La réunion a commencé par un rigoureux cérémonial alors que l'ex-rabbin percevait l'extension des influences pharisiennes dans l'institution qui se destinait à l'ensemencement lumineux du divin Maître. Ses compagnons, habitués à l'indépendance de l'Évangile, ne réussissaient pas à cacher leur étonnement, mais d'un geste significatif, le converti de Damas leur imposa le silence.

Invité à s'expliquer, l'ex-rabbin a lu un long rapport de ses activités auprès des gentils qui fut prononcé avec beaucoup de pondération et une indicible prudence.

Les juifs, qui semblaient définitivement installés dans l'église avaient conservé les vieilles attitudes des maîtres d'Israël. Par la parole de Cainan, ils donnèrent des conseils à l'ex- docteur et émirent des critiques. Ils alléguèrent qu'eux aussi étaient chrétiens mais observaient rigoureusement la Loi Antique. Ils ajoutèrent que Paul ne devrait pas travailler contre la circoncision et qu'il devrait donner plus largement satisfaction de ses actes.

L'ex-rabbin resta silencieux malgré son grand étonnement, et recevait ces objurgations et ces reproches avec une surprenante sérénité.

Finalement, Cainan a fait la proposition à laquelle Jacques s'était rapporté la veille. Afin de satisfaire l'exigence du Sanhédrin, le tisserand de Tarse devait se purifier au Temple avec quatre juifs très pauvres qui avaient fait des vœux de naziréat ; l'apôtre des gentils restait contraint à payer toutes les dépenses.

Les amis de Paul furent encore plus surpris quand ils le virent se lever au beau milieu de l'assemblée partiale et se dire immédiatement prêt à répondre à l'intimation.

Le représentant des anciens a encore prononcé un discours pédant et long sur les règles de la race que Paul écouta avec une patience béatifiante.

De retour chez Mnason, l'ex-rabbin voulut informer ses compagnons des raisons de son attitude. Habitués à respecter ses décisions en toute confiance, ils se sont dispensés de poser des questions peut-être superflues, mais ils désiraient accompagner l'apôtre au Temple de Jérusalem pour assister à son renoncement sincère, et pouvoir en témoigner pour l'avenir de l'évangélisme. Paul souligna l'utilité d'y aller seul, mais Trophime qui restait encore quelques jours à Jérusalem avant de retourner à Antioche, insista et obtint l'accord de l'apôtre.

La comparution de Paul de Tarse au Temple, accompagnant les quatre frères de la race, dans un état misérable de pauvreté pour se purifier et payer les dépenses de leurs vœux, causa une forte Impression dans tous les cercles du pharisaïsme. Des discussions violentes et rudes s'enflammèrent. Dès que le Sanhédrin vit l'ex-rabbin humilié, il prétendit imposer de nouvelles sentences. Les obligations précédentes ne leur suffisaient plus maintenant. Le second jour de la sanctification, le mouvement populaire a grandi au Temple et prit de terribles proportions. Tous voulaient voir le célèbre docteur qui était devenu fou aux portes de Damas par la sorcellerie des Galiléens. Paul observait l'effervescence du scénario autour de sa personnalité et priait Jésus pour que les forces ne lui manquent pas. Le troisième jour, dépourvus d'un autre prétexte pour une plus lourde condamnation, quelques docteurs alléguèrent que Paul avait la hardiesse de se faire accompagner dans des lieux sacrés par un homme d'origine grecque, étranger des traditions Israélites. Trophime était né à Antioche, de parents grecs, il avait vécu plusieurs années à Éphèse ; toutefois malgré le sang qui coulait dans ses veines, il connaissait parfaitement les règles du judaïsme et se comportait dans l'enceinte consacrée au culte avec un indicible respect. Mais les autorités ne voulurent pas prendre en considération de telles particularités. Il fallait à nouveau condamner Paul de Tarse et ils devaient le faire à tout prix.

L'ex-rabbin perçut la ruse qui se profilait et pria le disciple de ne plus l'accompagner au mont Moria où avaient lieu les services religieux. La haine pharisienne, néanmoins, ne cessait de fermenter.

À la veille du dernier jour de la purification judaïque, le converti de Damas comparut aux cérémonies avec la même humilité. Mais dès qu'il fut en position de prier aux côtés de ses compagnons, quelques fanatiques l'ont entouré avec des expressions et des attitudes menaçantes.

Mort au déserteur !... Des pierres à la trahison ! a crié une voix tonitruante agitant l'enceinte.

Paul eut l'impression que ces cris étaient le mot de passe pour de plus grandes violences car immédiatement un vacarme infernal a éclaté. Quelques juifs emportés le saisirent par le col de sa tunique, d'autres lui prirent les bras violemment, le traînant vers un grand patio réservé aux mouvements du grand public.

-Tu paieras ton crime ! ... disaient certains.

Il faut que tu meures ! Israël a honte de ta présence au monde ! - criaient les autres plus furieux.

L'apôtre des gentils ne leur opposa aucune résistance. D'un regard, il a considéré les objectifs profonds à sa venue à Jérusalem et se dit qu'il n'avait pas uniquement été convoqué à l'obligation puérile d'accompagner au Temple quatre frères de race désolés dans leur pauvreté, mais l'heure était venue d'affirmer dans la ville des rabbins la fermeté de ses convictions. Il comprenait maintenant la subtilité des circonstances qui le conduisaient au témoignage. D'abord la réconciliation et la meilleure appréciation d'un compagnon tel que Jacques, obéissant à une décision presque infantile ; ensuite, le grand désir de prouver sa foi et la consécration de son âme à Jésus-Christ. Grandement surpris, sous l'emprise de réminiscences profondes et pénibles, il remarqua que les Israélites exaltés le laissaient à la merci de la foule furieuse, exactement dans le même patio où Etienne avait été lapidé vingt ans plus tôt. Quelques déchaînés le ravirent par la force et l'attachèrent au tronc des supplices. Plongé dans ses souvenirs, le grand apôtre sentait à peine les gifles qu'il recevait. Rapidement, il associa les plus singulières réflexions. À Jérusalem, le Maître divin avait souffert des martyres les plus déplorables ; là même où le généreux Jeziel s'était immolé par amour pour l'Évangile sous les coups et les quolibets de la foule. Il s'est senti alors honteux du supplice infligé au frère d'Abigail, pris de sa propre initiative. Ce n'était que maintenant, attaché au poteau du sacrifice qu'il comprenait l'extension de la souffrance que le fanatisme et l'ignorance causaient au monde. Et il se dit : - Le Maître est le Sauveur des hommes et il a souffert ici pour la rédemption des créatures. Etienne était son disciple, dévoué et aimant, et là aussi il avait ressenti les supplices de la mort. Jésus était le Fils de Dieu, Jeziel était son apôtre. Et lui ? N'était-il pas là son passé à réclamer de douloureuses expiations ? Ne serait-il pas juste de beaucoup souffrir pour tous les martyres qu'il avait infligés aux autres ? Il était normal d'éprouver de la joie dans ces instants amers, non seulement pour prendre la croix et suivre le Maître bien-aimé, mais aussi pour avoir l'occasion de souffrir ce que Jeziel avait ressenti avec une grande amertume.

Ces réflexions lui apportaient un peu de consolation. Sa conscience était plus légère. Il allait enfin donner le témoignage de sa foi à Jérusalem où il s'était trouvé face au frère d'Abigail. Une fois la mort venue, il pourrait s'approcher de son généreux cœur, lui parler avec joie de ses propres sacrifices. Il lui demanderait pardon et exalterait la bonté de Dieu qui l'avait conduit au même endroit pour les justes expiations. En levant ses yeux, il a entrevu la porte d'accès à la petite pièce où il s'était rendu avec sa fiancée bien-aimée et son frère prêt à quitter ce monde à l'agonie extrême. Il lui semblait encore entendre les derniers mots d'Etienne mêlés de bonté et de pardon.

À peine sorti de ces réminiscences que le premier jet de pierres le ramena à la réalité et lui fit entendre le brouhaha du peuple.

Le grand patio était plein d'Israélites redoutables. Des objurgations sarcastiques tranchaient l'air. Le spectacle était le même que le jour où Etienne avait quitté la terre, les mêmes injures, les mêmes expressions sarcastiques sur les visages des tortionnaires, la même froideur implacable des bourreaux du fanatisme. Paul, lui-même, ne cachait pas sa stupéfaction en remarquant ces singulières coïncidences. Les premières pierres ont touché sa poitrine et ses bras, le blessant avec violence.

- Celle-ci est au nom de la synagogue des Ciliciens ! - disait un jeune, éclatant de rire en même temps.

La pierre siffla en passant et pour la première fois lacéra le visage de l'apôtre. Un filet de sang remplit ses vêtements. Mais à aucun moment, il ne cessa de dévisager les bourreaux avec une déconcertante sérénité.

Trophime et Luc qui avaient été informés de la gravité de la situation dès les premiers instants par un ami qui avait assisté à la scène initiale du supplice, demandèrent immédiatement de l'aide aux autorités romaines. Craignant de nouvelles complications, ils ne révélèrent rien concernant le converti de Damas. Ils dirent simplement qu'il s'agissait d'un homme qui ne devait pas rester à souffrir entre les mains d'Israélites fanatiques et inconscients.

Un tribun militaire organisa aussitôt un groupe de soldats. Ils quittèrent la forteresse et pénétrèrent en force dans le grand atrium. La foule délirait dans un tourbillon d'altercations et de cris assourdissants. Obéissant aux ordres de leur commandant, deux centurions avancèrent résolument et arrachèrent le prisonnier le ravissant à la multitude qui se le disputait déchaînée.

À bas l'ennemi du peuple !... C'est un criminel ! C'est un malfaiteur ! Lacérons le voleur !...

Les exclamations les plus étranges planaient dans l'air. Ne trouvant pas de rabbins responsables pour éclaircir la situation, le tribun romain ordonna de ligoter l'accusé. Le militaire était convaincu qu'il s'agissait d'un dangereux malfaiteur qui s'était transformé depuis longtemps en un terrible cauchemar pour les habitants de la province. Il ne trouvait pas d'autre explication pour justifier une telle haine.

La poitrine contusionnée, blessé au visage et aux bras, l'apôtre fut mené à la tour Antonia, escorté par les préposés de César, tandis que la foule fermait le petit cortège en criant sans cesse : - À mort ! À mort !

Il allait pénétrer dans le premier patio de la grande forteresse romaine que Paul comprit finalement qu'il n'était pas seulement à Jérusalem pour accompagner quatre naziréens très pauvres au mont Moria mais qu'il était surtout là pour donner un témoignage plus éloquent de l'Évangile, aussi a-t-il demandé au tribun avec humilité :

Permettez-vous d'aventure que je vous dise quelque chose ?

Percevant ses manières distinguées et la noble inflexion de ces paroles prononcées dans un grec parfait, le chef de cohorte a répliqué très surpris :

Tu n'es pas le bandit égyptien qui, il y a quelque temps, a organisé une bande de voleurs qui ont dévasté les parages ?

Je ne suis pas un voleur - a répondu Paul, ressemblant à un personnage étrange vu le sang qui couvrait son visage et sa modeste tunique -, je suis un citoyen de Tarse et je vous demande la permission de parler au peuple.

Le militaire romain est resté bouche bée face à tant de distinction dans ses gestes et il n'eut pas d'autre solution que de céder, bien qu'hésitant.

Ressentant qu'il s'agissait de l'un de ses grands moments de témoignage, Paul de Tarse a monté quelques marches du grand escalier et se mit à parler en hébreu, impressionnant la foule par la profonde sérénité et l'élégance de son discours. Il commença par expliquer ses premières luttes, ses remords pour avoir poursuivi les disciples du Maître divin ; il leur raconta son voyage à Damas, l'infinie bonté de Jésus qui lui avait donné la vision glorieuse en lui adressant des paroles d'avertissement et de pardon. Riche des réminiscences d'Etienne, il leur a aussi parlé de l'erreur qu'il avait commise en consentant à sa mise à mort.

Entendant ses paroles empreintes d'une mystérieuse beauté, Claude Lysias, le tribun romain qui l'avait arrêté, se mit à ressentir des sensations indéfinissables. À son tour, il avait reçu certains bienfaits de ce Christ incompris à qui se rapportait l'orateur dans des circonstances aussi amères. Pris de scrupules, il fit appeler le tribun Zelfos, d'origine égyptienne, qui avait acquis certains titres romains grâce à son immense fortune et lui demanda :

Ami - a-t-il dit d'une voix presque imperceptible -, je ne désire pas prendre ici de décision concernant cet homme. La foule est exaltée et il est possible qu'il se produise des événements très graves. Je souhaiterais ta coopération immédiate.

Sans aucun doute - a répondu l'autre, résolument.

Et tandis que Lysias examinait minutieusement la figure de l'apôtre qui parlait de manière impressionnante, Zelfos redoublait les dispositions opportunes prises dans l'enceinte. Il renforça la garnison de soldats, initia la formation d'un cordon d'isolement, cherchant à protéger l'orateur d'une attaque imprévisible.

Après un rapport détaillé de sa conversion, Paul de Tarse se mit à parler de la grandeur du Christ, des promesses de l'Évangile, et tandis qu'il commentait ses relations avec le monde spirituel dont il recevait les messages réconfortants du Maître, la foule inconsciente et furieuse s'agitait manifestant une révolte mesquine. Un grand nombre d'Israélites arrachaient son manteau faisant de la poussière dans une impulsion caractéristique d'ignorance et de méchanceté.

Le moment était très grave. Les plus exaltés essayaient de rompre le cordon des gardes pour assassiner le prisonnier. L'action de Zelfos fut rapide. Il ordonna de rentrer l'apôtre à l'intérieur de la tour Antonia. Et tandis que Claude Lysias retournait chez lui afin de méditer un peu sur la sublimité des concepts entendus, son compagnon de milice prit des mesures énergiques pour disperser la foule. Ils n'étaient pas rares ceux qui s'entêtaient à vociférer sur la voie publique. Le chef militaire a donc ordonné de disperser les récalcitrants à coups de pattes de cheval.

Conduit dans une cellule humide, Paul ressentit que les soldats le traitaient avec le plus grand mépris. Ses blessures lui faisaient terriblement mal. Il avait les jambes endolories et vacillantes. Sa tunique était imbibée de sang. Les gardes impitoyables et ironiques l'attachèrent à une épaisse colonne, lui attribuant le traitement destiné aux criminels ordinaires. Épuisé et fiévreux, l'apôtre se dit qu'il ne serait pas facile de résister à une nouvelle épreuve de martyre mais qu'il n'était pas juste de se livrer aux agissements pervers des soldats qui le gardaient. Il se souvint du Maître qui avait été immolé sur la croix sans résister à la cruauté des créatures, mais qui avait aussi affirmé que le Père ne désire pas la mort du pécheur. Il ne pouvait alimenter la vanité de se livrer comme Jésus, car il était le seul à avoir suffisamment d'amour pour se constituer Envoyé du Tout-Puissant, et comme il se reconnaissait pécheur converti à l'Évangile, il était juste de vouloir travailler jusqu'à son dernier jour sur terre pour les frères de l'humanité et dans l'intérêt de sa propre Illumination spirituelle. Il se souvint de la prudence que Pierre et Jacques avaient toujours témoignée pour que les tâches qui leur étaient confiées ne souffrent pas de préjudices injustifiables et constatant ses capacités de résistance physique limitées en cette heure inoubliable, il cria aux soldats :

Vous m'avez attaché à la colonne réservée aux criminels quand vous ne pouvez m'imputer aucune erreur !... Je vois, maintenant, que vous préparez des fouets pour la flagellation alors que je suis déjà baigné de sang suite au supplice imposé par la foule inconsciente...

Un peu ironique, l'un des gardes a cherché à lui couper la parole et proféra :

Voyez-vous ça !... Mais tu n'es pas un apôtre du Christ ? Il se trouve que ton Maître est mort sur la croix en se taisant et finalement, il a même demandé pardon pour ses bourreaux, alléguant qu'ils ignoraient ce qu'ils faisaient.

Les compagnons du plaisantin ont éclaté d'un rire strident. À la lueur de son regard, démontrant une grande noblesse de cœur, Paul de Tarse a répliqué sans hésiter :

Oui, entouré d'un peuple ignorant et inconscient, le jour du Calvaire, Jésus a demandé à Dieu de pardonner les ténèbres de l'esprit où était plongée la foule qui le porta à la poutre d'ignominie ; mais les agents du gouvernement impérial ne peuvent être la foule qui méconnaît ses propres actes. Les soldats de César doivent savoir ce qu'ils font car s'ils ignorent les lois qu'ils doivent exécuter pour recevoir leur solde, il vaut mieux qu'ils abandonnent leur poste.

Les gardes restèrent immobiles, pris d'étonnement. Paul, néanmoins, a continué d'une voix ferme :

Quant à moi, je vous demande : - Serait-il licite de battre un citoyen romain avant qu'il ne soit jugé ?

Le centurion qui présidait aux services de flagellation fit suspendre les premiers dispositifs. Zelfos fut appelé en hâte. Informé de ce qui s'était passé, stupéfait le tribun a interrogé l'apôtre :

Dis-moi. Tu es vraiment romain ? -Oui.

Face à l'assurance de sa réponse, Zelfos se dit qu'il était plus raisonnable de changer le traitement du prisonnier. Craignant des complications, il fit retirer l'ex-rabbin du tronc, lui permettant ainsi d'être libre de ses mouvements malgré l'étroitesse de sa cellule. Ce ne fut qu'à ce moment-là que Paul de Tarse réussit à trouver un peu de repos sur une dure paillasse après avoir reçu un pichet d'eau apporté avec plus de respect et de considération. Il assouvit son intense soif et dormit malgré ses blessures sanglantes et douloureuses.

Zelfos, néanmoins, n'était pas tranquille. Il méconnaissait complètement la condition de l'accusé. Craignant pour sa position, d'ailleurs très enviable du point de vue politique, il alla voir le tribun Claude Lysias pour lui faire part de son inquiétude. Ce à quoi, l'autre a répondu :

Cela me surprend beaucoup puisqu'à mot il a affirmé être juif, originaire de Tarse de

Cilicie.

Zelfos lui dit alors qu'il avait du mal à en discerner la cause et finit par conclure :

D'après cela, il semble avant tout être un vulgaire menteur.

Ça non - s'exclama Lysias -, il doit naturellement posséder des titres de citoyenneté de l'Empire et a agi pour des raisons que nous ne sommes pas en mesure d'apprécier.

Percevant que son ami s'était personnellement senti irrité par ses premières allégations, Zelfos s'est empressé de corriger :

Ton point de vue est juste.

Je dois reconnaître en toute conscience - a ajouté Lysias bien inspiré -, que cet homme, inconnu de nous deux, a parlé de problèmes très sérieux.

Zelfos réfléchit un instant, puis il ajouta avec modération :

Face à cela, je propose qu'il soit présenté demain au Sanhédrin. Il n'y a que comme ça que nous pourrons trouver une solution au problème.

Claude Lysias reçut cette suggestion avec désagrément. Au fond, il se sentait plus enclin à patronner la défense de l'apôtre. Sa parole enflammée de foi l'avait vivement impressionné. Rapidement, il réfléchit et analysa le pour et le contre d'une décision de cette nature. Soustraire l'accusé à une persécution plus exaltée serait une juste précaution, mais contester le Sanhédrin était une attitude qui demandait plus de prudence. Il connaissait bien les juifs et plus d'une fois il avait pu mesurer l'ardeur de leurs passions et leurs caprices. Comprenant, également, qu'il ne devait pas éveiller les soupçons de son collègue concernant ses croyances religieuses, il fit un geste affirmatif et déclara :

Je suis d'accord. Demain, nous le livrerons aux juges compétents en matière de foi. Tu pourras laisser cela à ma charge car le prisonnier sera accompagné d'une escorte qui le protégera de toutes violences.

Et il en fut ainsi. Le lendemain matin, le plus haut tribunal des Israélites fut notifié par le tribun Claude Lysias que le prédicateur de l'Évangile comparaîtrait devant les juges pour les enquêtes nécessaires aux premières heures de l'après-midi. Les autorités du Sanhédrin s'en réjouirent. Ils allaient, enfin, revoir face à face le déserteur de la Loi. La nouvelle se répandit avec une rare rapidité.

Dans la matinée qui présageait de sombres perspectives, dans la solitude de sa cellule, Paul eut le plaisir d'avoir une grande surprise. Avec l'autorisation du tribun, une vieille femme et son fils encore jeune, pénétrèrent dans sa cellule afin de lui rendre visite.

C'était sa sœur Dalila avec son neveu Stéphane qui avaient finalement obtenu l'autorisation d'une courte entrevue. L'apôtre a étreint la noble femme avec des larmes d'émotion. Elle était faible, vieillie, le jeune Stéphane avait pris les mains de son oncle et les avait baisées avec vénération et tendresse.

Dalila a parlé des longues nostalgies, elle s'est souvenu des épisodes familiaux avec toute la poésie de son cœur féminin, et l'ex-docteur de Jérusalem recevait toutes les nouvelles, bonnes et mauvaises, avec une imperturbable sérénité comme si elles procédaient d'un monde très différent du sien. Il chercha, néanmoins, à consoler sa sœur qui, à un souvenir plus pénible, éclata en sanglots. Paul lui raconta succinctement ses voyages, ses luttes, ses obstacles survenus sur les chemins parcourus par amour de Jésus. La vénérable femme, bien qu'ignorant les vérités du christianisme, très délicatement n'a pas voulu effleurer les sujets religieux, s'en tenant aux motifs affectifs de sa visite fraternelle et pleura copieusement en le quittant. Elle ne pouvait pas comprendre la résignation de l'apôtre, ni dûment apprécier son renoncement. Elle déplorait intimement son sort et, au fond, tout comme la majorité de ses compatriotes, elle dédaignait ce Jésus qui n'offrait aux disciples qu'une croix et des souffrances.

Paul de Tarse, néanmoins, ressentit un grand réconfort à sa présence, mais ce fut surtout l'intelligence et la vivacité de Stéphane lors du court échange qu'ils avaient eu qui lui fournissaient d'énormes espoirs pour l'avenir spirituel de son neveu.

Il repassait encore dans sa tête cette agréable impression quand une grande escorte s'est postée près de sa cellule pour l'accompagner au Sanhédrin le moment venu.

Peu après midi, il comparut à la barre du tribunal et perçut rapidement que le cénacle des grands docteurs de Jérusalem vivait l'un de ses grands jours, plein d'une masse populaire compacte. Sa présence provoquait une foule de commentaires. Tous voulaient voir, connaître le transfuge de la Loi, le docteur qui avait répudié et méprisé les titres sacrés. Excessivement ému, l'apôtre s'est souvenu une fois encore de la figure d'Etienne. Il lui appartenait maintenant de donner également le témoignage de l'Évangile de la vérité et de la rédemption. L'agitation du Sanhédrin lui donnait la même impression des temps vécus à l'époque où précisément, il avait infligé les plus dures humiliations au frère d'Abigail et aux prosélytes de Jésus. Il était donc juste de s'attendre, maintenant, à des souffrances acerbes et réparatrices. Et au comble de l'amertume, il y eut une singulière coïncidence : le sacerdote suprême qui présidait les faits s'appelait Ananie ! Il s'agissait peut-être d'une ironie du sort ?

Tout comme cela se passa avec Jeziel, une fols que l'acte d'accusation fut lu, et conformément aux prérogatives de sa naissance, la parole fut donnée à l'apôtre pour sa défense.

Avec le plus grand respect, Paul commença à se justifier. De nombreux rires étouffés brisaient le silence environnant et révélaient l'ambiance sarcastiquement hostile de l'auditoire.

Quand la grande éloquence de son oratoire commença à impressionner l'auditoire par le caractère fidèle du témoignage chrétien, le sacerdote suprême lui imposa le silence et vociféra emphatique :

- Un fils d'Israël, même porteur de titres romains quand il manque de respect aux traditions de cette maison en tenant des propos injurieux souillant la mémoire des prophètes, se rend passible de sévères châtiments. En déviant dans des concepts sibyllins propres à son obsession déréglée et criminelle pour le charpentier révolutionnaire de Nazareth, l'accusé semble ignorer le devoir de s'expliquer correctement ! Mon autorité ne permet pas que l'on abuse de ce lieu saint. Je décide donc que Paul de Tarse sera blessé à la bouche pour venger ses termes insultants.

L'apôtre lui a adressé un regard d'une indicible sérénité et a répliqué.

Prêtre, surveillez votre cœur pour ne pas tomber dans des mesures répressives injustes. Les hommes, comme vous, sont comme les murs blanchis des tombes, mais vous ne pouvez ignorer que vous serez aussi rattrapés par la justice de Dieu. Je connais trop bien les lois dont vous êtes devenu l'exécuteur. Si vous êtes Ici pour juger, comment et pourquoi ordonnez-vous de châtier ?

Mais avant qu'il n'ait eu le temps de continuer, un petit groupe de préposés d'Ananie s'est avancé avec de petits fouets, le blessant aux lèvres.

Comment oses-tu injurier le sacerdote suprême ? -s'exclamaient-ils fous de colère. - Tu paieras pour tes insultes !...

Des balafres marquaient le visage ridé et vénérable de l'ex-rabbin, sous les applaudissements généraux. Des voix ironiques s'élevaient sans cesse au sein de la foule infâme. Certains réclamaient plus de sévérité, d'autres d'une voix de stentor demandaient la lapidation. La sérénité de l'apôtre était un véritable témoignage et les esprits impulsifs et criminels s'en irritaient d'autant plus. Certains groupes d'Israélites plus vils se faisaient remarquer et, coopérant avec les bourreaux, lui crachaient au visage. Le tumulte était général. Paul essaya de parler, de s'expliquer plus en détail, mais la confusion était telle que l'on entendait rien et plus personne ne se comprenait.

Délibérément, le sacerdote suprême permettait un tel désordre. Les principaux éléments du Sanhédrin désiraient exterminer l'ex-docteur à tout prix. Le tribunal ne s'était prêté à la farce de ce jugement que parce qu'il avait perçu l'intérêt personnel de Claude Lysias pour le prisonnier. Sans cela, Paul de Tarse aurait été assassiné à Jérusalem pour satisfaire les sentiments odieux des ennemis gratuits de sa tâche apostolique bénie. À la demande du tribun présent à la réunion commémorative, Ananie réussit à rétablir le calme ambiant. Après des appels désespérés, l'assemblée devint silencieuse, dans l'attente.

Paul avait le visage en sang, sa tunique était en lambeaux, mais à l'étonnement et à la stupeur générale, il révélait dans son regard, contrairement à une autre époque et dans des circonstances de cette nature, une grande tranquillité fraternelle, laissant percevoir qu'il comprenait et pardonnait les offenses de l'ignorance.

Se supposant dans une position favorable, le sacerdote suprême ajouta sur un ton arrogant :

Tu devrais mourir comme ton Maître sur une croix méprisable ! Déserteur des traditions sacrées de la patrie et blasphémateur criminel, les souffrances que tu commences à éprouver parmi les fils légitimes d'Israël ne suffisent pas pour juste punition !...

L'apôtre, néanmoins, loin d'être effrayé a tranquillement répliqué :

Ce jugement précipité est le vôtre... Je ne mérite pas la croix du Rédempteur car sa couronne est excessivement glorieuse pour moi ; néanmoins, tous les martyres du monde seraient justement appliqués au pécheur que je suis. Vous craignez les souffrances parce que vous ne connaissez pas la vie éternelle, vous considérez les épreuves comme ceux qui ne voient rien au-delà de ces jours éphémères de l'existence humaine. La politique mesquine a éloigné votre esprit des visions sacrées des prophètes !... Les chrétiens le savent, ils connaissent une autre vie spirituelle, leurs espoirs ne reposent pas sur de faux triomphes qui vont pourrir avec le corps dans la tombe ! La vie n'est pas ce que nous voyons dans la banalité de tous les jours terrestres ; c'est avant tout l'affirmation de l'immortalité glorieuse avec Jésus-Christ !

La parole de l'orateur semblait maintenant magnétiser de tout son poids l'assemblée. Ananie lui-même, malgré sa colère sourde se sentait incapable de toute réaction, comme si quelque chose de mystérieux l'obligeait à entendre jusqu'au bout. Imperturbable dans sa sérénité, Paul de Tarse a continué :

Continuez à me blesser ! Crachez-moi à la face ! Battez-moi ! Ce martyrologue exalte en moi un espoir supérieur, car j'ai déjà créé en mon for intérieur un sanctuaire intangible à vos mains et où Jésus régnera pour toujours...

Que désirez-vous - a-t-il continué d'une voix ferme - avec vos émeutes et vos persécutions ? Après tout, quel motif avez-vous à générer tant de luttes stériles et destructrices ? Les chrétiens travaillent, comme Moïse l'a fait pour la croyance en Dieu et en notre glorieuse résurrection. Il est inutile de diviser, de fomenter la discorde, de vouloir cacher la vérité avec les illusions du monde. L'Évangile du Christ est le soleil qui illumine les traditions et les coutumes de la Loi Antique !...

Pendant ce temps cependant, à la stupéfaction de beaucoup, un nouveau vacarme se fit entendre. Les Saducéens se sont lancés contre les Pharisiens avec des gestes et des apostrophes délirantes. En vain, le sacerdote suprême chercha à calmer les esprits. Un groupe plus exalté essayait de s'approcher de l'ex-rabbin, prêt à l'étrangler.

Ce fut là que Claude Lysias, faisant appel aux soldats, se fit entendre dans l'assemblée menaçant les opposants. Surpris par ce fait insolite car les Romains ne voulaient jamais intervenir sur des sujets religieux relatifs à la race, les turbulents Israélites se sont immédiatement inclinés. Le tribun s'est alors adressé à Ananie et demanda la fermeture des travaux déclarant que le prisonnier retournerait en prison à la tour Antonia, jusqu'à ce que les juifs décident de résoudre le cas avec plus de discernement et de sérénité.

Les autorités du Sanhédrin n'ont pas masqué leur grand étonnement, mais comme le gouverneur de la province était en permanence à Césarée, il ne serait pas raisonnable de négliger son préposé à Jérusalem.

Avant que de nouveaux tumultes ne surgissent, Ananie déclara que le jugement de Paul de Tarse, selon l'ordre reçu, continuerait lors de la prochaine session du tribunal qui aurait lieu dans trois jours.

Avec beaucoup de précautions, les gardes emmenèrent le prisonnier, tandis que les Israélites les plus éminents cherchaient à contenir les protestations isolées de ceux qui accusaient Claude Lysias de partial et de sympathisant du nouveau credo.

Une fois reconduit dans sa cellule silencieuse, Paul put respirer et se reprendre pour affronter la situation.

Ressentant une sympathie bien justifiée pour cet homme valeureux et sincère, le tribun prit de nouvelles dispositions en sa faveur. L'ex-docteur de la Loi était plus satisfait et soulagé. Il eut un garde pour le servir en cas de besoin, il reçut de l'eau en abondance, des médicaments, des aliments et la visite de ses amis les plus proches. Ces démonstrations d'estime l'émouvaient beaucoup. Spirituellement, il se sentait presque plus conforté ; son corps blessé lui faisait mal malgré tout et physiquement il était exténué... Après avoir parlé quelques minutes avec Luc et Timothée, conformément à l'autorisation reçue, il ressentit que certaines inquiétudes affligeaient son cœur. Serait-il juste de penser faire un voyage à Rome quand son état physique était si précaire ? Résisterait-il longtemps aux dures persécutions initiées à Jérusalem ? Et pourtant les voix du monde supérieur lui avaient promis ce voyage à la capitale de l'Empire... Il ne pouvait douter des promesses faites au nom du Christ. Une fatigue certaine alliée à une grande amertume, commençait à infirmer ses espoirs toujours actifs. Mais tombant dans une espèce de torpeur, il perçut, comme d'autres fois, qu'une vive clarté inondait la cellule en même temps qu'une voix douce lui murmurait :

Réjouis-toi des douleurs qui sauvent et illuminent la conscience ! Même si les souffrances se multiplient, les joies divines de l'espérance se renouvellent !... Garde ton enthousiasme car tout comme tu as témoigné pour moi à Jérusalem, il importe que tu le fasses aussi à Rome !...

Immédiatement, il a senti que de nouvelles forces confortaient son organisme abattu.

La clarté du matin le surpris presque bien disposé. Aux premières heures du jour, très anxieux Stéphane revint le voir. Reçu avec un affectueux intérêt, le jeune garçon informa son oncle des graves projets qui se conspiraient dans l'ombre. Les juifs avaient juré d'exterminer le converti de Damas, même si pour cela ils devaient assassiner Claude Lysias lui-même. L'environnement au Sanhédrin était empreint d'activités odieuses. Ils projetaient de tuer le prédicateur des gentils en plein jour lors de la prochaine session du tribunal. Plus de quarante comparses, des plus fanatiques, avaient solennellement juré de réaliser cette sinistre mission. Paul a tout entendu et calmement appela le garde et lui dit :

Je te demande de conduire ce jeune garçon devant le chef des tribuns pour qu'il l'entende sur un sujet urgent.

C'est ainsi que Stéphane fut reçu par Claude Lysias à qui il présenta la dénonciation. Avec le tact politique qui caractérisait ses décisions, l'astucieux et noble patricien promit d'examiner la question, sans laisser présumer de l'adoption de mesures définitives pour tromper la conspiration. Il le remercia de l'information reçue et recommanda au jeune garçon la plus grande discrétion quant aux commentaires concernant la situation, afin de ne pas exacerber davantage les esprits partisans.

Dans la solitude de son cabinet, le tribun romain réfléchit sérieusement à ces funestes perspectives. Avec sa capacité de conjurer les intrigues, le Sanhédrin était capable de provoquer l'agitation du peuple toujours versatile et agressif. Des rabbins passionnés pouvaient mobiliser des criminels et peut-être même assassiner dans des conditions spectaculaires. Mais la dénonciation partait d'un jeune garçon, presque un enfant. De plus, il s'agissait du neveu du prisonnier. Aurait-il dit la vérité ou s'agissait-il d'un simple instrument d'une possible mystification affective née d'une juste inquiétude familiale ? Par chance, il n'avait pas encore réussi à dissiper ses doutes quant à la conduite à tenir que quelqu'un demanda la faveur d'une entrevue. Désireux de marquer une pause à de si graves cogitations, il accéda rapidement à cette sollicitation. Il ouvrit sa luxueuse porte et un vieillard au visage calme est apparu souriant. Claude Lysias en fut réjoui. Il le connaissait bien. Il lui devait des faveurs. Le visiteur inattendu était Jacques, il venait interposer sa généreuse influence en faveur du grand ami de ses constructions évangéliques. Le fils d'Alphée répéta le plan déjà dénoncé par Stéphane, quelques minutes plus tôt. Et en dit davantage. Il lui raconta l'histoire émouvante de Paul de Tarse, se révélant être un témoin impartial de toute sa vie et ajouta que l'apôtre était venu en ville suite à sa demande insistante afin de prendre des mesures provisoires en matière de propagande. Il conclut son exposé empressé en demandant à l'ami illustre des mesures efficaces pour éviter le monstrueux attentat.

Plus soucieux maintenant, le tribun réfléchit :

Vos considérations sont justes, toutefois, je pressens des difficultés à coordonner des mesures immédiates. Ne vaudrait-il pas mieux attendre que les faits se présentent et réagir alors en usant de la force contre la force ?

Jacques a esquissé un sourire de doute et répondit :

Il me semble que votre autorité devrait prendre des mesures urgentes. Je connais les passions judaïques et la fureur de ses manifestations. Jamais je ne pourrai oublier l'odieux ferment des pharisiens, le jour du Calvaire. Si je crains pour le sort de Paul, je crains également pour vous-même. La foule de Jérusalem est très souvent criminelle.

Lysias a froncé le front et a longuement réfléchi. Mais l'arrachant à son indécision, le vieux Galiléen lui a présenté l'idée de faire transférer le prisonnier à Césarée en vue d'un jugement plus juste. La mesure aurait la vertu de soustraire l'apôtre de l'environnement exacerbé de Jérusalem et faire avorter le début du plan d'homicide ; en outre, le tribun resterait libre de tous soupçons injustes et maintiendrait intègres les traditions de respect autour de son nom de la part des juifs malveillants et ingrats. Le fait ne serait connu que des plus intimes et le patricien désignerait une escorte de soldats courageux pour accompagner le prisonnier qui ne sortirait de Jérusalem qu'après minuit.

Claude Lysias considéra l'excellence de ces suggestions et promit de les mettre en pratique le soir même.

Dès que Jacques l'eut salué, le Romain a appelé deux assistants de confiance et leur a donné les premiers ordres pour former une escorte forte de cent-trente soldats, deux-cents archers et soixante-dix cavaliers, sous la protection de qui, Paul de Tarse aurait à comparaître devant le gouverneur Félix, au grand port palestinien. Conformément aux instructions reçues, les préposés réservèrent au prisonnier l'une des meilleures montures.

Tard dans la nuit, à sa grande surprise, Paul de Tarse fut appelé. Claude Lysias lui expliqua en quelques mots l'objectif de sa décision et la grande caravane partit en silence vers Césarée.

Compte tenu du caractère secret des mesures prises, le voyage se passa sans incidents dignes d'être mentionnés. Ce n'est que plusieurs heures plus tard que les informations en question quittèrent la tour Antonla, convainquant les juifs, à leur grande déception, de l'inutilité de toutes représailles.

À Césarée, le gouverneur reçut l'expédition avec beaucoup d'étonnement. Il connaissait la réputation de Paul et il n'était pas sans ignorer les luttes qu'il soutenait avec ses frères de race, mais cette caravane de quatre cents hommes armés pour protéger un prisonnier le laissait stupéfait.

Après le premier interrogatoire, le plus haut préposé de l'Empire de la province prit la décision suivante :

Vu l'origine judaïque de l'accusé, je ne peux rien juger sans entendre l'organe compétent de Jérusalem.

Et il ordonna que le Sanhédrin se fasse représenter au siège du gouvernement dans la plus grande urgence.

Cet ordre sut largement satisfaire les Israélites.

En conséquence, cinq jours après le déplacement de l'apôtre, Ananie lui-même, à la tête de l'ensemble des autorités du Sanhédrin et du Temple, accourut à Césarée avec les projets les plus étranges concernant la situation de l'adversaire. Connaissant le pouvoir de son inexorable logique et la grandeur de la parole de l'ex-docteur de Tarse, les vieux rabbins se firent accompagner de Tertule, l'une des intelligences les plus remarquables qui aient coopérer au respectable collège.

Une fois le tribunal improvisé mis en place pour décider des faits, l'orateur du Sanhédrin eut le premier la parole, et formula de lourdes accusations contre le suspect. Il dessina sous de sombres aspects toutes les activités du christianisme et finit par demander au gouverneur de livrer l'accusé à ses frères de race afin d'être dûment jugé par eux-mêmes.

C'est alors que l'occasion de s'expliquer fut accordée à l'ex-rabbin. Paul se mit à parler avec une grande sérénité. Félix a immédiatement constaté ses dons intellectuels élevés, les beautés dialectiques qu'il évoquait et écouta ses arguments avec un rare intérêt. Les anciens de Jérusalem ne savaient pas cacher leur propre colère. S'ils l'avaient pu, ils auraient écartelé l'apôtre à cet instant même, telle était leur irritation qui contrastait avec la tranquillité transparente de l'oratoire et celle de l'orateur infortuné.

Embarrassé, le gouverneur eut du mal à prononcer un « verdict ». D'un côté, il y avait les anciens d'Israël dans une attitude presque colérique qui réclamaient les droits de la race ; de l'autre, il contemplait l'apôtre de l'Évangile, calme, imperturbable, Seigneur spirituel du sujet qui éclaircissait tous les points obscurs du procès singulier qui lui était fait avec sa parole élégante et réfléchie.

Reconnaissant l'extrême valeur de cet homme amaigri et vieilli dont les cheveux semblaient blanchis par des expériences pénibles et sacrées, le gouverneur Félix a modifié précipitamment ses premières impressions et a clôturé les travaux en ces termes :

Messieurs, je reconnais que le procès est plus grave que j'avais pu en juger à première vue. Aussi, je décide de reporter le jugement définitif jusqu'à ce que le tribun Claude Lysias ait été dûment entendu.

Les anciens se sont mordu les lèvres. En vain, le sacerdote suprême a demandé à poursuivre les travaux. Le mandataire de Rome n'a pas changé de point de vue et la nombreuse assemblée s'est dissoute au grand regret des Israélites gênés de repartir, extrêmement désappointés.

Félix, néanmoins, se mit à considérer le prisonnier avec un plus grand respect. Le lendemain, il alla lui rendre visite, lui accordant l'autorisation de recevoir ses amis dans une pièce voisine. Se disant que Paul jouissait d'un grand prestige parmi et devant tous les partisans de la doctrine du prophète nazaréen, il imagina, dès lors, tirer quelques avantages de la situation. Chaque fois qu'il lui rendait visite, il lui trouvait une plus grande acuité mentale, s'intéressait à ses idées vives et palpitantes pleines de sages commentaires, à son opinion et à son expérience de vie.

Un beau jour, le gouverneur aborda avec soin la question des intérêts personnels, insinuant l'avantage de sa libération de manière à répondre aux aspirations de la communauté chrétienne qui lui prêtait tant d'importance.

Paul lui fit alors observer sur un ton résolu :

Je ne suis pas vraiment de votre avis. J'ai toujours considéré que la première vertu du chrétien est d'être prêt à obéir à la volonté de Dieu en tout. Il est vrai que je ne suis pas détenu sans assistance et sans protection et pour cela je crois que Jésus pense qu'il vaut mieux me conserver prisonnier par les temps qui courent. Je le sers donc comme si j'étais vraiment libre.

Néanmoins, - a continué Félix, sans avoir le courage de toucher directement au but -, votre libération ne serait pas une chose très difficile à obtenir.

Comment cela ?

N'avez-vous pas des amis riches et influents dans tous les coins de la province ? - interrogea le préposé gouvernemental d'une manière ambiguë.

Que désirez-vous dire par là ? - a demandé l'apôtre à son tour.

Je crois que si vous réunissiez suffisamment d'argent pour répondre aux intérêts personnels de ceux qui décident du procès, vous seriez libéré de l'action de la justice en quelques jours.

Paul comprit ses insinuations mal voilées et lui répondit noblement :

Je vois maintenant ce que vous voulez dire. Vous faites allusion à une justice conditionnée aux caprices criminels des hommes. Cette justice ne m'intéresse pas. Je préférerais connaître la mort en prison plutôt que de servir d'obstacle à la rédemption spirituelle des plus humbles des fonctionnaires de Césarée. Leur donner de l'argent en échange d'une liberté illicite, serait les habituer à l'attachement des biens qui ne leur appartiennent pas. Mon activité serait, alors, un effort manifestement pervers. En outre, quand nous avons la conscience pure, personne ne peut gêner notre liberté et je me sens ici aussi libre que si j'étais dehors sur la voie publique.

À ce commentaire franc et sévère, le gouverneur déguisa son embarras. Cette leçon l'humiliait profondément et dès lors, il se désintéressa de sa cause. Mais il avait déjà fait des commentaires auprès de ses amis les plus proches sur l'intelligence remarquable du prisonnier de Césarée et, quelques jours plus tard, sa jeune femme Drusila manifesta le souhait de connaître et d'entendre l'apôtre. De mauvais gré, mais ne pouvant s'esquiver, il finit par l'amener en présence de l'ex-rabbin.

Juive d'origine, Drusila ne se contenta pas comme son mari de simples questions superficielles. Désireuse de sonder ses idées les plus profondes, elle lui demanda de lui faire un commentaire général sur la nouvelle doctrine qu'il avait épousée et cherchait à diffuser.

Devant des figures notables de la cour provinciale, le valeureux apôtre des gentils a fait le brillant éloge de l'Évangile, soulignant l'inoubliable exemple du Christ et les devoirs de prosélytisme qui pointaient de tous les coins du monde. La majorité des auditeurs l'écoutait avec un intérêt évident, mais quand il se mit à parler de la résurrection et des devoirs de l'homme en raison de ses responsabilités dans le monde spirituel, le gouverneur est devenu pâle et a interrompu la prédication.

Pour aujourd'hui cela suffit ! - a-t-il dit avec autorité. - Mes proches pourront vous entendre une autre fois s'ils le souhaitent, quant à moi je ne crois pas en l'existence de Dieu.

Paul de Tarse reçut ce commentaire avec sérénité et répondit avec bienveillance :

Je remercie la délicatesse de votre déclaration mais néanmoins, Seigneur le gouverneur, j'ose souligner le besoin d'y réfléchir car lorsqu'un homme affirme ne pas accepter la paternité du Tout-Puissant, c'est qu'en règle générale, il craint le jugement de Dieu.

Félix lui a jeté un regard furieux et s'est retiré avec les siens, se promettant à lui-même de laisser le prisonnier livré à son sort.

Face à cela, bien que respecté pour sa franchise et sa loyauté, Paul dût supporter deux ans de réclusion à Césarée. Il profita de ce temps pour rester en relation constante avec ses églises bien-aimées. D'innombrables messages allaient et venaient, apportant des questionnements et emportant des conseils et des instructions.

À cette époque, l'ex-docteur de Jérusalem attira l'attention de Luc sur son vieux projet d'écrire une biographie de Jésus, mettant à profit les informations de Marie ; il déplora ne pas pouvoir aller à Éphèse et le chargea de ce travail qu'il considérait d'une importance capitale pour les adeptes du christianisme. Son ami médecin lui donna complète satisfaction en léguant à la postérité la précieuse histoire de la vie du Maître, riche de lumière et d'espoirs divins. Une fois les annotations évangéliques terminées, l'esprit dynamique de l'apôtre des gentils souligna le besoin d'un travail qui détermine les activités apostoliques juste après le départ du Christ, pour que le monde connaisse les glorieuses révélations de la Pentecôte, d'où l'origine du magnifique rapport de Luc qu'est - l'Actes des Apôtres.

Malgré sa condition de prisonnier, le converti de Damas n'a cessé de travailler un seul jour, profitant de tous les recours à sa portée pour la diffusion de la Bonne Nouvelle.

Le temps passait rapidement mais les Israélites n'avaient jamais abandonné leur plan initial d'éliminer le valeureux champion des vérités du ciel. À plusieurs reprises, le gouverneur fut abordé sur l'opportunité de renvoyer l'incarcéré à Jérusalem, mais au souvenir de Paul, sa conscience hésitait. En plus de ce qu'il avait pu observer lui-même, il avait entendu le tribun Claude Lysias qui lui avait parlé de l'ex-rabbin avec un indicible respect. Plus par peur des pouvoirs surnaturels attribués à l'apôtre que par dévouement à ses devoirs d'administrateur, il avait résisté à toutes les attaques des juifs, restant ferme dans son intention de garder l'accusé jusqu'à ce qu'apparaisse l'occasion d'un jugement plus prudent.

La feuille de route du grand ami des gentils comptait deux ans de prison. Un ordre impérial transféra Félix dans une autre province. Sans oublier la peine que la franchise de Paul lui avait causée, il fit en sorte de l'abandonner à son propre sort.

Le nouveau gouverneur, Portius Festus, est arrivé à Césarée au beau milieu d'une bruyante manifestation populaire. Jérusalem ne pouvait s'esquiver aux hommages politiques et dès qu'il eut assumé le pouvoir, l'illustre patricien rendit visite à la grande ville des rabbins. Le Sanhédrin profita de l'occasion pour demander instamment son vieil ennemi d'antan. Un groupe de docteurs de la Loi Antique voulut s'entretenir cérémonieusement avec le généreux Romain, et sollicita la restitution du prisonnier pour un jugement sous l'égide du tribunal religieux. Festus reçut la commission cavalièrement et se montra prêt à y consentir mais, prudent par nature et par devoir pour sa fonction, il déclara préférer résoudre la question à Césarée où il pourrait connaître le sujet avec les détails nécessaires. À ces fins, il invitait les rabbins à l'accompagner à son départ. Les Israélites exultèrent de joie. Les plus sinistres projets se sont fomentés pour réceptionner l'apôtre à Jérusalem.

Le gouverneur passa dix jours à Jérusalem, mais avant de repartir quelqu'un se rendit à Césarée le cœur oppressé et inquiet. C'était Luc qui, courageux et appréhensif, se proposait d'informer le prisonnier de tous les singuliers événements. Paul de Tarse l'écouta avec attention et sérénité, mais quand son compagnon se mit à lui parler des plans du Sanhédrin, l'ami des gentils devint pâle. Il avait été définitivement décidé que le transfuge serait crucifié comme le divin Maître, au même endroit du Calvaire. Des préparatifs pour mettre fidèlement en scène le drame du Calvaire étaient organisés. L'accusé porterait la croix affrontant les sarcasmes de la populace ; certains parlaient même du sacrifice de deux voleurs pour que tous les détails caractéristiques du martyre du Charpentier se répètent.

Peu de fois l'apôtre avait manifesté une telle impression de stupeur. Finalement, amer et énergique, il s'exclama :

J'ai supporté les coups de fouet, les lapidations et les insultes de toute part, mais de toutes les persécutions et les épreuves, celle-ci est la plus absurde...

Le médecin lui-même ne savait pas comment interpréter cette idée, quand l'ex-rabbin a continué :

Nous devons éviter cela à tout prix. Comment envisager cette délibération extravagante de répéter la scène du Calvaire ? Quel disciple aurait le courage de se soumettre à cette fausse parodie avec l'idée mesquine d'atteindre le plan du Maître en témoignage des hommes ? Le Sanhédrin se trompe. Personne au monde n'aura un Calvaire égal à celui du Christ. Nous savons qu'à Rome les chrétiens commencent à mourir se sacrifiant, pris pour de misérables esclaves. Les pouvoirs pervers du monde déchaînent la tempête d'ignominies sur le front des partisans de l'Évangile. Si je dois porter le témoignage de Jésus, je le ferai à Rome. Je saurai mourir auprès des compagnons comme un homme ordinaire, tel un pécheur. Cependant, je ne me soumettrai pas au rôle de faux imitateur du Messie promis. Puisque le procès va encore être débattu par le nouveau gouverneur, j'en appellerai à César.

Le médecin fit un geste d'étonnement. Comme la majorité des chrétiens éminents de cette époque, Luc ne réussit pas à comprendre ce geste interprété, à première vue, comme un refus de témoigner.

Et pourtant - a-t-il objecté avec une certaine hésitation - Jésus n'a pas fait appel aux hautes autorités lors du sacrifice de la croix et je crains que les disciples ne sachent pas interpréter ton attitude comme il convient.

Je ne suis pas d'accord avec toi - a répondu Paul résolu, - si les communautés chrétiennes ne peuvent pas comprendre ma décision, je préfère passer à leurs yeux pour un pédant et un inconscient, en cette heure singulière de ma vie. Je suis un pécheur et je dois mépriser l'éloge des hommes. S'ils me condamnent, ils ne seront pas dans l'erreur. Je suis imparfait et je dois témoigner dans cette véritable condition de ma vie. Sinon ce serait déranger ma conscience que de me doter d'une fausse valeur humaine.

Très impressionné, Luc a gardé cette leçon inoubliable.

Trois jours après cette entrevue, le gouverneur retournait au siège du gouvernement provincial, accompagné d'un grand cortège d'Israélites prêts à obtenir la livraison du célèbre prisonnier.

Avec la sérénité qui marquait ses attitudes politiques, Portius Festus voulut immédiatement connaître la situation. Il revit méticuleusement le procès, prit connaissance des titres de citoyenneté romaine de l'accusé, conformément à la législation en vigueur. Et devant l'insistance des rabbins qui dénotaient une grande anxiété pour arriver à résoudre le problème, il convoqua une réunion pour un nouvel examen des déclarations de l'accusé afin de satisfaire la politique régionale de Jérusalem.

Le converti de Damas, le corps éreinté mais toujours vif d'esprit, a comparu à l'assemblée sous les regards pleins de rancoeurs de ses frères de race qui plaidaient son déplacement à tout prix. Le tribunal de Césarée attira une grande foule, désireuse de connaître l'issue donnée à ce nouveau jugement. Les Israélites discutaient, les chrétiens commentaient les débats sur la défensive. Plus d'une fois, Portius Festus fut obligé de lever la voix, attirant leur attention et demandant le silence.

Une fois les travaux de la singulière assemblée ouverts, le gouverneur a interrogé l'accusé avec une énergie pleine de noblesse.

Paul de Tarse, néanmoins, a répondu à tous les arguments avec la sérénité qui lui était particulière. Malgré l'animosité manifeste des juifs, il déclara qu'il ne les avait offensés en rien et ne se souvenait absolument pas d'un moment dans toute sa vie où il aurait attaqué le Temple de Jérusalem ou les lois de César.

Festus perçut qu'il s'agissait d'un esprit cultivé et éminent et que ce ne serait pas si facile de le livrer au Sanhédrin comme il l'avait pensé au début. Quelques rabbins avaient même insisté pour qu'il ordonne son transfert à Jérusalem, purement et simplement, en dépit de toutes règles légales. Le gouverneur n'aurait pas hésité à le faire, faisant prévaloir son influence politique, mais il ne voulut pas pratiquer un acte arbitraire sans connaître les qualités morales de l'homme visé par les intrigues judaïques. Au fond, il considérait que s'il s'agissait d'un personnage vulgaire, il pourrait le livrer sans crainte à l'autorité tyrannique du

Sanhédrin qui bien sûr le liquiderait ; mais il n'en serait pas de même s'il vérifiait la noblesse et l'intelligence du prisonnier car, avec son sens aigu de la politique, il ne désirait pas acquérir un ennemi capable de lui nuire à tout moment. Ayant reconnu les hautes facultés intellectuelles et morales de l'apôtre, il changea complètement d'attitude. Dès lors, il se mit à considérer avec plus de sévérité l'interlocuteur en arrivant à la conclusion que ce serait un crime d'agir avec partialité le concernant. Outre la culture que l'accusé exhibait, il s'agissait d'un citoyen romain par des titres légitimement acquis. Formulant de nouvelles conjectures et à l'immense surprise des représentants du Sanhédrin, Portius Festus a demandé au prisonnier s'il acceptait de retourner à Jérusalem afin d'y être jugé, devant lui-même, par le tribunal religieux de sa race. Paul de Tarse, comprenant l'embuscade des Israélites, a répondu tranquillement, remplissant l'assemblée d'étonnements :

Seigneur gouverneur, je suis devant le Tribunal de César afin d'être définitivement juger. Voilà plus de deux ans que j'attends la décision d'une procédure que je ne peux comprendre. Comme vous le savez, je n'ai offensé personne. Mon emprisonnement ne tient qu'aux intrigues religieuses de Jérusalem. Je défie, dans ce cas, l'opinion des plus exigeants. Si j'ai pratiqué quelque acte indigne, je demande, moi même, la sentence de mort. Convoqué à un nouveau jugement, j'ai cru que vous auriez le courage nécessaire pour rompre avec les aspirations inférieures du Sanhédrin en rendant justice à votre magnanimité d'administrateur consciencieux et droit. Je continue à avoir confiance en votre autorité, en votre impartialité, exemptée de faveur que personne ne pourra exiger de vos charges honorables et délicates. Examinez consciencieusement les accusations qui me retiennent en prison à Césarée ! Vous vérifierez qu'aucun pouvoir provincial ne pourra me livrer à la tyrannie de Jérusalem ! Bien que croyant sincèrement en vos délibérations sages et justes, face à de telles circonstances, j'invoque mes titres et j'en appelle, dès à présent, à César !...

L'attitude inattendue de l'apôtre des gentils provoqua l'étonnement général. Portius Festus, très pâle, était plongé dans de sérieuses cogitations. De sa chaise déjuge, il avait généreusement enseigné le chemin de la vie à beaucoup d'accusés et de malfaiteurs, mais en cette heure inoubliable de son existence, il se trouvait face à un accusé qui parlait à son cœur. La réponse de Paul était tout un programme de justice et d'ordre. Avec une immense difficulté, il demanda le retour au calme dans l'enceinte. Les représentants du judaïsme discutaient entre eux avec véhémence, quelques chrétiens empressés commentaient défavorablement l'attitude de l'apôtre, l'appréciant superficiellement comme s'il s'agissait d'un refus de témoigner. Le gouverneur réunit rapidement le petit conseil des rabbins les plus influents. Les docteurs de la Loi Antique insistèrent pour que des mesures plus énergiques fussent adoptées, supposant que Paul changerait d'attitude avec quelques coups de bastonnades. Mais sans mépriser l'occasion qui lui était offerte d'une plus prestigieuse leçon dans sa vie publique, le gouverneur ferma ses oreilles aux intrigues de Jérusalem, affirmant que d'aucune manière il ne pouvait transiger dans l'accomplissement du devoir en cet instant significatif de sa vie. Embarrassé, il s'est excusé devant les vieux hommes politiques du Sanhédrin et du Temple qui le fixaient avec des yeux de rancœur et prononça ces célèbres paroles.

Tu as fait appel à César ? Tu iras à César !

À cette ancienne formule, les travaux du nouveau procès furent clos. Les représentants du Sanhédrin se retirèrent extrêmement irrités, l'un d'eux s'exclama à voix haute au prisonnier qui reçut l'insulte sereinement :

Seuls les déserteurs maudits font appel à César. Tourne-toi vers les gentils, indigne imposteur !...

L'apôtre l'a fixé avec bienveillance tandis qu'il se préparait à retourner en prison.

Sans perdre de temps, le gouverneur fit consigner la pétition de l'accusé pour donner suite à la procédure. Le lendemain, il s'est attardé à étudier le cas et fut l'objet d'une grande indécision. Il ne pouvait envoyer l'accusé à la capitale de l'Empire, sans justifier les motifs de son emprisonnement pendant si longtemps dans la prison de Césarée. Comment procéder ? Quelques jours de plus s'écoulèrent. Hérode Agrippa et Bérénice vinrent saluer le nouveau gouverneur lors d'une visite officielle et inattendue. Le préposé impérial ne put dissimuler les inquiétudes qui l'absorbaient, et après les solennités protocolaires dues à des hôtes aussi illustres, il raconta à Agrippa l'histoire de Paul de Tarse dont la personnalité enthousiasmait les plus indifférents. Le roi palestinien, qui connaissait la renommée de l'ex-rabbin, manifesta le désir de le voir de près, ce que Festus accepta volontiers, heureux de pouvoir satisfaire son généreux hôte, mais aussi dans l'espoir d'impressions utiles à l'illustration du procès de l'apôtre qu'il était chargé d'envoyer à Rome.

Portius donna à cet acte un caractère de fête. Il invita les personnalités les plus éminentes de Césarée, rassemblant une brillante assemblée autour du roi, le meilleur et le plus vaste auditoire de la cour provinciale. D'abord il y eut des ballets et de la musique, puis dûment escorté, le converti de Damas fut présenté au gouverneur lui-même en des termes discrets mais cordiaux et sincères.

Immédiatement, Hérode Agrippa fut vivement impressionné par l'aspect fatigué et maigre de l'apôtre dont les yeux calmes traduisaient l'énergie inébranlable de sa race. Curieux de mieux le connaître, il lui demanda de se défendre de vive voix.

Paul comprit la profonde signification de cette minute et se mit à raconter les différentes étapes de son existence avec une grande érudition et sincérité. Le roi l'écoutait éberlué. L'ex-rabbin évoqua son enfance, leur parla des souvenirs de sa jeunesse, puis il leur expliqua son aversion aux partisans du Christ Jésus et, exubérant d'inspiration, il retraça le tableau de sa rencontre avec le Maître ressuscité aux portes de Damas, en pleine lumière du jour. Ensuite, il poursuivit en énumérant les faits relatifs à l'œuvre des gentils, les persécutions souffertes de toute part par amour pour l'Évangile, concluant avec véhémence que, sans l'ombre d'un doute, ses prédications ne contrariaient pas, mais plutôt corroboraient les prophéties de la Loi Antique depuis Moïse.

Laissant libre cours à son imagination ardente et fertile, les yeux de l'orateur jubilaient d'éclats. L'assemblée aristocratique éminemment impressionnée par les faits rapportés manifesta son enthousiasme et sa joie. Hérode Agrippa, très pâle, avait l'impression d'avoir rencontré l'une des plus profondes voix de la révélation divine. Portius Festus ne cachait pas la surprise qui assaillait soudainement son esprit. Il n'avait pas présumé trouver chez le prisonnier de si grandes facultés de foi et de persuasion. En entendant l'apôtre décrire les scènes les plus belles de son apostolat, les yeux pleins de joie et de lumière, transmettant à l'auditoire attentif et ému des idées imprévisibles et singulières, le gouverneur se dit qu'il s'agissait d'un fou sublime et lui fit, à voix haute, au beau milieu d'une plus longue pause :

Paul, tu es devenu fou ! Tes grandes connaissances te font délirer !...

Loin de s'intimider, l'ex-rabbin a répondu noblement :

Vous vous trompez ! Je ne suis pas fou ! Devant votre autorité de Romain illustre, je n'oserais pas parler de cette manière, même si je reconnais que vous n'êtes pas dûment préparé à m'entendre. Les patriciens d'Auguste sont aussi de Jésus-Christ, mais ils ne connaissent pas encore complètement le Sauveur. À chacun, nous devons parler conformément à sa capacité d'entendement spirituel. Ici, néanmoins, Seigneur gouverneur, si je parle avec audace c'est parce que je me dirige à un roi qui n'ignore pas le sens de mes paroles. Hérode Agrippa aura entendu parler de Moïse depuis l'enfance. C'est un romain de culture, mais il s'est nourri de la révélation du Dieu de ses ancêtres. Aucune de mes affirmations ne peut lui être inconnue. De plus, il trahirait son origine sacrée car tous les fils de la nation qui ont accepté le Dieu unique doivent connaître la révélation de Moïse et des prophètes. Ne croyez-vous pas, roi Agrippa ?

La question causa un énorme étonnement. L'administrateur provincial lui-même n'aurait pas eu le courage de s'adresser au roi avec tant de désinvolture. L'illustre descendant d'Antipas était grandement surpris. Une extrême pâleur couvrait son visage. Personne ne lui avait jamais parlé de cette manière de toute sa vie.

Percevant son attitude mentale, Paul de Tarse a complété sa puissante argumentation en ajoutant :

Je sais que vous le croyez !...

Confus par l'aisance de l'orateur, Agrippa a agité son front comme s'il désirait expulser quelque idée inopportune ; il a esquissé un vague sourire et laissa comprendre qu'il était maître de lui-même, puis dit sur un ton de plaisanterie :

Et bien ça alors ! Pour peu, tu m'aurais persuadé de faire une profession de foi chrétienne...

L'apôtre ne se considéra pas vaincu pour autant et répondit :

J'espère sincèrement que vous deveniez disciple de Jésus ; non seulement vous, mais tous ceux qui nous ont entendu aujourd'hui.

Portius Festus a compris que le roi était beaucoup plus impressionné qu'il ne l'avait supposé et désireux de changer d'ambiance, il proposa que les hautes personnalités se retirent pour la collation de l'après-midi dans le palais. L'ex-rabbin fut reconduit en prison laissant aux auditeurs une inoubliable impression. Sensible, Bérénice fut la première à se manifester réclamant la clémence pour le prisonnier. Les autres suivirent le même courant de sympathie spontanée. Hérode Agrippa chercha une formule suffisamment digne pour que l'apôtre soit rendu à la liberté. Mais le gouverneur lui expliqua que connaissant la fibre morale de Paul, il avait sérieusement pris la décision de faire appel à César et que les premières instructions le concernant étaient déjà enregistrées. Respectueux des lois romaines, il s'opposait à la suggestion, bien que demandant l'aide intellectuelle du roi pour la lettre de justification avec laquelle l'accusé allait se présenter à l'autorité compétente dans la capitale de l'Empire. Désireux de conserver sa tranquillité politique, le descendant des Hérode n'avança aucun nouveau commentaire, il déplora seulement que le prisonnier ait déjà fait appel en dernière instance. Il chercha alors à coopérer à la rédaction du document et afficha son opposition au prédicateur de l'Évangile par le fait d'avoir suscité plusieurs luttes religieuses dans la couche populaire en désaccord avec l'unité de foi visée par le Sanhédrin, bastion de défense des traditions judaïques. À cet effet, le roi en personne avait signé le document en tant que témoin, donnant une plus grande importance aux allégations du préposé impérial. Extrêmement satisfait, Portius Festus prit note de ce soutien. Le problème était résolu et Paul de Tarse pouvait intégrer le premier groupe de condamnés à partir pour Rome.

Inutile de dire qu'il reçut la nouvelle avec sérénité. Après s'être mis d'accord avec Luc, il demanda que l'église de Jérusalem en soit informée, ainsi que celle de Sidon où le navire recevrait certainement son chargement et les passagers. Tous les amis de Césarée furent mobilisés à la tâche des émouvants messages que l'ex-rabbin adressait aux églises qui lui étaient chères, sauf Timothée, Luc et Aristarque qui se préparaient à l'accompagner à la capitale de l'Empire.

Les jours passèrent rapidement jusqu'au moment où le centurion Jules vint chercher les prisonniers avec son escorte, en partance pour ce voyage agité. Le centurion avait tous pouvoirs pour décider des mesures à prendre et immédiatement il éprouva de la sympathie pour l'apôtre, il ordonna qu'il soit conduit au bateau sans chaînes contrairement aux autres prisonniers.

Le tisserand de Tarse, qui se soutenait au bras de Luc, revit calmement le tableau clair et bruyant des rues, caressant l'espoir d'une vie plus élevée où les hommes pourraient jouir de fraternité au nom du Seigneur Jésus. Son cœur était plongé dans de douces réflexions et de brûlantes prières, quand il fut surpris par la foule compacte qui s'oppressait et s'agitait sur la grande place en bord de mer.

Des files de vieux, de jeunes et d'enfants se sont rassemblés près de lui, à quelques mètres de la plage. Devant eux, il y avait Jacques affaibli et vieilli qui était venu de Jérusalem avec grands sacrifices lui apporter un baiser fraternel. Le brûlant défenseur des gentils ne réussit pas à dominer son émotion. Des bandes d'enfants lui lancèrent des fleurs. Reconnaissant la noblesse de cet Esprit héroïque, le fils d'Alphée lui a pris la dextre et l'a baisée avec effusion. Tous les chrétiens de Jérusalem capables de faire le voyage se trouvaient là. Les confrères de Joppé, Lydde, Antipatris, étaient tous venus de toutes parts de la province. Les enfants des gentils se joignaient aux petits juifs qui saluaient affectueusement l'apôtre prisonnier. Des vieillards infirmes s'approchaient respectueusement et s'exclamaient :

Vous ne devriez pas partir !...

Des femmes humbles remerciaient les bienfaits reçus de ses mains. Des malades guéris faisaient des commentaires sur l'ensemble des travaux qu'il avait suggéré et aidé à fonder dans l'église de Jérusalem et proclamaient leur gratitude à voix haute. Les gentils, convertis à la l'Évangile, lui baisaient les mains en murmurant :

Qui nous enseignera désormais à être les fils du Très-Haut ?

Des garçons aimants tiraient sa tunique sous le regard de leurs mères consternées.

Tous lui demandaient de rester, de ne pas partir, qu'il revienne vite pour les services bénis de Jésus.

Soudain, il se souvint de la vieille scène d'emprisonnement de Pierre quand lui, Paul, se dressant en bourreau des disciples de l'Évangile, avait visité l'église de Jérusalem à la tête d'une expédition punitive. Ces manifestations d'affection venues du peuple parlaient doucement à son âme. Elles signifiaient qu'il n'était plus maintenant le bourreau implacable qui, jusqu'à alors, n'avait pas pu comprendre la miséricorde divine ; elles traduisaient le rachat de sa dette dans l'âme du peuple. La conscience un peu soulagée, il s'est souvenu d'Abigail et se mit à pleurer. Il se sentait là comme au sein des « fils du Calvaire » qui l'étreignaient, reconnaissants. Ces mendiants, ces mutilés, ces enfants étaient sa famille. À cet instant inoubliable de sa vie, il se confondait au rythme de l'harmonie universelle. De douces brises émanant de mondes différents embaumaient son âme comme s'il avait touché une région divine après avoir gagné de grande bataille. Pour la première fois, quelques enfants l'ont appelé « père ». Il s'est penché avec plus de tendresse vers les enfants qui l'entouraient. Il interprétait tous les épisodes de cette heure inoubliable comme une bénédiction de Jésus qui le liait à tous les êtres. Devant lui, l'océan calme ressemblait à un chemin infini et prometteur de beautés mystérieuses et ineffables.

Jules, le centurion de garde, s'est approché ému et dit avec douceur :

Malheureusement, le moment de partir est venu.

Et, témoin des manifestations faites à l'apôtre, il avait lui aussi les yeux humides. Il avait déjà rencontré beaucoup de coupables dans ces conditions et tous étaient des rebelles, des désespérés ou des pénitents repentis. Celui-là pourtant était calme et presque heureux. Une joie indicible débordait de ses yeux brillants. En outre, il savait que cet homme dévoué au bien de toutes les créatures n'avait commis aucune erreur. Il est donc resté à ses côtés à partager ces transports d'affection du peuple comme pour démontrer la considération qu'il méritait.

L'apôtre des gentils a étreint ses amis pour la dernière fois. Tous pleuraient discrètement à la manière des disciples sincères de Jésus qui ne pleurent pas sans consolation : les mères s'agenouillaient avec leurs enfants sur le sable blanc, les vieux, se soutenant à de durs bâtons, faisaient d'immenses efforts. Tous ceux qui étreignaient le champion de l'Évangile, se mettaient à genoux, suppliant le Seigneur de bénir sa nouvelle route.

Concluant ces adieux, Paul a souligné avec une sérénité héroïque :

Pleurons de joie, mes frères ! Il n'est pas de plus grande gloire en ce monde que celle d'être un homme en route vers le Christ Jésus !... Le Maître est allé à la rencontre du Père à travers les martyres de la croix ! Bénissons notre croix de chaque jour. Il nous faut apporter les marques du Seigneur Jésus ! Je ne crois pas pouvoir revenir ici avec ce corps affaibli par mes luttes matérielles. J'espère que le Seigneur m'accordera le dernier témoignage à Rome. Cependant, je serai avec vous par le cœur ; je retournerai à nos églises en Esprit ; je coopérerai à votre effort dans les jours les plus amers. La mort ne nous séparera pas, tout comme elle n'a pas séparé le Seigneur de la communauté des disciples. Jamais nous ne serons loin les uns des autres, voilà pourquoi Jésus a promis qu'il serait à nos côtés jusqu'à la fin des siècles !...

Jules a écouté cette exhortation avec émotion. Luc et Aristarque pleuraient tout bas.

Ensuite, l'apôtre a pris le bras de son ami médecin et suivi de près par le centurion, il a marché résolu et calme vers le bateau.

Des centaines de personnes ont accompagné les manœuvres du lâchage dans un recueillement sanctifié arrosé de larmes et de prières. Alors que le navire s'éloignait lentement, Paul et ses compagnons contemplaient Césarée, les yeux larmoyants. La foule calme, qui était restée à pleurer, lui faisait ses adieux de la plage que la distance peu à peu diluait. Heureux et reconnaissant, Paul de Tarse posait son regard sur l'étendue de ses luttes acerbes, méditant aux longues années d'injures et de réparations nécessaires. Il se souvint de son enfance, de ses premiers rêves de jeunesse, des inquiétudes de la jeunesse, des services honorables du Christ, sentant qu'il quittait la Palestine pour toujours. Il était plongé dans des pensées grandioses quand Luc s'est approché et, indiquant la distance de ses amis qui continuaient agenouillés, il s'est exclamé doucement :

Peu de faits au monde m'ont ému davantage que celui-ci ! J'enregistrerai dans mes annotations comme tu as été aimé par tous ceux qui ont reçu de tes mains fraternelles le secours de Jésus !...

Paul sembla réfléchir profondément à cette observation et lui fit remarquer :

Non, Luc. Ne parle pas des vertus que je n'ai pas. Si tu m'aimes tu ne dois pas exposer mon nom à de faux jugements. Par contre tu dois parler des persécutions que j'ai commises contre les partisans du Saint Évangile ; de la faveur que le Maître m'a faite aux portes de Damas pour que les hommes les plus endurcis ne désespèrent pas du salut et attendent sa miséricorde au juste moment. Tu citeras les combats que nous avons affrontés dès le premier instant en raison des attaques du pharisaïsme et des hypocrisies de notre temps. Tu commenteras les obstacles vaincus, les pénibles humiliations, les difficultés sans mesure pour que les futurs disciples n'attendent pas la rédemption spirituelle avec le faux repos du monde, se fiant au travail dur fait de sacrifices bénis pour leur propre progrès et non en la faveur incompréhensible des dieux. Tu parleras de nos rencontres avec les hommes puissants et cultivés, de nos services auprès de ceux qui sont dénués de chance pour que les partisans de l'Évangile, à l'avenir, ne craignent pas les situations les plus difficiles et les plus scabreuses, conscients du fait que les messagers du Maître les assistent chaque fois qu'ils deviennent des instruments légitimes de la fraternité et de l'amour le long des chemins qui mènent à l'évolution de l'humanité.

Et après une longue pause pendant laquelle il observa l'attention avec laquelle Luc avait accompagné ses raisonnements inspirés, il poursuivit d'un ton serein et ferme :

Tais toujours, néanmoins, les considérations, les faveurs que nous avons pu recevoir dans notre tâche, parce que cette récompense n'appartient qu'à Jésus. C'est Lui qui a retiré nos misères angoissantes, remplissant notre vide ; c'est sa main qui nous a pris charitablement et nous a reconduits sur le chemin sacré. Ne m'as-tu pas raconté les luttes amères de ton lointain passé ? Ne t'ai-je pas raconté comme j'ai été pervers et ignorant en d'autres temps ? Tout comme il a illuminé mes sinistres pas aux portes de Damas, II t'a mené à l'église d'Antioche pour que tu entendes ses vérités éternelles. Malgré tout ce que nous avons étudié, nous ressentons un abîme entre nous et la sagesse éternelle ; malgré tout ce que nous avons travaillé, nous ne sommes pas dignes de Celui qui nous assiste et nous guide depuis le premier instant de notre vie. Nous ne possédons rien qui soit à nous-mêmes !... Le Seigneur remplit le vide de notre âme et fait le bien que nous ne possédons pas. Ces vieillards tremblants qui nous ont étreints en larmes, ces enfants qui nous ont embrassés avec tendresse, l'ont fait au Christ. Jacques et ses compagnons ne sont pas venus de Jérusalem rien que pour nous manifester leur fraternité affectueuse ; ils sont venus apporter des témoignages d'amour au Maître qui nous a réunis dans la même vibration de solidarité sacrosainte, bien qu'ils ne sachent pas traduire le mécanisme occulte de ces émotions grandioses et sublimes. Au milieu de tout cela, Luc, nous n'avons été que de misérables serviteurs à profiter des biens du Seigneur pour payer nos propres dettes. Il nous a donné la miséricorde pour que la justice s'accomplisse. Ces joies et ces émotions divines lui appartiennent... Ne nous soucions pas de raconter les épisodes qui laisseraient une porte ouverte à une vanité incompréhensible. Que nous suffise la profonde conviction d'avoir liquidé nos dettes fracassantes...

Luc écoutait admiratif ces considérations opportunes et justes sans savoir définir la surprise qu'elles lui causaient.

Tu as raison - a-t-il dit finalement -, nous sommes excessivement faibles pour nous donner de la valeur.

En outre - a ajouté Paul -, la bataille du Christ est commencée. Toute victoire appartiendra à son amour et non à notre effort de serviteurs endettés... Écris donc tes annotations de la manière la plus simple possible et ne commente rien qui ne soit pour glorifier le Maître dans son évangile immortel !...

Tandis que Luc allait voir Aristarque pour lui transmettre ces suggestions sages et bienveillantes, l'ex-rabbin ne cessait de contempler les groupes de maisons de Césarée qui s'effaçaient maintenant à l'horizon. Le bateau naviguait doucement tout en s'éloignant de la côte... Pendant de longues heures, il est resté là à méditer sur le passé qui surgissait dans ses yeux spirituels comme un immense crépuscule. Plongé dans les réminiscences entrecoupées de prières faites à Jésus, il demeura en silence jusqu'à ce que commence à briller au firmament azur les premières étoiles de la nuit.

LE PRISONNIER DU CHRIST

.Le lendemain, le navire d'Adramite de Mysie sur lequel l'apôtre et ses compagnons voyageaient est arrivé à Sidon où les scènes émouvantes de la veille se répétèrent. Jules permit que l'ex-rabbin aille faire ses adieux à ses amis sur la plage au milieu des exhortations d'espoirs, une grande émotion régnait. Paul de Tarse avait gagné une certaine ascendance morale sur le commandant, les marins et les gardes. Sa parole vibrante avait conquis toutes les attentions. Il parlait de Jésus, non pas comme d'une personnalité inaccessible, mais comme d'un maître aimant, un ami des créatures qui suivait de près l'évolution et la rédemption de l'humanité sur terre depuis ses débuts. Tous désiraient entendre ses idées relatives à l'Évangile et l'effet qu'elles auraient sur l'avenir des peuples.

Fréquemment, l'embarcation laissait entrevoir des paysages chers au regard de l'apôtre. Après avoir longé la Phénicie, les contours de l'île de Chypre sont apparus se joignant à d'agréables souvenirs. À l'approche de la Pamphylie, une joie profonde du devoir accompli égaya son cœur et il est ainsi arrivé au port de Myra en Lycie.

Ce fut là que Jules décida d'embarquer avec ses compagnons sur un navire alexandrin qui se dirigeait vers l'Italie. Le voyage s'est ainsi poursuivi mais avec des perspectives alarmantes. L'excès de chargement était évident. En plus de la grande quantité de blé, il y avait à bord deux cent soixante-seize personnes. Tous s'apprêtaient à vivre des moments difficiles. Les vents opposés soufflaient fortement. Les jours étaient longs et ils étaient toujours dans la région de Cnide. Surmontant des difficultés extrêmes, ils s'approchèrent finalement de la Crète.

Obéissant à sa propre intuition et constatant les tribulations de la journée, l'apôtre qui confiait en l'amitié de Jules, le fit appeler en privé et lui suggéra d'hiberner à Kaloi Limenes. Le chef de troupe prit sa suggestion en considération et la présenta au commandant et au pilote qui considérèrent que cela n'avait pas de sens.

- Qui signifie donc cela, centurion ? - a demandé le capitaine d'un air emphatique avec un sourire légèrement ironique. - Vous donnez de l'importance à ces prisonniers ? Moi, je crois plutôt qu'il s'agit d'un plan d'évasion projeté avec subtilité et prudence... Mais quoi qu'il en soit, cette suggestion est inacceptable, non seulement pour la confiance que nous devons avoir en nos moyens professionnels, mais également parce que nous devons atteindre le port de Phénix pour le repos nécessaire.

Le centurion s'est excusé comme il le put et se retira un peu vexé. Il aurait voulu protester, expliquer que Paul de Tarse n'était pas un accusé ordinaire qui ne parlait pas uniquement pour lui, mais aussi pour Luc qui avait été marin et des plus compétents d'ailleurs. Néanmoins, il valait mieux ne pas compromettre sa brillante carrière militaire et politique en contrariant les autorités provinciales. Il valait mieux ne pas insister, sous peine d'être mal compris par les hommes de sa condition. Il retourna voir l'apôtre et lui fit part de la réponse. Loin de se vexer, Paul a murmuré calmement :

Ne nous attristons pas pour ça ! J'ai la certitude que les obstacles vont être plus grands qu'ils ne peuvent le soupçonner. Nous pourrons, cependant, jouir de quelque avantage car dans les heures angoissantes, nous nous souviendrons du pouvoir de Jésus qui nous a avertis à temps.

Le voyage se poursuivit entre les craintes et les espoirs. Le centurion lui-même était maintenant convaincu du caractère inopportun d'amarrer à Kaloi Limenes car lors des deux jours qui suivirent le conseil de l'apôtre, les conditions atmosphériques s'améliorèrent. Mais dès qu'ils furent en haute mer en route vers Phénix, un ouragan imprévisible s'est brusquement abattu. Ils ne purent rien y faire. Le bateau ne pouvait affronter la tempête et ils furent contraints de le laisser voguer à la merci des vents impétueux qui l'emportèrent très loin au beau milieu d'un brouillard très dense. Des souffrances angoissantes commencèrent pour ces créatures isolées dans l'abîme révolté des vagues agitées. La tempête semblait s'éterniser. Il y avait presque deux semaines que le vent hurlait incessant, destructeur. Tout le chargement de blé avait été déchargé, tout ce qui représentait un excès de poids, sans utilité immédiate, avait été avalé par le monstre insatiable et rugissant !

La figure de Paul fut alors dévisagée avec vénération. L'équipage du navire ne pouvait oublier sa suggestion. Le pilote et le commandant étaient confondus et le prisonnier fut traité avec respect et la considération unanime. Le centurion surtout restait constamment auprès de lui, croyant que l'ex-rabbin disposait de pouvoirs surnaturels et protecteurs. L'abattement moral et le mal de mer répandirent le découragement et la terreur. Le généreux apôtre, néanmoins, secourait tout le monde, les uns après les autres, les obligeant à se nourrir et les consolant moralement. De temps en temps, il exprimait une parole éloquente et avec l'autorisation de Jules, il parlait aux compagnons de cette heure arrière, cherchant à comparer les questions spirituelles avec le spectacle convulsif de la nature :

Frères ! - dit-il d'une voix forte à cette étrange assemblée qui l'écoutait remplie d'angoisse - je crois que nous toucherons bientôt la terre ferme ! Toutefois, assumons l'engagement de ne jamais oublier la terrible leçon de cette heure. Nous chercherons à marcher de par le monde comme un marin vigilant qui, ignorant le moment de la tempête, garde la certitude de son arrivée. Le passage de l'existence humaine à la vie spirituelle ressemble à l'instant amer que nous vivons sur ce bateau depuis plusieurs jours. Vous n'ignorez pas que nous avons été informés des dangers que nous courrions dans le dernier port qui nous invitait à y séjourner, libres de tout accident destructeur. Nous sommes partis en haute mer de notre propre initiative. Le Christ Jésus nous accorde aussi les recommandations célestes de son Evangile de Lumière, mais fréquemment nous optons pour l'abîme des expériences pénibles et tragiques. L'illusion, comme le vent du sud, semble démentir les mises en garde du Sauveur et nous poursuivons sur le chemin de notre imagination viciée, mais la tempête arrive soudain. Il faut passer d'une vie à l'autre afin de rectifier l'itinéraire inéluctable. Nous commençons à décharger le lourd poids de nos tromperies cruelles, nous abandonnons les caprices criminels pour accepter pleinement la volonté auguste de Dieu. Nous reconnaissons notre insignifiance et notre misère, nous ressentons un dégoût immense des erreurs qui nourrissent notre cœur, tout comme nous percevons le peu que nous sommes dans cette carcasse de bois fragile, flottant vers l'abîme, pris d'un singulier mal de mer qui provoque des nausées extrêmes ! La fin de l'existence humaine est toujours une tempête comme celle-ci dans les régions inconnues du monde intérieur car nous ne sommes jamais prêts à entendre les conseils divins vu que nous cherchons la tempête angoissante et destructrice étant responsable du parcours de notre vie.

L'assemblée effrayée écoutait ses propos envahie d'une innommable terreur. Remarquant qu'ils s'étreignaient tous, solidaires dans l'angoisse commune, il poursuivit :

Contemplons le tableau de nos souffrances. Voyez comme le danger enseigne d'emblée la fraternité. Nous sommes ici, patriciens romains, commerçants d'Alexandrie, ploutocrates de Phénicie, autorités, soldats, prisonniers, femmes et enfants... Bien que différents les uns des autres, devant Dieu la douleur rapproche nos sentiments dans un même objectif de salut pour retrouver la paix. Je crois que la vie sur la terre ferme serait très différente si les créatures se comprenaient comme cela se produit ici, maintenant, sur la vaste étendue des mers.

Certains étalent pris de dépit en entendant ces propos édifiants, mais la grande majorité s'approchait reconnaissant en lui l'inspiration supérieure, tous désireux de se réfugier à l'ombre de sa vertu héroïque.

Au bout de quatorze jours de brouillard et de tempête, le bateau alexandrin atteignait finalement l'île de Malte. Une énorme joie générale s'empara de tout le monde, mais dès que le commandant vit s'éloigner le danger, se sentant humilié par l'attitude de l'apôtre pendant le voyage, il suggéra à deux soldats de faire assassiner les prisonniers de Césarée avant qu'ils n'aient eu le temps de s'échapper. Les préposés du centurion acceptèrent d'assumer cette tâche, mais Jules s'y opposa catégoriquement laissant percevoir la transformation spirituelle qui le subjuguait maintenant à la lumière de l'Évangile rédempteur. Les prisonniers qui savaient nager se jetèrent à l'eau courageusement ; les autres saisirent les canots improvisés cherchant à rejoindre la plage.

Les natifs de l'île, ainsi que les quelques Romains qui habitaient là au service de l'administration, accueillirent les naufragés avec sympathie, mais comme ils étaient nombreux, il n'y eut pas assez de place pour tous le monde. Un froid intense congelait les plus résistants. Paul, néanmoins, donnant la preuve de son courage et de son expérience à affronter les intempéries, donna l'exemple aux plus accablés et de grands feux furent rapidement allumés pour réchauffer les sans-abri. Mais alors que l'apôtre lançait un bout de branche sèche dans les flammes crépitantes, une vipère a planté ses dents pleines de venin dans sa main. L'ex-rabbin l'a tenue en l'air d'un geste calme jusqu'à ce qu'elle tombe dans les flammes, à la stupéfaction générale. Luc et Timothée se sont approchés angoissés. Le chef de cohorte et quelques amis étaient désolés Voyant ce qui s'était passé, les natifs de l'île donnèrent l'alarme assurant que le reptile était l'un des plus vénéneux de toute la région et que les victimes ne survivaient pas plus de quelques heures.

Les habitants impressionnés s'éloignèrent discrètement. D'autres effrayés affirmaient :

Cet homme doit être un grand criminel car bien qu'il ait été sauvé des vagues sauvages, il vient trouver ici la punition des dieux.

Ils n'étaient pas rares ceux qui attendaient la mort de l'apôtre à compter les minutes. Paul, quant à lui, se réchauffait comme il le pouvait, il observait l'expression physionomique de chacun et priait avec ferveur. Devant le pronostic des gens de l'île, Timothée s'est approché de Paul et lui fit part de ce qu'ils disaient à son sujet.

L'ex-rabbin a souri et a murmuré :

Ne sois pas impressionné. Les opinions du peuple sont très inconstantes, je le sais de ma propre expérience. Soyons attentifs à nos devoirs, car l'ignorance est toujours prête à transiter de la malédiction à l'éloge et vice versa. Il est bien possible que d'ici à quelques heures, us me considèrent comme un dieu.

Et effectivement, quand ils virent qu'il ne démontrait pas la moindre expression de douleur, les natifs se mirent à l'observer comme une entité surnaturelle. Puisqu'il était resté indemne au poison de la vipère, il ne pouvait pas être un homme ordinaire, mais plutôt quelque envoyé de l'Olympe à qui ils devaient tous obéir.

C'est alors que le plus haut fonctionnaire de Malte, Publius Appianus, est arrivé sur les lieux et fit prendre les premières mesures pour secourir les naufragés qui furent conduits dans de vastes hangars abandonnés près de sa résidence où ils reçurent un bouillon chaud, des remèdes et des vêtements. Le préposé impérial réserva les meilleures pièces de sa résidence au commandant du navire et au centurion Jules, attentif au prestige de leurs positions respectives, jusqu'à ce qu'ils trouvent où se loger sur l'île. Le chef de cohorte, néanmoins, se sentant maintenant extrêmement lié à l'apôtre des gentils demanda au généreux fonctionnaire romain d'accueillir l'ex-rabbin avec le respect qu'il méritait alors qu'il faisait l'éloge de ses vertus héroïques.

Informé de la condition spirituelle élevée du converti de Damas et à entendre les faits merveilleux qui lui étaient attribués concernant les guérisons, il dit avec émotion au centurion:

C'est parfait ! Quel précieux souvenir que le vôtre, j'ai justement ici mon vieux père malade et je désirerais mettre les vertus de ce saint homme du peuple d'Israël à l'épreuve !...

À la demande de Jules, courageusement Paul a acquiescé et a donc comparu chez Publius. Il fut amené auprès du vieux malade, sur lui il imposa ses mains calleuses et ridées tout en priant avec émotion et ardeur. Le vieillard qui était bouillant et se consumait dans une fièvre létale, ressentit immédiatement un grand soulagement et rendit grâce aux dieux de sa croyance. Très surpris, Publius Appianus le vit se lever et chercher la dextre de son bienfaiteur pour y poser un auguste baiser. L'ex-rabbin profita de la situation et sur le champ exalta le divin Maître prêchant les vérités éternelles, expliquant que tous les biens venaient de son cœur miséricordieux et juste, et non des pauvres créatures fragiles comme lui.

Le préposé de l'Empire voulut immédiatement connaître l'Évangile. Arrachant des plis de sa tunique en lambeaux les parchemins de la Bonne Nouvelle, seul patrimoine resté entre ses mains après la tempête, Paul de Tarse se mit à exhiber les pensées et les enseignements de Jésus, presque avec orgueil. Publius ordonna de copier le document et promit de s'intéresser à la situation de l'apôtre, usant de ses relations à Rome pour qu'il retrouve sa liberté.

La nouvelle s'est répandue en quelques heures. On ne parlait pas d'autre chose, sinon de l'homme providentiel que les dieux avaient envoyé sur l'île pour que les malades soient guéris et pour que le peuple reçoive les nouvelles révélations.

Avec la complaisance de Jules, l'ex-rabbin et ses compagnons purent utiliser un vieux salon de radministrateur où les services évangéliques fonctionnèrent régulièrement tout au long de ce rigoureux hiver. Des foules de malades furent guéris. Des vieux misérables à la clarté des trésors du Christ trouvèrent de nouveaux espoirs. Quand l'époque de la navigation revint, Paul avait déjà créé sur Me une vaste famille chrétienne, pleine de paix et de nobles réalisations pour l'avenir.

Conscient de ses devoirs, Jules décida de repartir avec les prisonniers du navire « Castor et Polux », qui avaient hiverné là et se dirigeaient vers l'Italie.

Le jour de l'embarquement, l'apôtre eut la consolation de constater le grand intérêt que lui portaient ses nouveaux amis de l'Évangile en recevant ému des manifestations d'affection fraternelle. Le drapeau auguste du Christ s'agitait là aussi et pour toujours.

Le navire se dirigea vers la côte italienne poussé par des vents favorables.

Arrivés à Syracuse, en Sicile, soutenu par le généreux centurion qui était maintenant un ami dévoué, Paul de Tarse profita des trois jours de permanence en ville pour prêcher le Royaume de Dieu, attirant de nombreuses créatures à l'Évangile.

Ensuite, le bateau a pénétré dans le détroit, a touché Reggio, et s'est dirigé à partir de là vers Pouzzoles (Putéoles), non loin du Vésuve.

Avant de débarquer, le centurion s'est respectueusement approché de l'apôtre et lui dit :

Mon ami, jusqu'à présent vous avez été sous la protection de mon amitié personnelle directe ; à partir d'ici cependant nous devons voyager sous les regards interrogateurs de ceux qui habitent à proximité de la métropole et nous devons tenir compte de votre condition de prisonnier...

Remarquant sa gêne évidente, mêlée d'humilité et de respect, Paul s'exclama :

Voyons, Jules, ne t'inquiète pas ! Je sais que tu dois me ligoter pour répondre à tes devoirs. Dépêche-toi de le faire car il ne serait pas tolérable de compromettre une affection aussi pure que la nôtre.

Le chef de cohorte avait les yeux larmoyants mais il retira les liens de sa petite poche et lui dit :

Je partage la joie de rester avec vous. J'aurais voulu être comme vous un prisonnier du Christ !...

Paul lui a tendu sa main, extrêmement ému, la serrant fortement sous le regard affectueux de ses trois compagnons.

Jules décida que les prisonniers ordinaires seraient installés dans des prisons avec des barreaux et que Paul, Timothée, Aristarque et Luc resteraient en sa compagnie dans une modeste pension. En raison de l'humilité de l'apôtre et de ses collaborateurs, le chef de cohorte semblait plus généreux et plus fraternel. Désireux de satisfaire le vieux disciple de Jésus, û fit immédiatement rechercher si, à Pouzzoles, il y avait des chrétiens et si c'était le cas qu'ils viennent le voir pour connaître les travailleurs de l'ensemencement sacré. Quelques heures plus tard, le soldat chargé de cette mission faisait venir un généreux vieillard du nom de Sextus Flacus, dont le visage débordait de la plus grande joie. Dès qu'il fut entré, il s'est approché du vieil apôtre et lui a baisé les mains, les a arrosées de larmes pris d'une affection spontanée. Immédiatement, ils ont échangé des propos consolateurs auxquels Paul de Tarse participait ému. Flacus l'informa que la ville avait depuis longtemps sa propre église ; que l'Évangile gagnait du terrain dans les cœurs ; que les lettres de l'ex-rabbin étaient des sujets de méditation et d'étude dans tous les foyers chrétiens qui reconnaissaient dans ses activités la mission d'un messager du Messie sauveur. Il prit alors une vieille bourse d'où il arracha une copie de l'épître aux Romains, conservée précieusement par des confrères de Pouzzoles.

Très connaissant et impressionné, Paul l'écoutait, il lui semblait arriver dans un nouveau monde.

Jules, à son tour, ne retenait pas son allégresse. Et laissant libre cours à son enthousiasme naturel, Sextus Flacus envoya des messages à ses compagnons. Peu à peu, la modeste auberge se remplissait de visages nouveaux. C'étaient des boulangers, des commerçants et des artisans qui venaient désireux de serrer la main de l'ami des gentils. Tous voulaient boire les pensées de l'apôtre, le voir de près, lui baiser les mains. Paul et ses compagnons furent invités à parler à l'église cette nuit là et, informés que le centurion prétendait partir pour Rome le lendemain, les sincères disciples de l'Évangile à Pouzzoles, prièrent Jules de retarder leur départ d'au moins sept jours pour que Paul reste un peu parmi eux, ce que le chef de cohorte accepta volontiers.

La communauté vécut alors des heures d'une joie immense. Sextus Flacus et ses compagnons envoyèrent deux émissaires à Rome pour que les amis de la ville impériale aient connaissance de l'arrivée de l'apôtre des gentils. Et chantant des louanges en cœur, les croyants vécurent des jours d'un bonheur sans mesure.

Au bout d'une semaine de travaux fructueux et bénéfiques, le centurion leur fit comprendre que l'heure du départ était venue.

La distance à parcourir dépassait les deux cents kilomètres avec sept jours de marche consécutifs et fatigants.

Le petit groupe partit accompagné de plus de cinquante chrétiens de Pouzzoles qui suivirent l'ex-rabbin jusqu'au Forum Appio, sur des chevaux résistants, montant une garde complaisante aux véhicules des troupes et des prisonniers. Dans cette localité éloignée de Rome d'une quarantaine de milles, les premiers représentants des disciples de l'Évangile attendaient l'apôtre des gentils dans la ville impériale. C'étaient des anciens émus, entourés de quelques compagnons généreux qui auraient presque porté l'ex-rabbin dans leurs bras. Jules ne savait pas comment déguiser sa surprise. Jamais il n'avait voyagé avec un prisonnier aussi prestigieux. Du Forum Appio, la caravane se dirigea vers un site nommé « les Trois Tavernes », accrue maintenant d'un grand véhicule qui transportait les vieux Romains, toujours encerclée de cavaliers forts et bien disposés. Dans cette région, singulièrement nommée, vu le nombre de ses auberges, d'autres véhicules et de nouveaux amis attendaient Paul de Tarse avec de sublimes démonstrations de joie. L'apôtre, maintenant, contemplait les régions du Lacio rempli d'émotions douces et paisibles. Il avait l'impression d'accoster dans un monde différent de son Asie pleine de combats acerbes.

Avec l'autorisation de Jules, le personnage le plus représentatif des anciens romains s'est assis près de Paul, en cette joyeuse fin de voyage. Le vieux Apollodore, après s'être assuré de la sympathie du chef de cohorte pour la doctrine de Jésus, était devenu plus vif et plus précis dans ses échanges verbaux répondant ainsi aux questions bienveillantes de l'apôtre des gentils.

Vous venez à Rome à la bonne époque - souligna le vieil homme sur un ton résigné - ; nous avons l'impression que nos souffrances pour Jésus vont être multipliées. Nous sommes en 61, mais voilà déjà trois ans que les disciples de l'Évangile ne cessent de mourir dans les arènes du cirque au nom de l'auguste Sauveur.

Oui - lui dit Paul de Tarse attentif. - Je n'avais pas encore été arrêté à Jérusalem que j'ai entendu parler des persécutions indirectes faites à l'égard des adeptes du christianisme par les autorités romaines.

Ils sont nombreux - a ajouté l'ancien - ceux qui ont donné leur sang lors des spectacles homicides. Nos compagnons sont tombés par centaines aux huées du peuple inconscient, déchiquetés par les fauves ou sur les poteaux de martyre...

Le centurion, très pâle, a demandé :

Mais comment cela peut-il être ? Y a-t-il des mesures légales qui justifient ces actes criminels ?

Et qui pourrait parler de justice dans le gouvernement de Néron ? - a répliqué Apollodore avec un sourire de sainte résignation. - Encore dernièrement, j'ai perdu un fils aimé dans ces horribles carnages.

Mais, comment ? - a repris le chef de la cohorte surpris.

Très simplement - a expliqué le petit vieux - : les chrétiens sont conduits aux cirques du martyre et de la mort comme esclaves fautifs et misérables. Comme il n'existe encore pas de motif légal qui justifie de telles condamnations, les victimes sont considérées comme des captifs qui méritent les supplices extrêmes.

Mais il n'existe pas un homme politique au moins qui puisse démasquer ce vil sophisme ?

Presque tous les hommes .d'État honnêtes et justes sont en exil, sans parler de tous ceux qui ont été induits au suicide par les préposés directs de l'Empereur. Nous croyons que la persécution déclarée aux disciples de l'Évangile ne tardera pas beaucoup. La mesure a été retardée rien que grâce à l'intervention de quelques dames converties à Jésus qui ont tout fait pour la défense de nos idéaux. Sans cela, peut-être que la situation serait plus pénible encore.

Nous devons renoncer à nous-mêmes et prendre la croix - s'exclama Paul de Tarse, comprenant la sévérité des temps en question.

Tout cela est très étrange pour nous autres -réfléchit Jules avec justesse -, car nous ne voyons pas de raison à une telle tyrannie. La persécution des adeptes du Christ qui travaillent à la formation d'un monde meilleur est un contresens quand grandissent de toute part tant de groupes de malfaiteurs qui devraient souffrir d'une répression légale. Sous quel prétexte est mis en œuvre ce mouvement malicieux ?

Apollodore réfléchit un moment et répondit :

On nous accuse d'être des ennemis de l'État à miner les bases politiques avec des idées subversives et destructrices. Le concept de la bonté du christianisme laisse place à de nombreuses interprétations erronées des enseignements de Jésus. Les Romains bien nantis, les hommes illustres, ne tolèrent pas l'idée de la fraternité humaine. Pour eux l'ennemi est un ennemi, l'esclave un esclave, le misérable, un misérable. Il ne leur vient pas à l'idée d'abandonner, le temps d'un instant, le festin des plaisirs faciles et criminels pour réfléchir à l'élévation du niveau social. Ils sont rares ceux qui s'inquiètent des problèmes de la plèbe. Un patricien charitable est montré du doigt avec ironie. Dans une telle ambiance, les plus démunis trouvent en le Christ Jésus un Sauveur bien-aimé, et les avares un adversaire à éliminer pour que le peuple ne nourrisse pas d'espoirs. Ces circonstances étant, nous pouvons imaginer le progrès de la doctrine chrétienne parmi les affligés et les pauvres, sachant que Rome a toujours été un énorme char de triomphe mondain conduit par des bourreaux autoritaires et tyranniques, entouré d'une foule affamée qui ramassent les restes qui traînent. Les premiers prêches chrétiens sont passés inaperçus, mais quand la masse populaire a démontré comprendre la portée élevée de la nouvelle doctrine, les luttes acerbes commencèrent. Du culte libre lors de ses manifestations, le christianisme est devenu rigoureusement surveillé. La rumeur disait que nos groupes pratiquaient les sortilèges et la sorcellerie. Puis, lorsqu'il y eut de petites rébellions d'esclaves dans les nobles palais de la ville, nos réunions de prières et de bienfaits spirituels furent interdites. Les rassemblements furent dissous par la force. Vu les garanties dont jouissent les coopératives funéraires, nous nous sommes mis à nous réunir tard dans la nuit au sein des catacombes. Encore que nos groupes de prières aient souvent été découverts par les partisans de l'Empereur, souffrant alors de lourdes tortures.

Tout cela est horrible ! - s'exclama le centurion atterré - et ce qui me surprend c'est qu'il y ait des fonctionnaires disposés à exécuter des ordres aussi injustes !...

Apollodore a souri et a souligné :

La tyrannie actuelle justifie tout. Ne détenez-vous pas vous-même un apôtre prisonnier ? Même si je reconnais que vous êtes pour lui un grand ami.

La comparaison du vieil et vif observateur fit légèrement pâlir le centurion.

Oui, oui - murmura-t-il, cherchant à se justifier.

Paul de Tarse, néanmoins, reconnaissant la position et l'embarras de son ami vint à son secours en clarifiant :

En vérité je n'ai pas été incarcéré par méchanceté ou par fourvoiement des Romains ignorants le Christ Jésus, mais par mes propres frères de race. D'ailleurs, tant à Jérusalem qu'en Césarée, j'ai trouvé la plus sincère bonne volonté des préposés de l'Empire. Dans tout cela, mes amis, les injonctions au service du Maître prépondèrent. Pour le succès indispensable à leurs efforts dignes de rémission, les disciples ne pourront pas marcher en ce monde sans les marques de la croix.

Les interlocuteurs se sont regardés satisfaits. L'explication de l'apôtre venait complètement élucider le problème.

Le grand groupe a atteint Alba Longa où un nouveau contingent de cavaliers attendait le valeureux missionnaire. À partir de là et jusqu'à Rome, la caravane a avancé plus lentement, vivant des sensations de joie sublimes. Profondément ému, Paul de Tarse admirait la beauté singulière des paysages qui se dévoilaient à ses yeux tout le long de la voie Appienne. Quelques minutes encore et les voyageurs atteignaient la porte Capène où des centaines de femmes et d'enfants attendaient l'apôtre. C'était un tableau impressionnant !

Le cortège s'est arrêté pour que les amis l'étreignent. Éminemment ému, le centurion accompagnait l'inoubliable scène, dévisageant des vieillards aux cheveux blancs baiser les mains de Paul avec une affection infinie.

L'apôtre, transporté par ces explosions d'affection, ne savait pas s'il devait contempler les fabuleux panoramas de la ville aux sept collines, ou s'il devait paralyser le cours de ses émotions et dans un juste hommage se prosterner de reconnaissance à Jésus.

Obéissant aux pondérations amicales d'Apollodore, le groupe s'est dispersé.

Rome entière était baignée d'un doux crépuscule d'opales. Des brises caressantes soufflaient venant de loin, embaumant l'après-midi chaud. Considérant que Paul avait besoin de repos, le centurion décida de passer la nuit dans une auberge pour se présenter le lendemain avec les prisonniers à la caserne des prétoriens, une fois remis de ce long et épuisant voyage.

Ce n'est que le lendemain matin qu'il comparut devant les autorités compétentes pour présenter les accusés. Ce qui se passa bien puisque l'ex-rabbin se sentait parfaitement revigoré. La veille, Luc, Thimotée et Aristarque, quant à eux, étaient allés s'installer chez leurs frères d'idéal jusqu'à ce qu'ils trouvent une solution définitive à leur situation.

Le centurion de Césarée trouva à la caserne de la voie Nomentane de hauts fonctionnaires qui pouvaient parfaitement lui répondre concernant le sujet qui l'amenait à la capitale de l'Empire, mais il voulut à tout prix attendre le Général Burrus, un ami personnel de l'Empereur, qui était bien connu pour son honnêteté afin d'éclaircir au mieux le cas de l'apôtre.

Rapidement, il fut reçu avec bienveillance par le Général qui fut parfaitement informé de la cause de l'ex-rabbin ainsi que de ses antécédents personnels, des combats et des sacrifices qu'il avait supportés. Il promit d'étudier son cas avec le plus grand intérêt après avoir conservé avec soin les parchemins envoyés par la justice de Césarée. En présence de l'apôtre, il affirma au centurion que, si les documents prouvaient la citoyenneté romaine de l'accusé, il pourrait jouir des avantages de la « custodia mûttaris », il pourrait vivre hors de prison sous la surveillance d'un garde jusqu'à ce que la magnanimité de César décide de son sort.

Paul fut renvoyé en prison avec les autres compagnons en attendant l'examen de la documentation apportée. Jules le salua ému, alors que les gardes attristés et respectueux étreignaient l'ex-rabbin. Les hauts fonctionnaires de la caserne accompagnèrent la scène visiblement surpris. Aucun prisonnier n'était entré en ces lieux avec de telles manifestations de sympathie et d'estime.

Au bout d'une semaine pendant laquelle il put rester en contact permanent avec Luc, Aristarque et Thimotée, l'apôtre fut assigné à résidence à proximité de la prison -un privilège qui lui était conféré par ses titres, bien qu'il fut obligé de rester sous la vigilance d'un garde jusqu'à ce que sa cause soit définitivement jugée.

Assisté par les confrères de la ville, Luc loua une modeste pièce sur la voie Nomentane où fut transféré le valeureux prêcheur de l'Évangile plein de courage et de confiance en Dieu.

Loin de se laisser abattre face aux nombreuses difficultés, il continuait à écrire des épîtres réconfortantes et sages aux communautés lointaines. Le second jour après s'être installé, il recommanda à ses trois compagnons d'aller chercher du travail pour ne pas être un poids pour leurs frères, expliquant que lui, Paul, vivrait du pain des prisonniers, à juste titre, jusqu'à ce que César réponde à son appel.

Et il en fut ainsi. Quotidiennement il se rendait à la prison où il recevait sa ration alimentaire. Il profitait alors de ces heures conviviales avec les incarcérés ou avec les victimes de la méchanceté humaine pour prêcher les vérités réconfortantes du Royaume, quoiqu'ils fussent enchaînés. Tous l'écoutaient dans un éblouissement spirituel, heureux d'apprendre qu'ils n'étaient pas abandonnés par le Sauveur. C'étaient des criminels de l'Esquilin, des hors- la-loi des régions provinciales, des malfaiteurs de Suburre, des serviteurs voleurs livrés à la justice par leur maître pour une correction nécessaire, ou des pauvres poursuivis par le despotisme de l'époque qui souffraient de la terrible influence des vices de l'administration.

La parole de Paul de Tarse agissait comme un baume de saintes consolations. Les prisonniers gagnaient de nouveaux espoirs et beaucoup se convertirent à l'Évangile, comme Onésime, l'esclave régénéré qui est resté dans l'histoire du christianisme dans la chaleureuse épître à Philémon.

Le troisième jour, Paul de Tarse fit appeler ses amis pour résoudre différentes questions qu'il jugeait primordiales. Il souhaitait trouver un accord avec les Israélites. Il devait leur transmettre les lumières de la Bonne Nouvelle. Néanmoins, il lui était impossible à ce moment-là, de visiter la synagogue. Sans freiner pour autant les impulsions dynamiques de son caractère entreprenant, il demanda à Luc de convoquer les personnalités importantes du judaïsme dans la capitale de l'Empire afin de leur faire une exposition des principes qu'il considérait appropriée.

Cet après-midi là, un grand nombre des anciens d'Israël a comparu dans sa retraite.

Paul de Tarse exposa les généreuses nouvelles du Royaume de Dieu, éclaircit sa position et fit allusion au caractère précieux de l'Évangile. Les auditeurs se montrèrent quelque peu intéressés, mais attentifs à leurs traditions, ils finirent par prendre une attitude réservée et indécise.

Quand il eut terminé sa prière enthousiaste, le rabbi Ménandre s'exclama au nom de

tous :

- Votre parole mérite toute notre considération. Cependant l'ami, nous n'avons reçu aucune nouvelles de Judée vous concernant. Mais nous avons quelque notion de ce Jésus auquel vous vous rapportez avec tendresse et vénération. On parle de lui à Rome comme d'un criminel révolutionnaire qui a mérité le supplice réservé aux voleurs et aux malfaiteurs à Jérusalem. Sa doctrine est considérée contraire à l'essence de la Loi de Moïse. Quoique désireux de connaitre ce que vous avez à dire sur le nouveau prophète dans le calme requis à ces propos, il faut convenir que nous ne devrions pas être les uniques auditeurs à ces singulières nouvelles. Il faudrait que vos idées soient adressées à la majorité de nos frères afin que des jugements isolés ne nuisent pas aux intérêts de tous.

Paul de Tarse perçut la subtilité de son commentaire et leur proposa de venir un jour de prêche en plus grand nombre. Cette suggestion fut volontiers acceptée par les vieux juifs.

Le jour dit, un grand rassemblement d'Israélites se bousculait et débordait de la simple pièce où l'ex-rabbin avait organisé son nouvel espace consacré aux travaux évangéliques. Il prêcha la leçon de la Bonne Nouvelle et expliqua patiemment la glorieuse mission de Jésus, du matin jusqu'en fin de journée. Quelques rares frères de race semblaient comprendre les nouveaux enseignements, tandis que la majorité se livrait à des interpellations bruyantes et à des polémiques stériles. L'apôtre se souvint du temps de ses voyages en voyant la répétition exacte des scènes irritantes des synagogues asiatiques où les juifs s'enfonçaient dans d'acerbes combats.

La nuit approchait et les discussions continuaient échauffées. Le soleil disparaissait du paysage dorant la cime des collines lointaines. Remarquant que l'ex-rabbin faisait une pause pour reprendre un peu son souffle, Luc s'approcha et lui dit tout bas :

Je souffre rien qu'à voir tous les efforts que vous faites pour vaincre l'esprit du judaïsme !...

Paul de Tarse médita quelques instants puis répondit :

Oui, constater la révolte volontaire est une source de dépit pour le cœur ; toutefois l'expérience du monde m'a enseigné à discerner d'une certaine manière la situation des esprits. Il y a deux types d'hommes pour lesquels le contact rénovateur de Jésus est plus difficile. Le premier, c'est celui que j'ai vu à Athènes et qui est constitué d'hommes empoisonnés par la fallacieuse science de la terre ; des hommes qui se cristallisent dans une supériorité imaginaire et sont fiers d'eux-mêmes. Ce sont ceux-là, à mon avis, les plus malheureux. Le second, c'est ceux que nous connaissons chez les juifs récalcitrants qui, tout en possédant un patrimoine précieux venu du passé, ne conçoivent pas la foi sans luttes religieuses, ils sont pétrifiés dans l'orgueil de la race et persévèrent dans une fausse interprétation de Dieu. De la sorte, nous comprenons mieux la parole du Christ qui a classé les simples et les pacifiques de la terre comme des créatures bienheureuses. Peu de gentils cultivés et de rares juifs croyant en la Loi Antique sont préparés à l'école bénie de la perfection avec le Divin Maître.

Luc se mit à considérer la justesse des idées avancées par l'apôtre ; mais à cet instant, les échanges bruyants et irrités des Israélites semblaient progressivement fermenter des pugilats inévitables. L'ex-rabbin voulant calmer tout le monde est à nouveau monté à la tribune et s'est exclamé :

Frères, évitons les conflits stériles et entendons la voix de notre conscience ! Continuez à étudier la Loi et les Prophètes où vous trouverez toujours la promesse du Messie qui est déjà venu... Depuis Moïse, tous les mentors d'Israël se sont rapportés au Maître avec des expressions enflammées... Nous ne sommes pas coupables de votre surdité spirituelle. En évoquant des discussions combatives comme vous venez de le faire, la leçon d'Isaïe me revient en mémoire quand il déclara que nombreux seront ceux qui verront sans voir, et entendront sans comprendre. Ce sont les esprits endurcis qui, aggravant leurs propres maux, culminent dans des luttes pleines de désespoir pour que Jésus puisse, plus tard, les convertir et les guérir avec le baume de son amour infini. Mais vous pouvez être convaincus que ce message sera reçu sous d'heureux auspices par les gentils simples et malheureux qui sont en vérité les bienheureux de Dieu.

La déclaration franche et véhémente de l'apôtre est tombée sur l'assemblée comme un éclair imposant un silence absolu. Mais discordant avec la majorité, un petit vieux juif s'est approché du converti de Damas et a dit :

Je reconnais le juste sens de vos propos mais je désirerais vous demander de faire en sorte que cet Évangile ne cesse de nous être enseigné. Il y a des partisans de Moïse bien-intentionnés qui peuvent profiter de l'enseignement de Jésus en s'enrichissant de ses valeurs éternelles.

L'appel chaleureux et sincère fut prononcé sur un ton émouvant. Paul a étreint le sympathisant de la nouvelle doctrine, très ému et a ajouté :

Cette humble retraite est aussi la vôtre. Venez connaître la pensée du Christ chaque fois que vous le désirerez. Vous pourrez copier toutes les annotations que je possède.

Et vous n'enseignez pas dans la synagogue ?

Pour l'instant, prisonnier comme je le suis, je ne pourrai le faire, mais j'écrirai une lettre à nos frères de bonne volonté.

Quelques minutes plus tard, la foule compacte se dissipait avec les premières ombres de la nuit.

À partir de là, profitant des dernières heures de chaque jour, les compagnons de Paul virent qu'il écrivait un document auquel il consacrait une grande attention. Quelquefois, c'était entre les larmes qu'il écrivait comme s'il désirait consigner dans son message ses saintes inspirations. Deux mois plus tard, il remettait ce travail à Aristarque pour le copier en disant :

Celle-ci est l'épître aux Hébreux. J'ai fait en sorte de l'écrire en puisant dans mes propres expériences car je la dédie à mes frères de race et j'ai cherché à l'écrire avec le cœur.

Son ami a compris quelle était son intention et, avant de commencer les copies, il remarqua le style singulier et les idées grandioses et peu communes qui en ressortaient.

Paul ne cessait de travailler au bénéfice de chacun. Sa situation en tant que prisonnier était la plus réconfortante possible. Il était devenu le bienfaiteur dévoué de tous les gardes qui témoignaient de son effort apostolique. Il soulageait les cœurs avec les joies de la Bonne Nouvelle pour certains ; pour d'autres, il les guérissait de maladies chroniques et douloureuses. Très souvent, ces bienfaits ne se restreignaient pas à l'intéressé parce que les légionnaires romains amenaient leurs parents, leurs proches et leurs amis pour qu'ils bénéficient du contact de cet homme voué à la bonté de Dieu. Dès le troisième jour, il cessa d'être ligoté car les soldats le dispensèrent de cette formalité, surveillant à peine sa porte comme de simples amis. Il n'était pas rare que ces militaires bénévoles l'invitent à se promener en ville, spécialement le long de la voie Appienne qui était devenue son lieu de prédilection.

Touché, l'apôtre remerciait ces preuves de condescendance.

Les bienfaits de cette convivialité devenaient quotidiennement plus évidents. Impressionnés par son dialogue éducatif et ses manières attentionnées, de nombreux légionnaires qui jusqu'à présent étaient incorrigibles et négligents se transformèrent en des éléments utiles à l'administration et à la société. Les gardes commencèrent à se disputer la tâche de sentinelle devant sa porte, ce qui était une grande preuve de sa valeur spirituelle.

Visité sans cesse par des frères et des émissaires de ses chères églises de Macédoine et d'Asie, il redoublait d'efforts à la tâche d'assistance aimante auprès de ses amis et de ses lointains collaborateurs à travers ses lettres profondément inspirées.

Cela faisait presque deux ans que son recours à César gisait oublié sur les tables des juges indolents quand surgit un événement d'une grande importance. Un beau jour, un ami légionnaire amena au converti de Damas un homme aux traits musclés et énergiques, d'une quarantaine d'années. Il s'agissait d'Acacius Domicius, un personnage d'une grande influence politique et qui depuis quelque temps était devenu aveugle dans de mystérieuses circonstances.

Paul de Tarse l'accueillit avec bonté et après avoir imposé ses mains en lui disant ce que Jésus désirait de ceux qui profitaient de sa générosité, il s'exclama bouleversé :

Frère, maintenant, je t'invite à voir, au nom du Seigneur Jésus-Christ !

Je vois ! Je vois ! - s'est écrié le Romain pris d'une joie infinie. Immédiatement dans un mouvement instinctif, il s'est agenouillé en sanglots et a murmuré :

Votre Dieu est véritable !...

Profondément reconnaissant à Jésus, l'apôtre lui donna le bras pour le relever et sur le champ, Domicius voulut connaître le contenu spirituel de la nouvelle doctrine, afin de se réformer et de changer de vie. Empressé, il nota les informations relatives au procès de l'ex- rabbin assurant en le quittant :

Dieu m'aidera à rendre le bien que vous m'avez fait ! Quant à votre situation, ne doutez pas des résultats mérités car dès la semaine prochaine, nous aurons résolu le procès avec l'absolution de César !

Et effectivement, quatre jours plus tard, le vieux serviteur de l'Évangile fut appelé à déposer. Conformément aux règles en vigueur, il comparut seul devant les juges pour répondre avec son admirable présence d'esprit aux moindres questions qui lui furent posées. Les magistrats patriciens constatèrent l'inconsistance de la déclaration, l'infantilité des arguments présentés par le Sanhédrin, et tout en restant attentif à la situation politique d'Acacius qui avait engagé dans cette action tous les bons offices dont il pouvait disposer, comme à la profonde sympathie que la figure de l'apôtre éveillait en tout un chacun, ils ont instruit le procès avec les plus nobles appréciations, le rendant par l'intermédiaire de Domicius au verdict de l'Empereur.

Le généreux allié de Paul se réjouissait de la victoire initiale, convaincu de la libération prochaine de son bienfaiteur. Sans perdre de temps, il mobilisa ses plus grands amis, parmi lesquels figurait Popéia Sabine, obtenant finalement l'absolution impériale.

Paul de Tarse reçut la nouvelle avec des vœux de reconnaissance faits à Jésus. Plus que lui-même, ses amis jubilaient et célébrèrent l'événement avec des manifestations d'enthousiasme mémorables.

Le converti de Damas, néanmoins, ne vit pas dans cela uniquement une raison de réjouissance personnelle, mais l'obligation d'intensifier la diffusion de l'Évangile de Jésus.

Pendant un mois, au début de l'année 63, il rendit visite aux communautés chrétiennes de tous les quartiers de la capitale de l'Empire. Sa présence était sollicitée dans tous les cercles qui le recevaient entre des témoignages amicaux de respect et d'amour pour son autorité morale. Organisant des projets d'activités pour toutes les églises domestiques qui fonctionnaient dans la ville, et après d'innombrables prédications générales dans les catacombes silencieuses, l'infatigable travailleur décida de partir pour l'Espagne. En vain ses collaborateurs sont intervenus, le suppliant d'abandonner un tel projet. Mais rien ne put l'en dissuader. Depuis longtemps, il nourrissait le souhait de visiter la pointe de l'Occident et, si celui lui était possible, il désirait mourir convaincu d'avoir porté l'Évangile aux confins du monde.

À LA RENCONTRE DU MAÎTRE

A la veille de partir à la rencontre des gentils espagnols, l'apôtre reçut une lettre impressionnante de la part de Simon Pierre. L'ex-pêcheur de Capharnaûm lui écrivait de Corinthe l'informant de son arrivée prochaine dans la ville impériale. A la fois tendre et chaleureuse, La missive était pleine de confidences arriéres et tristes. Pierre confiait à son ami ses dernières désillusions en Asie et se montrait vivement intéressé par ce qui se passait à Rome. Ignorant que l'ex-rabbin avait retrouvé sa liberté, fraternellement, il cherchait à le réconforter. Lui aussi, Simon, avait décidé de s'exiler auprès des frères de la métropole impériale et espérait pouvoir être utile à son ami d'une manière ou d'une autre. Toujours dans le même document confidentiel, il le priait de profiter du porteur pour informer ses confrères romains de son intention de s'attarder quelque temps parmi eux.

Très ému, le converti de Damas lut et relut le message amical.

L'émissaire, un frère de l'église de Corinthe, l'informa que le vénérable apôtre de Jérusalem arriverait au port d'Ostie dans une dizaine de jours, tout au plus.

Il n'hésita pas un seul instant. Usant de tout ce qu'il avait à sa portée, il prévint ses proches et prépara une modeste maisonnette où Pierre pourrait être logé en famille. Il créa le meilleur environnement possible pour la réception du respectable compagnon. Prétextant sa prochaine excursion en Espagne, il dispensait les cadeaux de ses amis, leur indiquant les besoins de Simon pour que rien ne lui manque. Il transporta tout ce qu'il possédait d'objets d'utilité domestique de la modeste pièce qu'il avait louée près de la porte Lavernale à la maisonnette destinée à Simon, près des cimetières Israélites de la voie Appienne. Cet exemple de coopération fut hautement apprécié de tous. Les frères les plus humbles voulurent à tout prix offrir de petites choses à l'apôtre disant qu'il arriverait sans rien.

Informé du fait que le bateau entrait au port, l'ex-rabbin s'est précipité à Ostie. Luc et Timothée, toujours en sa compagnie avec d'autres coopérateurs dévoués, le soutenaient sur les petits accidents de parcours en lui donnant le bras, ici et là.

Ils ne purent organiser une réception plus ostensible. La persécution sourde des adeptes du Nazaréen les encerclait de toute part. Les derniers conseillers honnêtes de l'Empereur disparaissaient. Rome s'enfonçait dans des crimes qui se répétaient quotidiennement. De nobles personnalités patriciennes et du peuple étaient victimes d'attentats cruels. L'atmosphère de terreur dominait toutes les activités politiques et à l'inventaire de ces calamités, les chrétiens étaient les plus durement punis vu l'attitude hostile de ceux qui s'accommodaient des dieux antiques et qui s'adonnaient aux plaisirs d'une existence dépravée et facile. Les partisans de Jésus étaient accusés et rendus responsables de toutes les difficultés qui survenaient. Si surgissait une plus forte tempête, le phénomène était dû aux adeptes de la nouvelle doctrine. Si l'hiver était plus rigoureux, l'accusation pesait sur eux, car personne plus que les disciples du Crucifié n'avait autant méprisé les sanctuaires de la croyance antique en négligeant les faveurs et les sacrifices aux divinités protectrices. À partir du règne de Claude, de viles rumeurs concernant les pratiques chrétiennes se répandirent. La fantaisie du peuple, avide de distributions de blé lors des grandes fêtes du cirque, imaginait des situations inexistantes et faisait naître des idées extravagantes et absurdes concernant les croyants de l'Évangile. Voilà pourquoi depuis l'année 58, les chrétiens pacifiques étaient menés au cirque comme s'ils étaient des esclaves révoltés ou rebelles qui devaient disparaître. De sorte que l'oppression s'aggravait quotidiennement. Les Romains plus ou moins illustres, de nom ou de situation financière qui sympathisaient avec la doctrine du Christ, continuaient indemnes des vexations publiques ; mais les pauvres, les ouvriers, les fils de la plèbe, étaient menés au martyre par centaines. Ainsi, les amis de l'Évangile ne préparèrent aucun hommage public à l'arrivée de Simon Pierre. À l'inverse, ils cherchèrent à donner à cet événement un caractère privé pour ne pas éveiller les représailles des sbires de la situation.

Pris de joie, Paul de Tarse tendit les bras à son vieil ami de Jérusalem. Simon était en compagnie de sa femme et de ses fils, ainsi que de Jean. Sa parole généreuse était pleine de nouveautés pour l'apôtre des gentils. Au bout de quelques minutes, il apprit le décès de Jacques et eut des nouvelles des tourments infligés à l'église de Jérusalem par le Sanhédrin. Le vieux pêcheur racontait les dernières péripéties de son sort avec bonne humeur. Il commentait les témoignages les plus difficiles avec un sourire sur les lèvres et intercalait tous ses récits de louanges à Dieu. Après s'être rapporté aux luttes engagées lors de pèlerinages nombreux et répétés, il raconta à l'ex-rabbin qu'il s'était réfugié pendant quelques jours à Éphèse auprès de Jean, où il fut accompagné par les fils de Zébédée jusqu'à Corinthe, puis ils décidèrent de se rendre à la capitale de l'Empire. Paul, à son tour, lui a parlé des tâches reçues de Jésus pendant ces dernières années. Il fallait voir l'optimisme et le courage de ces hommes qui, enflammés de l'esprit messianique et aimant du Maître, commentaient les désillusions et les douleurs du monde comme des récompenses de la vie.

Après les douces joies des retrouvailles, le groupe s'est discrètement dirigé vers la maisonnette réservée à Simon Pierre et à sa famille.

Ressentant l'excellence de cet accueil affectueux, l'ex-pêcheur ne trouvait pas de mots pour traduire ses joies profondes. Comme Paul quand il était arrivé à Pouzzoles, il avait l'impression d'être dans un monde différent de celui où il avait vécu jusqu'à présent.

À cette arrivée, les services apostoliques ont augmenté mais le prédicateur des gentils n'abandonnait pas l'idée d'aller en Espagne. Soutenant que Pierre le substituerait avec bonheur, il décida d'embarquer le jour programmé sur un petit navire en partance pour la côte gauloise. Les protestations amicales n'y firent rien, pas même l'insistance de Simon pour qu'il reporte son voyage. En compagnie de Luc, de Timothée et de Demas, le vieil avocat des gentils, Paul est parti à l'aube d'un beau jour, plein de généreux projets.

En route vers le territoire espagnol, la mission a visité une partie des Gaules, il s'attarda plus longuement dans la région de Tortosa. En tous lieux, la parole et les actes de l'apôtre gagnaient de nouveaux cœurs pour le Christ, multipliant les services de l'Évangile et rénovant les espoirs populaires à la lumière du Royaume de Dieu.

Mais à Rome la situation devenait de plus en plus grave. La perversité de Tigellia à la tête de la préfecture des prétoriens semait la terreur parmi les disciples de Jésus. L'unique décret manquant était celui qui aurait condamné publiquement les citoyens romains, sympathisants de l'Évangile, car pour ce qui était des libérés, des descendants d'autres peuples et des enfants de la plèbe, ils remplissaient déjà les prisons.

Personnage éminent du mouvement, Simon Pierre ne s'accordait aucun repos. Malgré la fatigue naturelle de la sénilité, il cherchait à répondre à tous les besoins émergents. Son esprit puissant surmontait toutes les vicissitudes et s'acquittait des moindres devoirs avec le maximum de dévouement pour la cause de la Vérité. Il assistait les malades, prêchait dans les catacombes, couvrait de longues distances toujours enthousiaste et content. Les chrétiens du monde entier ne pourront jamais oublier cette phalange de personnes dévouées qui les a précédés dans les premiers témoignages de la foi, affrontant des situations pénibles et injustes, arrosant de sang et de larmes la semence du Christ, s'étreignant mutuellement pour se consoler dans les heures les plus noires de l'histoire de l'Évangile, dans les spectacles hideux du cirque, dans les prières d'affliction qui s'élevaient des cimetières abandonnés. Tigellia, grand ennemi des prosélytes du Nazaréen, cherchait à aggraver la situation par tous les moyens à la portée de son autorité odieuse et perverse.

Le fils de Zébédée se préparait à retourner en Asie quand un groupe de sbires des persécuteurs l'arrêta lors d'une dernière prédication fraternelle et inspirée où il prenait congé de ses confrères de Rome avec des exhortations d'émouvante reconnaissance à Jésus. Malgré des explications claires, Jean fut arrêté et impitoyablement rossé, et avec lui, des dizaines de frères furent enfermés dans les prisons immondes de l'Esquilin.

Pierre apprit la nouvelle et en fut péniblement surpris. Il connaissait l'extension des travaux qui attendaient son généreux compagnon en Asie et supplia le Seigneur de ne pas l'abandonner afin d'obtenir sa juste absolution. Comment procéder dans des circonstances aussi difficiles ? Il fit appel aux relations prestigieuses que la ville lui offrait. Néanmoins, ceux qui lui étaient proches avaient vraiment très peu d'influence politique dans les cabinets administratifs de l'époque. Les chrétiens qui avaient une position financière plus aisée n'osaient pas affronter le courant dominant de persécution et de tyrannie. L'ancien chef de l'église de Jérusalem ne se découragea pas. Il devait faire libérer son ami, s'utilisant pour cela de tous les moyens à sa portée. Comprenant la prudence naturelle des Romains sympathisants du Christ, il rassembla en hâte un groupe d'amis personnels pour examiner la situation.

Au beau milieu des débats quelqu'un se souvint de Paul. L'apôtre des gentils disposait dans la capitale de l'Empire d'un grand nombre d'amis importants. Dans le cas de son absolution, la mesure était partie de l'honorable cercle de Popéia Sabine. De nombreux militaires collaborateurs d'Afranius Burrus étaient ses admirateurs. Acacius Domicius, qui disposait de précieux contacts auprès des prétoriens, était son ami dévoué et inconditionnel. Personne mieux que l'ex-tisserand de Tarse ne pourrait se charger de la délicate mission de sauver le prisonnier. Ne serait-il pas raisonnable de demander son aide ? La mesure avait un caractère d'urgence car de nombreux chrétiens mouraient tous les jours dans la prison de l'Esquilin, victimes des brûlures d'huile bouillante. Tigellia et quelques comparses de l'administration criminelle se distrayaient du supplice des victimes. L'huile était jetée aux malheureux attachés au poteau du martyre. D'autres fois, les prisonniers ligotés étaient plongés dans de grands tonneaux d'eau bouillante.

Le préfet des prétoriens exigeait que les coreligionnaires assistent au supplice pour donner un exemple général. En silence, les incarcérés accompagnaient ces tristes agissements, le visage baigné de larmes. Une fois la mort de la victime constatée, un soldat se chargeait de jeter ses restes aux poissons affamés dans les vastes citernes des prisons odieuses. Vu la situation générale épouvantable, pourrait-il compter sur l'intervention de Paul ? L'Espagne était bien loin. Il était possible que son arrivée ne profite pas personnellement à Jean. Néanmoins, Pierre décida de lui faire appel et informa ses compagnons qu'il continuerait à œuvrer en faveur du fils de Zébédée, car rien ne l'empêchait de faire appel au prestige de Paul dès à présent, puisque la situation empirait à chaque instant. Cette année 64 commençait avec de terribles perspectives. Face aux intérêts de la cause, un homme énergique et résolu ne pouvait être dispensé.

Une fois que le vénérable apôtre de Jérusalem eut donné son avis, l'assemblée accepta la mesure suggérée. Un frère coopérateur dévoué de Paul, à Rome, fut envoyé en Espagne de toute urgence. Pris d'une grande anxiété Crescencius quitta Ostie emportant la lettre de Simon.

Après de longue pérégrination, l'apôtre des gentils s'était attardé à Tortosa où il avait réussi à rassembler un grand nombre de collaborateurs dévoués à Jésus. Ses activités apostoliques continuaient actives, bien qu'atténuées vu sa fatigue physique. Le mouvement des épîtres avait diminué mais n'était pas complètement interrompu. Pour répondre aux besoins des églises de l'Orient, Timothée avait quitté l'Espagne pour l'Asie, chargé de lettres et de recommandations amicales. Autour de l'apôtre s'était regroupé un nouveau contingent de coopérateurs diligents et sincères. Dans tous les coins où il passait, Paul de Tarse enseignait le travail et la résignation, la paix de la conscience et le culte du bien.

Alors qu'il prévoyait de nouveaux voyages en compagnie de Luc voilà qu'est apparu à Tortosa le messager de Simon.

L'ex-rabbin lut la lettre et décida immédiatement de retourner à la ville impériale. À travers les lignes affectueuses de l'ancien, il entrevit la gravité des événements en cours. De plus, Jean devait retourner en Asie. Il n'ignorait pas l'influence bénéfique qu'il exerçait à Jérusalem. À Éphèse, où l'église se composait d'éléments judaïques et gentils, le fils de Zébédée avait toujours été une figure noble et exemplaire, exempt d'un esprit sectaire. Paul de Tarse passa en revue les besoins du service évangélique dans les communautés orientales et en conclut que le retour de Jean était urgent, aussi décida-t-il d'intervenir sans perdre de temps.

Comme d'habitude, les considérations de ses amis concernant les problèmes liés à sa santé ne purent rien y faire. L'homme énergique et déterminé, malgré ses cheveux blancs, gardait le même esprit résolu, élevé et ferme qui l'avait toujours caractérisé dans sa jeunesse lointaine.

Avantagé par le grand nombre de bateaux, en ce début de mois de mai de l'an 64, il n'eut pas de mal à retourner au port d'Ostie auprès de ses compagnons.

Simon Pierre le reçut ému. En quelques heures, le converti de Damas connaissait la situation intolérable générée à Rome par l'action délictueuse de Tigellia. Jean était toujours incarcéré malgré les requêtes remises aux tribunaux. Lors de confidences éloquentes, l'ancien pêcheur de Capharnaûm révéla à son compagnon que le cœur lui réservait de nouvelles douleurs et des témoignages cruels. Un rêve prophétique lui avait annoncé des persécutions et de rudes épreuves. Lors de l'une de ces dernières nuits, il avait vu un singulier tableau où une croix aux proportions gigantesques semblait jeter son ombre sur toute la famille des disciples du Seigneur. Paul de Tarse l'écouta avec intérêt et se dit entièrement d'accord avec ses pressentiments. Malgré les sombres horizons, ils décidèrent de mener une action commune pour faire libérer le fils de Zébédée.

Le mois de juin s'écoulait.

L'ex-rabbin redoubla d'activités intenses, il alla voir Acacius Domicius pour lui demander son intervention et faire appel à son influence. De plus se disant que ces mesures lentes pourraient résulter en échecs, assisté par des amis éminents, il chercha à rencontrer de nombreux courtisans de la cour impériale pour arriver à voir Popéia Sabine et supplier ses bons offices concernant le fils de Zébédée. Très surprise, la célèbre favorite écouta ses confidences, ces révélations d'une vie éternelle, cette conception de la divinité, tout cela l'effrayait. Bien qu'étant l'ennemie déclarée des chrétiens, vu la sympathie qu'elle affichait pour le judaïsme, Popéia fut impressionnée par le personnage ascétique de l'apôtre et par les arguments qui renforçaient sa requête. Sans cacher son étonnement, elle promit de s'occuper de son cas en prenant des dispositions immédiates.

Paul se retira, plein d'espoir quant à l'absolution de son compagnon car Sabine lui avait promis de le faire libérer dans les trois jours à venir.

De retour à la communauté, il informa ses frères de foi de l'entrevue qu'il avait eue avec la favorite de Néron. Mais une fois son exposition terminée, il remarqua, quelque peu surpris, que quelques compagnons désapprouvaient son initiative. Il leur a alors demandé de s'expliquer et de justifier leurs doutes. Des considérations sans fondement surgirent qu'il accueillit avec son inépuisable sérénité. Ils alléguaient qu'il n'était pas louable de s'adresser à une courtisane débauchée pour solliciter une faveur. De tel procédé ressemblaient à ceux d'Éphèse envers les partisans du Christ. Popéia était une femme de vie particulièrement dépravée, elle participait aux orgies du Palatin et se caractérisait par sa scandaleuse luxure. Était-il raisonnable de lui demander sa protection pour les disciples de Jésus ?

Paul de Tarse accepta ces tristes arguments avec une patience béatifiante et objecta sagement :

- Je respecte et je prends votre avis en considération mais, avant tout, je pense qu'il est primordial de faire libérer Jean. Si c'était moi le prisonnier, ce serait moins grave et vous n'auriez pas à juger le cas avec une telle urgence. Je suis vieux, épuisé, aussi vaudrait-il mieux et peut-être me serait-il plus utile de méditer sur la miséricorde de Jésus à travers les barreaux d'une prison.

Mais Jean est relativement jeune, fort et dévoué ; le christianisme de l'Asie ne peut dispenser ses activités constructives jusqu'à ce que d'autres travailleurs soient appelés à l'ensemencement divin. Concernant vos doutes, néanmoins, il convient de présenter un argument qui exige de la pondération. Pourquoi considérez-vous impropre la sollicitation faite à Popéia Sabine ? Vous auriez la même façon de penser si je m'étais adressé à Tigellia ou à l'empereur lui-même ? Ne seraient-ils pas victimes de la même prostitution qui affecte les favorites de la cour ? Si je mettais allié à un militaire ivre du Palatin pour obtenir la libération de notre compagnon, peut-être auriez-vous applaudi mon geste sans restriction aucune. Frères, il est fondamental de comprendre que la destruction morale de la femme vient presque toujours de la prostitution de l'homme. Je suis d'accord pour dire que Popéia n'est pas le personnage qui convient le mieux dans le cas présent en vertu des faiblesses de sa vie personnelle ; néanmoins, c'est la providence que les circonstances ont indiqué et nous devons faire libérer le dévoué disciple du Seigneur. D'ailleurs, j'ai cherché à faire valoir de tels arguments en lui rappelant l'exhortation du Maître quand il recommande à l'homme de cultiver des amis avec les richesses de l'iniquité20. Je considère que toutes relations avec le Palatin sont des expressions de fortune inique ; mais je pense qu'il est utile d'amener ceux qui se « meurent » dans le péché à réaliser des actes de charité et de foi pour qu'ils se détachent ainsi des liens avec leur passé délictueux, assistés par l'intercession d'amis fidèles.

20 (1) Luc. Chapitre 16, verset 9. - (Note d'Emmanuel)

L'élucidation de l'apôtre a répandu un grand silence dans toute l'enceinte. En quelques mots, Paul de Tarse avait fait entrevoir à ses compagnons des conclusions transcendantes d'ordre spirituel.

La promesse fut tenue. Trois jours plus tard, le fils de Zébédée retrouvait sa liberté. Jean était très affaibli. Les mauvais traitements, la contemplation des terribles scènes de la prison, l'attente angoissante avaient plongé son âme dans de pénibles tourments.

Pierre se réjouissait, mais attentif à la tension ambiante, l'ex-rabbin suggéra le retour de l'apôtre galiléen en Asie sans perdre de temps. L'église d'Éphèse l'attendait. Jérusalem devait pouvoir compter sur sa collaboration désintéressée et fraternelle. Jean n'eut pas le temps de beaucoup réfléchir car Paul, comme possédé par d'amers pressentiments, partit pour le port d'Ostie organiser son embarquement où il profita d'un navire napolitain prêt à larguer les amarres pour Milet. Rattrapé par les dispositions prises et incapable de résister à l'ex- rabbin résolu, le fils de Zébédée a embarqué fin juin 64, tandis que ses amis restaient à Rome pour poursuivre la belle bataille au profit de l'Évangile.

Plus les horizons étaient sombres, plus le groupe des frères de foi en le Christ Jésus était uni. Les réunions dans les lointains cimetières abandonnés se multipliaient. En ce temps de souffrances, les prédications semblaient plus belles.

Paul de Tarse et ses compagnons s'afféraient aux constructions spirituelles quand la ville fut brusquement secouée par un événement étonnant. Dans la matinée du 16 juillet 64, éclata un violent incendie à proximité du Grand Cirque, comprenant toute la région du quartier localisé entre le Celio et le Palatin. Le feu avait commencé dans de vastes entrepôts pleins de matériel inflammable et s'était propagé à une rapidité surprenante. En vain, les ouvriers et les hommes du peuple furent amenés à lutter contre la violence des flammes ; en vain, la foule nombreuse et compacte déploya des efforts pour maîtriser l'horreur de la situation. Les flammes augmentaient toujours davantage, s'étendant avec fureur, laissant des piles de décombres et de ruines derrière elles. Rome entière accourrait pour voir le sinistre spectacle, déjà enflammée par ses passions menaçantes et terribles. Avec une fabuleuse rapidité, le feu entoura le Palatin et envahit le Vélabre. Le premier jour se terminait avec d'angoissantes perspectives. Le firmament était couvert d'une fumée épaisse, une grande partie des collines était illuminée par la clarté odieuse du terrible incendie. Les élégantes demeures de l'Aventin et du Celio ressemblaient aux arbres secs d'une forêt en flammes. La désolation des victimes de l'énorme catastrophe ne faisait que grandir. Tout brûlait aux alentours du Forum. L'exode commença avec d'infinies difficultés. Les portes de la ville étaient congestionnées de personnes prises d'une profonde terreur. Des animaux épouvantés couraient le long des rues comme poursuivis par des persécuteurs invisibles. Des édifices anciens, de solides constructions tombaient en ruine dans un funeste fracas. Tous les habitants de Rome désiraient fuir la zone embrasée. Plus personne n'osait attaquer le feu indomptable. Le deuxième jour se présenta avec le même spectacle inoubliable. Les populations renoncèrent à sauver quoi que ce soit ; elles se contentaient d'enterrer les morts indénombrables trouvés dans les lieux de possible accès. Des dizaines de personnes parcouraient les rues poussant des éclats de rire horribles ; la folie se généralisait parmi les créatures les plus impressionnables. Des civières improvisées conduisaient les blessés au hasard. De longs défilés envahissaient les sanctuaires pour sauver les somptueuses images des dieux. Des milliers de femmes accompagnaient la figure impassible des divinités protectrices dans de pénibles suppliques, faisant vœux de douloureux sacrifices tout en poussant des cris de stentor.

Dans le tourbillon des foules en folie, des hommes pieux ramassaient des enfants massacrés ou blessés. Toute la zone d'accès à la voie Appienne en direction d'Alba Longa, était engorgée d'habitants dépités, empressés de quitter la ville. Des centaines de mères criaient après leurs enfants disparus et, très souvent, des mesures étaient rapidement prises pour aider celles qui s'affolaient. La population toute entière désirait abandonner la ville en même temps. La situation était devenue dangereuse. La foule rebellée attaquait les litières des patriciens. Seuls les courageux cavaliers réussissaient à franchir la marée humaine, provoquant de nouveaux blasphèmes et de nouvelles lamentations.

Les flammes avaient déjà dévoré presque tous les nobles palais des Cannes et ne cessaient de ravager les quartiers romains entre les vallées et les collines où la population était très dense. Pendant une semaine, jour et nuit, le feu destructeur sillonna la ville semant la désolation et la ruine. Des quatorze circonscriptions que comprenait la métropole impériale, seuls quatre ne furent pas touchées. Trois n'étaient qu'un tas de décombres fumants et des sept autres il ne restait que quelques vestiges des édifices les plus précieux.

L'empereur était à Antium quand éclata le feu qu'il avait lui-même imaginé, car la vérité est que, désireux de construire une ville nouvelle avec les immenses ressources financières qui arrivaient des provinces tributaires, il avait projeté le célèbre incendie, triomphant ainsi de l'opposition du peuple qui ne désirait pas voir les sanctuaires transférés.

En plus de cette disposition d'ordre urbanistique, le fils d'Agrippine se caractérisait, en tout, par son originalité satanique. Se présumant être un brillant artiste, il n'était qu'un monstrueux bouffon qui marquait son passage dans la vie publique par des crimes indélébiles et odieux. Ne serait-il pas intéressant de présenter au monde une Rome en flammes ? Aucun spectacle, à ses yeux, ne serait plus inoubliable que celui-là. Sur les cendres, il reconstruirait les quartiers détruits. Il serait généreux envers les victimes de l'immense catastrophe. Il resterait dans l'histoire de l'Empire comme un administrateur magnanime et l'ami des sujets souffrants.

Nourrissant de telles intentions, il organisa l'attentat avec ses courtisans les plus proches qui avaient toute sa confiance. Il s'absenta de la ville pour ne pas éveiller les soupçons des hommes politiques les plus honnêtes.

Mais il n'avait pas prévu l'extension de l'étonnante calamité. L'incendie avait pris de trop grandes proportions. Ses conseillers les moins dignes n'avaient pu pressentir de l'ampleur du désastre. Arraché en hâte à ses plaisirs criminels, l'empereur est arrivé le dernier jour de feu et put constater le caractère odieux de la mesure prise. Posté sur l'un des points les plus élevés de la ville, à contempler les ruines, il ressentit toute la gravité de la situation. La destruction de la propriété privée avait atteint des proportions presque infinies. Il n'avait pas prévu d'aussi funestes conséquences. Reconnaissant la juste irritation du peuple, Néron parla en public et avec sa profonde capacité de dissimulation il laissa même couler quelques larmes. Il promit d'aider à reconstruire les maisons particulières, déclara qu'il partageait la souffrance générale et que Rome se relèverait bientôt des décombres en fumée, plus imposante et plus belle. L'immense foule écoutait ses paroles, attentive à ses moindres gestes. Dans une posture théâtrale, l'empereur prenait des attitudes émouvantes. Éclatant en sanglots, il se rapportait aux sanctuaires perdus. Il invoquait la protection des dieux à chaque phrase produisant un plus grand effet. La foule fut émue. Jamais César ne s'était montré aussi paternellement affecté. Il n'était pas raisonnable de douter de ses promesses et de ses commentaires. À un moment donné, sa parole a vibré plus pathétique et plus expressive encore. Il prenait l'engagement solennel avec son peuple de punir inexorablement les responsables. Il poursuivrait les incendiaires, vengerait la catastrophe romaine sans pitié. Il priait tous les habitants de la ville de coopérer avec lui en cherchant et en dénonçant les coupables.

Pendant ce temps, quand le verbe impérial devint plus significatif, on put remarquer que la masse populaire s'agitait étrangement. Une majorité écrasante entonnait, maintenant, de terribles cris :

- Les chrétiens aux fauves ! Aux fauves !

Le fils d'Agrippine trouva alors la solution qu'il lui fallait. Lui qui cherchait, en vain, dans son esprit surexcité de nouvelles victimes à ses exécrables machinations à qui il pourrait attribuer la faute de ses lamentables succès, entrevit dans le cri menaçant de la foule une réponse à ses sinistres cogitations. Néron savait la haine que le peuple vouait aux humbles partisans du Nazaréen. Les disciples de l'Évangile restaient étrangers et supérieurs aux coutumes débauchées et brutales de l'époque. Ils ne fréquentaient pas les cirques, se détournaient des temples païens, ils ne se prosternaient pas devant les idoles, ni n'applaudissaient les traditions politiques de l'Empire. En outre, ils prêchaient des enseignements étranges et semblaient attendre un nouveau royaume. Le grand bouffon du Palatin ressentit une vague de joie envahir ses yeux myopes et congestionnés. Le choix du peuple romain ne pouvait être meilleur. Les chrétiens devaient être effectivement les criminels. Sur eux devait tomber le glaive de la vengeance.

Il échangea un regard complice avec Tigellia, comme pour exprimer qu'ils avaient trouvé par hasard la solution imprévue et affirma immédiatement à la foule exaspérée qu'il prendrait des mesures sur le champ pour réprimer les abus et punir les coupables de la catastrophe, car l'incendie serait considéré comme un crime de lèse-majesté et un sacrilège pour que les punitions aussi soient exceptionnelles.

Le peuple applaudit frénétiquement se réjouissant déjà des sensations fortes du cirque, aux rugissements des fauves et aux chants des martyrs.

L'infâme accusation pesa toute entière sur les disciples de Jésus comme un abominable fardeau.

Tel un véritable fléau maudit, les premiers emprisonnements eurent lieu. De nombreuses familles se réfugièrent dans les cimetières et dans les banlieues de la ville à moitié détruites, craignant les bourreaux implacables. Des abus de toutes sortes étaient pratiqués. Des jeunes sans défense étaient jetés en prison, soumis à l'instinct féroce des soldats sans pitié. Des vieillards respectables étaient conduits au cachot, ligotés et sous les coups. Des enfants étaient arrachés aux bras maternels entre des larmes et des appels émouvants. Une sinistre tempête s'est alors abattue sur les partisans du Crucifié qui se soumettaient à ces injustes punitions, les yeux levés au ciel.

Néron ne voulut rien entendre pas même les pondérations des illustres patriciens qui cultivaient encore les traditions de prudence et d'honnêteté. Tous ceux qui s'approchaient de l'autorité impériale avec la précieuse intention de faire de justes suggestions, étaient déclarés suspects, aggravant ainsi la situation.

Le fils d'Agrippine et ses courtisans les plus proches décidèrent d'offrir au peuple le premier spectacle début août 64, comme démonstration positive des mesures officielles prises contre les auteurs supposés de l'infâme attentat. Les autres victimes, ceux qui seraient jetés en prison après la fête initiale, serviraient d'ornement aux futures réjouissances, au fur et à mesure que la ville serait relevée de ses cendres avec les nouvelles constructions. Pour cela, la réédification immédiate du Grand Cirque fut décidée. Avant de répondre aux propres besoins de la cour, l'empereur voulait s'assurer la sympathie du peuple ignorant et souffrant, nourrissant ce qui pouvait satisfaire ses étranges caprices.

Le premier carnage destiné à distraire l'esprit populaire fut organisé dans des jardins immenses dans la partie qui n'avait pas été touchée par la destruction, au beau milieu d'orgies honteuses où la plèbe participa avec la grande partie du patriciat qui se livrait à la débauche et au déséquilibre. Les festivités se prolongèrent pendant plusieurs nuits consécutives sous la clarté d'une splendide illumination et au rythme harmonieux de nombreux orchestres qui inondaient l'air de tendres mélodies. Sur des lacs artificiels glissaient de gracieux bateaux, artistiquement illuminés. Au sein du paysage, favorisé par les ombres de la nuit que les torches puissantes ne réussissaient pas à éloigner complètement, la débauche festoyait se distrayant franchement. Aux côtés des expressions festives, défilait le martyre des pauvres condamnés. Les chrétiens étaient livrés au peuple pour la punition qu'il jugeait être juste. Pour cela, à intervalles réguliers, les jardins étaient pleins de croix, de poteaux, de fouets et de nombreux autres instruments de flagellation. Il y avait des gardes impériaux pour assister aux activités punitives. Auprès des bûchers, il y avait de l'eau et de l'huile bouillante, ainsi que des pointes en fer embrasées pour ceux qui désireraient les appliquer.

Les gémissements et les sanglots des malheureux se mariaient ironiquement avec les notes harmonieuses des luths. Certains expiraient entre des larmes et des prières, aux cris du peuple ; d'autres se livraient stoïquement au martyre, contemplant l'infini du ciel étoile.

L'exhortation la plus forte serait encore pauvre pour traduire les douleurs immenses de tous ces chrétiens en ces temps angoissants. Et malgré les tourments inénarrables, les fidèles partisans de Jésus révélèrent le pouvoir de la foi à cette société perverse et décadente, affrontant les tortures qu'ils devaient supporter. Interrogés dans les tribunaux, à une heure si tragique, ils déclaraient ouvertement leur confiance en le Christ Jésus, acceptant les souffrances avec humilité, par amour pour son nom. Cet héroïsme semblait exciter encore davantage les esprits de la foule animalisée. De nouveaux types de supplice étaient inventés. La perversité présentait, quotidiennement, de grandes nouveautés dans son éloquence empoisonnée. Mais les chrétiens semblaient possédés d'énergies différentes de celles connues sur les champs de batailles sanglants. La patience invincible, la foi puissante, la capacité morale de résistance, stupéfiaient les plus intrépides. Nombreux furent ceux qui se livrèrent au sacrifice en chantant. Très souvent, devant tant de courage, les bourreaux improvisés craignaient le mystérieux pouvoir triomphant de la mort.

Une fois la tuerie du mois d'août terminée, dans un élan d'enthousiasme populaire, la persécution se poursuivit sans trêve pour que les victimes ne manquent pas aux spectacles organisés périodiquement et offerts au peuple comme réjouissance pour la reconstruction de la ville.

Devant les tortures et le carnage, le cœur de Paul de Tarse saignait de douleur. La tourmente perpétrait la confusion dans tous les secteurs. Les chrétiens d'Orient, en majorité, s'employaient à fuir les luttes, forcés par les circonstances impérieuses de leur vie personnelle. Rejoint par Pierre, le vieil apôtre désapprouvait cette attitude. À l'exception de Luc, tous les collaborateurs directs qu'ils connaissaient depuis l'Asie, étaient repartis. Néanmoins, partageant le sort des désemparés, l'ex-tisserand voulut à tout prix assister à ces événements incroyables. Les églises domestiques gardaient le silence. Les grands salons loués dans Suburre pour les prédications de la doctrine étaient fermés. Il ne restait aux partisans du Maître qu'un moyen de se voir et de se réconforter dans la prière et dans les larmes communes: c'était lors des réunions dans les catacombes abandonnées. Et la vérité est qu'ils ne dispensaient aucun sacrifice pour accourir en ces lieux tristes et solitaires. C'était dans ces cimetières oubliés qu'ils trouvaient le réconfort fraternel face au moment tragique qu'ils vivaient. Là ils priaient, commentaient les lumineuses leçons du Maître et trouvaient de nouvelles forces pour les témoignages imminents.

Se soutenant à Luc, Paul de Tarse affrontait le froid de la nuit, les ombres épaisses, les durs chemins. Tandis que Simon Pierre s'occupait d'autres secteurs, l'ex-rabbin se dirigeait vers les anciennes tombes, apportant aux frères angoissés l'inspiration du Maître Divin qui bouillonnait dans son âme ardente. Très souvent les prédications avaient lieu tard dans la nuit, quand le silence souverain dominait la nature. Des centaines de disciples écoutaient la parole lumineuse du vieil apôtre des gentils, ressentant la puissante force de sa foi. Dans ces enceintes sacrées, le converti de Damas s'associait aux cantiques qui se mélangeaient aux douloureux sanglots. L'esprit sanctifié de Jésus, en ces moments là, semblait planer sur le front de ces martyrs anonymes, leur infusant des espoirs divins.

Deux mois s'étaient écoulés depuis l'horrible fête et le courant des emprisonnements augmentait quotidiennement. On s'attendait à de grandes commémorations. Quelques édifices nobles du Palatin, reconstruits dans des lignes sobres et élégantes, réclamaient des hommages de la part des pouvoirs publics. Les œuvres de réédification du Grand Cirque étaient très avancées. Il était impératif de programmer des fêtes dûment justifiées. Pour cela, les prisons étaient pleines. Les figurants ne manqueraient pas pour les scènes tragiques. On projetait des naumachies pittoresques, ainsi que des chasses à l'homme dans le cirque où seraient aussi représentées dans l'arène des pièces célèbres d'inspiration mythologique.

Les chrétiens priaient, souffraient, attendaient.

Une nuit, Paul adressa à ses frères sa parole aimante à travers les commentaires de l'Évangile de Jésus. Plus que jamais, ses pensées semblaient divinement inspirées. Les brises de l'aube pénétraient la caverne mortuaire qui s'illuminait de quelques torches oscillantes. L'enceinte était pleine de femmes et d'enfants aux côtés de nombreux hommes camouflés.

Après la prédication émouvante, entendue de tous, les yeux remplis de larmes, l'ex- tisserand de Tarse s'exprima avec ardeur :

- Oui, frères, Dieu est plus beau en ces jours tragiques. Quand les ombres menacent le chemin, la lumière est plus précieuse et plus pure. En ces jours de souffrance et de mort, quand le mensonge détrône la vérité et la vertu remplacées par le crime, rappelons-nous de Jésus sur la poutre infamante. La croix détient pour nous autres un divin message. Ne dédaignons pas le témoignage sacré, quand le Maître, bien qu'immaculé, n'a trouvé en ce monde que des batailles silencieuses et des souffrances infinies. Fortifions en nous l'idée que son royaume n'est pas encore de ce monde. Elevons notre esprit à la sphère de son amour immortel. La ville des chrétiens n'est pas sur terre ; ce ne pourrait être la Jérusalem qui a crucifié l'Envoyé divin, ni la Rome qui se complaît à verser le sang des martyrs. En ce monde, nous sommes face à un combat sans effusion de sang, à œuvrer pour le triomphe éternel de la paix du Seigneur. Ne nous attendons pas à nous reposer, mais plutôt à travailler et à porter notre témoignage vivant. De la ville indestructible de notre foi, Jésus nous contemple et parfume nos cœurs. Marchons à sa rencontre, à travers les supplices et les déchirantes perplexités. Il est monté au Père de la cime du Calvaire ; nous suivrons ses pas en acceptant avec humilité les souffrances qui, pour son amour, nous sont réservées...

L'auditoire semblait extatique en entendant les paroles prophétiques de l'apôtre. Entre les tombes froides et impassibles, les frères dans la foi se sentaient plus unis entre eux. Dans tous les regards scintillait la certitude de la victoire spirituelle. Dans ces expressions de douleur et d'espoir, il y avait le tacite engagement de suivre le Crucifié jusqu'à son Royaume de Lumière.

L'orateur fit une pause, se sentant dominé par d'étranges commotions.

En cet instant inoubliable, brusquement un groupe de gardes a surgi dans l'enceinte. À la tête d'une patrouille armée, le centurion Volumnius faisait des intimations à voix haute, alors que les croyants pacifiques s'affolaient surpris.

Au nom de César ! - s'écria le préposé impérial exultant de satisfaction. Il ordonna à ses soldats d'encercler les chrétiens désarmés et ne cessait de crier de manière spectaculaire. - Que personne ne fuie ! Celui qui essaiera, mourra comme un chien !

Se soutenant à sa forte houlette car cette nuit-là il n'était pas accompagné de Luc, Paul qui se tenait droit, démontrant son énergie morale, s'exclama fermement :

Et qui vous dit que nous fuirons ? Vous ignorez, semble-t-il, que les chrétiens connaissent le Maître qu'ils servent ? Vous êtes l'émissaire d'un prince du monde que ces tombes attendent, mais nous sommes des travailleurs du Sauveur magnanime et immortel !...

Volumnius l'a regardé surpris. Qui était donc ce vieillard plein d'énergie et de combativité ? Malgré l'admiration qu'il lui inspirait, le centurion a manifesté son mécontentement par un sourire d'ironie. Dévisageant l'ex-rabbin de haut en bas, d'un regard de profond dédain, il a ajouté :

Observez bien ce qui se dit et se fait ici...

Et après un éclat de rire, il s'est adressé à Paul avec insolence :

Comment oses-tu affronter l'autorité d'Auguste ? Effectivement, il doit exister des différences singulières entre l'empereur et le crucifié de Jérusalem. Je ne sais pas où serait son pouvoir de salut pour laisser ses victimes à l'abandon au fond des prisons ou sur les poteaux du martyre...

Ces mots étaient marqués d'une ironie mordante, mais l'apôtre a répondu avec la même noblesse de conviction :

Vous vous trompez, centurion ! Les différences sont appréciables !... Vous obéissez à un malheureux et odieux persécuteur et nous travaillons pour un sauveur qui aime et qui pardonne. Les administrateurs romains, de manière insensée, pourront inventer des cruautés, mais Jésus ne cessera jamais de nourrir la source des bénédictions !...

La réponse fit sensation sur l'auditoire. Les chrétiens semblaient plus calmes et confiants, les soldats ne cachaient pas la forte impression qui les dominait. Bien que reconnaissant l'intrépidité de cet esprit héroïque, le centurion ne voulait pas paraître faible aux yeux de ses subalternes et s'exclama irrité :

-Allons, Lucilius, trois coups de bastonnades pour ce vieil intrépide.

Le centurion s'approcha de l'apôtre impassible. À l'admiration silencieuse de tous ceux qui étaient présents, le bâton vrombit dans l'air et frappa l'apôtre en plein visage qui ne s'altéra en rien. Les trois coups furent rapides mais un filet de sang coulait le long de son visage lacéré.

L'ex-rabbin, à qui ils avaient pris son bourdon pour marcher, avait du mal à se tenir debout mais ne trahit pas pour autant la bonne humeur qui caractérisait son âme énergique. Il fixa les bourreaux avec fermeté et prononça :

Vous ne pouvez blesser que mon corps. Vous pourriez attacher mes pieds et mes mains, me fracasser la tête, que mes convictions resteraient intangibles, inaccessibles à vos modes de persécution.

Devant tant de sérénité, Volumnius a presque reculé atterré. Il ne pouvait comprendre cette énergie morale qui se trouvait devant ses yeux remplis de stupeur. Il commençait à croire que les chrétiens désarmés et anonymes détenaient un pouvoir que son intelligence ne pouvait atteindre. Impressionné par une telle résistance, il organisa rapidement le cortège des pauvres persécutés qui humblement obéissaient sans vaciller. Le vieil apôtre tarsien prit place parmi les prisonniers sans trahir le moindre geste d'ennui ou de révolte. Observantattentivement la conduite des gardes, alors que se déplaçait le groupe de victimes et leurs bourreaux, au premier contact avec la rosée froide de l'aube il s'exclama :

Nous exigeons le plus grand respect envers les femmes et les enfants !...

Personne n'osa répondre au commentaire prononcé sur un ton grave d'avertissement. Volumnius lui-même semblait obéir inconsciemment aux admonestations de cet homme doté d'une foi puissante et invincible.

Le groupe se mit en marche en silence, traversant les routes désertes, pour finalement arriver à la prison Mamertine alors que rayonnaient à l'horizon les premières lueurs de l'aube.

Jetés préalablement dans un sombre patio jusqu'à ce qu'ils soient logés individuellement dans des cellules infectes à barreaux, les disciples profitèrent de ces rapides moments pour se consoler mutuellement et échanger des idées et des conseils édifiants.

Mais Paul de Tarse ne s'avoua pas vaincu. Il réclama une audience à l'administrateur de la prison, une prérogative qui lui était conférée par son titre de citoyenneté romaine, ce à quoi il obtint rapidement gain de cause. Il exposa sa doctrine sans simulation et, impressionnant l'autorité de sa verve captivante, il sollicita des mesures le concernant en demandant la présence de plusieurs amis comme Acacius Domicius et quelques autres pour faire une déposition concernant sa conduite et ses antécédents honnêtes. L'administrateur hésitait à prendre une décision. Il avait reçu l'ordre catégorique de jeter en prison tous les participants présents aux assemblées qui étaient affiliés à la croyance traquée et exécrée. Néanmoins, les décisions d'ordre supérieur contenaient certaines restrictions, afin de préserver d'une certaine manière les « humiliores »21, à qui la cour offrait une chance de libération s'ils prêtaient serment à Jupiter et abjuraient le Christ Jésus. Examinant les titres de Paul et connaissant, selon ses dires, les prestigieuses relations dont il pouvait disposer dans les cercles romains, le chef de la prison Mamertine décida de consulter Acacius Domicius sur les dispositions à prendre à son égard.

21 Humiliores étaient les personnes de condition humble sans aucun titre de dignité sociale. - (Note d'Emmanuel)

Appelé à se prononcer sur la question, l'ami de l'apôtre a immédiatement comparu, puis voulut s'entretenir avec le prisonnier après une longue entrevue avec le directeur de la prison.

Domicius expliqua au bienfaiteur que la situation était très grave ; que le préfet des prétoriens était investi de tous les pouvoirs pour diriger la campagne comme bon lui semblait ; qu'une grande prudence s'imposait et qu'en dernier recours, il ne resterait plus qu'à faire appel à la magnanimité de l'empereur, devant lequel l'apôtre aurait à comparaître pour se défendre personnellement au cas où la pétition présentée à César, ce jour même, serait accordée.

Entendant ces pondérations, l'ex-rabbin s'est rappelé qu'une nuit, au beau milieu d'une tempête entre la Grèce et l'île de Malte, il avait entendu la voix prophétique d'un messager de Jésus qui lui avait annoncé sa comparution devant César sans éclaircir les circonstances de cet événement. Ne serait-ce pas là le moment prévu ? Des milliers de frères étaient arrêtés ou dans une situation d'extrême désolation. Accusés d'incendiaires, il ne s'était pas trouvé une voix ferme et résolue pour défendre leur cause avec l'intrépidité requise. Il percevait chez Acacius son inquiétude quant à sa libération, mais derrière les

insinuations délicates, il y avait une invitation discrète pour qu'il cache sa foi à l'empereur, dans l'hypothèse où il serait admis à une réelle entrevue. Il comprenait les craintes de son ami, mais intimement, il désirait obtenir cette audience avec Néron afin de lui parler des sublimes principes du christianisme. Il se ferait l'avocat des frères persécutés et malheureux. Il affronterait de face la tyrannie triomphante, ferait appel à la rectification de son acte injuste. S'il était à nouveau emprisonné, il retournerait à sa cellule la conscience édifiée dans l'accomplissement d'un devoir sacré.

Après une rapide réflexion sur l'utilité du recours qui lui semblait providentiel, il insista auprès de Domicius pour qu'il le soutienne en faisant jouer toute son influence.

L'ami de l'apôtre mit tout en œuvre pour arriver à ces fins. Il profita du prestige de tous ceux qui vivaient en tant que subalternes auprès de l'empereur, et réussit à obtenir l'audience désirée pour que Paul de Tarse se défende, comme convenu, en faisant directement appel à l'autorité d'Auguste.

Le jour dit, il fut conduit entre des gardes en présence de Néron qui le reçut curieux dans un vaste salon où il avait l'habitude de réunir les favoris oisifs de sa cour criminelle et excentrique. La personnalité de l'ex-rabbin l'intéressait. Il voulait connaître l'homme qui avait réussi à mobiliser un grand nombre de ses proches pour soutenir sa demande. La présence de l'apôtre des gentils lui causa une énorme déception. Quelle valeur pouvait avoir ce vieillard insignifiant et fragile ? Aux côtés de Tigellia et de quelques autres conseillers pervers, il fixa ironiquement la figure de Paul. Un tel intérêt pour une créature aussi vulgaire était incroyable. Alors qu'il se préparait à le renvoyer en prison sans l'avoir entendu, l'un des courtisans a rappelé qu'il conviendrait de lui laisser la parole, pour conférer son indigence mentale. Néron, qui ne perdait jamais une occasion d'exhiber sa vanité d'âme, considéra que la suggestion était justifiée et ordonna au prisonnier de parler à volonté.

Aux côtés de deux gardes, le prédicateur inspiré de l'Évangile a levé son front plein de noblesse, a regardé César et les compagnons de son cortège frivole et se mit à parler de façon résolue :

Empereur des Romains, je comprends la grandeur de cette heure à laquelle je vous parle, faisant appel à vos sentiments de générosité et de justice. Je ne m'adresse pas ici à l'homme faillible, à une personnalité humaine tout simplement, mais à l'administrateur qui doit être consciencieux et juste, au plus grand des princes du monde et qui, avant de prendre le sceptre et la couronne d'un immense Empire, doit se considérer le père magnanime de millions de créatures !...

Les paroles du vieil apôtre résonnaient dans l'enceinte comme une profonde révélation. L'empereur le fixait, surpris et attendri. Son tempérament capricieux était sensible aux références personnelles où prédominaient de brillantes images. Percevant qu'il s'imposait à l'auditoire restreint, le converti de Damas se fit plus courageux :

Confiant en votre générosité, j'ai requis cette heure inoubliable afin de faire appel à votre cœur, non seulement pour moi, mais pour des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qui souffrent dans les prisons ou succombent dans les cirques du martyre. Je vous parle, ici, au nom de cette foule innombrable de souffrants persécutés par excès de cruauté des favoris de votre cour qui devrait être constituée d'hommes intègres et humains. Se peut-il que les lamentations angoissantes des veuves, des vieillards et des orphelins se soient pas arrivées jusqu'à vous ? Oh ! Auguste régnant sur le trône de Claude, sachez qu'une vague de perversité et de crimes odieux balaie les quartiers de la ville impériale, arrachant des pleurs déchirants à vos misérables sujets ! Aux côtés de votre activité gouvernementale, rampent certainement des vipères vénéneuses qu'il est nécessaire d'extirper pour le bien de la tranquillité et du travail honnête de votre peuple. Ces collaborateurs pervers dévient vos efforts du droit chemin, répandent la terreur entre les classes désertées par la chance, menacent les plus malheureux ! Ce sont eux les accusateurs des prosélytes d'une doctrine d'amour et de rédemption. Ne croyiez pas les mensonges de leurs conseils qui transpirent de cruauté. Personne n'a peut-être autant travaillé que les chrétiens, au secours des victimes de l'incendie dévorateur. Tandis que les patriciens illustres fuyaient Rome désolée, et que les plus timides se rassemblaient dans les lieux les plus abrités du danger, les disciples de Jésus parcouraient les quartiers enflammés, soulageant les malheureuses victimes. Quelques-uns ont même immolé leur vie à l'altruisme dignifiant. Et finalement ce sont les sincères travailleurs du Christ qui paient la faute des auteurs du crime abominable, des calomniateurs sans vergogne. Se peut-il que votre conscience ne souffre pas d'endosser des allégations aussi diffamantes à défaut d'une enquête impartiale et rigoureuse ? Dans l'effervescence des calomnies, pas une voix pour vous éclairer ne s'est levée. J'admets que vous participiez certainement à de si tragiques illusions car je ne crois pas que votre autorité réservée aux meilleures résolutions pour l'Empire soit affaiblie. Voilà pourquoi - Oh, empereur des Romains ! -, reconnaissant le pouvoir grandiose détenu entre vos mains, j'ose lever ma voix pour vous éclairer. Considérez l'extension glorieuse de vos devoirs. Ne vous livrez pas à la haine des hommes politiques inconscients et cruels.

Souvenez-vous que dans une vie plus élevée que celle-ci, vous devrez rendre des comptes de votre conduite dans vos actes publics. Ne nourrissez pas l'illusion que votre sceptre est éternel. Vous êtes mandataire d'un Seigneur puissant qui réside dans les cieux. Pour vous convaincre de la singularité d'une telle situation, tournez votre regard à peine sur le passé brumeux. Où sont vos prédécesseurs ? Dans vos palais fastueux ont déambulé des guerriers triomphants, des rois improvisés, des héritiers vaniteux de vos traditions. Où sont-ils donc ? L'histoire nous raconte qu'ils sont arrivés au trône sous les applaudissements délirants des foules. Ils venaient magnifiques, exhibant des richesses dans leurs chars triomphants, décrétant la mort des ennemis, s'ornant des restes sanglants de leurs victimes. Néanmoins, il a suffi d'un souffle pour qu'ils tombent des splendeurs du trône dans l'obscurité de la tombe. Certains sont partis suite aux conséquences fatales de leurs propres excès destructeur ; d'autres assassinés par les enfants de la révolte et du désespoir. En se rappelant de telle situation, je ne désire pas transformer le culte de votre vie en culte de mort, mais démontrer que la fortune suprême de l'homme est la paix de la conscience pour le devoir accompli. Pour toutes ces raisons, je fais appel à votre magnanimité, non seulement pour moi comme pour tous les coreligionnaires qui gémissent à l'ombre des prisons, attendant le glaive de la mort.

Marquant une longue pause dans son discours éloquent, on pouvait remarquer l'étrange sensation que ses propos avaient causée. Néron était livide. Profondément irrité, Tigellia cherchait un moyen d'insinuer quelques commentaires moins dignes concernant le pétitionnaire. Les quelques courtisans présents ne cachaient pas une indicible commotion qui ébranlait leur système nerveux. Les amis du préfet des prétoriens se montraient indignés, rouges de colère. Après avoir entendu un courtisan, l'empereur fit ordonner que l'appelant garde le silence jusqu'à ce qu'il prenne les premières décisions.

Ils étaient tous abasourdis. Ils ne pouvaient soupçonner chez un vieux, fragile et malade, un si grand pouvoir de persuasion, une intrépidité qui frisait la folie, selon les notions du patriciat. Pour bien moins, des vieux et des honnêtes conseillers de la cour avaient souffert de l'exil ou de la peine de mort.

Le fils d'Agrippine semblait ébranlé. Il ne tenait plus sur son œil son impertinente émeraude en guise de monocle. Il avait l'impression d'avoir entendu de sinistres vaticinations. Il se livrait machinalement à ses gestes caractéristiques quand il était impressionné et nerveux. Les avertissements de l'apôtre avaient pénétré son cœur, ses paroles semblaient résonner dans ses oreilles pour toujours. Tigellia perçut la délicatesse de la situation et s'est approché.

Divin - s'exclama le préfet des prétoriens dans une attitude servile, d'une voix presque imperceptible -, si vous le voulez, l'intrépide pourra mourir ici même, aujourd'hui même !

Non, non - a répliqué Néron ému -, de tous ceux que j'ai rencontrés, cet homme est le plus dangereux. Personne, comme lui, n'a osé commenter la présente situation en ces termes. Je vois derrière ses mots, beaucoup d'ombres peut-être éminentes qui, conjuguant des valeurs, pourraient me faire beaucoup de mal.

Je suis d'accord - a dit l'autre hésitant d'une voix très basse.

Ainsi, donc - a continué l'empereur prudemment -, il faut paraître magnanime et sagace. Je lui donnerai le pardon pour le moment, lui recommandant de ne pas s'éloigner de la ville jusqu'à ce que s'éclaircisse complètement la situation des partisans du christianisme.

Tigellia l'écoutait d'un sourire inquiet tandis que le fils d'Agrippine concluait d'une voix étouffée :

Mais tu surveilleras ses moindres pas, tu le maintiendras sous bonne garde en cachette, et quand viendra la cérémonie de la reconstruction du Grand Cirque, nous profiterons de l'occasion pour l'envoyer dans un endroit éloigné d'où il devra disparaître pour toujours.

L'odieux préfet a souri et fit remarquer :

Personne mieux que vous ne résoudrait ce difficile problème.

Une fois la courte conversation inaudible pour les autres terminée, Néron a déclaré, à la grande surprise de tout le monde, vouloir accorder à l'appelant la liberté qu'il plaidait pour sa défense, mais réservait l'acte d'absolution pour l'heure où serait définitivement constatée la responsabilité des chrétiens. Toutefois, le défenseur du christianisme pourrait rester à Rome comme bon lui semblerait tout en se soumettant à l'engagement de ne pas s'absenter du siège de l'Empire jusqu'à l'éclaircissement de son cas. Le préfet des prétoriens a enregistré ce jugement sur un parchemin. Paul de Tarse, à son tour, était réconforté et rayonnant. Le monarque perfide lui avait semblé moins mauvais, voire digne d'amitié et de reconnaissance. Il se sentait rempli d'une grande joie et les résultats de sa première défense pouvaient donner lieu à un nouvel espoir à ses frères de foi.

Paul retourna en prison où l'administrateur fut informé des dernières dispositions à son respect. Sa liberté lui fut alors rendue.

Rempli d'espoir, il alla voir ses amis, mais de toute part il ne trouvait que de désolantes nouvelles. La majorité de ses collaborateurs les plus proches et les plus estimables avaient disparu, arrêtés ou morts. Beaucoup s'étaient dispersés, craignant l'extrême sacrifice. Finalement, il eut malgré tout la satisfaction de retrouver Luc. Le charitable médecin l'informa des événements pénibles et tragiques qui se répétaient quotidiennement. Ignorant qu'un garde le suivait de loin pour connaître son nouveau lieu de résidence, Paul, accompagné de son ami, se dirigea vers une maison pauvre à proximités de la porte Capène. Il avait besoin de se reposer et de reprendre des forces. Aussi le vieux prédicateur alla voir deux généreux amis qui le reçurent avec une immense joie. Il s'agissait de Lino et de Claudia, de dévoués serviteurs de Jésus.

L'apôtre des gentils s'installa dans leur pauvre foyer avec l'obligation de comparaître à la prison Mamertine tous les trois jours, jusqu'à ce que s'éclaircisse la situation de manière définitive.

Bien que se sentant réconforté au fond, le vénérable ami des gentils ressentaient de singuliers présages. Il se surprenait à réfléchir au couronnement de sa carrière apostolique comme s'il ne lui restait plus qu'à mourir pour Jésus. Il combattait de telles pensées voulant poursuivre la diffusion des enseignements évangéliques. Jamais plus il ne put se rendre dans les catacombes pour y prêcher la Bonne Nouvelle, vu sa prostration physique, mais il profitait de la collaboration affectueuse et dévouée de Luc pour les épîtres qu'il jugeait nécessaires. Parmi elles, se trouvait la dernière lettre écrite à Timothée, profitant de deux amis qui partaient pour l'Asie, Paul écrivit ce dernier document à ce très cher disciple, prit de singulières émotions qui remplissaient ses yeux de larmes abondantes. Son âme généreuse désirait confier au fils d'Eunice ses dernières dispositions, mais luttait avec lui-même, ne voulant pas se sentir vaincu. En esquissant ces bienveillants concepts, l'ex-rabbin se sentit comme un disciple appelé à des sphères plus élevées, sans pouvoir se soustraire à sa condition d'homme qui ne désire pas capituler face au combat. En même temps qu'il confiait à Timothée sa conviction d'avoir terminé son ministère, il lui demandait de lui faire envoyer une grande cape en cuir laissée à Troas, chez Carpus, car il disait en avoir besoin pour son corps affaibli. Tandis qu'il lui transmettait ses dernières impressions pleines de prudence et d'affection, il suppliait ses bons offices pour que Jean-Marc vienne au siège de l'Empire afin de l'assister au service apostolique. Quand la main tremblante et ridée écrivit mélancoliquement : - « Seul Luc est avec moi »22, le converti de Damas s'interrompit pour pleurer sur les parchemins. À cet instant, néanmoins, il sentit son front caressé par un léger battement d'ailes. Un doux réconfort a envahi son cœur aimant et intrépide. À ce moment de la lettre, il ressentit un nouvel élan et démontra à nouveau sa volonté de lutter, terminant avec des recommandations concernant les besoins de la vie matérielle et les travaux évangéliques.

(22) 2 ème Épître à Timothée. Chapitre 4, verset 11. - (Note d'Emmanuel)

Paul de Tarse remit la lettre à Luc pour qu'il la fasse expédier, sans réussir à déguiser ses lugubres pressentiments. En vain, l'affectueux médecin, cet ami dévoué chercha à effacer ces appréhensions. En vain, Lino et Claudia essayèrent de le distraire.

Bien que n'abandonnant pas les travaux conformément à sa nouvelle situation, le vieil apôtre s'est plongé dans de profondes méditations d'où il ne sortait que pour s'occuper des besoins ordinaires.

Et effectivement, quelques semaines après l'envoi de son message à Timothée, un groupe armé s'est rendu chez Lino, après minuit, à la veille des grandes festivités qui devaient commémorer la reconstruction du Grand Cirque. Le propriétaire de la maison, sa femme et Paul de Tarse furent faits prisonniers, alors que Luc en réchappa puisqu'il dormait dans un autre endroit. Les trois victimes furent conduites à la prison du mont Esquilin, et démontrèrent leur puissante foi face au martyre qui commençait.

L'apôtre fut jeté dans une sombre cellule au secret. Les soldats eux-mêmes étaient intimidés par son courage. En quittant Lino et sa femme, alors qu'elle était en larmes, le valeureux prêcheur les embrassa en disant :

- Soyons courageux. Ce doit être la dernière fois que nous nous saluons avec les yeux matériels, mais nous nous verrons au royaume du Christ. Le pouvoir tyrannique de César n'atteint que notre misérable corps...

En vertu des ordres exprès de Tigellia, le prisonnier fut isolé de tous ses compagnons.

Dans l'obscurité de sa cellule qui ressemblait davantage à un trou humide, il fit une balance rétrospective de toutes les activités de sa vie livrée à Jésus, confiant entièrement en sa divine miséricorde. Il désirait sincèrement rester auprès de ses frères qui, de toute évidence, étaient destinés aux spectacles infâmes du lendemain et espérait avec eux communier l'Ostie des martyres quand arrivait l'heure extrême.

Il ne put dormir. Alors qu'il considérait les heures écoulées depuis le moment de son emprisonnement, il en conclut que le jour du sacrifice était imminent. Pas un rayon de lumière ne pénétrait dans la cellule infecte et étroite. Il ne percevait que de vagues rumeurs lointaines qui lui donnaient l'impression d'un rassemblement populaire sur la voie publique. Les heures passaient dans l'attente qui semblait interminable. Pris d'une angoissante fatigue, il réussit à trouver le sommeil. Il se réveilla plus tard incapable de calculer le nombre d'heures écoulées. Il avait soif et faim, mais pria avec ferveur sentant que de douces consolations se déversaient dans son âme émanant des sources de la providence invisible. Au fond, il était inquiet de la situation de ses compagnons. Un garde l'avait informé qu'un énorme contingent de chrétiens serait mené au cirque et il souffrait ne pas avoir été appelé à périr avec ses frères dans l'arène du martyre, par amour pour Jésus. Plongé dans ces réflexions, il n'a pas tardé à sentir que quelqu'un ouvrait prudemment la porte du cachot. Conduit à l'extérieur, l'ex-rabbin se trouva face à six hommes armés qui l'attendaient près d'un véhicule aux proportions régulières. Au loin, à l'horizon parsemé d'étoiles, les tons merveilleux de l'aube toute proche se dessinaient.

L'apôtre silencieux obéit alors à l'escorte. Ils attachèrent ses mains calleuses brutalement avec de grossières cordes. Un surveillant nocturne, visiblement ivre, s'approcha et lui cracha au visage. L'ex-rabbin s'est souvenu des souffrances de Jésus et reçut l'insulte sans révéler le moindre geste d'amour propre offensé.

Puis il y eut un nouvel ordre et il prit place dans le véhicule auprès des six hommes armés qui l'observaient perplexes face à tant de sérénité et de courage.

Les chevaux ont trotté rapidement comme s'ils voulaient atténuer la fraîcheur humide du matin.

Arrivés aux cimetières qui défilaient le long de la voie Appienne, les ombres nocturnes se défaisaient presque complètement, annonçant un jour de soleil radieux.

Le militaire qui commandait l'escorte ordonna d'arrêter le véhicule et, faisant descendre le prisonnier, il lui dit hésitant :

Le préfet des prétoriens, par jugement de César, a ordonné que vous soyez sacrifié le lendemain de la mort des chrétiens choisis pour les commémorations du cirque réalisées hier. Vous devez savoir donc que vous vivez vos dernières minutes.

Calme, les yeux brillants et les mains ligotées, Paul de Tarse, muet jusqu'à présent, s'est exclamé, surprenant ses bourreaux par sa majestueuse sérénité :

J'ai conscience de la tâche criminelle que vous devez accomplir... Mais sachez que les disciples de Jésus ne craignent pas les bourreaux qui ne peuvent annihiler que leur corps. Ne croyez pas que votre épée puisse éliminer ma vie, car en vivant ces minutes fugaces dans ce corps charnel, cela signifie que je vais pénétrer sans plus tarder dans les tabernacles de la vie éternelle avec le Seigneur Jésus-Christ, celui qui se chargera de vous, tout comme de Néron et de Tigellia....

La sinistre patrouille était atterrée de stupeur. Cette énergie morale au moment suprême aurait ébranlé les plus forts. Percevant la surprise générale et conformément à sa mission, le chef de l'escorte prit l'initiative du sacrifice. Les autres compagnons semblaient désorientés, nerveux, tremblants. L'inflexible préposé de Tigellia, néanmoins, somma le prisonnier de faire vingt pas en avant. Paul de Tarse a marché calmement, bien qu'au fond il s'en remette à Jésus, comprenant son besoin de soutien spirituel face au témoignage suprême.

Arrivé à l'endroit indiqué, le partisan de Tigellia a dégainé son épée, mais à cet instant, sa main a tremblé. Fixant la victime, il lui dit sur un ton presque imperceptible :

Je regrette d'avoir été désigné pour accomplir cette tâche et je ne peux intimement cesser de le déplorer...

Élevant son front tant qu'il le pouvait, Paul de Tarse a répondu sans hésiter :

Je ne suis pas digne de pitié. Ayez avant tout de la compassion pour vous-même, car je meurs en accomplissant des devoirs sacrés en fonction de la vie éternelle ; tandis que vous ne pouvez pas encore fuir les obligations brutales de la vie transitoire. Pleurez pour vous, oui, car je partirai en cherchant le Seigneur de la Paix et de la Vérité qui donne vie au monde ; alors que vous, une fois que votre tâche sanguinaire sera terminée, vous devrez retourner à l'odieux entourage des mandataires de crimes ténébreux de votre époque!...

Le bourreau ne cessait de le regarder avec stupéfaction. Remarquant qu'il tremblait, l'épée au poing, Paul lui fit sur un ton résolu :

Ne tremblez pas !... Faites votre devoir jusqu'au bout !

Un coup violent a fendu sa gorge, séparant presque entièrement la vieille tête enneigée par les souffrances du monde.

Paul de Tarse était tombé d'un seul coup, sans articuler un mot. Son corps abattu s'est affaissé sur le sol comme une pauvre dépouille inutile. Son sang jaillissait sous le coup des dernières contractions de l'agonie rapide, tandis que l'expédition retournait pitoyable, muette, dans la lumière matinale et triomphante.

Le valeureux disciple de l'Évangile ressentit l'angoisse des dernières répercussions physiques, mais peu à peu, une douce sensation de soulagement réparateur s'installa. Des mains aimantes et empressées semblaient le toucher légèrement comme si elles arrachaient, rien qu'à ce contact divin, les terribles impressions de ses arrières souffrances. Encore sous le coup de la surprise, il remarqua qu'il était transporté en un lieu lointain et se dit que des amis généreux désiraient l'aider dans un endroit plus approprié pour qu'il puisse bénéficier de la douce consolation d'une mort tranquille. Après quelques minutes, les douleurs avaient complètement disparu. Gardant l'impression de se trouver à l'ombre de quelques arbres touffus et accueillants, il ressentit la caresse des brises matinales qui passaient en rafales fraîches. Il voulut se lever, ouvrir les yeux, identifier le paysage. Impossible ! Il se sentait faible, convalescent, comme s'il avait eu une longue maladie très grave. Il rassembla ses énergies mentales comme il le put, et se mit à prier demandant à Jésus d'éclairer son âme dans cette nouvelle situation. Mais c'était surtout, son incapacité à voir qui le plongeait dans une angoissante attente. Il se souvint de Damas quand la cécité avait envahi ses yeux de pécheur offusqués par la lumière glorieuse du Maître. L'affection fraternelle d'Ananie lui revint en mémoire et il se mit à pleurer à l'influx de ces singulières réminiscences. Après beaucoup d'efforts, il réussit à se lever et se dit que l'homme devait servir Dieu, même s'il tâtonnait dans de profondes ténèbres.

Ce fut là qu'il entendit des pas qui approchaient légèrement. Le jour inoubliable où il fut visité par l'émissaire du Christ dans la pension de Judas lui revint brusquement en mémoire.

Qui êtes-vous ? - a-t-il demandé comme il le fit autrefois en cette heure inoubliable.

Frère Paul... - lui dit celui qui venait d'arriver.

L'apôtre des gentils identifia immédiatement cette voix amicale et l'interrompit s'écriant avec une indicible joie :

Ananie !... Ananie !...

Et il tomba à genoux en sanglots.

Oui, c'est moi - a dit la vénérable entité mettant sa main lumineuse sur son front -, un jour Jésus m'a ordonné de te rendre la vision pour que tu puisses connaître l'âpre chemin de ses disciples et aujourd'hui, Paul, il m'a accordé le bonheur de t'ouvrir les yeux à la contemplation de la vie éternelle. Lève-toi ! Tu as déjà vaincu les derniers ennemis, tu as atteint la couronne de la vie, tu as atteint de nouveaux plans de Rédemption !...

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