prématurée. Dans ses yeux néanmoins planait toujours la même sérénité douce qui lui venait de sa profonde confiance en Dieu. Comme tant d'autres descendants de sa race, il avait souffert d'un poignant sacrifice, mais il avait gardé la foi comme l'auréole divine de ceux qui savent agir avec justesse et espérer. L'Auteur des proverbes a dit que face à toutes les vicissitudes de la vie humaine, il était primordial de garder sa sérénité d'âme, car c'est d'elle que procèdent les sources les plus pures de l'existence et Jeziel avait gardé son cœur serein. Orphelin de père et de mère, prisonnier de cruels bourreaux, il avait su conserver le trésor de l'espoir et chercherait sa sœur jusqu'aux confins du monde, si un jour il réussissait à nouveau à embrasser la liberté de son front asservi.

Suivi de près par des sentinelles impitoyables, tel un vulgaire vagabond, il a arpenté les rues de Corinthe jusqu'au port, où il fut jeté dans la soute infecte d'une galère ornée du symbole des aigles dominateurs.

Réduit à sa misérable condition de condamné aux travaux forcés à perpétuité, il a affronté sa nouvelle situation avec confiance et humilité. C'est avec admiration que l'intendant Lisipus a remarqué sa bonne conduite et ses efforts nobles et généreux. Habitué à traiter avec des malfaiteurs et des créatures sans scrupules qui, très souvent, exigeaient la discipline du fouet, il fut surpris de découvrir chez ce jeune Hébreu une disposition sincère à se livrer au sacrifice, sans révolte et sans bassesse.

Manipulant les lourdes rames avec une absolue sérénité comme s'il se consacrait à une tâche ordinaire, il sentait la sueur abondante inonder son visage juvénile, se rappelant avec émotion les jours laborieux où il maniait sa chère charrue. Rapidement, l'intendant reconnu en lui un employé digne d'estime et de considération qui sut s'imposer à ses compagnons par le prestige de sa bonté naturelle qui débordait de son âme.

Pauvre de nous ! - s'exclama un collègue découragé. - Ils sont rares ceux qui résistent à ces maudites rames plus de quatre mois !...

Mais tout service nous vient de Dieu, l'ami - a répondu Jeziel hautement inspiré -, et dès lors que nous sommes ici à accomplir une activité honnête, la conscience tranquille, nous devons garder la conviction que nous servons le Créateur en travaillant à ses œuvres.

À chaque complication dans son nouveau mode de vie, il avait une phrase conciliante qui calmait les esprits les plus exaltés. L'intendant était surpris par la délicatesse de ses manières et sa capacité de travail alliées aux valeurs les plus élevées de l'éducation religieuse reçue au sein de son foyer.

Dans la sombre soute du bateau, la fermeté de sa foi n'avait pas changé. Il partageait son temps entre les rudes travaux et les méditations bénies. À chacune de ses pensées, survenait la nostalgie du nid familial et aussi longtemps que durerait sa captivité, il garderait l'espoir de revoir un jour sa sœur.

Après avoir quitté Corinthe, la grande embarcation s'est dirigée vers Céphalonie et Nicopolis d'où elle devait retourner par les ports sur la route de Chypre après un court passage par la côte de la Palestine, conformément à l'itinéraire organisé pour profiter du climat sec car l'hiver paralysait toute navigation.

Habitué à travailler, il n'eut pas de mal à s'adapter à la lourde besogne de chargement et de déchargement du matériel transporté, au maniement des rames implacables et à l'assistance aux quelques passagers chaque fois qu'ils lui demandaient de l'aide sous le regard vigilant de Lisipus.

En quittant l'île de Céphalonie, la galère reçut un illustre passager. C'était un jeune Romain, Serge Paul, qui se dirigeait vers la ville de Citium pour remplir une mission de nature politique, puis qui devait se rendre au port de Neapaphos où quelques amis l'attendaient. Le jeune patricien devint dès lors, parmi tous, la cible d'une grande attention. Vu l'importance de son nom et le caractère officiel de la mission qui lui avait été confiée, le commandant Servius Carbo lui avait réservé les meilleures cabines.

Néanmoins, bien avant d'accoster à nouveau dans Corinthe où le bateau devait rester quelques jours et poursuivre ensuite sa route déjà tracée, sous le coup d'une forte fièvre, Serge

Paul est tombé malade laissant apparaître sur tout son corps des plaies purulentes. On commentait en sourdine que dans les environs de Céphalonie se répandait une peste inconnue. Le médecin de bord ne réussissait pas à s'expliquer la maladie et les amis du malade sans dissimuler les moindres scrupules commencèrent à prendre leur distance. Au bout de trois jours, le jeune Romain était presque à l'abandon. À son tour inquiet, le commandant prit peur et fit appeler Lisipus, pour lui demander de lui indiquer un esclave des plus instruits et des plus délicats, capable de se charger de l'assistance nécessaire à l'illustre passager. C'est ainsi que l'intendant désigna aussitôt Jeziel, et dans l'après-midi, le jeune Hébreu pénétra dans la cabine du malade avec la même sérénité qui le caractérisait dans les situations les plus diverses et les plus risquées.

Le lit de Serge Paul était défait. Très souvent, il se levait brusquement pris d'une poussée de fièvre qui le faisait délirer, il prononçait des paroles incohérentes et aggravait par le mouvement de ses bras, les plaies qui saignaient de tout son corps.

Qui es-tu ? - a demandé le malade dans son délire, dès qu'il vit la figure calme et humble du jeune Corinthien.

Je m'appelle Jeziel, l'esclave qui vient vous servir.

Et à partir de là, il s'est consacré au malade avec toute son attention. Grâce à l'autorisation des amis de Serge, il utilisa tous les recours dont il put disposer à bord, imitant les traitements appris au foyer. Pendant plusieurs jours de suite et de longues nuits, il a ainsi veillé l'illustre Romain avec dévouement et bonne-volonté. Il lui appliquait des bains, des essences et des pommades avec zèle comme s'il traitait un proche parent qui lui serait très cher. Dans les moments les plus critiques de la douloureuse maladie, il lui parlait de Dieu, lui récitait des textes anciens des prophètes qu'il connaissait par cœur qui venaient s'ajouter aux paroles de consolation et de sympathie fraternelle.

Serge Paul comprit la gravité du mal qui avait fait fuir ses amis les plus chers et, pendant ces quelques jours, il s'était pris d'affection pour l'infirmier humble et bon. Au bout d'un certain temps, Jeziel avait complètement conquis son admiration et sa reconnaissance par ses actes d'une indicible bonté et le malade est rapidement entré en convalescence, à la joie générale.

Néanmoins, la veille de retourner dans la cale étouffée, le jeune captif a présenté les premiers symptômes de la maladie inconnue qui se répandait en Céphalonie.

Après s'être mis d'accord avec quelques subordonnés, le commandant attira l'attention du patricien déjà presque rétabli et lui demanda la permission de jeter le jeune homme à la mer.

Il vaut mieux empoisonner les poissons, plutôt que d'affronter le danger de la contagion et risquer tant de vies précieuses - lui dit Servius Carbo avec un sourire malveillant.

Le patricien a réfléchi un instant et demanda la présence de Lisipus pour que tous trois s'entretiennent sur le sujet.

Quelle est la situation du jeune homme ? - a demandé le Romain avec intérêt.

L'intendant se mit à expliquer que le jeune Hébreu avait embarqué avec d'autres hommes capturés par Licinius Minucius, lors des dernières émeutes en Achaïe. Lisipus, qui avait beaucoup de sympathie pour le jeune homme de Corinthe, chercha à peindre avec fidélité la correction de sa conduite, ses manières délicates, l'influence morale bénéfique qu'il exerçait sur ses compagnons très souvent désespérés et insoumis.

Après ses longues considérations, Serge a réfléchi et avec une profonde noblesse d'esprit, il dit :

Je ne peux accepter que Jeziel soit jeté à la mer. Je dois à cet esclave un dévouement qui équivaut à ma propre vie. Je connais Licinius et, si besoin est, je pourrai plus tard expliquer mon attitude. Je ne doute pas que la peste de Céphalonie ait atteint son organisme et pour cela même, je vous demande votre coopération pour que ce jeune soit définitivement libéré.

Mais cela est impossible... - s'exclama Servius réticent.

Pourquoi pas ? - a répondu le Romain. - Quand atteindrons-nous le port de Joppé ?

Demain, dans la soirée.

Très bien, j'espère que vous ne contrarierez pas mes plans, et dès que nous aurons atteint le port, je transporterai Jeziel à bord d'un canot jusqu'aux berges, prétextant vouloir faire des exercices musculaires dont j'ai d'ailleurs besoin. Après avoir accosté, je lui rendrai sa liberté. C'est un acte que je m'impose, conformément à mes principes.

Mais, Seigneur... - réagit le capitaine du bateau indécis.

Je n'accepte aucune restriction, de plus Licinius Minucius est un vieil ami de mon

père.

Puis il poursuivit après avoir réfléchi pendant un moment :

Vous n'alliez pas jeter le jeune homme à la mer ? -Si.

Et bien, mentionnez dans votre rapport que l'esclave Jeziel, pris d'un mal inconnu attrapé en Céphalonie, a été jeté en mer avant que la peste ne contamine les membres de l'équipage et les passagers. Pour que le jeune homme ne se compromette pas, je le lui dirai moi-même et je lui donnerai des ordres en ce sens. D'ailleurs, je le trouve très faible pour supporter les crises culminantes de la maladie encore à ses débuts. Qui pourra dire s'il résistera ? Qui sait, il mourra peut-être abandonné, à la minute même où il recouvrera sa liberté ?

Le capitaine et l'intendant ont échangé un regard intelligent donnant implicitement leur mutuel accord.

Après une longue pause, Servius accepta se reconnaissant vaincu :

Et bien, soit.

Le jeune patricien a tendu sa main aux deux autres et a murmuré :

Vous pourrez toujours disposer de moi comme d'un ami pour avoir rendu service à mon devoir de conscience.

Quelques instants plus tard, Serge s'est approché du jeune homme à demi endormi près de sa cabine, déjà atteint par une forte fièvre, et s'est adressé à lui avec délicatesse et bonté :

Jeziel, désirerais-tu retrouver ta liberté ?

Oh ! Seigneur, s'exclama le jeune homme une lueur d'espoir dans les yeux.

Je veux compenser le dévouement que tu m'as dispensé pendant les longs jours de ma maladie.

Je suis votre esclave, Seigneur. Vous ne me devez rien.

Tous deux parlaient grec et réfléchissant brusquement à son avenir, le patricien lui a demandé :

Tu connais la langue de la Palestine ?

Je suis fils d'Israélites qui m'ont enseigné ma langue maternelle dans ma plus tendre enfance.

Alors, il ne te sera pas difficile de recommencer ta vie dans cette province.

Et mesurant ces paroles, comme s'il craignait quelque surprise contraire à ses projets, il a ajouté :

Jeziel, tu n'ignores pas que tu es malade, peut-être aussi gravement que je l'ai été il y a quelques jours de cela. Le capitaine, craignant une contagion générale, vu la présence de nombreux hommes à bord, prétendait te jeter à la mer ; mais comme demain après-midi nous arriverons à Joppé, j'ai profité de cette circonstance pour te rendre ta vie d'homme libre. Tu n'es pas sans savoir qu'en agissant ainsi, je suis en train d'enfreindre certaines règles qui régissent les intérêts de mes compatriotes, et il est juste de te demander de garder le secret concernant ces faits.

Oui, Seigneur - a répondu le jeune extrêmement abattu qui essayait péniblement de coordonner ses idées.

Je sais que bientôt la maladie prendra de graves proportions, a continué son bienfaiteur. Je te rendrai la liberté, mais seul ton Dieu pourra t'accorder la vie. Néanmoins, au cas où tu te rétablirais, tu devras être un nouvel homme, avec un nom différent. Je ne désire pas être inculpé de traître par mes propres amis et je dois pouvoir compter sur ta coopération.

Je vous obéirai en tout, Seigneur.

Serge lui a lancé un regard généreux et a terminé :

Je prendrai toutes les mesures nécessaires. Je te donnerai un peu d'argent pour que tu puisses répondre à tes premiers besoins et tu porteras l'une de mes vieilles tuniques, mais dès que tu le pourras, tu quitteras Joppé pour l'intérieur de la province. Le port est toujours plein de marins romains curieux et malveillants.

Le malade a fait un geste de remerciement, tandis que Serge se retirait pour répondre à l'appel de quelques amis.

Le lendemain, à l'heure dite, des maisons palestiniennes étaient en vue. Et alors que les premiers astres de la nuit brillaient, la petite barque s'est approchée de la rive silencieusement avec deux hommes à bord dont les ombres se perdaient dans la nuit proche. Quelques bons conseils et ils se firent leurs adieux, le jeune Hébreu a baisé avec émotion la dextre de son bienfaiteur qui est précipitamment retourné à la galère, la conscience tranquille.

Mais à peine avait-il fait quelques pas que Jeziel s'est senti oppressé par des douleurs générales qui prenaient tout son corps et par un abattement naturel, dévoré par la fièvre. Des idées confuses dansaient dans sa tête. Il voulait penser au bonheur de sa libération ; il désirait fixer l'image de sa sœur qu'il devait chercher dès qu'il le pourrait, mais une étrange torpeur annihilait ses forces, causant une somnolence invincible. Indifférent, il regardait les étoiles qui peuplaient la nuit rafraîchie par les brises marines. Il put remarquer qu'il y avait de l'agitation dans les maisons toutes proches, mais est resté inerte dans la lande où il s'était blotti près de la plage. Des cauchemars étranges ont dominé son repos physique alors que le vent caressait son front fiévreux.

À l'aube, il s'est réveillé au contact de mains inconnues qui fouillaient sans gêne les poches de sa tunique.

En ouvrant les yeux, hagard, il remarqua que les premières lueurs de l'aube pointaient à l'horizon. Un homme à la physionomie sagace était penché sur lui et cherchait quelque chose. Épouvanté, le jeune Hébreu a immédiatement deviné ce qui se passait, convaincu de se trouver face à l'un de ces malfaiteurs ordinaires, avides d'une bourse étrangère. Il trembla et fit un mouvement involontaire, mais vit que son assaillant inattendu levait sa main droite, tenant une arme, il était sur le point de le tuer.

Ne me tue pas, l'ami - a-t-il balbutié d'une voix tremblante.

À ces mots prononcés sur un ton émouvant, le vagabond a retenu le coup fatal.

Je vous donnerai tout l'argent que je possède - a fini le jeune homme avec dépit.

Et cherchant dans sa poche le peu que le patricien lui avait donné, il a tout remis à l'inconnu dont les yeux brillaient de convoitise et de plaisir. D'un seul coup, ce visage sournois se transforma en une expression souriante qui donnait l'impression de vouloir soulager et même aider.

Oh ! Vous êtes trop généreux ! - a-t-il murmuré en prenant la bourse bien pleine.

L'argent est toujours bon à prendre - a dit Jeziel -quand grâce à lui nous pouvons conquérir la sympathie ou la miséricorde des hommes.

L'interlocuteur a feint de ne pas percevoir la portée philosophique de ces paroles et lui

dit :

Votre bonté, néanmoins, dispense le concours de tout élément étranger à la conquête de bons amis. Moi, par exemple, je me dirigeais à mon travail au port quand j'ai ressenti une si grande sympathie pour vous que je me trouve là, prêt à vous servir.

Votre nom ?

Irénée de Crotona pour vous servir - répondit l'interpellé, visiblement satisfait par l'argent qui remplissait sa poche.

Mon ami - s'exclama le jeune homme extrêmement affaibli -, je suis malade et je ne connais pas cette ville pour prendre de décision. Pouvez-vous m'indiquer un abri ou quelqu'un qui puisse me donner la charité d'un asile ?

Irénée a pris un air de pitié affectée et a répondu :

Je crains de ne rien avoir à mettre à votre disposition qui puisse répondre à vos besoins, et je ne sais pas non plus où il y aurait un abri approprié pour vous recevoir comme cela s'avère nécessaire. En vérité tout le monde est prêt à faire le mal, mais pour faire le bien...

Puis, se concentrant un moment, il a ajouté :

Ah ! Maintenant que j'y pense !... Je connais des personnes qui peuvent vous aider. Ce sont les hommes du « Chemin ».4

Désignation première du christianisme. (Note d'Emmanuel.)

Encore quelques mots et Irénée lui proposa de le conduire auprès de l'un d'eux, soutenant son corps malade et vacillant.

Le soleil caressant du matin commençait à éveiller la nature de ses rayons chauds et réconfortants. Une fois leur courte randonnée par un raccourci dans la lande accomplie, soutenu par le vagabond transformé en bienfaiteur, Jeziel s'est arrêté devant la porte d'une maison à l'apparence modeste. Irénée est entré, puis il est revenu avec un homme âgé au visage bienveillant qui a tendu cordialement sa main au jeune Hébreu, en disant :

D'où viens-tu, frère ?

Le jeune homme resta admiratif par tant de bonté et de délicatesse manifestée chez un homme qu'il voyait pour la première fois. Pourquoi lui donnait-il ce titre familier réservé au cercle des intimes nés sous le même toit ?

Pourquoi m'appelez-vous frère, si vous ne me connaissez pas ? - a-t-il interrogé

ému.

Mais l'interpellé, renouvelant son sourire généreux, ajouta :

Nous sommes tous une grande famille en le Christ Jésus.

Jeziel n'a pas compris. Qui était ce Jésus ? Un nouveau dieu pour ceux qui ne connaissaient pas la Loi ? Reconnaissant que la maladie ne lui permettait pas de faire des cogitations religieuses ou philosophiques, il a simplement répondu :

Que Dieu récompense la générosité de votre accueil. Je viens de Céphalonie et je suis gravement tombé malade pendant le voyage, c'est ainsi que dans cet état je fais appel à votre charité.

Éphraïm - a dit Irénée s'adressant au propriétaire de la maison -, notre ami a de la fièvre et son état général exige des soins. Vous, qui êtes l'un des hommes bons du « Chemin », devez l'accueillir avec ce cœur dévoué à ceux qui souffrent.

Éphraïm s'est approché davantage du jeune malade et fit observer :

Ce n'est pas le premier malade de Céphalonie que le Christ envoie à ma porte. Avant- hier déjà, un autre est apparu ici, le corps criblé de terribles blessures. Devant la gravité de son cas, je prétends d'ailleurs l'emmener dans l'après-midi à Jérusalem.

Mais pourquoi faut-il aller si loin ? - a demandé Irénée avec étonnement.

Il n'y a que là-bas que nous ayons un plus grand nombre de collaborateurs - a-t-il expliqué avec humilité.

Entendant ce qui se disait et considérant son besoin de quitter le port conformément aux recommandations du patricien qui avait été pour lui un véritable ami en lui rendant sa liberté, dans un appel humble et triste, Jeziel s'est adressé à Éphraïm en ces ternies :

Pour ce que vous êtes, emportez-moi avec vous à Jérusalem, par pitié !...

Démontrant une bonté naturelle, l'interpellé a accepté sans hésitation :

Tu viendras avec moi.

Abandonné par Irénée aux soins d'Éphraïm, le malade reçut l'attention d'un véritable ami. S'il n'avait pas été aussi fiévreux, il aurait eu avec le frère des échanges plus approfondis pour connaître plus en détail les nobles principes qui l'avaient amené à lui tendre sa main protectrice. Mais il avait du mal à garder sa pensée vigilante afin de répondre à ses questions prévenantes pour le soigner correctement.

Au crépuscule, profitant de la fraîcheur de la nuit, une charrette, soigneusement couverte d'une bâche en chiffon bon marché, quittait Joppé à destination de Jérusalem.

Avançant doucement pour ne pas fatiguer la pauvre bête, Éphraïm transportait les deux malades à la ville proche, en quête du secours nécessaire. Se reposant dé-ci delà, ce n'est que le lendemain matin que le véhicule s'est arrêté devant la porte d'une grande maison qui par son aspect extérieur semblait d'ailleurs très pauvre. Un jeune au visage rayonnant est venu accueillir le nouvel arrivant qui lui demanda avec intimité :

Urias, pourrais-tu me dire si Simon Pierre est là ?

Oui, il est là.

Pourrais-tu l'appeler pour moi ?

J'y vais.

En compagnie de Jacques, le frère de Lévi, Simon est apparu et reçut le visiteur avec de grandes démonstrations d'amitié. Éphraïm expliqua la raison de sa présence. Deux désemparés exigeaient une aide urgente.

Mais c'est presque impossible - l'a interrompu Jacques. - Nous avons quarante neuf malades alités.

Pierre a esquissé un sourire généreux et lui dit :

Allons, Jacques, si nous étions en train de pêcher, serait-il juste de nous abstenir de tel ou tel tâche dépassant le domaine des obligations incontournables de chaque jour pour notre famille dont l'organisation nous vient de Dieu ; aujourd'hui le Maître nous a donné un devoir d'assistance à tous ses enfants en souffrance. Actuellement, notre temps se consacre à cela ; voyons donc ce que nous pouvons faire.

Et plein de bonté, l'apôtre s'est avancé pour accueillir les deux malheureux.

Venant des Tibériades, depuis qu'il était arrivé à Jérusalem, Simon s'était transformé en noyau central d'un grand mouvement humanitaire. De tout temps, les philosophes ont toujours trôné sur des chaises confortables, mais ils ne se sont jamais investis personnellement aux côtés des plus démunis, désertés par la chance. Par de divins exemples, Jésus a su rénover tout le système d'exhortation de la vertu. Appelant à lui les affligés et les malades, il a inauguré au monde la formule de la vraie bienfaisance sociale.

Les premières organisations d'assistance se sont érigées grâce à l'effort des apôtres sous l'influence aimante des leçons du Maître.

C'est pour cela que la résidence de Pierre, une donation faite par plusieurs amis du « Chemin », régurgitait de malades et d'invalides sans espoir. Originaires de Césarée, des vieux exhibaient des ulcères repoussants ; conduits par des parents soucieux de soulagement, des fous provenaient des régions les plus lointaines ; des enfants paralytiques de l'Idumée étaient portés par des bras maternels, tous attirés par la renommée du prophète nazaréen qui ressuscitait même les morts et savait rendre la tranquillité à ces cœurs les plus malheureux du monde.

Il était bien naturel qu'ils ne guérissent pas tous, ce qui obligeait le vieux pêcheur à prendre soin de tous les nécessiteux avec l'affection d'un père. Arrivé là avec sa famille, il était maintenant beaucoup aidé par Jacques, le fils d'Alphée, et par Jean ; mais bientôt, Philippe et ses filles s'installèrent également à Jérusalem, coopérant ainsi à ce grand effort fraternel. Le flux des nécessiteux était tel que depuis longtemps Simon ne pouvait plus se livrer à d'autres activités relatives à la prédication de la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu. L'extension de ces tâches finit par lier l'ancien disciple aux plus grands noyaux du judaïsme dominant, l'obligeant à demander de l'aide aux personnages les plus éminents de la ville. Pierre se sentait de plus en plus esclave de ses amis bienfaiteurs et de ses pauvres bénéficiaires accourus de toute part dans un état de besoin suprême, implorant le secours de son esprit de disciple dévoué et sincère.

Répondant aux sollicitations confiantes d'Éphraïm, il fit installer les deux patients dans sa pauvre maison.

Dans un état de complète inconscience, Jeziel occupa un lit propre et simple, il était en plein délire, la fièvre le dominait. Néanmoins, ses paroles incohérentes révélaient une telle connaissance exacte des textes sacrés que Pierre et Jean se sont intéressés de manière spéciale à ce jeune homme aux joues décharnées et tristes. Principalement Simon, il passait de longues heures à l'écouter, notant les concepts profonds bien qu'issus d'une exaltation fiévreuse.

Après deux longues semaines, Jeziel alla mieux, il retrouva ses facultés pour mieux analyser et comprendre sa nouvelle situation. Il se prit d'affection pour Pierre, comme un enfant aimant pour un père légitime. Remarquant son dévouement, de lit en lit, de nécessiteux en nécessiteux, le jeune Hébreu ressentit une surprise délicieuse et profonde, l'ex-pêcheur de Capharnaûm, relativement jeune encore, était l'exemple vivant de la résignation fraternelle.

Bientôt convalescent, Jeziel fut transféré dans un environnement plus calme, à l'ombre douce de vieux dattiers qui entouraient la vieille maison.

Entre eux deux, dès les premiers jours, il s'était créé un courant magnétique d'une grande attraction affective.

Ce matin là, les commentaires aimables se succédaient et malgré la juste curiosité qui planait dans son esprit concernant son hôte captivant, Simon n'avait pas encore trouvé l'occasion d'échanger des idées plus personnelles pour étudier ses pensées, s'informant ainsi de ses sentiments et de son origine. Au souffle généreux de la brise matinale, sous les arbres feuillus, l'apôtre se prit d'audace et, à un moment donné après avoir distrait le convalescent avec quelques paroles amicales, il a délicatement cherché à pénétrer le mystère :

Ami - dit-il avec un sourire jovial -, maintenant que Dieu t'a rendu ta précieuse santé, je me réjouis d'avoir reçu ta visite dans notre maison. Notre joie est sincère, car depuis que tu es parmi nous, à travers les moindres détails, tu as révélé par la connaissance que tu as des textes sacrés, la condition spirituelle d'un enfant légitime élevé au sein d'un foyer organisé avec Dieu. Et j'ai été tellement impressionné par tes références à Ésaïe quand tu délirais dévoré par la fièvre que je désirerais savoir de quelle tribu tu descends.

Jeziel a compris que cet ami sincère avec sa délicate argutie psychologique, qui pendant les heures les plus critiques de sa maladie avait été un frère attentif, désirait mieux le connaître, savoir qui il était vraiment. Il trouva cela légitime et se dit qu'il ne devait pas mépriser le soutien d'un cœur vraiment fraternel et purifier ses propres énergies spirituelles.

Mon père était un enfant de la banlieue de Sébaste, il descendait de la tribu d'Issacar - a-t-il expliqué complaisant.

Il était lui aussi très attaché à l'étude d'Ésaïe ?

Il étudiait de bonne foi tout le testament, sans préférence, peut-être dans un ordre particulier. Personnellement, Ésaïe m'a toujours profondément impressionné par la beauté des promesses divines dont il était porteur en nous annonçant la venue du Messie qui occupe mes méditations depuis mon enfance.

Simon Pierre a esquissé un sourire de vive satisfaction et a dit :

Mais, tu ne sais pas que le Messie est déjà venu ?

Jeziel eut un brusque sursaut sur sa chaise improvisée.

Que dites-vous ? - a-t-il questionné surpris.

Tu n'as jamais entendu parler de Jésus de Nazareth ?

Bien qu'il se souvienne vaguement des paroles prononcées par Éphraïm, il déclara :

Jamais !

Et bien, le prophète nazaréen nous a déjà apporté le message de Dieu pour les siècles

à venir.

Et Simon Pierre, les yeux exaltés par la flamme lumineuse de ceux qui ont plaisir à se souvenir des temps heureux, lui a parlé de l'exemple du Seigneur en lui traçant une parfaite biographie verbale du Maître sublime.

Par des expressions fortement teintées, il s'est souvenu des jours où il logeait dans sa chaumière sur les berges du Génésareth, des excursions dans les villages voisins, des voyages en barque de Capharnaûm aux sites sur les bords du lac. Il fallait entendre l'indicible émotion de sa voix, la joie intérieure avec laquelle il rappelait les faits et prêchait près du lac agité caressé par le vent, la poésie et la douceur des crépuscules du soir. L'imagination vivante de l'apôtre savait tisser des commentaires judicieux et brillants à l'évocation d'un lépreux guéri, d'un aveugle qui avait recouvré la vue, d'un enfant malade et juste guéri.

Jeziel buvait ses paroles, entièrement absorbé, comme s'il avait trouvé un monde nouveau. Le message de la Bonne Nouvelle pénétrait son esprit désenchanté, comme un doux baume.

Alors que Simon s'apprêtait à finir son récit, il ne put se retenir et demanda :

Et le Messie ? Où est le Messie ?

Il y a plus d'un an - s'exclama l'apôtre effaçant son ardeur, laissant place à de tristes souvenirs - il a été crucifié ici même à Jérusalem, entre des voleurs.

Ensuite, il se mit à énumérer les cruels martyres, les pénibles ingratitudes dont le Maître avait été victime, les derniers enseignements et la glorieuse résurrection du troisième jour. Puis, il a parlé des premiers jours de l'apostolat, des événements de la Pentecôte et des dernières apparitions du Seigneur dans le scénario toujours nostalgique de la lointaine Galilée.

Jeziel avait les paupières humides. Ces révélations bouleversaient son cœur comme s'il avait connu le prophète de Nazareth. Et rapprochant ce portrait des textes qu'il connaissait par cœur, il dit presque à voix haute comme s'il se parlait à lui-même :

« Il se dressera 5 comme un arbuste vert dans l'ingratitude d'un sol aride...

(5) Chapitre 53, Ésaïe.

Accablé d'opprobres, abandonné des hommes.

Couvert d'ignominie, il ne méritera aucune considération.

Il portera le lourd fardeau de nos crimes et de nos souffrances, il prendra sur lui toutes nos douleurs.

Tel un homme frappé par la colère de Dieu...

Humilié et blessé, il se laissera mener comme un agneau, mais dès l'instant il aura offert sa vie, l'oeuvre de l'Éternel prospérera entre ses mains. »

Admiratif devant une telle connaissance des textes sacrés, Simon a fini par dire :

Je vais te chercher les nouveaux textes. Ce sont les annotations de Lévi 6 sur le Messie ressuscité.

6 Matthieu.

Et quelques minutes plus tard, l'apôtre lui remettait entre les mains les parchemins de l'Évangile. Jeziel ne l'a pas lu, il l'a dévoré. Il a remarqué à voix haute, un à un, tous les passages du récit en compagnie de Pierre sincèrement réjoui.

Une fois cette rapide analyse achevée, le jeune homme lui dit :

J'ai trouvé le trésor de la vie, je dois l'examiner plus tranquillement, je veux me remplir de sa lumière car je sens qu'ici réside la clé des énigmes de l'homme.

Presque en larmes, il a lu le Sermon de la Montagne, assisté par les émouvants souvenirs de Pierre. Puis, tous deux se sont mis à comparer les enseignements du Christ avec les prophéties qui l'annonçaient. Le jeune Hébreu était profondément touché et voulait connaître les moindres détails de la vie du Maître. Simon cherchait à le satisfaire, édifié et heureux. Le généreux ami de Jésus, si incompris à Jérusalem, ressentait une joie pleine de fierté d'avoir trouvé un jeune Hébreu enthousiasmé par les exemples et les enseignements du Maître incomparable.

Depuis que j'ai été accepté dans votre maison - a dit Jeziel -, j'ai remarqué que vous mettez en pratique des principes qui me sont inconnus. Tant d'attachement à soutenir les désertés par la chance est une leçon nouvelle pour mon âme. Les malades qui vous bénissent, comme je le fais maintenant, sont des protégés de ce Christ que je n'ai pas eu le bonheur de connaître.

Le Maître soutenait tous les souffrants et il nous a recommandé d'en faire de même en son nom, a gentiment souligné l'apôtre.

Conformément aux instructions du Lévitique - a dit Jeziel -, toute ville doit avoir loin de ses portes, une vallée destinée aux lépreux et aux personnes considérées immondes ; cependant, Jésus nous a donné un foyer dans le cœur de ceux qui le suivent.

Le Christ nous a apporté le message de l'amour -expliqua Pierre -, il a complété la Loi de Moïse en donnant un nouvel enseignement. La Loi Antique est justice, mais l'Évangile est amour. Alors que le code du passé prescrivait « œil pour œil, dent pour dent », le Messie a enseigné que nous devons « pardonner soixante-dix sept fois » et que si quelqu'un veut nous prendre notre tunique, nous devons aussi lui donner notre manteau.

Jeziel ému se mit à pleurer. Ce Christ aimant et bon, suspendu à la croix de l'ignominie humaine, était la personnification de tous les héroïsmes du monde. C'était comme s'il se soulageait à l'analyser ! Il se sentait réconforté de ne pas avoir réagi face au despotisme dont il avait été victime. Le Christ était le Fils de Dieu et il n'avait pas dédaigné la souffrance. Son calice avait débordé et Pierre lui laissait comprendre que dans les moments les plus âpres, ce Maître inconnu et humble en ce monde, avait su transmettre des leçons de courage, de résignation et de vie. En exemple de son amour, cet homme simple et affectueux qui l'appelait frère, était là, il l'accueillait comme un père dévoué. Le jeune homme se souvint de ses derniers jours à Corinthe et il a longuement pleuré. C'est ainsi qu'ouvrant son cœur, il a pris les mains de Pierre et lui a raconté toute sa tragédie, sans rien omettre et suppliant ses conseils.

Lorsqu'il eut fini son récit, il a ajouté ému :

Vous m'avez révélé la lumière du monde ; pardonnez-moi alors si je vous révèle mes souffrances qui doivent être justes. Vous portez dans votre cœur les lumières des paroles du Sauveur et vous avez inspiré ma pauvre vie.

L'apôtre l'a étreint et a murmuré :

Je pense qu'il est plus prudent que tu gardes l'anonymat car Jérusalem est pleine de Romains et il serait injuste de compromettre le généreux ami qui t'a rendu ta liberté. Ton cas, néanmoins, n'est pas nouveau mon frère. Je suis dans cette ville depuis presque un an et ces pauvres lits ont vu défiler les plus singulières créatures. Moi qui étais un misérable pêcheur, ai acquis une grande expérience du monde pendant ces quelques mois ! À ces portes ont frappé des hommes en haillons qui furent un jour des hommes politiques importants, des femmes lépreuses qui furent presque des reines ! En contact avec l'histoire de tant de rêves déchus par le jeu des vanités mondaines, je reconnais maintenant que les âmes ont besoin du Christ, par dessus tout.

Ces explications singulières étaient d'un grand réconfort pour Jeziel, qui l'interrogea avec reconnaissance :

Et vous pensez que je pourrais vous servir en quoi que ce soit ? Moi qui ai été captif des hommes, je désirerais être l'esclave du Sauveur qui a su vivre et mourir pour nous tous.

Tu seras mon fils, désormais - s'exclama Simon transporté de joie.

Et puisque je dois me reformer en Jésus Christ, comment m'appellerai-je ? - a demandé Jeziel avec des yeux remplis de joie.

L'apôtre a réfléchi un moment et lui a dit :

Pour que tu n'oublies pas l'Achaïe où le Seigneur a daigné aller te chercher pour son ministère divin, dans le nouveau credo, je te baptiserai du nom grec d'Etienne.

Les liens d'affection qui les avaient rapprochés dès le premier instant se sont encore consolidés, et le jeune homme n'oublia jamais cette rencontre avec le Christ à l'ombre des dattiers auréolés de lumière.

Durant un mois, Jeziel, maintenant connu sous le nom d'Etienne, s'est imprégné de l'étude des exemples et des enseignements du Maître qu'il n'avait pu connaître de son vivant.

La maison des apôtres à Jérusalem offrait une aide chaque fois plus grande aux nécessiteux, exigeant un taux élevé d'affection et de dévouement. Il y avait des fous qui arrivaient de toutes les provinces, des vieux abandonnés, des enfants faibles et affamés. Et ce n'était pas tout. À l'heure des repas, de longues files de mendiants imploraient l'aumône de la soupe. Avec d'énormes sacrifices tout en cumulant les tâches, Jean et Pierre soutenus par leurs compagnons, avaient construit un modeste pavillon, destiné aux services de l'église et qui devait servir à diffuser les messages de la Bonne Nouvelle. Toutefois l'assistance aux pauvres ne laissait aucune trêve au labeur des idées évangéliques. C'est alors que

Jean se dit qu'il n'était pas raisonnable que les disciples directs méprisent la semence de la parole divine et passent leur temps au service du réfectoire et des infirmeries, vu qu'à chaque jour qui passait, se multipliait le nombre de malades et de malheureux qui faisaient appel aux partisans de Jésus comme dernier espoir à leur cas particulier. Il y avait des malades qui frappaient à la porte des bienfaiteurs de la nouvelle institution exigeant des conditions spéciales pour leurs protégés, des amis qui demandaient que des mesures fussent prises en faveur des orphelins et des veuves.

Lors de la première réunion dans l'humble église, Simon Pierre a alors demandé que soient nommés sept assistants pour le service des infirmeries et des réfectoires, une décision qui fut approuvée à la satisfaction générale. Parmi les sept frères choisis, Etienne qui avait la sympathie de tous fut désigné.

Pour le jeune de Corinthe une vie nouvelle a commencé. Les mêmes vertus spirituelles qui illuminaient sa personnalité et qui avaient tellement contribué à la guérison du patricien qui lui avait rendu sa liberté, diffusaient parmi les malades et les indigents de Jérusalem les plus saintes consolations. Une grande partie des souffrants, rassemblés dans la grande maison des disciples, avait retrouvé la santé. Des vieux accablés reprenaient courage sous l'influence de ses paroles inspirées par la source divine de l'Évangile. Des mères angoissées venaient le voir pour des conseils ; des femmes du peuple, épuisées par le travail et les angoisses de la vie, désireuses de trouver la paix et la consolation, se disputaient le réconfort de sa présence douce et fraternelle.

Simon Pierre ne cachait pas son contentement face aux victoires de son fils spirituel. Les nécessiteux avaient l'impression d'avoir reçu un nouveau messager de Dieu pour soulager leurs douleurs.

En peu de temps, Etienne était devenu célèbre à Jérusalem pour ses actes presque miraculeux. Considéré comme l'élu du Christ, en quelques mois, son attitude résolue et sincère obtenait les plus vastes conquêtes pour l'Évangile de l'amour et du pardon. Ses nobles efforts ne se limitaient pas à atténuer la faim des désemparés. Parmi les apôtres galiléens, ses paroles brillaient lors des prêches à l'église, illuminées par sa foi ardente et pure. Quand presque tous les compagnons, sous prétexte de ne pas blesser de vieux principes établis, évitaient de faire des commentaires en public ; passant outre les considérations flatteuses vis- à-vis du judaïsme dominant, Etienne présentait courageusement à la foule, le Sauveur du monde dans la gloire des nouvelles révélations divines, indifférent aux luttes qu'il pouvait provoquer en commentant la vie du Maître avec son verbe enflammé de lumière. Les disciples eux-mêmes étaient surpris par la magie de ses profondes inspirations. En âme fortifiée à la forge sublime de la souffrance, son exhortation était pleine de larmes et de joies, d'appels et d'aspirations.

En quelques mois, son nom était auréolé d'une vénération surprenante. Et à la fin du jour quand arrivaient les prières de la nuit, le jeune homme de Corinthe, aux côtés de Pierre et de Jean, parlait de ses visions et de ses espoirs, plein de l'esprit de ce Maître adorable qui, à travers son Évangile, avait semé dans son cœur les étoiles bénies d'une joie infinie.

SUR LA ROUTE DE JOPPÉ

Nous sommes dans la vieille Jérusalem par un matin clair de l'année 35.

Dans un solide édifice où tout transpire le confort et le luxe de l'époque, un homme encore jeune semble attendre impatiemment quelqu'un qui a du retard. À la moindre rumeur de la voie publique, empressé, il court à la fenêtre, puis se rassoit et regarde indifférent des papyrus et des parchemins comme s'il s'amusait à tuer le temps.

Arrivé en ville après une semaine d'un voyage exhaustif, Sadoc attendait son ami Saûl pour l'étreindre amicalement et lui témoigner sa vieille amitié.

Peu après un petit véhicule, comparable aux biges romaines, tiré par deux magnifiques chevaux blancs franchît la porte. Quelques minutes plus tard, nos deux personnages se saluèrent avec effusion, débordant de joie et de jeunesse.

Le jeune Saûl portait en lui toute la vivacité d'un homme célibataire, avoisinant la trentaine. Sur son visage plein de virilité et d'une beauté masculine, les traits Israélites étaient surtout présents dans son regard profond et perçant, propre aux tempéraments passionnés et indomptables, riches d'acuité et de résolution. Vêtu d'une tunique du patriciat, il parlait de préférence le grec qu'il avait appris à apprécier dans sa ville natale à travers ses maîtres favoris, étudiés dans les écoles d'Athènes et d'Alexandrie.

Quand es-tu arrivé ? - a demandé Saûl avec bonne humeur à son visiteur.

Je suis à Jérusalem depuis hier matin. D'ailleurs, j'y étais avec ta sœur et ton beau- frère qui m'ont donné de tes nouvelles avant de partir pour Lydde.

Et comment va ta vie à Damas ?

Très bien comme toujours.

Avant qu'il n'ait eu le temps de réfléchir, l'autre lui dit :

Mais comme tu as changé !... Une voiture à la romaine, ta conversation en grec et...

Saûl, néanmoins, ne le laissa pas continuer et conclut :

Et la Loi dans mon cœur toujours aussi désireux de soumettre Rome et Athènes à nos principes.

Toujours le même homme ! - s'exclama son ami d'un sourire franc. - D'ailleurs, je peux ajouter un complément à tes explications. La bige est indispensable à tes visites rendues à une maisonnette fleurie sur la route de Joppé ; et ta conversation en grec est nécessaire aux entretiens que tu as avec une descendante légitime d'Issacar, née entre les fleurs et les marbres de Corinthe.

Comment sais-tu cela ? - a demandé Saûl surpris.

Mais ne t'ai-je pas dit qu'hier après-midi, j'étais avec ta sœur ?

Confortablement installés dans des fauteuils de l'époque, tous deux poursuivirent leur conversation arrosée de quelques petits verres de ce capiteux vin de « Chypre ». Ils abordèrent longuement les problèmes de leur vie personnelle tout en se référant aux petits événements quotidiens.

Très jovial, Saûl a raconté à son ami qu'effectivement il était tombé amoureux d'une jeune fille de sa race qui alliait les dons d'une rare beauté aux trésors les plus sublimes du cœur. Son culte au foyer était l'un de ses attributs féminins les plus ineffables. Il lui a raconté leur première rencontre. Cela s'était passé en compagnie d'Alexandre et de Gamaliel, il y avait environ trois mois, lors d'une fête que Zacarias ben Hanan, un agriculteur prospère sur la route de Joppé, avait offerte à quelques amis bien placés, en l'honneur de la circoncision des fils de ses serviteurs. Il ajouta que l'hôte était un ancien commerçant Israélite émigré de Corinthe après de longues années de travail en Achaïe, mécontent des persécutions dont il avait souffert. Après de nombreuses épreuves survenues lors du voyage entre Cenchrées et Césarée, Zacarias était arrivé dans ce port dans de très mauvaises conditions financières, mais il avait été aidé par un patricien romain qui lui avait donné les moyens de louer une grande propriété sur la route de Joppé, à une certaine distance de Jérusalem. Accueilli généreusement chez lui maintenant qu'il était prospère et heureux, Saûl avait rencontré la jeune Abigail au tendre cœur, dotée des plus beaux attributs moraux que pouvait révéler une jeune fille de sa race. En fait, elle représentait à ses yeux son idéal de femme. Intelligente, elle connaissait bien la Loi et, surtout, elle était docile et affectueuse. Adoptée par le couple comme leur très chère enfant, elle avait amèrement souffert à Corinthe où elle avait laissé son père mort et son frère asservi pour toujours. Depuis trois mois qu'ils se connaissaient, ils échangeaient les plus joyeux espoirs et qui sait ? L'Éternel leur réservait peut-être l'union conjugale comme couronnement à leurs précieux rêves de jeunesse. Saûl parlait avec l'enthousiasme propre à son tempérament passionné et palpitant. Dans son regard profond, on pouvait voir la flamme vivante de ses sentiments résolus concernant l'affection qui dominait ses facultés émotives.

Et tu as déjà parlé de ces projets à tes parents ? - a demandé Sadoc.

Ma sœur doit aller à Tarse dans les deux prochains mois et elle se fera l'interprète de mes vœux, concernant l'organisation de mon avenir. D'ailleurs, tu sais, cela ne peut, ni ne doit être résolu de façon précipitée. Je pense qu'un homme ne peut se livrer sans réflexion à une question dont relève sa destinée. Obéissant à notre vieil instinct de prudence, j'analyse posément mes propres idéaux et je n'ai pas encore amené Abigail à connaître Dalila ; ce n'est qu'à la veille de la visite de ma sœur au foyer paternel que je prétends le faire.

Puisque tu berces tant de projets pour l'avenir -ajouta son ami avec intérêt -, comment vont tes prétentions au Sanhédrin ?

Je ne peux me plaindre puisque le tribunal me confère actuellement des attributions très spéciales. Tu sais que depuis longtemps Gamaliel incite mon père à accepter mon transfert pour Jérusalem où je serai promu à un poste important au sein de l'administration de notre peuple. Comme nous le savons, l'ancien maître est âgé et désire se retirer de la vie publique. Je ne tarderai pas à le remplacer dans ses plus hautes fonctions, en plus de gagner une très bonne rémunération actuellement, indépendamment de ce qui me vient de Tarse périodiquement. J'ai, avant tout, l'ambition politique d'augmenter mon prestige auprès des rabbins. Il ne faut pas oublier que Rome est puissante et qu'Athènes est sage, rendant nécessaire l'éveil à l'éternelle hégémonie de Jérusalem comme tabernacle du Dieu unique. Nous devons donc faire plier les Grecs et les Romains devant la Loi de Moïse.

Cependant, Sadoc laissait percevoir qu'il ne prêtait pas grande attention à son idéalisme nationaliste et gardait sa pensée tournée sur sa situation personnelle, insinuant délicatement.

D'après ce que tu me dis, je suis soulagé d'apprendre que progressivement ton père améliore sa situation financière. Quand on pense que c'était un humble tisserand...

Pour cela même, peut-être - réagit Saûl -, il m'a enseigné la profession dans mon enfance pour que je n'oublie jamais que le progrès d'un homme dépend de ses propres efforts. Aujourd'hui, néanmoins, après tant de peines sur son métier à tisser, c'est justement et honorablement qu'il se repose auprès de ma mère, à l'heure de la vieillesse venue. Ses caravanes et ses chameaux parcourent toute la Cilicie et le transport de marchandises leur garantit une augmentation de revenu chaque fois plus importante.

Leur entretien s'est poursuivi animé et arrivé un moment le jeune homme de Tarse a demandé à son ami les raisons qui l'amenaient à Jérusalem.

Je suis venu m'assurer de la guérison de mon oncle Philodème qui a été soigné d'une vieille cécité par un processus assez mystérieux.

Et, comme s'il avait l'esprit rempli d'interrogations de toutes sortes sans réponse conforme à ses propres connaissances, il a ajouté :

Tu as déjà entendu parler des hommes du « Chemin » ?

Ah ! Andronic m'en a parlé, il y a longtemps. Ne s'agit-il pas de pauvres Galiléens ignorants et en haillons qui se réfugient dans les quartiers immondes ?

C'est cela même.

Et il a raconté qu'un homme du nom d'Etienne, porteur de vertus surnaturelles, selon les dires du peuple, avait rendu la vue à son oncle, à l'étonnement général.

Comment est-ce possible ? - a dit Saûl consterné. Comment Philodème peut-il se soumettre à des expériences aussi sordides ? Peut-être n'a-t-il pas compris que ce fait peut servir les manigances des ennemis de Dieu ? Depuis qu'Andronic m'en a parlé pour la première fois, à plusieurs reprises, j'ai entendu des commentaires concernant ces hommes et j'ai même échangé des idées avec Gamaliel dans l'intention de réprimer ces activités pernicieuses ; néanmoins, le maître, avec la tolérance qui le caractérise, m'a fait comprendre que ces gens aident de nombreuses personnes sans ressources.

Oui - l'a interrompu l'autre -, mais j'entends dire que les prêches d'Etienne enrôlent beaucoup d'intellectuels à ces nouveaux principes qui, en quelque sorte, infirment la Loi de Moïse.

Et pourtant, n'est-ce pas un charpentier galiléen obscur et sans culture qui est à l'origine d'un tel mouvement ? Que pourrions-nous attendre de la Galilée ? Aurait-elle, par hasard, produit autre chose que des légumes et des poissons ?

Néanmoins, le charpentier martyrisé est devenu une idole pour ses partisans. Comme je voulais à tout prix modifier les impressions de mon oncle, le rappelant à la raison, j'ai été amené à visiter, hier, les œuvres de charité dirigées par un certain Simon Pierre. C'est une institution étrange qui malgré tout est extraordinaire. Des enfants abandonnés y trouvent de l'affection, des lépreux y récupèrent la santé, des vieux malades désertés par la chance exultent de réconfort.

Mais et les malades ? Où restent les malades ? - a interrogé Saûl épouvanté.

Tous se rassemblent autour de ces hommes incompréhensibles.

Ils sont tous fous 1 - a dit le jeune homme de Tarse avec la franchise spontanée qui marquait ses attitudes.

Tous deux ont échangé des impressions personnelles sur la nouvelle doctrine, ponctuant d'ironie les commentaires des nombreux actes miséricordieux qui enthousiasmaient l'attention de l'humble peuple de Jérusalem.

Pour finir leur conversation, Sadoc a ajouté :

Je n'arrive pas à admettre que nos principes soient rabaissés de la sorte et je propose de coopérer avec toi, bien qu'étant à Damas, pour mettre en place la répression nécessaire à de telles activités. Avec tes prérogatives de futur rabbin, occupant une place éminente au Temple, tu pourras avoir une action décisive contre ces mystificateurs et ces faux thaumaturges.

Sans aucun doute - a répondu Saûl. - Et j'assure prendre toutes les mesures que le cas en question exigera. Jusqu'à présent, l'attitude du Sanhédrin a été de la plus grande tolérance mais je ferai en sorte que tous les compagnons changent d'avis et procèdent comme il leur appartient de le faire, face à ces attaques qui défient une sévère punition.

Et, presque solennellement, il conclut :

Quels sont les jours de prêche de cet Etienne ?

Les samedis.

Très bien, après demain nous irons ensemble apprécier cette folie. Au cas où nous constaterions le caractère inoffensif de ses enseignements, nous le laisserons en paix avec sa verve concernant les afflictions de son prochain, mais si c'est le contraire, ils paieront tous très cher l'audace d'offenser nos codes religieux dans la métropole même du judaïsme.

Pendant un long moment encore, ils ont commenté les incidents sociaux, les intrigues du pharisaïsme auquel ils appartenaient, les succès du jour et les espoirs de l'avenir.

À la tombée du jour, la bige élégante de Saûl de Tarse a franchi les portes de Jérusalem, prenant la direction du port de Joppé.

Le soleil ardent, qui était encore haut à l'horizon, remplissait le chemin de sa vive lumière, alors que le visage du jeune docteur de la Loi rayonnait d'une joie folle au trot empressé des animaux qui de temps en temps commençaient à galoper. Il se rappelait satisfait le sport qu'il appréciait dans sa ville natale, si prisé des grecs où il avait été éduqué grâce à la bienveillance de son père. Les yeux fixés sur les chevaux impétueux et véloces, lui venaient à l'esprit les victoires atteintes avec ses partenaires de jeux dans son adolescence insouciante.

À quelques milles de distance, s'élevait une maison confortable entre de superbes dattiers et des pêchers en fleur. Autour, il y avait de grandes plantations de légumes parcourues par un mince cours d'eau qui profitait intelligemment à toute l'étendue du jardin. Bien que située au milieu d'une singulière sécheresse, la propriété faisait partie intégrante de l'un des nombreux petits villages qui entouraient la ville sainte, et qui pouvaient être propices à de petites cultures appréciées sur les marchés de Jérusalem. C'était là que Zacarias s'était installé avec sa famille pour recommencer une vie honnête, Ruth et Abigail cherchaient à l'aider dans son noble effort d'homme actif et travailleur, cultivant les fruits et les fleurs, profitant ainsi de toute la terre disponible.

En quittant Corinthe, le généreux Israélite était passé par de grandes difficultés jusqu'à ce qu'il débarque à Césarée où ils épuisèrent leurs dernières ressources. Quelques compatriotes, néanmoins, le présentèrent à un patricien romain renommé, un grand propriétaire terrien en Samarie qui lui prêta une somme importante et lui recommanda cette zone de Joppé où il pourrait lui louer la propriété d'un ami. Zacarias a accepté son offre et tout allait merveilleusement bien. La vente des fruits et des légumes, ainsi que l'élevage d'oiseaux et d'animaux compensaient sa fatigue. Bien qu'étant éloigné de Jérusalem, il avait eu l'occasion de visiter la ville plus de trois fois, et avec le soutien d'Alexandre, un parent proche d'Anas, il avait réussi à se glisser parmi les commerçants privilégiés qui pouvaient vendre des animaux pour les sacrifices du Temple. Soutenu par des amis influents comme Gamaliel et Saûl de Tarse qui s'était émancipé de sa condition de disciple pour devenir une autorité compétente au sein du plus haut tribunal de la race, il put rembourser une grande partie de ses dettes, avançant vertigineusement vers une belle position d'indépendance financière dans son pays natal. Ruth se réjouissait de la victoire de son mari, secondée par Abigail en qui elle avait trouvé l'affection dévouée d'une vraie fille.

La sœur de Jeziel semblait avoir converti la délicatesse de ses traits féminins façonnés par les souffrances vécues. La grâce de son visage et la noirceur de ses yeux s'étaient habillées du voile d'une belle tristesse qui l'enveloppait toute entière depuis ces jours tragiques et lugubres passés à Corinthe. Combien aurait-elle souhaité avoir des nouvelles, ne serait-ce que fugaces et banales de son frère que le destin avait converti en l'esclave de ses cruels bourreaux !... Pour cela, dès les premiers temps, Zacarias n'avait pas épargné ses peines. Il avait chargé un ami fidèle en Achaïe de faire des recherches en ce sens, il avait été juste informé que Jeziel avait été emmené, presque enchaîné, à bord d'un navire marchand en partance pour Nicopolis. Rien de plus. Abigail avait à nouveau insisté. Et de Corinthe venaient de nouvelles promesses de leurs amis qui continuaient à enquêter sur les circuits privilégiés par Licinius Minucius, afin de découvrir où se trouvait le jeune captif.

Ce jour-là, la jeune femme avait en mémoire la figure de son cher frère, ses avertissements et ses conseils toujours si affectueux.

Depuis qu'elle était en relation avec le jeune homme de Tarse et entrevoyait la possibilité d'une union conjugale, c'était avec anxiété qu'elle demandait à Dieu la réconfortante certitude de l'existence de son frère, où qu'il soit. À ses yeux, Jeziel aimerait connaître l'élu de son cœur dont les pensées étaient également illuminées par le zèle sincère de bien servir Dieu. Elle lui dirait que son âme aussi était tissée de commentaires religieux et philosophiques, et elle ne comptait plus le nombre de fois où tous deux étaient subjugués à la contemplation de la nature, comparant les leçons vivantes avec les symboles divins des Écrits sacrés. Saûl l'avait beaucoup aidée à cultiver les fleurs de la foi que Jeziel avait semées dans son âme simple. Ce n'était pas un homme excessivement sentimental, vu ses effusions de tendresse sans plus de signification, mais elle avait compris son esprit noble et loyal marqué par un profond sentiment d'autocontrôlé. Abigail était certaine de comprendre ses aspirations les plus intimes dans ses rêves grandioses qui enivraient sa jeunesse. Une sublime attraction la poussait vers le jeune sage volontaire et sincère ! Parfois, il lui semblait dur et énergique à l'excès. Son entendement de la Loi n'admettait pas de moyen-terme. Il savait commander et toute expression de désobéissance à l'égard de ses décisions lui déplaisait. Ces mois d'une convivialité presque quotidienne lui laissaient entrevoir son tempérament farouche et inquiet, de pair avec son cœur éminemment généreux où la source d'une tendresse ignorée s'engouffrait dans des profondeurs abyssales.

Plongée dans ses pensées, assise sur un gracieux banc en pierre près des pêchers en fête printanière, elle vit que la voiture de Saûl approchait au trot rapide des animaux.

Zacarias le reçut à distance et ensemble dans une conversation animée, ils sont entrés à l'intérieur où la jeune fille se dirigea.

Plusieurs fois dans la semaine, leur entretien se répétait sur un ton cordial. Puis comme d'habitude, dans l'éblouissement du paysage crépusculaire, les deux jeunes gens, presque la main dans la main, comme deux fiancés, descendaient au verger dont la végétation était faite de spacieux parterres de fleurs orientales. La mer s'étendait à une distance de plusieurs milles, mais l'air frais de l'après-midi donnait l'impression des vents doux qui soufflaient du littoral. Saûl et Abigail ont parlé, au début, des banalités de chaque jour ; néanmoins, à un moment donné, reconnaissant le voile de tristesse qu'exprimait le visage de sa compagne, le jeune homme l'a interrogée avec tendresse :

Pourquoi es-tu si triste aujourd'hui ?

Je ne sais pas - lui a-t-elle répondu les yeux larmoyants mais j'ai beaucoup pensé à mon frère. J'attends anxieusement de ses nouvelles, car je garde l'espoir qu'il pourra te connaître, tôt ou tard. Jeziel accueillerait tes propos avec enthousiasme et satisfaction.

Un ami de Zacarias m'a promis d'obtenir des informations à son sujet et nous attendons des nouvelles de Corinthe.

Après une courte pause, elle a levé ses grands yeux et a continué :

Écoute, Saûl : Si Jeziel est encore prisonnier, tu me promets de m'apporter ton aide en sa faveur ? Tes prestigieux amis de Jérusalem pourront intervenir auprès du proconsul de l'Achaïe pour le faire libérer ! Qui sait ? Mes espoirs, maintenant, se résument peut-être exclusivement à toi.

Il lui prit la main et lui dit tendrement :

Je ferai mon possible pour lui.

Et la fixant dans ses yeux dominateurs et passionnés, il ajouta :

Abigail, aimerais-tu ton frère plus que moi ?

Que dis-tu ? - s'exclama-t-elle, comprenant toute la délicatesse de cette question. -

Comprends mon cœur fraternel et cela m'exemptera de plus amples explications. Comme tu le sais, chéri, Jeziel a été mon soutien depuis le départ de notre mère. Mon compagnon d'enfance et l'ami de ma jeunesse sans rêves, il a toujours été le frère aimant qui m'a enseigné à épeler les commandements, à chanter les psaumes les mains jointes qui m'ont éloignée des sentiers du mal et m'ont incitée au bien et à la vertu. Tout ce que tu as trouvé en moi est le cadeau de sa généreuse assistance de frère dévoué.

Saûl a remarqué son regard rempli de larmes et lui dit avec bonté :

Ne pleure pas. Je comprends les raisons sacrées de ton affection. Si besoin est, j'irai au bout du monde pour découvrir Jeziel, s'il est encore en vie. Je porterai des lettres de Jérusalem à la cour provinciale de Corinthe. Je ferai tout ce qu'il faut. Calme-toi. D'après tes informations, je pressens en lui un saint. Mais parlons d'autre chose. Il y a des problèmes immédiats à résoudre. Et nos projets, Abigail ?

Dieu nous bénira -, a murmuré la jeune fille émue.

Hier, Dalila et son mari sont allés à Lydde rendre visite à quelques parents. Néanmoins, ils étaient tous d'accord pour que tu sois avec nous à Jérusalem d'ici deux mois. Avant que ma sœur n'entreprenne son prochain voyage à Tarse, je veux qu'elle te connaisse personnellement afin d'exposer, avec franchise, à mes parents notre projet de mariage.

Ton invitation m'émeut beaucoup, mais...

Pas de restrictions ni de timidité. Nous viendrons te chercher. J'organiserai tous les préparatifs nécessaires avec Ruth et Zacarias, et, quant à ce dont tu auras besoin pour te présenter dans une grande ville, je ne permettrai pas que tu fasses de dépenses ici. J'ai déjà fais en sorte que tu reçoives prochainement plusieurs tuniques de modèle grec.

Et il conclut ce commentaire avec un beau sourire :

Je veux que tu apparaisses à Jérusalem comme une représentante parfaite de notre race qui a grandi parmi les beautés antiques de Corinthe.

La jeune femme fit un geste timide démontrant toute sa satisfaction.

Quelques pas plus loin, ils s'assirent sous de vieux pêchers fleuris où ils respirèrent longuement les douces brises qui parfumaient l'atmosphère. La terre cultivée et colorée de rosés de toutes les nuances exhalait un délicieux parfum. La fin du crépuscule était toujours pleine de sons qui passent précipitamment, comme si l'âme des choses était également anxieuse de silence, l'ami du grand repos... Il y avait de grands arbres qui veillaient dans l'ombre, les derniers oiseaux errants volaient rapidement et les brises caressantes venaient de loin agiter les grands ramages, accentuant les doux murmures du vent.

Enivré d'une indicible joie, Saûl regardait les premières étoiles qui souriaient dans le ciel couvert de lumière. La nature est toujours le miroir fidèle des émotions les plus profondes et ces vagues de parfum que les brises apportaient de loin faisaient écho à la mystérieuse allégresse de leur cœur.

Abigail a-t-il dit en tenant sa petite main entre les siennes -, la nature chante toujours pour les âmes ferventes et pleines d'espoir. Avec quelle anxiété t'ai-)e attendu sur le chemin de la vie !... Mon père m'a parlé du foyer et de ses douceurs et j'attendais de rencontrer la femme qui me comprendrait véritablement.

Dieu est bon - a-t-elle répondu avec enchantement - et seulement maintenant je reconnais qu'après tant de souffrances, II me réservait dans sa miséricorde infinie, le plus grand trésor de ma vie, ton amour sur la terre de mes ancêtres. Ton affection, Saûl, concentre tous mes idéaux. Le ciel nous rendra heureux. Tous les matins quand nous serons mariés, je demanderai dans mes ferventes prières aux anges de Dieu qu'ils m'enseignent à tisser les mailles de tes joies ; la nuit, quand la bénédiction du repos enveloppera le monde, je te donnerai une preuve d'affection toujours nouvelle de mon amour. Je prendrai ta tête tourmentée par les problèmes de la vie et je caresserai ton front de la douceur de mes mains. Je ne vivrai qu'avec Dieu et qu'avec toi. Je te serai fidèle toute ma vie et j'aimerai même les souffrances que le monde me causera peut-être par amour pour ta vie et en ton nom.

Saûl a serré ses mains avec plus de ferveur répliquant ébloui :

Je te donnerai à mon tour mon cœur dévoué et sincère. Abigail, mon esprit n'était habité que par l'amour pour la Loi et celui de mes parents. Ma jeunesse a été très inquiète, mais pure. Je ne t'offrirai pas de fleurs sans parfum. Depuis les premiers jours de ma jeunesse, j'ai connu des compagnons qui m'ont incité à suivre les pas incertains de l'ivresse des sens, précédant la fin de nos aspirations les plus nobles en ce monde, mais je n'ai jamais trahi l'idéal divin qui vibrait dans mon âme sincère. Après les études initiales de ma carrière, j'ai rencontré des femmes qui cherchaient à me séduire, pleines d'idées dangereuses et erronées de l'amour. À Tarse, lors des jours somptueux des jeux juvéniles, après la victoire des meilleurs lauréats, j'ai reçu de la part de jeunes filles tourmentées des déclarations d'amour et des propositions de mariage, mais, la vérité est que j'étais insensible à t'attendre comme héroïne ignorée de mes rêves dans les assemblées ostentatoires de pourpre et de fleurs. Lorsque Dieu m'a conduit ici à ta rencontre, c'est dans un étincellement de sublimes révélations que tes yeux m'ont parlé. Tu es le cœur de mon être, l'essence de mon raisonnement et tu seras la main qui guidera mes constructions pour la vie.

Alors que la jeune femme sensible et heureuse avait les yeux baignés de larmes, le fougueux jeune homme poursuivait :

Nous vivrons l'un pour l'autre et nous aurons des enfants fidèles à Dieu. J'organiserai notre vie, tu seras l'obéissance personnifiée de notre paix. Notre maison sera un temple. L'amour de Dieu sera sa plus haute colonne et quand le travail exigera mon absence de l'autel domestique, tu resteras à veiller sur le tabernacle de notre bonheur.

Oui, chéri. Que ne ferais-je pas pour toi ? Tu ordonneras et j'obéirai. Tu seras l'ordre dans ma vie et je prierai le Seigneur de m'assister à être ton baume de tendresse. Quand tu seras fatigué, je me rappellerai ma mère et j'endormirai ton âme généreuse avec les plus belles prières de David !... Tu interpréteras pour moi la parole de Dieu. Tu seras la loi, je serai ton esclave.

Saûl s'attendrit à ces expressions d'effusion. C'étaient les plus belles jamais entendues de la part d'un cœur féminin. Aucune femme quelle qu'elle soit, hormis Abigail, n'avait jamais parlé à son esprit impétueux de cette façon. Habitué aux raisonnements longs et difficiles. enflammé par les syllogismes de docteurs en quête d'un brillant avenir, il sentait son âme desséchée, assoiffée. d'un véritable idéalisme. Depuis son enfance, grâce à une saine éducation domestique, il avait gardé toute la pureté des premières impulsions au fond de son cœur, sans jamais se laisser contaminer par les plaisirs faciles ou le feu des passions violentes qui laissent dans l'âme la braise des douleurs sans espoirs. Habitué aux sports, aux jeux de l'époque, toujours suivi par de nombreux compagnons égarés, il avait eu l'héroïsme sacré de faire passer les dispositions de la Loi avant ses propres tendances naturelles. Sa conception du service envers Dieu n'admettait pas de concessions pour lui. À son avis, tout homme devait rester intègre face aux contacts inférieurs du monde, jusqu'à ce qu'il atteigne le thalamus nuptial. Le foyer constitué devait être un tabernacle de bénédictions éternelles ; les enfants, les prémices de l'autel du plus grand amour consacré au Seigneur suprême. Pour autant sa jeunesse n'était pas exempte de désirs. Saûl de Tarse ressentait tous les appels ardents de la jeunesse impétueuse de son temps. Il imaginait des situations où ses attentes étaient satisfaites, mais enclin à l'affection maternelle, il se promettait à lui-même de ne jamais tergiverser. La vie du foyer est la vie de Dieu. Et Saûl se réservait pour des émotions plus sublimes. D'espoir en espoir, il voyait passer les années, attendant que l'inspiration divine lui montre le chemin de ses idéaux. Il espérait avec confiance. Ses parents pensaient trouver, ici ou là, celle qui serait l'élue de son cœur ; néanmoins, Saûl, énergique et résolu, refusait l'intervention de ses êtres chers quant au choix qui touchait à sa destinée. Abigail avait rempli son cœur. C'était la fleur mystique de son idéal, l'âme qui comprendrait ses aspirations en parfaite harmonie avec ses pensées. Les yeux fixés sur ses traits délicats que le clair de lune pâle illuminait, il ressentit l'anxiété de ne pouvoir la garder pour toujours dans ses bras forts. En même temps, une douce tendresse vibrait dans son âme. Il désirait l'attirer à lui comme il l'aurait fait avec un enfant câlin et caresser ses cheveux soyeux avec toute la force de ses sentiments.

Ivres de joie spirituelle, ils ont encore longtemps parlé de l'amour qui les confondait dans la même aspiration de bonheur. Tous leurs commentaires les plus intimes faisaient de Dieu le complice sacré de leurs futurs espoirs qu'ils présumaient sanctifiés par des joies infinies.

La main dans la main, ils s'extasiaient devant la pleine lune merveilleuse, les lauriers semblaient leur sourire. Les rosés orientales, auréolées par les rayons de lune, étaient des messages de beauté et de parfum.

En se quittant, Saûl a ajouté, heureux :

Dans deux jours, je reviendrai te voir. Nous sommes d'accord. Quand Dalila partira, elle emportera des nouvelles nous concernant à mes parents et dans six mois précisément, je veux t'avoir à moi pour toujours.

Six mois ? - lui a-t-elle répondu à moitié rougissante et surprise.

Rien ne pourra, je pense, empêcher cette décision puisque nous avons au fond tout ce qui est indispensable.

Et si d'ici là nous n'avions pas encore reçu de nouvelles de Jeziel ? Moi, je désirerais me marier convaincue d'avoir son consentement et savoir qu'il est heureux de cette décision.

Saûl a esquissé un léger sourire où l'on pouvait voir une grande contrariété mal dissimulée, et il a répondu :

Quant à cela, sois tranquille. Nous traiterons d'abord de l'attitude des miens qui sont plus proches et dès que nous aurons résolu ce problème, si cela s'avère nécessaire, j'irai personnellement en Achaïe. Il est impossible que Zacarias ne reçoive pas de nouvelles de Corinthe dans les prochaines semaines. Alors, nous nous y attellerons plus fermement.

Abigail eut un geste de satisfaction et de reconnaissance.

Accouplés, maintenant, dans la même vibration de joie avant de rentrer dans la demeure où les propriétaires les attendaient plongés dans la lecture des prophéties, Saûl a porté la main de la jeune fille à ses lèvres et comme de coutume, il lui a murmuré un adieu :

Fidèle pour toujours !...

Quelques instants plus tard, après un court entretien avec ses amis, on entendait le trot des animaux sur la route de retour vers Jérusalem. Le petit véhicule avançait rapidement au clair de lune sous un nuage de poussière.

Le sermon d'Etienne

A leur entrée dans l'humble église de Jérusalem, Saûl et Sadoc ont remarqué la masse compacte de pauvres et de misérables qui était rassemblée là, une lueur d'espoir dans leurs tristes yeux.

Le modeste pavillon construit au prix de tant de sacrifices, n'était qu'un grand toit en tuiles aux murs fragiles, dépourvu de tout confort.

Jacques, Pierre et Jean furent singulièrement surpris par la présence du jeune docteur de la Loi qui était populaire en ville pour son oratoire véhément et pour sa connaissance pointue des Écrits sacrés.

Les généreux Galiléens offrirent à Saûl le banc le plus confortable. Il accepta ces gentillesses avec un sourire ironique évident sur les lèvres pour tout ce qui l'entourait. Il était foncièrement persuadé que Sadoc avait été victime de fausses appréciations. Que pouvait donc bien faire ces hommes ignorants, associés à d'autres déjà vieux valétudinaires et malades ? Quel danger pouvait bien représenter pour la Loi d'Israël ces enfants abandonnés, ces femmes à demi mortes dont le cœur semblait annihiler tout espoir ? Il ressentait un grand malaise à affronter tant de visages que la lèpre avait dévastés, que d'horribles ulcères avaient impitoyablement défigurés. Ici, un vieillard avec des plaies purulentes enveloppé dans des haillons fétides ; là, un blessé à peine couvert de guenilles, aux côtés d'orphelins en loques assis avec humilité.

Le docteur de la Loi qui était réputé avait remarqué la présence de plusieurs personnes qui venaient écouter ses paroles lors de l'interprétation des textes de Moïse à la synagogue des Ciliciens ; d'autres suivaient de près ses activités au Sanhédrin où son intelligence était reconnue comme un gage d'espoir pour la race. D'un regard, il comprit que ces amis étaient aussi là pour la première fois. Soucieux de trouver des services éventuels qui pourraient les distinguer et les recommander aux autorités les plus importantes, sa visite avait attiré de nombreux sympathisants du pharisaïsme dominant qui fréquentaient le Temple ignoré des Galiléens sans nom. Saûl en a conclu que cette partie de l'auditoire faisait acte de présence et serait solidaire face aux mesures qu'il aurait à prendre. Cette attitude lui semblait naturelle et logique, conformément aux objectifs qu'il se proposait d'atteindre. Ne disait-on pas que des faits incroyables avaient été commis par les adeptes du « Chemin » ? Ne s'agirait-il pas de mystifications grossières et scandaleuses ? Qui pourrait dire que tout cela n'était pas le produit ignoble de la sorcellerie et de sortilèges condamnables ? Dans l'hypothèse où il identifierait une finalité déloyale quelle qu'elle soit, il pouvait compter, même là, sur un grand nombre de coreligionnaires prêts à défendre le rigoureux accomplissement de la Loi au prix des plus grands sacrifices.

Tout en remarquant dé-ci delà une scène moins agréable à ses yeux, lui qui était habitué aux entourages de luxe, il évitait de fixer les estropiés et les malades qui s'entassaient dans l'enceinte et cherchait plutôt à attirer l'attention de Sadoc avec des commentaires ironiques et imagés. Quand la vaste enceinte dénuée d'ornements et de symboles de toute nature fut remplie, un jeune homme s'est frayé un chemin dans la foule et vint se placer aux côtés de Pierre et de Jean, se tenant tous trois sur une estrade presque naturelle formée de pierres superposées.

Etienne !... C'est Etienne !...

Des voix étouffées indiquaient le prédicateur tandis que ses admirateurs plus fervents le montraient du doigt avec un sourire d'allégresse.

Un silence inattendu se fit dans la salle où tous les fronts se tenaient maintenant dans une singulière attente. Le jeune homme, maigre et pâle, en qui les plus malheureux pensaient voir le dédoublement de l'amour du Christ, se mit à prier à voix haute implorant l'inspiration du Tout-Puissant pour lui et pour l'assemblée. Ensuite, il a ouvert un livre en forme de parchemin et a lu un passage des notes de Matthieu :

Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël. Allez, prêchez, et dites : Le royaume des cieux est proche.7

(7) Matthieu, chapitre 10, versets 6 et 7. - (Note d'Emmanuel)

Etienne a levé ses yeux calmes et fulgurants au ciel et sans se sentir impressionné par la présence de Saûl et de ses nombreux amis, il se mit à parler plus ou moins en ces termes d'une voix claire et vibrante :

« Mes chers frères, les temps sont venus où le Berger rassemble ses moutons autour de sa bienveillance sans limite. Nous étions esclaves sous l'injonction des jugements, mais aujourd'hui nous sommes libres par l'Évangile du Christ Jésus. Des temps immémoriaux, notre race a gardé la lumière du tabernacle et Deus nous a envoyé son Fils immaculé. Où sont-ils en Israël ceux qui n'ont pas encore entendu les messages de la Bonne Nouvelle ? Ceux qui n'ont pas encore applaudi les joies de la nouvelle foi ? Dieu a envoyé sa divine réponse à nos aspirations millénaires, la révélation des cieux éclaire nos chemins. Selon les promesses de la prophétie, c'est pour tous ceux qui pleurent et souffrent par amour pour l'Éternel que l'Émissaire divin est venu dans les antres de nos douleurs amères et justes illuminer la nuit de nos âmes impénitentes pour que s'ouvrent les horizons de la rédemption. Le Messie a répondu aux problèmes angoissants de la créature humaine en lui offrant la solution de l'amour qui rachète tous les êtres et purifie tous les péchés. Maître du travail et de la joie parfaite de la vie, ses bénédictions représentent notre héritage. Moïse a été la porte, le Christ en est la clé. Avec la couronne du martyre il a conquis, pour nous tous, la récompense immortelle du salut. Nous étions prisonniers de l'erreur, mais son sang nous a libérés. Dans la vie et dans la mort, dans les joies de Canaan comme dans les angoisses du Calvaire, pour ce qu'il a fait et pour tout ce qu'il n'a pas fait lors de son glorieux passage sur terre, II est le Fils de Dieu qui illumine le chemin.

« Par-dessus toutes les cogitations humaines, loin de toutes les tensions des ambitions terrestres, son règne de paix et de lumière brille dans la conscience des âmes rachetées.

« Ô Israël ! Toi qui as attendu pendant tant de siècles, tes angoisses et tes pénibles épreuves ne furent pas en vain !... Quand d'autres peuples se débattaient dans des intérêts inférieurs, entourés des fausses idoles, des fausses adorations et causaient simultanément des guerres d'extermination avec des quintessences de perversité ; toi, Israël, tu as attendu le Dieu juste. Tu as porté les chaînes de l'impiété humaine dans la désolation et dans le désert ; tu as converti en cantiques d'espoir les ignominies de la captivité ; tu as souffert l'opprobre des puissants de la terre ; tu as vu tes hommes et tes femmes, tes jeunes et tes enfants exterminés sous le coup des persécutions, mais jamais tu n'as réfuté la justice des cieux ! Comme le Psalmiste, tu as affirmé avec héroïsme que l'amour et la miséricorde vibrent à chaque jour qui passe ! Tu as pleuré durant des siècles portant tes tourments et tes blessures. Comme Job, tu as vécu de ta foi, asservi par les chaînes du monde, mais tu as déjà reçu le gage sacré de Jéhovah - le Dieu unique !... Oh ! Espoirs éternels de Jérusalem, chantez de joie, réjouissez-vous, bien que pour avoir conduit l'Agneau aimé sur les bras de la croix nous n'ayons pas été complètement fidèles à sa compréhension. Ses plaies, néanmoins, nous ont rachetés au ciel au prix fort du sacrifice suprême !...

« Pliant sous le poids de nos iniquités, Ésaïe l'a contemplé fleurissant dans la sécheresse de nos cœurs comme une fleur pointée vers le ciel sur un sol embrasé, mais il a aussi révélé qu'à l'heure de son extrême résignation dans la mort infamante, la cause divine et sacrée prospérerait pour toujours entre ses mains.

« Frères aimés, où se trouvent ces moutons qui n'ont pas su ou n'ont pas pu attendre ? Cherchons-les pour le Christ, comme des drachmes égarées de son amour révélé ! Annonçons à tous les désespérés, les gloires et les j oies de son royaume de paix et d'amour immortel !...

« La Loi nous soustrayait à l'esprit de la nation, sans réussir à effacer de notre âme le désir humain de suprématie sur terre. Combien de notre race ont attendu un prince dominateur qui pénétrerait triomphant dans la ville sainte portant les trophées sanglants d'une bataille de ruine et de mort qui nous aurait fait empoigner un sceptre odieux de force et de tyrannie. Mais le Christ nous a libérés pour toujours. Fils de Dieu et émissaire de sa gloire, son plus grand commandement confirme la parole de Moïse quand il recommande l'amour à Dieu par-dessus tout, de tout notre cœur et de tout notre entendement, ajoutant au plus beau décret divin que nous aimions les autres, comme Lui-même nous a aimés.

« Son royaume est celui de la conscience droite et du cœur purifié au service de Dieu. Ses portes sont le merveilleux chemin de la rédemption spirituelle, ouvertes de part en part aux enfants de toutes les nations.

« Ses disciples aimés viendront de toutes parts. Sans sa lumière, il y aura toujours la tempête pour le voyageur hésitant sur terre qui, sans le Christ, tombera vaincu dans les batailles ingrates et destructrices des meilleures énergies du cœur. Seul son Évangile confère la paix et la liberté. C'est le trésor du monde. Dans sa gloire sublime les justes trouveront la couronne du triomphe, les malheureux la consolation, les tristes la force de l'entrain, les pécheurs le sentier rédempteur du secours miséricordieux.

« Il est vrai que nous ne l'avions pas compris. Par son grand témoignage, les hommes n'avaient pas deviné sa divine humilité et ceux qui lui étaient les plus proches l'abandonnèrent. Ses plaies clamaient notre indifférence criminelle. Personne ne pourra s'exempter de cette faute, car nous sommes tous les héritiers de ses dons célestes. Là où tous jouissent du bénéfice, personne ne peut fuir sa responsabilité. Voilà la raison pour laquelle nous répondons pour le crime du Calvaire. Mais ses blessures ont été notre lumière ; ses martyres, le plus ardent appel d'amour ; son exemple, le manuscrit ouvert au bien sublime et immortel.

« Venez, donc, communier avec nous à la table du banquet divin ! Non plus aux fêtes du pain périssable, mais à l'éternel aliment de la joie et de la vie... Non plus pour boire le vin qui fermente, mais le nectar réconfortant de l'âme dilué dans les parfums de l'amour immortel.

« Le Christ est à l'origine de notre liberté. Un jour viendra où son royaume inclura les enfants de l'Orient et de l'Occident dans un mouvement de fraternité et de lumière. Alors, nous comprendrons que l'Évangile est la réponse de Dieu à nos appels, face à la Loi de Moïse. La Loi est humaine ; l'Évangile est divin. Moïse est le conducteur ; le Christ, le Sauveur. Les prophètes ont été des serviteurs fidèles ; Jésus, lui, est le Seigneur de la vigne. Avec la Loi, nous étions des serfs ; avec l'Évangile, nous sommes les enfants libres d'un Père aimant et juste !... »

A ce moment-là, Etienne a cessé de prononcer les paroles qui coulaient harmonieuses et vibrantes de ses lèvres, inspirées des plus purs sentiments. Les auditeurs de toutes tendances confondues ne réussissaient pas à cacher leur étonnement face à de telles révélations. La foule était ivre des principes exposés. Les mendiants, rassemblés là, adressaient au prédicateur un sourire d'approbation plein de jubilants espoirs. Jean le fixait de ses yeux attendris, identifiant, une fois de plus, dans ses propos ardents le message évangélique interprété par un disciple attaché au Maître inoubliable, jamais absent pour ceux qui se réunissent en son nom.

Émotif de tempérament, Saûl de Tarse s'associait à la vague d'étonnement général. Bien qu'extrêmement surpris, il nota la différence entre la Loi et l'Évangile annoncé par ces hommes étranges que sa mentalité ne pouvait comprendre. Rapidement, il analysa le danger que les nouveaux enseignements représentaient pour le judaïsme dominant. Malgré leur résonance d'une mystérieuse beauté, les propos évoqués le révoltèrent. Pour lui, il fallait éliminer la confusion qui s'esquissait à propos de Moïse. La Loi était fondamentale et unique. Ce Christ qui dominait dans la défaite entre deux voleurs, apparaissait à ses yeux comme un mystificateur indigne de toute considération. La victoire d'Etienne dans la conscience populaire, comme il pouvait le remarquer à cet instant, lui causait une grande indignation. Ces Galiléens pouvaient être miséricordieux, mais ils n'en étaient pas moins criminels par la subversion des principes inviolables de la race exposée.

L'orateur se préparait à reprendre la parole, momentanément interrompue et attendue avec espoir à la joie générale, quand le jeune docteur s'est impudemment levé et s'exclama, presque colérique, s'exprimant avec une évidente ironie.

- « Charitables Galiléens, où est le sens de vos principes étranges et absurdes ? Comment osez-vous proclamer la fausse suprématie d'un Nazaréen obscur sur celle de Moïse dans Jérusalem même, là où se décident les destins des tribus d'Israël invincible ? Qui était ce Christ ? N'était-ce pas un simple charpentier ? »

À la fière intonation de cette interpellation inattendue, il y eut parmi la foule craintive un mouvement de rétraction. Mais les désertés de la chance pour qui le message du Christ était l'aliment suprême, lancèrent à Etienne un regard de soutien et d'enthousiasme triomphant. Les apôtres de Galilée ne réussirent pas à dissimuler leur appréhension. Jacques était livide. Les amis de Saûl remarquèrent son masque sarcastique. Le prédicateur était devenu pâle, mais révélait une expression résolue ainsi qu'une imperturbable sérénité. Regardant le docteur de la Loi, le premier en ville qui ait osé perturber le généreux effort d'évangélisation, sans trahir la force de l'amour qui débordait de son cœur, Etienne fit entrevoir à Saûl la sincérité de ses propos et la noblesse de ses pensées. Et avant que ses compagnons n'aient eu le temps de se remettre de leur surprise, avec une admirable présence d'esprit, indifférent à l'appréhension collective, il acquiesça :

« Heureusement que le Messie était charpentier, car ainsi l'humanité ne restera pas sans abri. En fait, il abritait en lui la paix et l'espérance ! Jamais plus nous ne marcherons au gré des tempêtes, ni sur les sentiers des raisonnements chimériques de ceux qui vivent à calculer sans s'imprégner de la clarté de l'amour. »

La réponse concise et sereine déconcerta le futur rabbin habitué à triompher dans les sphères les plus cultivées lors des combats oratoires. Énergique, rougissant, manifestant une profonde colère, il s'est mordu les lèvres d'un geste qui lui était particulier et ajouta d'une voix qui se voulait dominatrice :

« Où irons-nous avec de tels excès d'interprétation venant d'un vulgaire mystificateur que le Sanhédrin a puni de la flagellation et de la mort ? Que dire d'un Sauveur qui n'a pas réussi à se sauver lui-même ? Émissaire investi de célestes pouvoirs, comment n'a-t-il pas évité l'humiliation du jugement infamant ? Le Dieu des armées qui a séquestré la nation privilégiée de la captivité, qui l'a guidée à travers le désert en lui ouvrant un passage dans la mer, qui a assouvi sa faim de la manne divine, et par amour, a transformé la pierre impassible en source d'eau vive, n'aurait-il pas d'autres moyens que de désigner son envoyé qu'avec une croix de martyre entre des malfaiteurs ordinaires ? Cette maison rabaisserait-elle la gloire du Seigneur suprême à cela ? Tous les docteurs du Temple connaissent l'histoire de l'imposteur que vous célébrez dans la simplicité de votre ignorance ! Vous n'hésitez pas à dénigrer nos propres valeurs en présentant un Messie lacéré et ensanglanté sous les huées du peuple... Voulez-vous jeter la honte sur Israël et désirez-vous établir un nouveau règne ? Il serait juste, je crois, de nous faire connaître à tous les mobiles de vos pieuses fables. »

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