Comme il fit une pause à son objurgation, l'orateur poursuivit avec dignité :
« L'ami, il était dit que la venue du Maître en ce monde en confondrait plus d'un en Israël. Toute l'histoire édifiante de notre peuple est une source de révélation de Dieu. Néanmoins, ne voyez-vous pas par quelles coïncidences merveilleuses la providence a guidé les tribus hébraïques par le passé, la manifestation de l'affection extrême d'un Père désireux de construire le futur spirituel des enfants chers à son cœur ? Avec le temps, nous observons que la mentalité infantile espère trouver des principes éducatifs plus vastes. Ce qui hier était affection, est aujourd'hui énergie originaire des grandes expressions aimantes de l'âme. Ce qui hier était bonté et jeunesse pour nourrir de sublimes espoirs, aujourd'hui peut être tempête, pour apporter la sécurité et la résistance. Même en ce qui concerne la révélation, par le passé nous étions des enfants ; maintenant les hommes et les femmes d'Israël ont atteint la condition d'adultes de la connaissance, le Fils de Dieu a apporté la lumière de la vérité aux hommes en leur enseignant la mystérieuse beauté de la vie avec son grandissement par le renoncement. Sa gloire se résume à nous aimer, comme Dieu nous aime. Pour cette même raison, II n'a pas encore été compris. Pourrions-nous par hasard attendre un sauveur en conformité avec nos intentions mesquines ? Les prophètes affirment que les routes de Dieu peuvent ne pas être les chemins que nous désirons, et que ses pensées ne seront pas toujours en harmonie avec les nôtres. Que dirions-nous d'un Messie qui empoignerait le sceptre disputant les principes de l'iniquité par la gloire de sanglants triomphes ? La terre par hasard ne serait-elle pas saturée aujourd'hui de batailles et de cadavres ? Demandez à un général romain combien lui a coûté de dominer le village le plus obscur ; consultez la liste noire des triomphateurs selon nos idées erronées de la vie. Israël ne pourrait jamais attendre un Messie qui s'exhiberait sur un char de gloires spectaculaires au plan matériel, susceptible d'être renversé aux premières embûches du chemin. Ces expressions transitoires appartiennent au scénario éphémère où la pourpre la plus fulgurante tourne à la poussière. À l'inverse de tous ceux qui ont prétendu enseigner la vertu en se reposant dans la satisfaction de leurs propres sens, Jésus a exécuté sa tâche parmi les plus simples et les plus démunis, où très souvent se trouvent les manifestations du Père qui éduque par l'espoir insatisfait et les douleurs qui habitent l'existence humaine du berceau à la tombe. Le Christ a construit, parmi nous, son royaume d'amour et de paix sur des bases divines. La lumière éternelle de son exemple est projetée dans l'âme humaine ! Comprenant tout cela, comment pourrait-on identifier l'Émissaire de Dieu à un prince belliqueux ? N'est-ce pas ! L'Évangile est amour dans son expression la plus sublime. Le Maître s'est laissé immoler en nous transmettant l'exemple de la rédemption par l'amour le plus pur. Berger d'un immense troupeau, Il ne veut pas perdre un seul de ses moutons bien-aimés, ni ne décide de la mort du pécheur, le Christ est vie, et le salut qu'il nous a apporté se trouve dans l'occasion sacrée de notre élévation comme fils de Dieu en pratiquant ses glorieux enseignements. »
Après une courte pause, le docteur de la Loi se levait déjà pour répondre quand Etienne a continué :
« Et maintenant, mes frères, je vous demande la permission de conclure. Si je ne vous ai pas parlé comme vous le souhaitiez, je vous ai parlé comme l'Évangile nous le conseille révélant à moi-même l'intime condamnation de mes grands défauts. Que la bénédiction du Christ soit avec vous tous. »
Avant qu'il n'ait pu quitter la tribune pour se mêler à la foule, le futur rabbin s'est subitement levé et lui fit furieux :
J'exige que tu continues ton sermon ! Que le prédicateur attende car je n'ai pas fini ce que j'ai à dire.
Etienne lui a répondu calmement :
Je ne pourrai discuter.
Pourquoi ? - a demandé Saûl très irrité. - Je t'y oblige, tu dois continuer.
Ami - a élucidé l'interpellé calmement - le Christ nous a conseillé de donner à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Si vous avez quelque accusation légale contre moi, exposez-la sans crainte et je vous obéirai ; mais pour ce qui appartient à Dieu, il n'y a que Lui pour me récriminer.
Son esprit de résolution et de sérénité était si élevé qu'il a presque déconcerté le docteur du Sanhédrin qui comprit alors que l'impulsivité uniquement ne pourrait nuire à la clarté de sa pensée ; il a donc ajouté plus calme, malgré le ton impérieux qui laissait transparaître toute son énergie :
Mais je veux élucider les erreurs de cette maison. J'ai besoin de questionner et vous devez me répondre.
En ce qui concerne l'Évangile - a répliqué Étienne -je vous ai déjà offert les éléments dont vous pouvez disposer, en élucidant ce que j'ai à ma portée. Quant au reste, cet humble temple est une construction de foi et non de justes casuistiques. Jésus a pris la peine de recommander à. ses disciples de fuir les germes des discussions et des discordes. Voilà pourquoi il ne serait pas licite de perdre du temps à des conflits inutiles quand le travail du Christ demande nos efforts.
Toujours le Christ ! Toujours l'imposteur ! - a tonné Saûl révolté. - Mon autorité est insultée par votre fanatisme dans cette enceinte de misère et d'ignorance. Mystificateur, vous rejetez l'occasion que je vous offre de vous expliquer ; Galiléen inculte, vous ne voulez pas considérer ma noble demande de défi. Je saurai venger la Loi de Moïse que vous piétinez. Vous refusez mon intimation, mais vous ne pourrez fuir ma vengeance. Vous apprendrez à aimer la vérité et à honorer Jérusalem en renonçant à l'insolent Nazaréen qui a payé sur la croix ses délires criminels. Je ferai appel au Sanhédrin pour que vous soyez jugé et puni. Le Sanhédrin a l'autorité requise pour annihiler vos hallucinations condamnables.
Tout en concluant par ses mots, il semblait pris de fureur. Mais même ainsi, il n'a pas réussi à perturber le prédicateur qui lui a répondu l'esprit serein :
Ami, le Sanhédrin a mille moyens de m'affliger, mais je ne lui reconnais pas le pouvoir de m'obliger à renoncer à l'amour de Jésus-Christ.
Une fois qu'il eut dit cela, il est descendu de la tribune avec la même humilité et ne se laissa pas émouvoir par le mouvement d'approbation que lui adressaient les enfants du malheur qui l'avaient écouté se présenter comme défenseur des espoirs sacrés.
Quelques protestations isolées se firent entendre. Des pharisiens irrités vociféraient des insolences et des insinuations. La foule s'agitait laissant prévoir une confrontation imminente ; mais avant qu'Etienne n'ait eu le temps de faire dix pas vers l'intérieur auprès de ses compagnons, et avant que Saûl n'ait pu l'atteindre avec d'autres objections personnelles et directes, une petite vieille en haillons lui a présenté une jeune fille pauvrement vêtue et s'exclama pleine de confiance :
Seigneur ! Je sais que vous perpétrez la bonté et les œuvres du prophète de Nazareth qui un jour m'a sauvée de la mort malgré mes péchés et mes faiblesses. Aidez-moi à votre tour, par pitié ! Il y a plus d'un an que ma fille est devenue muette. Depuis Dalmanutha, je l'ai amenée jusqu'ici, triomphant d'énormes difficultés, persuadée de votre assistance fraternelle !
Le prédicateur a réfléchi avant tout au danger d'un tel caprice personnel de sa part mais désireux d'aider la suppliante, il a dévisagé la malade avec une sincère sympathie et a murmuré :
Nous, nous n'avons rien, mais il est juste d'attendre du Christ les dons qui nous sont nécessaires. Lui est juste et généreux, il ne t'oubliera pas dans le partage sanctifié de sa miséricorde.
Et comme dominé par une force étrange, il ajouta :
Tu dois parler pour louer le bon Maître !...
À ce moment-là, un fait singulier se produisit qui impressionna brusquement la grande assemblée. Un rayon d'une joie infinie dans les yeux, l'infirme s'est mise à parler :
Je louerai le Christ de toute mon âme, éternellement.
Elle et sa mère, prises d'une forte émotion sont tombées là à genoux et lui ont baisé les mains. Profondément bouleversé, Etienne avait à cet instant les yeux remplis de larmes. Il était le premier à s'émouvoir et à admirer la protection reçue, il n'avait pas d'autre moyen que de traduire l'intensité de sa reconnaissance par des larmes sincères.
Les pharisiens qui s'étaient approchés dans l'intention de compromettre la paix de l'humble enceinte ont reculé stupéfaits. Comme s'ils avaient reçu du ciel du renfort pour prouver le succès de leur pure croyance, les pauvres et les affligés remplirent la salle d'exclamations de sublimes espoirs.
Saûl observait la scène sans pouvoir dissimuler sa colère. S'il l'avait pu, il aurait égorgé Etienne de ses propres mains. Néanmoins, malgré son tempérament impulsif, il en est arrivé à la conclusion qu'un acte agressif amènerait ses amis présents à provoquer un conflit aux graves proportions. Il se dit aussi que tous les adeptes du « Chemin » n'étaient pas comme le prédicateur en mesure de limiter la lutte au plan des leçons d'ordre spirituel et, d'une certaine manière, ils ne refuseraient pas la lutte physique. D'un coup d'œil, il remarqua que certains étaient armés, que des anciens s'aidaient avec de gros bâtons et des estropiés exhibaient de solides béquilles. Un combat physique dans cette enceinte de construction fragile aurait des conséquences lamentables. Il chercha à reprendre ses esprits. Il aurait la Loi en sa faveur. Il pourrait compter sur le Sanhédrin. Les prêtres les plus éminents étaient ses amis dévoués. Il combattrait Etienne jusqu'à faire plier sa résistance morale. S'il ne réussissait pas à le soumettre, il le haïrait pour toujours. Pour satisfaire ses caprices, il saurait vaincre tous les obstacles.
Remarquant que Sadoc et deux autres compagnons allaient engager l'affrontement, il leur cria d'une voix grave et impérieuse :
Allons-nous-en ! Les adeptes du « Chemin » paieront très cher leur audace.
À cet instant alors que les pharisiens s'apprêtaient à exécuter ses ordres, le jeune homme de Tarse a remarqué qu'Etienne marchait vers l'intérieur de la maison, passant tout près de son épaule. Saûl a senti frémir toutes les fibres de son orgueil. Il l'a fixé, presque avec haine, mais le prédicateur lui a rendu un regard calme et amical.
Dès que le jeune docteur de la Loi se fut retiré avec ses nombreux compagnons qui ne réussissaient pas à masquer leur dépit, avec effroi, les apôtres galiléens se mirent à réfléchir aux conséquences d'un tel incident.
Le lendemain comme d'habitude, Saûl de Tarse entrait chez Zacarias, laissant transparaître sur son visage sa grande contrariété. Après s'être un peu soulagé des sombres pensées qui l'affligeaient, grâce à l'affection de sa fiancée bien-aimée qui l'incita à évoquer les raisons d'une telle inquiétude, il lui a raconté les événements de la veille en ajoutant :
Cet Etienne paiera très cher l'humiliation qu'il a prétendu m'infliger publiquement. Ses raisonnements subtils peuvent confondre les moins perspicaces mais nous devons faire valoir notre autorité face à ceux qui n'ont pas la compétence de respecter les principes sacrés. Aujourd'hui même, j'ai évoqué avec quelques amis les mesures à prendre. Les plus tolérants allèguent le caractère inoffensif des Galiléens, pacifiques et caritatifs, mais je suis d'avis qu'un mauvais mouton peut mener le troupeau à sa perte.
Je te soutiens dans la défense de nos croyances -lui dit la jeune femme convaincue -, nous ne devons pas abandonner notre foi aux pratiques et aux goûts des interprétations individuelles et incompétentes.
Après une pause :
Ah ! Si Jeziel était parmi nous, il serait ton bras fort dans l'exposition des connaissances sacrées. Il aurait certainement plaisir à défendre le testament contre toute expression moins raisonnable et moins digne de foi.
Nous combattrons l'ennemi qui menace la légitimité de la révélation divine s'exclama Saùl et je ne céderai pas la place aux innovateurs incultes et frauduleux.
Ces hommes sont nombreux ? a demandé Abigail appréhensive.
Oui, et ce qui les rend plus dangereux, c'est qu'ils déguisent leurs intentions par des actes miséricordieux, exaltant l'imagination universelle du peuple avec de prétendus pouvoirs mystérieux, naturellement nourris aux prix de sorcelleries et de sortilèges.
De toute manière - lui dit la jeune fille après avoir réfléchi un instant - il faut agir avec sérénité et prudence pour éviter les abus d'autorité. Qui sait si ce ne sont pas des créatures qui ont plus besoin d'éducation que de punition ?
Oui, j'ai déjà pensé à tout cela. D'ailleurs, je ne prétends pas déranger les humbles Galiléens sans prétention qui s'entourent à Jérusalem d'invalides et de malades qui ont plus l'air de fous pacifiques. Néanmoins, je ne peux éviter de réprimer l'orateur dont les lèvres, à mon avis, distillent un puissant poison dans l'esprit volubile des masses sans conscience parfaite des principes épousés. Les premiers doivent être éclairés, mais le second doit être annihilé, car on ne connaît pas ses objectifs, peut-être criminels ou révolutionnaires.
Je n'ai pas comment désapprouver tes déductions -a conclu la jeune fille condescendante.
Puis comme d'habitude, ils ont parlé de leurs profonds sentiments, et le jeune homme de Tarse trouva un singulier enchantement et un doux baume aux commentaires affectueux de sa chère compagne.
Quelques jours passèrent à Jérusalem pendant lesquels des mesures étaient prises pour qu'Etienne se présente au Sanhédrin et qu'il y soit interrogé pour en finir avec les prêches du « Chemin ».
Vu l'intercession conciliante de Gamaliel, le fait devait se résumer à une discussion où le prédicateur des nouvelles interprétations définirait devant le plus haut tribunal de la race ses points de vue, afin que les prêtres en tant que juges et défenseurs de la Loi, exposent la vérité en justes termes.
La demande de comparution arriva effectivement à l'humble église mais Etienne décida de s'esquiver, alléguant que conformément aux règles du Maître, il ne serait pas raisonnable de débattre, et cela malgré les arguments du fils d'Alphée qui était inquiet à l'idée d'entrer en conflit avec les autorités et qui se disait que son refus choquerait l'opinion publique. Saûl à son tour, ne pouvait pas obliger l'antagoniste à répondre au défi puisque le Sanhédrin ne pouvait employer la force qu'en cas de dénonciation publique, après l'instauration d'un procès où le dénoncé serait reconnu comme blasphémateur ou calomniateur.
Devant les excuses réitérées d'Etienne, le docteur de Tarse s'exaspéra. Et après avoir levé la majorité de ses compagnons contre l'adversaire, il organisa un vaste plan afin de le forcer à la polémique désirée où il chercherait à l'humilier face aux dirigeants du judaïsme dominant.
Après l'une des sessions ordinaires au tribunal, Saûl a appelé l'un de ses amis qui lui était soumis et lui a parlé à voix basse :
Néhémie, notre cause a besoin d'un coopérateur déterminé et je me suis souvenu de toi pour défendre nos principes sacrés.
De quoi s'agit-il ? - a demandé l'autre avec un sourire énigmatique. - Ordonnez et je suis prêt à obéir.
Tu as déjà entendu parler d'un faux thaumaturge appelé Etienne ?
L'un de ces hommes détestables du « Chemin » ? J'en ai déjà entendu parler, d'ailleurs il m'a semblé reconnaître dans ses idées celles d'un véritable halluciné.
Parfait, tu le connais de près - a répliqué le jeune docteur satisfait. - J'ai besoin que quelqu'un le dénonce comme blasphémateur en raison de la Loi et rappelle-moi plus tard ta coopération en ce sens.
Rien que ça ? - a demandé l'interpellé avec malice. - C'est facile et un plaisir. Ne l'ai- je pas entendu dire que le charpentier crucifié est à la base de la vérité divine ? Cela est plus qu'un blasphème. Il s'agit d'un révolutionnaire dangereux qui doit être puni comme calomniateur de Moïse.
Très bien ! - s'exclama Saûl avec un large sourire. -Je compte donc sur toi.
Le lendemain, Néhémie a comparu au Sanhédrin et a dénoncé le généreux prédicateur de l'Évangile pour blasphème et pour calomnie, ajoutant de lui-même des commentaires diffamatoires. Dans le dossier d'accusation, Etienne y figurait comme un vulgaire sorcier, maître de règles subversives au nom d'un faux Messie que Jérusalem avait crucifié quelques années auparavant sur des accusations identiques. Néhémie se présentait comme victime de la dangereuse secte qui avait porté atteinte et perturbé sa famille, et affirmait avoir été témoin de sordides sorcelleries pratiquées au préjudice d'autrui.
Saûl de Tarse a noté les moindres déclarations soulignant les détails compromettants.
La nouvelle éclata dans l'église du « Chemin », ayant des effets singuliers et pénibles. Les moins déterminés, avec Jacques en premier, se sont laissés émouvoir par des considérations de tout ordre, craignant de se voir poursuivis ; mais Etienne, tout comme Simon Pierre et Jean, restait absolument serein et recevait avec bonne humeur l'ordre de répondre courageusement à l'assignation.
Plein d'espoir, il suppliait Jésus de ne pas l'abandonner, de manière à témoigner de la richesse de sa foi évangélique.
Et il attendit cette opportunité avec fidélité et joie.
DEVANT LE SANHÉDRIN
Le jour dit, la grande enceinte de la plus haute instance Israélite se remplissait d'une foule de croyants et de curieux, avides d'assister au premier débat entre les prêtres et les hommes miséricordieux et étranges du « Chemin ». L'assemblée rassemblait ce que Jérusalem avait de plus aristocratique et de plus cultivé. Et bien qu'il s'agisse d'un acte public, les mendiants n'y eurent pas accès.
Le Sanhédrin exhibait ses personnages les plus éminents. Se mêlant aux prêtres et aux maîtres d'Israël, on pouvait remarquer la présence des personnalités les plus saillantes du pharisaïsme. Il y avait là des représentants de toutes les synagogues.
Connaissant l'acuité intellectuelle d'Etienne, Saûl voulait opposer le scénario, où dominait son talent, à l'humble église des adeptes du charpentier de Nazareth. Au fond, son mobile résidait dans la vaniteuse démonstration de sa supériorité, caressant en même temps, l'intime espoir de convaincre Etienne à rejoindre les rangs du judaïsme. En conséquence, il avait préparé cette réunion dans les conditions requises pour impressionner ses sens.
Etienne comparaissait comme un homme appelé à se défendre des accusations qui lui étaient imputées, et non comme un prisonnier ordinaire obligé de rendre des comptes à la justice. Analysant sa situation, il avait donc supplié les apôtres galiléens de ne pas l'accompagner, considérant non seulement qu'ils devaient rester auprès des malades, mais aussi la possibilité de sérieux accrochages en cas de comparution des adeptes du « Chemin », vu la fermeté d'esprit avec laquelle il chercherait à sauvegarder la pureté et la liberté de l'Évangile du Christ. En outre, les recours dont ils pouvaient disposer étaient très modestes et il ne serait pas juste de les confronter à la puissance suprême des prêtres qui avaient trouvé le moyen de crucifier le Messie lui-même. Pour le « Chemin », il n'y avait que les malheureux infirmes ; les pures convictions des plus humbles ; la gratitude des plus malheureux - seule force puissante par son contenu de vertu divine à soutenir sa cause devant les autorités dominantes du monde. Réfléchissant à cela, il éprouvait la joie d'assumer seul la responsabilité de son attitude, sans compromettre ses compagnons, comme l'avait fait un jour Jésus dans son apostolat sublime. Si nécessaire, il ne dédaignerait pas la possibilité du dernier sacrifice, témoignage sacré de l'amour à son cœur auguste et miséricordieux. La souffrance, pour Lui, lui serait douce. Ses arguments vaincraient les ardeurs des compagnons les plus véhéments. Ainsi, sans le moindre soutien, il comparut au Sanhédrin, très impressionné en voyant sa grandeur et sa somptuosité. Habitué aux tableaux tristes et pauvres des faubourgs où se réfugiaient les malheureux de toute espèce, il était fasciné par la richesse du Temple, par l'aspect magnifique de la tour des Romains, par les bâtiments résidentiels de style grec, par la façade des synagogues qui s'éparpillaient en grand nombre de toute part.
Comprenant l'importance de cette session où accouraient les éléments de l'élite pour manifester leur intérêt marqué pour Saûl qui, à ce moment-là, était l'expression de la jeunesse la plus vibrante du judaïsme, le Sanhédrin avait demandé le soutien de l'autorité romaine pour le maintien absolu de l'ordre. La cour provinciale n'avait pas lésiné sur les mesures prises. Les patriciens eux-mêmes résidant à Jérusalem comparurent nombreux au grand événement du jour, sachant qu'il s'agissait du premier procès sur les idées enseignées par le prophète nazaréen depuis sa crucifixion qui avait laissé tant de perplexité et tant de doutes dans l'esprit du public.
Lorsque la grande enceinte régurgitait de monde de la haute société, conduit par un représentant du Temple, Etienne s'est assis à la place préalablement désignée et resta là sous la garde de soldats qui le fixaient ironiquement.
La session commença avec toutes les formalités réglementaires. Pour initier les travaux, le grand sacrificateur annonça le choix de Saûl, selon son propre désir d'interpeller le dénoncé et d'enquêter sur l'extension de la faute dans l'avilissement des principes sacrés de la race. En recevant cette invitation pour être le juge de l'acte, le jeune tarsien a esquissé un sourire triomphant. D'un geste impérieux, il a ordonné que l'humble prédicateur du « Chemin » s'approche du centre de la salle somptueuse où se dirigea Etienne, calmement accompagné par deux gardes aux sourcils froncés.
Le jeune homme de Corinthe fixa le tableau qui l'entourait, remarquant le contraste de l'une et de l'autre assemblées présentes, tout en se rappelant la dernière réunion dans la pauvre église où il fut amené à connaître l'antagoniste si capricieux. N'étaient-ce pas eux les « moutons égarés » de la maison d'Israël dont parlait Jésus dans ses éloquents enseignements ? Même si le judaïsme n'avait pas accepté la mission de l'Évangile, comment conciliaient-ils les commentaires sacrés des prophètes et leur exemple élevé de vertu, avec l'avarice et l'immoralité ? Moïse lui-même était un esclave et par dévouement à son peuple, il avait souffert d'innombrables difficultés à chaque jour de son existence consacrée au Tout-Puissant. Job avait supporté des misères sans-nom et avait donné le témoignage de sa foi par les souffrances les plus arrières. Jérémie avait pleuré incompris. Amos avait éprouvé le fiel de l'ingratitude. Comment les Israélites pouvaient-ils harmoniser l'égoïsme avec la sagesse aimante des Psaumes de David ? Il était étrange qu'étant si fervents dans la Loi, ils se livrent d'une manière aussi absolue aux intérêts mesquins, quand Jérusalem était pleine de familles, sœurs par leur race, dans un complet abandon. Comme assistant d'une modeste communauté, il connaissait de près les besoins et les souffrances du peuple. À ces onctions, il sentait que le Maître de Nazareth grandissait davantage maintenant à ses yeux, distribuant parmi les angoissés, les espoirs les plus purs et les plus réconfortantes vérités spirituelles.
Il n'était pas encore revenu de la surprise avec laquelle il examinait les tuniques brillantes et les ornements d'or exhibés dans l'enceinte, que la voix de Saûl claire et vibrante le rappela à la réalité de la situation.
Après avoir lu l'acte d'accusation où Néhémie figurait comme principal témoin et qui fut écouté avec la plus grande attention, Saûl a interrogé Etienne sur un ton à la fois intrépide et hautain :
Comme vous voyez, vous êtes accusé de blasphémateur, de calomniateur et de sorcier devant les autorités les plus représentatives. Néanmoins, avant toute décision, le tribunal désire connaître votre origine pour déterminer les droits qui vous assistent en cet instant. Êtes-vous par hasard de famille Israélite ?
L'interrogé est devenu pâle, mesurant les difficultés d'une complète identification au cas où cela serait indispensable, mais il répondit avec fermeté :
J'appartiens aux enfants de la tribu d'Issacar.
Le docteur de la Loi fut un peu surpris, mais l'assemblée ne le perçut pas, et il poursuivit :
En tant qu'Israélite, vous avez le droit de répondre librement à mes interpellations ; néanmoins, il est nécessaire d'éclaircir que cette condition ne vous exemptera pas des lourdes punitions au cas où vous persévéreriez dans l'exposition des graves erreurs d'une doctrine révolutionnaire dont le fondateur a été condamné à la croix infamante par l'autorité de ce tribunal, où pontifient les enfants les plus vénérables des tribus de Dieu. D'ailleurs, appréciant par supposition votre origine, je vous ai invité à discuter loyalement avec moi, lors de notre première rencontre à l'assemblée des hommes du « Chemin ». J'ai fermé les yeux sur le cadre de misère qui m'entourait pour analyser uniquement vos dons intellectuels ; mais démontrant une étrange exaltation d'esprit, peut-être en vertu des sorcelleries dont les influences sont évidentes en ces lieux, vous vous êtes maintenu dans une singulière réserve d'opinion malgré mes appels réitérés. Votre attitude inexplicable a amené le Sanhédrin à considérer la présente dénonciation de votre nom comme ennemi de nos conventions. Vous serez donc obligé de répondre à toutes les interpellations justes et nécessaires et je vous rappelle que le titre d'Israélite ne pourra vous exempter de la punition réservée aux traîtres de notre cause.
Après un laps de temps pendant lequel le juge et le dénoncé purent vérifier l'anxieuse expectative de l'assemblée, Saûl se mit à l'interroger :
Pourquoi avez-vous rejeté mon invitation à débattre quand j'ai honoré le prêche du « Chemin » de ma présence ?
Etienne, dont le regard était étincelant comme inspiré par une force divine, a répondu d'une voix ferme, sans révéler l'émotion qui le dominait intérieurement :
Le Christ, que je sers, a recommandé à ses disciples d'éviter, à tout moment, le ferment de la discorde. Quand au fait d'avoir honoré mon humble parole de votre présence, je vous remercie de cette preuve d'intérêt immérité, mais je préfère considérer comme David8 que notre âme se glorifie en l'Eternel, puisque nous ne possédons rien de bon en nous-mêmes si Dieu ne nous soutient pas par la grandeur de sa gloire.
Face à cette subtile leçon qui lui était jetée au visage, Saûl de Tarse se mordit les lèvres, pris de colère et de dépit, il chercha maintenant à éviter toute allusion personnelle pour ne pas tomber dans une situation semblable, et il poursuivit :
Vous êtes accusé de blasphème, de calomnie et de sorcellerie.
Je me permets de vous demander dans quel sens -répliqua l'interpellé avec audace.
(8) Psaumes de David, chapitre 34, verset 2. - (Note d'Emmanuel)
De blasphème quand vous présentez le charpentier de Nazareth comme Sauveur, de calomniateur quand vous narguez la Loi de Moïse reniant les principes sacrés qui régissent les destinées. Confirmez-vous tout cela ? Approuvez-vous ces accusations ?
Sans hésiter. Etienne a éclairci :
Je maintiens croire que le Christ est le Sauveur promis par l'Éternel ;"i travers les enseignements des prophètes d'Israël qui ont pleuré et ont souffert pendant de longs siècles pour nous transmettre les douces joies de la Promesse. Quant à la seconde partie, je suppose que l'accusation procède d'une interprétation erronée de mes propos. Je n'ai Jamais cessé de vénérer la Loi et les Écrits sacrés, mais Je considère que l'Évangile de Jésus est leur divin complément. Les premiers sont le travail des hommes, le second est le salaire de
Dieu aux fidèles travailleurs.
Vous êtes donc d'avis - a dit Saûl sans dissimuler son irritation devant tant d'assurance - que le charpentier est plus grand que le grand législateur ?
Moïse est la justice par la révélation, mais le Christ est l'amour vivant et permanent.
À cette réponse de l'accusé, il y eut un mouvement d'exaltation dans la grande assemblée. Quelques pharisiens irrités criaient des injures. Saûl, néanmoins, leur fit un signe impérieux et le silence revint permettant de reprendre l'interrogatoire. Et donnant à sa voix un timbre de sévérité, il a continué :
Vous êtes Israélite et jeune encore. Une intelligence appréciable joue en votre faveur. Nous avons donc le devoir, avant toute punition, d'œuvrer pour que vous reveniez auprès des vôtres. Il est naturel de traiter le frère déserteur avec sympathie avant d'en arriver à faire appel aux armes. La Loi de Moïse pourrait vous conférer une situation exemplaire, mais quel avantage retireriez-vous de la parole insignifiante, inexpressive, de l'ouvrier ignorant de Nazareth qui a rêvé de gloire pour payer les plus fous espoirs sur une croix d'ignominie ?
Je dédaigne la valeur purement conventionnelle que la Loi pourrait m'offrir en échange de l'aide à la politique du monde qui change tous les jours, sachant que notre sécurité réside dans la conscience illuminée avec Dieu et pour Dieu.
Mais, qu'attendez-vous du mystificateur qui a jeté la confusion parmi nous pour mourir sur le Calvaire ? - lui rétorqua Saûl exalté.
Le disciple du Christ doit savoir qui il sert et je m'honore d'être un humble instrument entre ses mains.
Nous n'avons pas besoin d'un innovateur pour la vie d'Israël.
Vous comprendrez un jour que pour Dieu, Israël signifie l'humanité entière.
Face à cette réponse audacieuse, presque la totalité de l'assemblée a éclaté en huées, montrant sa franche hostilité au dénoncé de Néhémie. En raison d'un régionalisme intransigeant, les Israélites ne toléraient pas l'idée de fraternisation avec les peuples qu'ils considéraient comme barbares et gentils. Alors que les plus exaltés laissaient libre cours à des protestations véhémentes, les Romains observaient la scène avec curiosité et intérêt comme s'ils étaient à une cérémonie festive.
Après une longue pause, le futur rabbin a continué :
En énonçant un tel principe concernant la situation du peuple élu, vous confirmez l'accusation de blasphème de votre première condamnation.
Et cela ne m'intimide pas - a dit l'accusé résolument - ; aux fières illusions qui nous conduiraient à de ténébreux abîmes, je préfère croire, avec le Christ, que tous les hommes sont les enfants de Dieu et méritent l'affection du même Père.
Saûl se mordit les lèvres furieusement et prenant l'attitude sévère d'un juge, il a poursuivi sèchement.
Vous calomniez Moïse en proférant de telles paroles. J'attends votre confirmation.
L'interpellé, cette fois, lui a adressé un regard significatif et a énoncé :
Pourquoi attendez-vous une confirmation puisque vous obéissez à des critères arbitraires ?
L'Évangile ignore les complications de la casuistique. Je ne dédaigne pas Moïse, mais je ne peux cesser de proclamer la supériorité de Jésus-Christ. Vous pouvez rédiger des sentences et prononcer des anathèmes contre moi ; néanmoins, il faut que quelqu'un coopère avec le Sauveur pour rétablir la vérité par-dessus tout et cela malgré les plus douloureuses conséquences. Je suis ici pour le faire et je saurai payer pour le Maître le prix de la plus pure fidélité.
Après avoir fait cesser les cris étouffés de l'assistance, Saûl dit à nouveau :
Le tribunal vous reconnaît comme calomniateur passible de punitions relatives à ce titre odieux.
Et dès que furent enregistrées les nouvelles déclarations par le scribe qui notait les termes de l'enquête, il a souligné sans déguiser la colère qui le dominait :
Il ne faut pas oublier que vous êtes accusé de sorcier. Que répondez-vous à cela ?
De quoi m'accuse-t-on dans ce cas ? - a interrogé le prédicateur du « Chemin », avec
brio.
Moi-même, je vous ai vu guérir une Jeune muette, un samedi, et j'ignore la nature des sortilèges que vous avez utilisé pour le faire.
Ce n'est pas moi qui al pratique cet acte d'amour, comme vous m'avez certainement entendu l'affirmer, ce fut le Christ par l'intermédiaire de ma pauvreté qui n'a rien de bon.
Vous croyez-vous innocenté par cette déclaration ingénue ? - a objecté Saûl avec ironie. - Cette prétendue humilité ne vous excuse pas. J'ai été témoin du fait et seule la sorcellerie peut élucider vos étranges ascendants.
Loin de se sentir perturbé, l'accusé a répondu inspiré :
Et pourtant le judaïsme est plein de ces faits que vous jugez ne pas comprendre. En vertu de quel sortilège Moïse a-t-il réussi à faire jaillir d'une roche la source d'eau vive ? Par quelle sorcellerie le peuple élu a vu devant lui s'ouvrir les vagues révoltées de la mer pour fuir à temps la captivité ? Avec quel talisman, Josué a-t-il jugé pouvoir retarder la marche du soleil ? Ne voyez-vous pas dans tout cela le secours de la Providence divine ? Nous n'avons rien, voilà pourquoi dans l'accomplissement de notre devoir, nous devons tout attendre de la miséricorde divine.
Analysant la réponse concise, révélatrice de raisonnements logiques, inattaquables, le docteur de Tarse grinçait presque des dents. Un rapide coup d'œil à l'assemblée lui fit comprendre que beaucoup avaient de la sympathie et de l'admiration pour l'antagoniste. Il en était déconcerté au fond. Comment retrouver son calme vu son tempérament impulsif qui le poussait à une extrême émotivité ? Réfléchissant à la dernière assertion d'Etienne, il avait des difficultés à coordonner un argument décisif.
Sans pouvoir révéler sa propre déception, incapable de trouver la bonne réponse, il a considéré l'urgence d'une sortie adéquate et s'est adressé au grand sacrificateur en ces termes :
L'accusé certifie par ses paroles la dénonciation dont il a fait l'objet. Il vient d'admettre devant le public qu'il est blasphémateur, calomniateur et sorcier. Néanmoins par sa condition de naissance, il a droit à la dernière défense indépendamment de mes interprétations de juge. Je propose donc que l'autorité compétente lui accorde ce recours.
Un grand nombre de prêtres et de personnalités éminentes se regardèrent presque avec étonnement comme s'ils se réjouissaient de la première défaite du fier docteur de la Loi dont la parole toujours vibrante avait réussi à vaincre tous ses adversaires, et fixaient son visage rouge de colère qui dénonçait la tempête qui hurlait dans son coeur.
Une fois acceptée la proposition formulée par le juge de la cause, Etienne put s'utiliser d'un droit qui lui était conféré par sa naissance.
Se levant noblement, il a dévisagé l'audience attentive qui l'observait de toute part. Il a deviné que la majorité voyait en lui un dangereux ennemi des traditions ethniques, telle était leur expression d'hostilité ; mais il a remarqué aussi que quelques Israélites le regardaient avec sympathie et compréhension. Et se valant de ce soutien, il ressentit en lui un certain courage à exposer avec une plus grande sérénité les enseignements sacrés de l'Évangile. Instinctivement, il s'est souvenu de la promesse de Jésus à ses continuateurs, qui disait qu'il serait présent à l'instant du témoignage par la parole. Il ne devait pas trembler devant les provocations inconscientes du monde.
Plus que jamais, il eut la conviction que le Maître l'assisterait dans l'exposition de sa doctrine d'amour.
Alors qu'une grave expectative dominait la salle, il se mit à parler d'une manière impressionnante :
Israélites ! Quelle que soit la force de nos divergences religieuses, nous ne pourrions modifier nos liens de fraternité en Dieu - le suprême concesseur de toutes les grâces. C'est à ce Père, généreux et juste, que j'élève ma prière pour notre compréhension fidèle des vérités saintes. Autrefois, nos ancêtres ont entendu les exhortations grandioses et profondes des émissaires du ciel. Pour organiser un avenir de paix solide à leurs descendants, nos grands- pères ont souffert les misères et les pénuries de la captivité. Leur pain était mouillé des larmes de l'amertume, la soif les affligeait. Ils perdirent tout espoir d'indépendance, des persécutions sans nom détruisirent leur foyer, augmentant leurs souffrances dans les luttes quotidiennes. Les saints hommes d'Israël ont marché vers leurs martyres honorables comme vers une glorieuse couronne de triomphe. La parole de l'Éternel les a nourris à travers toutes les vicissitudes. Leur expérience est un patrimoine puissant et sacré. D'elle, nous tenons la Loi et les Écrits des prophètes. Malgré cela, nous ne pouvons pas tromper notre soif. Notre conception de la justice est le fruit d'un labeur millénaire où nous employons les plus grandes énergies, mais nous sentons intuitivement qu'il existe quelque chose de plus élevé au-delà. Nous avons la prison pour ceux qui se détournent du chemin, la vallée des immondes pour ceux qui tombent malades sans la protection de leur famille, la lapidation sur la place publique pour les femmes qui succombent, l'esclavage pour les endettés, les trente-neuf coups de fouet pour les plus malheureux. Cela suffit-il ? Les leçons du passé ne sont-elles pas pleines du mot « miséricorde » ? Quelque chose parle à notre conscience d'une vie plus grande qui inspire des sentiments plus élevés et plus beaux. Grand fut le travail au long cours multiséculaire, mais le Dieu juste a répondu aux appels des angoissés du cœur en envoyant son Fils bien-aimé - le Christ Jésus !...
L'assemblée écoutait grandement surprise. Cependant quand l'orateur a souligné plus fortement la référence faite au Messie de Nazareth, les pharisiens présents s'élevèrent ensemble avec le jeune de Tarse et éclatèrent en protestations criant hallucinés :
Anathème ! Anathème !... Punition au transfuge !
Etienne reçut avec sérénité la violente réprobation et dès que l'ordre fut rétabli, il a continué avec fermeté :
Pourquoi me huez-vous de cette manière ? Toute précipitation de Jugement démontre de la faiblesse. Premièrement, J'ai renoncé à toute discussion considérant que tout le ferment de la discorde doit être éliminé ; mais au quotidien le Christ nous convoque à un nouveau travail et, certainement qu'aujourd'hui, le Maître m'appelle afin de vous parler de ses puissantes vérités. Vous désirez m'imposer le ridicule et la plaisanterie? Cela, cependant, doit me consoler parce que Jésus est passé par là à un degré bien plus élevé. Malgré votre répulsion, je m'honore de proclamer les gloires parfaites du prophète nazaréen dont la grandeur venait à la rencontre de nos ruines morales, nous relevant avec son Évangile de rédemption vers Dieu.
Un nouveau torrent d'injures lui a coupé la parole. Des railleries et de dures insultes lui étaient lancées au hasard, de tous côtés. Etienne n'a pas fléchi. Se tournant, serein, il a fixé noblement les spectateurs, gardant l'intuition que les plus exaltés étaient les pharisiens les plus profondément atteints par les nouvelles vérités.
Attendant qu'ils retrouvent leur calme, il a encore dit :
Amis pharisiens, pourquoi vous entêtez-vous à ne pas comprendre ? Craignez-vous par hasard la réalité de mes affirmations ? Si vos protestations sont fondées sur la crainte, taisez-vous pour que je continue. Je vous rappelle que je me rapporte à nos erreurs du passé et celui qui s'associe dans la faute, donne le témoignage de l'amour au chapitre des réparations. Malgré nos misères, Dieu nous aime et tout en reconnaissant ma propre indigence, ne pourrais-je pas vous parler comme un frère. Néanmoins si vous exprimez du désespoir et de la révolte, souvenez-vous que nous ne pourrons pas fuir la réalité de notre profonde insignifiance. Vous avez peut-être lu les leçons d'Ésaïe ? Il convient de prendre en considération l'exhortation9 : Ne sortez pas avec précipitation, ne partez pas en fuyant ; car l'Éternel ira devant vous, et le Dieu d'Israël fermera votre marche. Écoutez-moi ! Dieu est le Père, le Christ est notre Seigneur.
Nombreux sont ceux qui parlent de la Loi de Moïse et des prophètes ; néanmoins, pourriez-vous affirmer avec la main sur la conscience le parfait respect de ses glorieux enseignements ? Ne seriez-vous pas aveugles actuellement en vous niant la compréhension du message divin ? Celui que vous appelez ironiquement le charpentier de Nazareth, a été l'ami de tous les malheureux. Son propos ne s'est pas limité à exposer des principes philosophiques. Par l'exemple, il a changé nos habitudes, il a reformé les idées les plus élevées avec le sceau de l'amour divin. Ses mains ont anobli le travail, ont pansé les ulcères, ont guéri les lépreux, ont donné la vue aux aveugles. Son cœur s'est réparti entre tous les hommes par la nouvelle compréhension de l'amour qu'il nous a apporté par l'exemple le plus pur.
(9) Ésaïe, chapitre 52. Verset 12. - (Note d'Emmanuel)
Ignorez-vous par hasard que la parole de Dieu a des auditeurs et des pratiquants ? Il faudrait vous demandez si vous n'avez pas été que de simples auditeurs de la Loi pour ne pas fausser votre témoignage.
Jérusalem ne semble pas à mes yeux le sanctuaire des traditions de la foi que j'ai connu à travers les dires de mes parents dans mon enfance. Aujourd'hui, elle donne l'impression d'un grand bazar où se vendent les choses sacrées. Le Temple est plein de négociants. Les synagogues régurgitent de sujets concernant des intérêts mondains. Les cellules pharisiennes ressemblent à un guêpier d'intérêts mesquins. Le luxe de vos tuniques choque. Vos dépenses étonnent. Ne savez-vous pas qu'à l'ombre de vos murs, il y a des malheureux qui meurent de faim ? Je viens des faubourgs où se concentre une grande partie de nos misères.
Vous parlez de Moïse et des prophètes, je répète. Croyez-vous que les vénérables ancêtres négociaient avec les biens de Dieu ? Le grand législateur a vécu des expériences terribles et pénibles. Jérémie a connu de longues nuits d'angoisses à travailler pour l'intangibilité de notre patrimoine religieux au milieu des égarements de Babylone. Amos était un pauvre berger, fils du travail et de l'humilité. Elias a souffert tous les types de persécutions, forcé à se réfugier dans le désert, n'ayant que des larmes comme prix de son illuminisme. Esdras a été un modèle de sacrifice pour la paix de ses compatriotes. Ézéquiel a été condamné à mort pour avoir proclamé la vérité. Daniel a supporté les peines infinies de la captivité. Mentionnez-vous nos héroïques instructeurs du passé rien que pour justifier la joie égoïste de la vie ? Où se trouve donc votre foi ? Dans le confort oisif, ou dans le travail productif ? Dans la bourse du monde, ou dans votre cœur qui est le temple divin ? Vous stimulez la révolte et vous voulez la paix ? Vous explorez votre prochain et vous parler d'amour pour Dieu ? Ne vous rappelez-vous pas que l'Éternel ne peut pas accepter les louanges des lèvres quand le cœur de la créature reste loin de lui ?
Face au souffle de cette sublime inspiration, l'assemblée était statique, incapable de se définir. Beaucoup d'Israélites pensaient voir en Etienne la résurgence de l'un des antiques prophètes de la race. Mais comme s'ils cassaient la mystérieuse force qui les interloquait, les pharisiens firent entendre un vacarme assourdissant, gesticulant au hasard, prononçant des injures, afin d'atténuer la forte impression causée par les élans éloquents et chaleureux de l'orateur.
Lapidons l'immonde ! Tuons la calomnie ! Anathème au chemin de Satan !...
Pendant cela, Saûl était devenu rouge de colère. Il ne réussissait pas à déguiser la fureur de son tempérament impulsif qui débordait de ses yeux inquiets et brillants.
Il a marché rapidement vers l'accusé, laissant comprendre qu'il allait faire cesser ses propos et l'assemblée s'est bientôt calmée bien que la rumeur des commentaires étouffés continue.
Percevant qu'il allait peut-être être soumis à la violence d'autant que les pharisiens demandaient sa mort, Etienne a fixé du regard les plus ironiques et les plus emportés, s'exclamant d'une voix forte et tranquille :
Votre attitude ne m'intimide pas. Le Christ a été clair en nous recommandant de ne pas craindre ceux qui ne peuvent que tuer notre corps.
Il n'a pu continuer. Le jeune tarsien, les mains sur la ceinture, le regard menaçant et les gestes rudes comme s'il affrontait un malfaiteur ordinaire, lui a crié furieusement à l'oreille :
Ça suffit ! Ça suffit ! Plus un mot !... Maintenant que t'a été accordé le dernier recours inutilement, j'utiliserai aussi mon droit de naissance, face à un frère déserteur.
Et ses poings fermés sont tombés sur le visage d'Etienne sans qu'il ait la moindre réaction. Les pharisiens ont applaudi ce geste brutal par des cris délirants comme si c'était un jour de fête. Donnant libre cours à sa folie, Saûl frappait sans compassion. Sans argument d'ordre moral, face à la logique de l'Évangile, il faisait appel à la force physique, satisfaisant sa nature volontaire.
Le prédicateur du « Chemin », soumis à de tels extrêmes, implorait l'aide de Jésus pour ne pas trahir son témoignage. Malgré la réforme radicale que l'influence du Christ avait imposée à ses idées les plus secrètes, il ne pouvait fuir la douleur de sa dignité blessée. Il a cherché, néanmoins, à reprendre immédiatement ses énergies dans la compréhension de la résignation que le Maître avait prêchée comme leçon suprême. Il s'est souvenu des sacrifices de son père à Corinthe, a revu mentalement son supplice et sa mort. L'épreuve angoissante dont il avait souffert lui revint en mémoire et il se dit que rien que dans la connaissance de Moïse et des prophètes il avait trouvé tant d'énergie morale pour affronter les ignorants de la bonté divine, comment ne pourrait-il pas témoigner maintenant qu'il avait le Christ dans son cœur ? Ces pensées affluaient à son cerveau tourmenté comme un baume de suprême consolation. Néanmoins, malgré la force de son esprit qui marquait son caractère, il se vit couler de copieuses larmes. Quand il remarqua les sanglots se mêler au sang qui jaillissait des blessures que ses poings avaient ouvertes sur son visage, Saûl de Tarse s'est retenu satisfait dans son immense colère. Il ne pouvait pas comprendre la passivité avec laquelle l'agressé avait reçu les coups de sa force rompue aux exercices sportifs.
La sérénité d'Etienne le perturba encore davantage. Sans aucun doute, il était face à une énergie ignorée.
Esquissant un sourire de raillerie, il l'a averti hautain :
Tu ne réagis pas, lâche ? Ton école est aussi celle de l'indignité ?
Le prédicateur chrétien, malgré ses yeux humides, a répondu avec fermeté :
La paix diffère de la violence, tout comme la force du Christ diverge de la vôtre.
Discernant une telle supériorité d'idées, le docteur de la Loi ne pouvait pas cacher le dépit et la rage qui transparaissaient de son regard foudroyant. Il semblait au comble de l'irritation, plongé dans les plus grandes absurdités. On aurait dit qu'il était arrivé au summum de la tolérance et de sa capacité à résister.
Il se retourna pour constater l'approbation de ses partisans qui étaient majoritaires et s'adressa au grand sacrificateur à qui il demanda un jugement cruel. L'effort physique fut tel que sa voix tremblait.
À l'analyse de l'acte d'accusation - ajouta-t-il hautain - et considérant les graves insultes ici pratiquées, comme juge de la cause je demande que l'accusé soit lapidé.
Des applaudissements frénétiques ont fait suite à ses paroles inflexibles. Les pharisiens si durement atteints par les propos ardents du disciple de l'Évangile pensaient ainsi se venger de ce qu'ils considéraient comme de l'arrogance criminelle à leurs prérogatives.
L'autorité supérieure reçut la requête et voulut la soumettre au vote au sein du cercle restreint des collègues les plus éminents.
C'est alors que Gamaliel, après avoir parlé à voix basse avec ses collègues de l'investiture élevée, commentant peut-être le caractère généreux et l'incontrôlable impulsivité de l'ex-disciple laissant entendre que la sanction proposée serait la mort immédiate du prédicateur du «Chemin », s'est levé dans le cénacle agité et a dit noblement :
Ayant droit au vote dans ce tribunal et ne désirant pas précipiter la solution d'un problème de conscience, je propose que la sentence demandée soit étudiée plus avant, alors que l'accusé sera maintenu en prison jusqu'à ce que sa responsabilité soit reconnue devant la justice.
Saûl perçut le point de vue de l'ancien maître en déduisant qu'il mettait en jeu son sens de la tolérance bien connu. Cet avertissement contrariait excessivement ses résolutions, mais sachant qu'il ne pourrait pas vaincre l'autorité vénérable, il a scandé :
J'accepte la proposition en ma capacité de juge ; bien que l'exécution de la peine soit reportée comme vous le désirez et vu le poison distillé par les propos irrévérents et ingrats exprimés par l'accusé, j'espère que celui-ci sera immédiatement jeté en prison ligoté. Et je propose également que des investigations plus poussées soient faites sur les activités prétendument miséricordieuses des dangereux croyants du « Chemin », afin d'extirper par la racine la notion d'indiscipline créée par eux contre la Loi de Moïse, mouvement révolutionnaire aux conséquences imprévisibles qui signifie, en substance, désordre et confusion dans nos propres rangs et funeste oubli des conventions divines, conjurant ainsi la propagation du mal dont la croissance intensifiera les punitions.
La nouvelle proposition fut complètement approuvée. Avec sa profonde expérience des hommes, Gamaliel avait compris qu'il était indispensable d'accorder quelque chose.
Autorisé par le Sanhédrin, Saûl de Tarse put donc initier les mesures les plus téméraires concernant les activités du « Chemin », avec l'ordre de censurer, de corriger et d'arrêter tous les descendants d'Israël dominés par les sentiments tirés de l'Évangile, considéré à partir de là par le régionalisme sémite comme une source de poison idéologique grâce auquel l'audacieux charpentier nazaréen prétendait révolutionner la vie Israélite en provoquant la dissolution de ses liens les plus légitimes.
Devant Etienne prisonnier, le jeune tarsien a reçu la notification officielle avec un sourire triomphant.
La mémorable session se termina ainsi. De nombreux compagnons entourèrent le jeune juif, le félicitant de son ardente allocution, fidèle à l'hégémonie de Moïse. L'ex-disciple de Gamaliel recevait les salutations de ses amis et murmurait réconforté :
- Je compte sur vous tous, nous combattrons jusqu'au bout.
Les travaux de l'après-midi avaient été éprouvants, mais l'intérêt éveillé avait été énorme. Etienne était très fatigué. Devant les groupes qui se retiraient manifestant les commentaires les plus divers, il fut ligoté avant d'être conduit en prison. Absorbé par l'exemple du Maître, malgré la fatigue, il avait la conscience tranquille. Avec une joie sincère au fond, il constatait, une fois de plus, que Dieu lui avait accordé l'occasion de témoigner sa foi.
Quelques instants plus tard, l'ombre du crépuscule semblait rapidement avancer vers la nuit noire.
Après avoir supporté les plus cinglantes humiliations de la part des pharisiens qui se retiraient avec une impression profonde de dépit, gardé par des soldats rudes et insensibles, il se retrouva en prison portant de lourdes chaînes.
LES PREMIERES PERSECUTIONS
En raison de son autorité et de sa renommée, Saûl de Tarse avait été impressionné par l'intrépidité d'Etienne et conformément à son impulsivité, il se laissait exalter par l'idée de vengeance. À son avis, le prédicateur de l'Évangile lui avait infligé des humiliations publiques qui imposaient des réparations équivalentes.
Bien qu'étant à nouveau à Jérusalem depuis peu, tous les cercles de la société ne cachaient pas l'admiration qu'ils lui vouaient. Les intellectuels du Temple voyaient en lui une forte personnalité, un véritable guide, le considérant comme un maître du rationalisme supérieur. Les prêtres les plus anciens et les docteurs du Sanhédrin reconnaissaient son intelligence aiguë et déposaient en lui leurs espoirs pour l'avenir. À l'époque, sa Jeunesse dynamique, tournée presque entièrement vers le ministère de la Loi, centralisait pour ainsi dire tous les intérêts de la casuistique. Avec l'astuce psychologique qui le caractérisait, le jeune tarsien connaissait le rôle que Jérusalem lui destinait. Ainsi, les controverses d'Etienne avaient touché les fibres les plus sensibles de son cœur. Au fond, son ressentiment était la marque d'une jeunesse ardente et sincère ; néanmoins, la vanité blessée, l'orgueil racial, l'instinct de domination, brouillaient sa vision spirituelle.
Au fond, il haïssait maintenant ce Christ crucifié parce qu'il détestait Etienne, considéré alors comme un dangereux ennemi. Il ne pouvait tolérer toute la teneur de cette doctrine, apparemment simple, mais qui venait ébranler le fondement des principes établis. Il poursuivrait implacablement le « Chemin », et tous ceux qui lui étaient associés.
Intentionnellement, il mobiliserait toute l'influence dont il disposait pour étendre l'inquisition qui s'imposait. Bien sûr, il devrait compter sur les reproches conciliants d'un Gamaliel et de quelques autres esprits qui, à son avis, se laisseraient tromper par la philosophie de bonté que les Galiléens avaient suscité avec les nouvelles écritures ; mais il était convaincu que la majorité pharisaïque de la fonction politique resterait à ses côtés, le soutenant dans l'entreprise initiée.
Le lendemain de l'emprisonnement d'Etienne, avec le maximum d'habileté, il se mit en quête des premières forces. Afin de trouver des sympathisants pour mettre en œuvre le large mouvement de persécution qu'il prétendait réaliser, il rendit visite aux personnalités les plus éminentes du judaïsme, s'abstenant cependant de faire appel à la coopération des autorités manifestement pacifistes. L'influence des prudents ne l'intéressait pas. Il avait besoin de tempéraments comme le sien pour que le soutien ne manque pas.
Après avoir mis en place un vaste projet avec ses compatriotes, il sollicita une audience à la cour provinciale pour obtenir l'appui des Romains chargés de résoudre tous les sujets politiques de la province. Bien que résidant officiellement en Césarée, le procureur était de passage en ville et c'est ainsi qu'il fut au courant des événements de la veille. En recevant la pétition du prestigieux docteur de la Loi, il lui accorda sa totale solidarité, faisant l'éloge des providences en perspective. Séduit par la verve du jeune rabbin, il lui fit comprendre, avec l'indifférence d'un homme d'état qui négligeait les sujets d'ordre religieux de tous temps et en toutes circonstances, qu'il reconnaissait que le pharisaïsme avait de multiples raisons de combattre les Galiléens ignorants qui dérangeaient le rythme des manifestations de foi dans les sanctuaires de la ville sainte. Concrétisant ses promesses, il lui accorda immédiatement le concours nécessaire pour atteindre l'objectif visé, à l'exception bien sûr des droits de nature politique que l'autorité romaine suprême devait garder intangibles.
Toutefois, l'adhésion des pouvoirs publics aux projets exposés suffisait au nouveau
rabbin.
Soutenu dans ses prérogatives par l'approbation presque générale de son plan, Saûl se mit à coordonner les premières actions pour démasquer les activités du « Chemin » dans les moindres détails. Aveuglé à l'idée de sa revanche publique, il idéalisait de sinistres tableaux dans son esprit surexcité. Dès qu'il le pourrait, 11 arrêterait tous les impliqués. L'Évangile, à ses yeux, dissimulait une sédition imminente. Il présenterait lr,s idées éloquentes d'Etienne comme étendard de l'agitation révolutionnaire, de manière à éveiller de la répulsion chez les compagnons les moins vigilants, habitués à pactiser avec le mal sous prétexte d'une tolérance conciliante. Il allierait les textes de la Loi de Moïse et ceux des Écrits sacrés pour justifier qu'il devait mener les déserteurs des principes de la race jusqu'à ce que mort s'en suive. Il démontrerait le caractère irrépréhensible de sa conduite inflexible. Il ferait tout pour conduire Simon Pierre en prison. À son avis, ce devait être lui l'auteur intellectuel du subtil complot qui se manigançait autour de la mémoire du dit charpentier. Emporté par ses idées précipitées, il en arrivait à penser que personne ne serait épargné par ses décisions irrévocables.
En ce jour qui fut marqué par la visite aux autorités les plus en vue dans l'intention de les gagner à. sa cause, d'autres faits surprenants sont venus aggraver les préoccupations qui l'assaillaient. Osée Marc et Samuel Natan, deux compatriotes très riches de Jérusalem, après avoir entendu la défense d'Etienne au Sanhédrin, impressionnés par l'éloquence et la justesse des concepts de l'orateur, distribuèrent à leurs enfants la partie de l'héritage revenant à chacun, et donnèrent au « Chemin » le reste de leurs biens. Pour cela, ils étaient allés voir Simon Pierre et avaient baisé ses mains endurcies par le travail après avoir écouté sa parole concernant Jésus-Christ.
La nouvelle se répandît dans les cercles pharisiens prenant la tournure d'un vrai scandale.
Le lendemain, face à l'agitation générale, Saûl de Tarse prit connaissance des événements que l'attitude d'Etienne avait provoqués. La défection des deux coreligionnaires se ralliant aux Galiléens lui causa un profond sentiment de révolte. On disait aussi qu'Osée et Samuel, en livrant au
« Chemin » la totalité de leurs biens, avaient déclaré en larmes qu'ils acceptaient le Christ comme le Messie promis. Les commentaires de ses amis à ce sujet l'incitaient aux plus fortes représailles. Désigné par les capricieux courants populaires comme le plus jeune défenseur de la Loi, il se sentait de plus en plus obligé de révéler son ascendant à cette charge qu'il considérait sacrée. Pour défendre son mandat, donc, il mépriserait toutes les considérations qui viendraient contredire son rigorisme où il présumait voir un devoir divin.
Face à la gravité des derniers incidents qui menaçaient la stabilité du judaïsme au sein même de ses éléments les plus éminents, il alla à nouveau voir les autorités suprêmes du Sanhédrin afin d'accélérer les répressions à venir.
Attentif à l'autorisation accordée par les plus hauts pouvoirs politiques de la province, Caifas proposa la nomination du vaillant docteur de Tarse comme chef et instigateur de toutes les mesures prises indispensables à la bonne garde et à la défense de la Loi. Il lui appartenait donc de mettre en oeuvre tous les recours qu'il jugeait nécessaires et utiles, réservant au Sanhédrin les ultimes décisions suprêmes, d'une nature plus grave.
Satisfait par le résultat de la réunion qu'il avait improvisée, le jeune tarsien fit remarquer avant de quitter ses amis :
Aujourd'hui même, je réquisitionnerai un corps de troupe qui couvrira le périmètre de la ville. Demain, j'ordonnerai la détention de Samuel et d'Osée, jusqu'à ce qu'ils se décident à retrouver la raison et, à la fin de la semaine, je m'occuperai de faire capturer la populace du « Chemin ».
Tu ne craindras pas les sortilèges, par hasard ? - a demandé Alexandre avec ironie.
Absolument pas - a-t-il répondu grave et décidé. -Sachant de ouï-dire que les militaires eux-mêmes commencent à être superstitieux sous l'influence des idées extravagantes de ces gens, je commanderai en personne l'expédition, car je prévois de jeter le dit Simon Pierre en prison.
Simon Pierre ? - a demandé l'un d'eux admiratif.
Pourquoi pas ?
Connais-tu la raison de l'absence de Gamaliel à notre rencontre d'aujourd'hui ? - lui dit l'autre.
Non.
Il se trouve qu'à l'invitation de ce même Simon, il est allé voir les installations et les activités du « Chemin ». Tu ne trouves pas tout cela extrêmement curieux ? D'une manière générale, nous avons l'impression que l'humble chef de la Galilée en désapprouvant l'attitude d'Etienne devant le Sanhédrin, désire corriger la situation, et cherche à se rapprocher de notre autorité administrative. Qui sait ? Peut-être que tout cela est bien utile. Tout au moins, il est bien possible que nous allions vers une nécessaire harmonisation.
Saûl en fut plus que surpris, il était atterré.
Mais qu'est-ce que vous me racontez là ? Gamaliel rend visite au « Chemin » ? J'en arrive à douter de son intégrité mentale.
Mais nous savons - est intervenu Alexandre - que le maître a toujours marqué ses actes et ses pensées de la plus grande correction. Serait-il juste de réfuter une telle invitation par considération pour nous autres ; néanmoins, s'il ne l'a pas fait, il ne faut pas négliger lu décision prise en conformité avec la noblesse de vues qui l'a toujours inspiré.
D'accord - dit Saûl quelque peu contrarié -cependant, malgré l'amitié et la gratitude que Je lui consacre, pas même Gamaliel pourra changer mes résolutions. Il est possible que
Simon Pierre se justifie en sortant indemne des épreuves auxquelles il sera soumis ; mais quoi qu'il en soit, il devra être conduit en prison pour les interrogatoires qui s'imposent. Je me méfie de son évidente humilité. Pour quelles raisons laisserait-il ses filets de pêcheur pour s'afficher en bienfaiteur des pauvres de Jérusalem ? Je vois en tout cela une volonté de séduction bien dissimulée. Les plus humbles et les plus ignorants vont au devant de graves dangers. Les maîtres de la destruction viendront ensuite.
Leur entretien se poursuivit animé pendant quelque temps encore autour de l'attente générale des événements qui approchaient, jusqu'à ce que Saûl se retire et retourne chez lui, prêt à résoudre les derniers détails de son plan.
L'emprisonnement d'Etienne eut dans la modeste église du « Chemin » une grande répercussion et éveilla des craintes justifiées chez les apôtres de Galilée. Pierre reçut la nouvelle avec une profonde tristesse. Il avait trouvé un assistant dévoué et un frère en Etienne. De plus, par la noblesse de ses qualités affectives, celui-ci était devenu un personnage central qui attirait toutes les attentions. Vers son front inspiré convergeaient de nombreux problèmes et l'ex-pêcheur de Capharnaum ne pouvait plus dispenser sa prestigieuse coopération. Aimé des affligés et des souffrants, il avait toujours une parole encourageante qui confortait les cœurs les plus accables. Pierre et Jean se sont inquiétés plus par attachement que pour toutes autres considérations. Néanmoins Jacques, le fils d'Alphée, ne réussissait pas à masquer son chagrin en raison de la conduite courageuse du frère de foi qui n'avait pas hésité à affronter les pouvoirs pharisiens, maîtres de la situation. Selon lui, Etienne était fautif en matière d'exhortations ; il aurait dû être plus modéré, il avait été emprisonné à cause des arguments précipités avancés pour sa propre défense. Le débat était lancé. Pierre lui faisait comprendre l'occasion qui lui était donnée de révéler la liberté de l'Évangile. Et il renforçait ses arguments par la logique des faits. La décision d'Osée et de Samuel qui s'étaient ralliés au Christ, était évoquée pour justifier le succès spirituel du « Chemin ». Toute la ville commentait les événements ; nombreux étaient ceux qui s'approchaient de l'église avec un désir sincère de mieux de connaître le Christ, et en cela résidait la victoire de la cause. Jacques, néanmoins, ne se laissait pas convaincre par les arguments les plus forts. La discorde prenait corps, mais Simon et le fils de Zébédée plaçaient les intérêts du message de Jésus avant tout. Le Maître avait affirmé être l'émissaire de tous les découragés et des malades. Et ceux-ci connaissaient déjà l'humble église de Jérusalem, s'illuminant de la parole de vie et de vérité. Les infirmes, les démunis, les délaissés du monde, les tristes allaient à sa rencontre pour entendre ses messages réconfortants. Il fallait voir comme ils se réjouissaient dans la douleur quand il leur parlait de la lumière éternelle de la résurrection. Les petits vieux tremblants ouvraient grands les yeux comme s'ils appréhendaient de nouveaux horizons aux espoirs imprévisibles. Des êtres fatigués de la lutte terrestre souriaient heureux quand en entendant la Bonne Nouvelle, ils comprenaient que l'existence arrière n'était pas tout.
Pierre observait les souffrants que Jésus avait tant aimé et ressentait de nouvelles
forces.
Informé de la noble attitude de Gamaliel face aux accusations du docteur de Tarse, et sachant qu'il avait évité la lapidation immédiate d'Etienne, il fit le projet de l'inviter à leur rendre visite dans les installations sommaires de l'église du « Chemin ». Il exposa cette idée à ses compagnons qui l'approuvèrent unanimement. Jean serait le messager choisi pour cette nouvelle tâche.
Gamaliel n'a pas seulement reçu l'émissaire cavalièrement mais il a aussi démontré un grand intérêt à cette invitation et l'accepta avec la générosité qui illuminait sa vieillesse vénérable.
Une fois prêt, le sage rabbin s'est rendu à la pauvre maison des Galiléens où il fut reçu avec une joie infinie. Simon Pierre, profondément respectueux, lui a expliqué les finalités de l'institution, il l'a éclairé concernant certains faits constatés et a parlé du réconfort dispensé à ceux qui se trouvaient dans l'abandon. Gentiment, il lui a offert une copie, en parchemin, de toutes les annotations de Matthieu sur la personnalité du Christ et ses glorieux enseignements. Attentif, Gamaliel a remercié l'ex-pêcheur, le traitant également avec respect et considération. Il laissa entendre qu'il désirait soumettre tous les programmes de l'humble église à sa respectable appréciation, Simon a donc accompagné le vieux docteur de la Loi dans toutes les dépendances. Arrivés à la longue infirmerie où s'aggloméraient les malades les plus divers, le grand rabbin de Jérusalem n'a pas pu cacher sa surprise, ému jusqu'aux larmes par le tableau qu'il avait devant ses yeux. Dans des lits accueillants, il voyait des petits vieux aux cheveux blanchis par les hivers de la vie, et des enfants pâles dont les regards reconnaissants accompagnaient la silhouette de Pierre, comme s'ils étaient en présence d'un père. Il n'avait pas fait dix pas autour des meubles simples et propres, qu'il s'est trouvé devant un petit vieux à l'aspect calamiteux. Immobilisé par la maladie qui l'affligeait, le pauvre malade a semblé aussi le reconnaître.
Et le dialogue s'est entamé sans préambule :
Samonas, toi ici ? - a interrogé Gamaliel éberlué. -Mais comment est-ce possible, tu as abandonné Césarée ?
Ah ! C'est vous Seigneur ! - a répondu l'interpellé avec une larme au coin des yeux. -
Encore heureux qu'un de mes compatriotes et amis connaît ma grande misère.
Des sanglots saisirent sa voix l'empêchant de continuer.
Mais tes enfants ? Et tes parents ? Qui détient tes propriétés de Samarie ? - demanda le vieux maître perplexe. - Ne pleure pas, Dieu a toujours beaucoup à nous donner.
Après une longue pause pendant laquelle Samonas a semblé coordonner ses idées pour s'expliquer, il réussit à sécher ses larmes et lui dit :
Ah ! Seigneur, comme Job, j'ai vu mon corps pourrir dans le confort de ma maison ; Jéhovah dans sa sagesse me réservait de longues épreuves. Dénoncé comme lépreux, j'ai en vain demandé l'aide des enfants que le Créateur m'avait accordés dans ma jeunesse. Tous m'ont abandonné. Mes parents ont rapidement disparu me laissant seul. Les amis qui s'asseyaient à ma table à Césarée, ont fui sans que je puisse les voir. Je me suis retrouvé seul et abandonné. Un jour au suprême désespoir de mon malheur, des exécuteurs de la justice sont venus me voir pour m'informer de la sentence cruelle. Conseillés par l'iniquité, mes enfants s'étaient arrangés entre eux pour me destituer de tous mes biens, prenant possession de mes propriétés et des titres qui représentaient pour moi l'espoir d'une vieillesse honnête. Finalement et au comble de mes souffrances, ils m'ont conduit à la vallée des immondes où ils m'ont abandonné comme un criminel condamné à mort. J'ai ressenti un tel abandon et une si grande faim, de tels besoins, peut-être en raison de ma vie passée au travail et dans le confort, que j'ai fui la vallée des lépreux, faisant un long voyage à pied dans l'espoir de retrouver à Jérusalem mes précieuses amitiés d'autrefois.
À entendre sa pénible histoire, le vieux maître avait les yeux humides. Il avait connu Samonas en des jours plus heureux de sa vie. Honoré dans sa résidence, de passage par Césarée, il s'étonnait maintenant de sa pauvreté angoissante.
Après un court silence pendant lequel le malade cherchait à sécher sa sueur et ses larmes, d'une voix posée, il a continué :
J'ai fait le voyage, mais tout a conspiré contre moi. Très vite mes pieds ulcérés ne pouvaient plus marcher. Fatigué et assoiffé, je me traînais comme je pouvais quand un humble charretier, apitoyé, m'a ramassé et m'a conduit à cette maison où la douleur trouve une consolation fraternelle.
Gamaliel ne savait pas comment extérioriser sa surprise, telle était l'émotion qui vibrait en lui. Pierre aussi était ému. Habitué à pratiquer le bien sans jamais questionner les antécédents des personnes secourues, il voyait là une révélation réconfortante de l'aimant pouvoir du Christ.
Le grand rabbin était stupéfait devant ce qu'il voyait et entendait. Avec la sincérité qui lui était caractéristique, il ne pouvait dissimuler son amitié reconnaissante au pauvre malade ; mais, sans moyens pour le retirer de ce pauvre abri, il se voyait dans l'obligation de manifester sa reconnaissance à Simon Pierre et aux autres compagnons de l'ex-pêcheur de Capharnaum. Ce n'est qu'à cet instant qu'il reconnut que le judaïsme n'avait pas imaginé l'existence de ces refuges d'amour. En trouvant là cet ami lépreux, il aurait sincèrement désiré le soutenir. Mais comment ? Pour la première fois, il a réfléchi à la pénible éventualité d'envoyer un être aimé à la vallée des immondes. Lui qui avait conseillé ce recours à tant de gens, était là réfléchissant maintenant à la situation d'un ami cher. Cet épisode le touchait profondément.
Cherchant à éviter tous raisonnements philosophiques afin de ne pas tomber dans des conclusions hâtives, il dit avec douceur :
Oui, tu as raison de remercier l'effort de tes bienfaiteurs.
Et la miséricorde du Christ - souligna le malade avec une larme. - Je crois maintenant que le généreux prophète de Nazareth, avec le témoignage de l'amour qu'il nous a apporté, est le Messie promis.
Le grand docteur comprit le succès de la nouvelle doctrine. Ce Jésus inconnu, ignoré de la société la plus cultivée de Jérusalem, triomphait dans le cœur des malheureux par la contribution de l'amour désintéressé qu'il avait apporté aux plus déshérités de la chance. En même temps, il avait conscience de la discrétion qui s'imposait dans cet humble environnement, attentif aux responsabilités de sa vie publique. Pour poursuivre la conversation et témoigner son altruisme et sa compassion, il dit avec un sourire :
Il semblerait que Jésus de Nazareth, en fait, ait été un modèle de renoncement au profit d'idées que je n'ai pu étudier ou comprendre jusqu'à présent ; mais de là à le considérer comme le Messie en personne...
Ces paroles réticentes laissaient entrevoir les scrupules qui existaient dans son cœur délicat entre la Loi Antique et les nouvelles révélations de l'Évangile. Simon Pierre l'a ainsi compris, il chercha alors un moyen de dévier la conversation sur un autre sujet. Samonas lui- même, comme protégé du Maître, vint au secours de l'apôtre répondant à Gamaliel avec des commentaires prudents et justes :
Si j'étais en bonne santé, en parfaite harmonie avec ma famille, profitant des joies des biens acquis avec effort et travail, peut-être douterais-je aussi de cette réalité réconfortante. Mais je suis prostré, oublié de tous et je sais qui m'a tendu une main amie. En tant qu'Israélites, attachés à la Loi de Moïse, nous avons attendu un Sauveur en la personne mortelle d'un prince du monde ; cette croyance néanmoins n'est que passagère. Ce sont des préjugés illusoires qui nous mènent à tendre vers une domination des forces périssables. La maladie, elle, est une conseillère affectueuse et éclairée. À quoi bon un prophète qui sauverait le monde pour ensuite disparaître parmi les misères anonymes d'un corps décomposé ? N'est- il pas écrit que toute iniquité périra ? Et où est-il le prince puissant de la terre qui domine sans le soutien des armes ? Le lit de la douleur est une source d'enseignements sublimes et lumineux où pour l'âme épuisée le corps revêt la fonction d'une tunique. En conséquence, tout ce qui se rapporte à l'habit va perdant de l'importance. Reste, néanmoins, notre réalité spirituelle. Les anciens affirmaient que nous sommes des dieux. Dans ma situation actuelle, J'ai vraiment l'impression que nous sommes des dieux projetés dans un tourbillon de poussière. Malgré les plaies ulcérées qui m'ont écarté des affections les plus chères à mon cœur, je pense, je veux et j'aime. Dans la sombre chambre de la souffrance, j'ai trouvé le Seigneur Jésus pour mieux le comprendre. Aujourd'hui je crois que son pouvoir dominera les nations parce que c'est la force de l'amour triomphant de la mort elle-même.
Le ton grave de cet homme marqué de blessures violettes ressemblait aux trompettes de la vérité sortant d'un tas de poussière. Pierre remarquait, satisfait, le progrès moral de ce mendiant anonyme, et évaluait ainsi la force régénératrice de l'Évangile. Gamaliel, à son tour, était étourdi par le sens profond de ces concepts. Les enseignements du Christ, sur les lèvres d'un malade abandonné, portaient l'empreinte d'une beauté mystérieuse et singulière. Samonas parlait comme s'il avait vécu des expériences directes où il avait réellement rencontré le prophète nazaréen. Cherchant à éloigner toute possibilité de controverse religieuse, le généreux rabbin a souri et a ajouté :
Je reconnais que tu parles avec beaucoup de sagesse. S'il est incontestable que je suis à un âge où il n'est pas utile de changer ses principes, je ne peux m'opposer à tes hypothèses, car je suis en bonne santé, je jouis de l'affection des miens et j'ai une vie tranquille. Ma faculté de jugement, donc, opère dans un autre sens.
Oui, c'est juste - rétorqua Samonas inspiré -, pour l'instant vous n'avez pas besoin d'un sauveur. Voilà pourquoi le Christ affirmait qu'il est venu pour les malades et pour les affligés.
Gamaliel a compris la portée de ces paroles qui pourraient être méditées pendant une vie entière. Il a senti que ses yeux étaient humides. Le commentaire de Samonas avait pénétré son cœur sensible d'homme juste. Percevant, néanmoins, qu'il devait être prudent et ne pas confondre les sentiments du peuple, attentif à la position officielle qu'il occupait, il a esquissé un sourire tendre à son interlocuteur, lui a légèrement tapoté l'épaule et sur un ton de sincérité fraternelle, il a souligné :
Tu as peut-être raison. J'étudierai ton Christ.
Puis se souvenant du peu de temps dont il disposait, il a recommandé son ami à Simon, le salua d'une accolade et accompagna l'apôtre de Capharnaum dans les dernières dépendances.
Avant de se retirer, le sage rabbin a félicité les compagnons de Jésus pour l'œuvre qu'ils réalisaient dans la ville, et comprenant la délicatesse de leur mission dans un environnement parfois si hostile, il conseilla Pierre de ne pas oublier dans l'église du « Chemin » toutes les pratiques extérieures du judaïsme. Il serait juste, à son avis, qu'ils s'occupent de la circoncision de tous ceux qui frappent à sa porte ; qu'ils évitent les viandes impures ; qu'ils n'oublient pas le Temple et ses principes. Gamaliel savait que les Galiléens ne seraient pas exemptés des persécutions, d'autant plus qu'il s'agissait d'une organisation initiée par quelqu'un qui avait été condamné à mort par le Sanhédrin. Avec ces conseils, il visait à les protéger des coups de la violence qui tôt ou tard surgiraient.
Touchés, Pierre, Jean et Jacques le remercièrent de ses recommandations concernées et le vieux docteur est retourné à son foyer profondément impressionné par les leçons du jour, emportant avec lui les notes de Matthieu qu'il se mit à lire immédiatement.
Deux jours plus tard, les persécutions commandés par Saûl de Tarse commencèrent à agiter Jérusalem dans tous les secteurs d'activités religieuses.
Osée Marc et Samuel Natan furent emprisonnés, sans acte d'accusation, afin de répondre à un sévère interrogatoire. Des coopérateurs du mouvement organisèrent de longues listes d'Israélites les plus en vue qui fréquentaient les réunions de l'église du « Chemin ». Le jeune homme de Tarse a décidé que serait ouverte une enquête générale. Mais comme il désirait donner une démonstration d'audace à ses adversaires, il jugea qu'il devait commencer par les emprisonnements les plus notoires, après l'incarcération d'Osée et de Samuel, au sein même des Galiléens pernicieux qui avaient eu la témérité d'affronter son autorité.
C'est par un matin clair que le futur rabbin, entouré de quelques compagnons et de soldats, a frappé à la porte de l'humble maison, faisant grand cas de sa visite insidieuse. Simon Pierre en personne les a reçus avec beaucoup de sérénité dans les yeux. Une indicible terreur s'est fait sentir parmi les plus craintifs, pendant que deux jeunes qui accompagnaient l'apôtre se chargèrent de répandre la nouvelle à l'intérieur.
Tu es Simon Pierre, ancien pêcheur de Capharnaum ? a demandé Saûl avec une certaine insolence.
Moi même - a-t-il répondu avec fermeté.
Tu es arrêté ! - a dit le chef de l'expédition d'un geste triomphant. Il ordonna que deux de ses compagnons s'avancent, et fit immédiatement ligoter l'apôtre. Pierre n'a opposé aucune résistance. Impressionné par le tempérament pacifique que les continuateurs du Nazaréen témoignaient toujours, Saûl a objecté perfide :
Le Maître du « Chemin » doit avoir été un fort modèle d'inertie et de lâcheté. Je n'ai pas encore trouvé le moindre indice de dignité chez ses disciples dont les facultés de réaction semblent éteintes.
Recevant de plein fouet une injure aussi acerbe, l'ex-pêcheur lui répondit calmement :
Vous vous trompez quand vous faites ce jugement. Le disciple de l'Évangile est à peine l'ennemi du mal et dans sa tâche, il place l'amour au-dessus de tous ses principes. D'ailleurs, nous considérons que tout joug supporté avec Jésus, nous est doux.
Le jeune tarsien, détenteur d'un si haut pouvoir, n'a pas dissimulé le malaise que la réponse lui causait et, indiquant le continuateur de Jésus, il dit à l'un des hommes de l'escorte :
Jonas occupe-toi de lui.
Soulignant ironiquement ces mots, il s'est dirigé vers les autres avec un geste de dédain pour l'apôtre ligoté qui le dévisageait serein bien que surpris :
Nous ne discuterons pas avec cet homme. Ces gens du « Chemin » sont toujours pleins de raisonnements absurdes. Nous ne devons pas perdre de temps avec la cécité de l'ignorance. Entrons et arrêtons les chefs. Les partisans du charpentier doivent être poursuivis jusqu'au bout.
Résolument, il prit les devants et pénétra audacieusement à la recherche des appartements les plus intimes. De porte en porte, il trouvait des mendiants qui le regardaient pris d'étonnement et d'amertume. Le tableau vivant de tant de misère abritée là le remplissait d'effroi ; mais il s'efforçait de ne pas perdre sa fibre implacable, de manière à exécuter ses projets dans les moindres détails. À côté de l'infirmerie aux plus vastes proportions, il trouva le fils de Zébédée qui, sans s'altérer, l'entendit prononcer des ordres d'emprisonnement.
Sentant les mains brutes du soldat qui lui mettaient les chaînes, Jean a levé les yeux au ciel et a murmuré simplement :
Je me recommande au Christ.
Le chef l'a regardé avec un profond dédain et s'exclama hautement à ses compagnons :
Il manque deux suspects de plus. Cherchons-les.
Il faisait référence à Philippe et Jacques, en leur qualité de disciples directs du Messie nazaréen.
Mais quelques pas plus loin, le premier fut facilement trouvé. Philippe s'est laissé ligoter sans protester. Ses filles l'ont entouré angoissées et en pleurs.
Courage, mes filles - leur a-t-il dit sans crainte -, serions-nous supérieurs à Jésus par hasard qui a été persécuté et crucifié par les hommes ?
Tu entends, Clémente ? - a dit Saûl irrité à l'un de ses amis les plus proches. - On ne perçoit ici que des références faites à l'étrange nazaréen ! Le premier a parlé du joug du Christ, le second s'est recommandé au Christ, celui-ci fait référence à la supériorité du Christ... Où allons-nous ?
Après avoir soulagé sa colère en des termes sévères, il conclut par la même rengaine :
Nous devons aller jusqu'au bout.
Les trois chefs appréhendés, il ne manquait plus que le fils d'Alphée. Quelqu'un se souvint d'aller le chercher sous le simple abri qu'il occupait. En effet, ils l'ont trouvé agenouillé là, les yeux posés sur un rouleau de parchemins où se trouvait la Loi de Moïse. Sa pâleur de marbre était évidente quand Saûl s'est approché agressif :
Comment ça ? Il y a quelqu'un ici qui s'intéresse à la Loi ?
Le frère de Lévi a levé les yeux pris de peur et a expliqué humblement :
Seigneur, jamais je n'ai oublié la Loi de nos parents. Mes grands-pères m'ont enseigné à recevoir à genoux la lumière du saint prophète.
De toute évidence, l'attitude de Jacques était sincère. Consacrant le plus grand respect au libérateur d'Israël, il avait toujours entendu dire que ses livres sacrés étaient touchés d'une sainte vertu. S'attendant à être emprisonné, il tremblait à l'idée du danger imminent. Il n'avait pas pu comprendre plus amplement comme d'autres compagnons, le sens divin et occulte des leçons de l'Évangile. Le sacrifice lui inspirait d'indicibles craintes. Après tout, pensait-il dans sa compréhension partielle du Christ : - Qui restera pour veiller sur les œuvres commencées ? Le Maître a expiré sur la croix et, à cet instant même, les apôtres de Jérusalem étaient arrêtés. Il devait se défendre comme il le pouvait et selon ses moyens. Il pensa faire appel aux vertus surnaturelles de la Loi de Moïse, conformément aux vieilles croyances. Agenouillé, il attendait que ses bourreaux approchent.
Face à l'attitude inattendue de Jacques, Saûl de Tarse était stupéfait. Seuls les esprits profondément attaché au judaïsme lisaient à genoux les enseignements de Moïse. En toute conscience, il ne pouvait ordonner l'emprisonnement de cet homme. L'argument qui justifiai! sa tâche devant les autorités politiques et religieuses de Jérusalem était le combat aux ennemis des traditions.
Mais vous n'êtes pas l'ami du charpentier ?
Avec une enviable présence d'esprit, l'interpelle n répondu :
La Loi ne nous empêche pas d'avoir des amis que je sache.
Saûl fut embarrassé, mais il a continué :
Mais que choisissez-vous ? La Loi ou l'Évangile ? Lequel des deux acceptez-vous en premier lieu ?
La Loi est la première révélation divine - a dit Jacques avec intelligence.
À cette réponse qui le déconcertait en quelque sorte, le jeune homme de Tarse a réfléchi un moment et a ajouté s'adressant aux autres :
Très bien. Que cet homme reste en paix.
Le fils d'Alphée, sincèrement soulagé par le résultat de son initiative, croyait maintenant que la Loi de Moïse était touchée de grâces vivantes et permanentes. À son avis, c'était le code du judaïsme par son talisman qui l'avait conservé en liberté. Depuis ce jour, le frère de Lévi allait consolider pour toujours ses tendances superstitieuses. Le fanatisme que les historiens du christianisme percevaient dans sa personnalité énigmatique, trouvait là son origine.
S'éloignant de la retraite de Jacques, Saûl se préparait à sortir quand, de retour vers la porte pour ordonner le départ des prisonniers, il se trouva face à la scène qui devait l'impressionner le plus.
Tous les malades qui pouvaient se traîner, tous les abrités capables de se déplacer, entouraient Pierre, pleurant d'émotion. Quelques enfants l'appelaient « père » ; les anciens tremblants lui baisaient les mains...
Qui aura pitié de nous, maintenant ? - demandait une petite vieille abattue en sanglots.
Mon « père », où vont-ils vous emmener ? - disait un orphelin affectueux, étreignant le prisonnier.
Je vais au mont, mon fils - répondit l'apôtre.
Et s'ils vous tuent ? - répliqua le petit avec une grande interrogation dans ses yeux
bleus.
Je rencontrerai le Maître et je reviendrai avec lui -expliqua Pierre avec bonté.
À cet instant, est apparue la figure de Saûl. Dévisageant la foule de blessés, d'aveugles, de lépreux et d'enfants qui engorgeaient la salle, il s'exclama irrité :
Éloignez-vous, ouvrez-le passage !
Certains reculèrent épouvantés voyant les soldats approcher, tandis que les plus hardis ne firent pas un pas. Un lépreux, qui avait du mal à se tenir debout, s'est avancé. Le vieux Samonas, se rappelant du temps où il pouvait ordonner et être obéi, s'est approché de Saûl avec courage.
Nous devons savoir où vont ces prisonniers dit-il avec gravité.
Arrière ! - s'exclama le jeune tarsien esquissant un geste de répugnance. Se peut-il qu'un homme de la Loi ait à répondre à un vieil immonde ?
Les gardes armés voulurent s'avancer pour punir l'intrépide, mais la lèpre défendait Samonas de leurs attaques. Et profitant de la situation, l'ancien propriétaire de Césarée a répondu avec fermeté :
L'homme de la Loi ne doit rendre de comptes qu'à Dieu quant au juste accomplissement de ses devoirs ; mais dans cette maison, ce sont les codes de l'humanité qui parlent. Pour vous je suis immonde, mais pour Simon Pierre je suis un frère. Vous arrêtez les bons et vous libérez les mauvais ! Où est donc votre justice ? Croyez-vous seulement au Dieu des armées ? Il faut savoir que si l'Éternel est l'agent suprême de l'ordre, l'Évangile nous enseigne à chercher dans sa providence l'affection d'un Père.
Entendant cette voix digne qui émanait de la misère et de la souffrance comme un appel de désespoir, Saûl est resté effaré. Néanmoins, après une longue pause, le mendiant continua déterminé :
Où sont vos maisons d'assistance aux opprimés de la chance ? Quand vous êtes-vous souvenus de donner un asile aux plus malheureux ? Vous vous trompez si vous voyez de l'inertie dans notre attitude. Les pharisiens ont conduit Jésus au Calvaire de la crucifixion privant les nécessiteux de sa présence ineffable. Pour avoir pratiqué le bien, Etienne a été mis en prison. Maintenant, le Sanhédrin demande les apôtres du « Chemin », en leur rendant la bonté par l'obscurité du cachot. Mais vous avez tort. Nous, les misérables de Jérusalem, nous vous combattrons. De Simon Pierre nous disputerons jusqu'à son ombre. Si vous vous niez à répondre à nos suppliques, il faut vous rappeler que nous sommes lépreux. Nous empoisonnerons vos puits. Vous paierez votre perversité par la santé et par la vie.
À cet instant, il n'a pu continuer.
Devant l'attente angoissante de tous, Saûl de Tarse l'a sèchement interrompu :
Tais-toi misérable ! Où suis-je que j'ai dû t'entendre jusqu'à présent ? Pas un mot de
plus.
Et le désignant à l'un des soldats, il a jeté avec dédain :
Sinèse, donne-lui dix coups de bastonnade. Il faut à tout prix punir sa langue insolente de vipère.
Là même, au vu de tous les compagnons qui se poussaient effrayés, Samonas a reçu la punition sans articuler le moindre gémissement. Pierre et Jean avaient les yeux larmoyants. Pris de terreur, les autres malades se terraient dans un coin.
Une fois la tâche terminée, un grand silence dominait les cœurs inquiets et douloureux. Le docteur de Tarse a rompu l'attente avec l'ordre de départ, en route vers la prison.
Deux enfants pâles s'approchèrent alors de l'ex-pêcheur de Capharnaum et lui ont demandé éplorés :
« Père », avec qui resterons-nous maintenant ?
Pierre s'est tourné, contrarié, et a répondu avec tendresse :
Les filles de Philippe resteront avec vous... Si Jésus le permet, mes enfants, je ne serai pas long.
Saûl lui-même était ému, mais il ne désirait pas se trahir en se laissant vaincre par l'émotion que le tableau provoquait en lui.
Pierre comprit que les larmes silencieuses de tous les humbles protégés du « Chemin » traduisaient leur amour sincère à cet instant d'angoissants adieux.
Suite à ces événements, le jeune tarsien a redoublé d'énergies lors de la première persécution vécue par les individus et les collectivités du christianisme naissant. Plus qu'on aurait pu le supposer, Jérusalem régurgitait de créatures qui s'intéressaient aux idées du Messie nazaréen. Saûl s'est prévalu de cette circonstance pour faire sentir, encore une fois, le danger idéologique que l'Évangile représentait. De nombreux emprisonnements furent effectués. Dans la ville commença un exode aux grandes proportions. Les amis du « Chemin » qui avalent dru possibilités financières, préféraient commencer une nouvelle vie en Idumée ou en Arabie, en Cilicie ou en Syrie. Ceux qui le pouvaient échappaient à la sévérité des enquêtes violentes initiées avec des retombées de scandales publics. Les personnalités les plus éminentes étaient mises en prison, au secret, mais les anonymes et les humbles de la plèbe souffraient de grandes humiliations dans les dépendances du tribunal où se faisaient les interrogatoires. Les gardes employés par Saûl à l'exécution de l'infâme travail se surpassaient dans leurs abus.
Tu es du « Chemin » du Christ Jésus ? - demanda l'un d'eux à une malheureuse femme avec un rire ironique.
Moi... moi... - bégaya la pauvre comprenant la délicatesse de la situation.
Dépêche-toi, réponds, vite ! - reprit l'huissier irrespectueux.
Pâle, la misérable créature se mit à trembler, réfléchissant aux lourdes punitions qui lui seraient infligées et répondit avec une profonde crainte :
Moi... non...
Et qu'es-tu allée faire aux assemblées révolutionnaires ?
J'ai été prendre un remède pour un enfant malade.
Face à son refus, le préposé du Sanhédrin sembla se calmer et bientôt il dit à l'un des assistants :
Très bien ! La personne interrogée peut aller en paix, mais avant de se retirer, le règlement ordonne de lui appliquer quelques coups de trique.
Et il était inutile de résister. Dans ce tribunal singulier, pendant plusieurs longs jours de suite, furent pratiquées des punitions de tous genres. Selon leurs réponses, les accusés étaient incarcérés, fouettés, châtiés, bastonnés, torturés et hués.
Saûl se rendit l'acteur principal de ce terrible mouvement exécré de tous les sympathisants du « Chemin ». Redoublant d'énergies, il visitait quotidiennement les unités d'intervention qu'il avait coutume d'appeler « purge de Jérusalem ». Il développait une activité étonnante tout en gardant une surveillance constante sur les autorités administratives, il encourageait les assistants et les préposés, incitait d'autres persécuteurs à combattre les principes de Jésus, sans laisser refroidir le zèle religieux du Sanhédrin.
En une semaine, après les emprisonnements effectués dans la modeste église, eut lieu la mémorable session où Pierre, Jean et Philippe devaient être jugés. L'assemblée exceptionnelle éveilla la plus grande curiosité. Toutes les personnalités éminentes du pharisaïsme dominant étaient réunies là. Gamaliel y comparut laissant percevoir son abattement profond.
D'une manière générale, on commentait l'attitude des mendiants qui, n'ayant pas reçu l'autorisation d'entrer, s'étaient rassemblés en de longues files sur la grande place et protestaient en laissant entendre un brouhaha assourdissant. En vain, ils recevaient des coups de bastonnades à tort et à travers, car la foule de misérables avait atteint des proportions jamais vues jusque là. Le tableau était curieux et alarmant. Prendre des mesures pour vaincre la masse, semblait une tâche impossible. Les pèlerins et les malades se comptaient par plusieurs centaines. Il était inutile de les réprimer isolément, cela ne faisait qu'aggraver la révolte et le désespoir de beaucoup. En hurlant, ils réclamaient la liberté de Simon Pierre. Ils exigeaient dans le tumulte sa libération, comme Ils auraient exigé un legs de droit légitime.
Dans le noble salon, non seulement les assistants commentaient le fait, mais les juges aussi ne dissimulaient pas leur étonnement. Anas lui-même racontait les pressions dont il était l'objet de la part des privilégiés de Jérusalem. Alexandre alléguait qu'à sa résidence avaient afflué des centaines d'affligés pour lui demander sa clémence en faveur des prisonniers. Saûl, de temps en temps, répondait à l'un ou à l'autre par de courts monosyllabes. Son visage sombre traduisait des intentions inférieures à l'égard de la destinée des apôtres de la Bonne Nouvelle qui se trouvaient là devant lui, au fond de la salle, humbles, calmes, sur le banc des criminels ordinaires.
On remarqua alors que Gamaliel avait un entretien privé avec le grand sacrificateur qui dura quelques minutes, ce qui éveilla beaucoup la curiosité de ses collègues présents. Ensuite, le vénérable docteur de la Loi a appelé l'ex-disciple pour un accord particulier avant d'initier les travaux. L'assistance perçut que le rabbin tolérant et généreux allait plaider la cause des continuateurs du Nazaréen.
Quelle sentence sera proposée pour les prisonniers ? - a interrogé le vieil homme sur un ton indulgent dès qu'ils furent éloignés des groupes bruyants.
Comme ils sont Galiléens - a dit Saûl sur un ton emphatique -, le droit de parole dans l'enceinte ne leur sera pas accordé, de sorte que j'ai déjà délibéré de la punition qui les concerne. Je vais proposer la mort pour les trois, avec celle d'Etienne par lapidation.
Que dis-tu ? - s'exclama Gamaliel surpris.
Je ne vois pas d'autre issue - a dit le jeune tarsien -, nous devons extirper le mal par la racine. Je crois que si nous envisageons le mouvement avec tolérance, le prestige du judaïsme sera ébranlé par ses propres mains.
Néanmoins, Saûl - a répliqué le vieux maître avec une profonde bonté -, je dois invoquer l'ascendant que j'ai dans ta formation spirituelle pour défendre ces hommes de la peine de mort.
Le jeune homme capricieux devin livide. Il n'avait pas l'habitude de transiger dans ses idées et décisions. Sa volonté était toujours tyrannique et inflexible. Mais Gamaliel avait toujours été son meilleur ami. Ces mains ridées lui avaient donné les exemples les plus sacrés. À travers elles, il avait reçu beaucoup d'aide chaque jour de sa vie. Il comprit qu'il affrontait un obstacle puissant pour réaliser complètement ses désirs. Le vénérable rabbin perçut sa perplexité, et insista :
Personne plus que moi connaît la générosité de ton cœur et je suis le premier à reconnaître que tes résolutions obéissent au zèle irréprochable pour la défense de nos principes millénaires ; mais le « Chemin », Saûl, semble avoir une grande finalité dans le renouvellement de nos valeurs humaines et religieuses. Qui, parmi nous, s'était rappelé de soutenir les malheureux en leur donnant un foyer aimant et fraternel ? Avant que tu n'entames des actions correctives, j'ai visité cette institution simple et j'ai pu constater l'excellence de son programme.
Le jeune docteur était pâle en entendant de telles idées qui à son avis étaient un signe évident de faiblesse.
Mais serait-il possible - a-t-il dit ahuri - que vous ayez aussi lu l'Évangile des Galiléens ?
Je suis en train de le lire - a confirmé Gamaliel sans hésiter - et je prétends méditer plus longuement sur les phénomènes qui se produisent de nos jours. Je pressens de grandes transformations de toute part. Je prévois de me retirer de la vie publique dans quelques jours afin de prendre le chemin du désert. Il est clair, néanmoins, que ces paroles doivent rester entre nous en gage de notre mutuelle confiance.
Grandement impressionné, le jeune homme de Tarse ne savait pas quoi répondre. Il présumait que son maître respectable était mentalement atteint par excès d'élucubrations. Celui-ci, néanmoins, comme s'il devinait sa pensée, a ajouté :
Ne me crois pas mentalement malade. La vieillesse du corps n'a pas effacé ma capacité de réflexion et de discernement. Je comprends le scandale qui surgirait à Jérusalem si un rabbin du Sanhédrin modifiait publiquement ses convictions les plus intimes. Mais il faut reconnaître que j'en parle à un enfant spirituel. Et en exposant, sincèrement, mon point de vue, je le fais uniquement pour défendre des hommes généreux et justes de la sentence inique et indue.
Votre révélation - s'exclama Saûl précipitamment -me déçoit profondément !
Tu me connais depuis tout petit et tu sais que l'homme sincère ne se sentira pas touché par ceux qui lui font des éloges ou déplorent l'accomplissement d'un devoir sacré.
Et donnant à sa voix un ton affectueux, il lui a demandé avec sollicitude :
Ne me fais pas aller avec toi, dans cette assemblée, assister à des débats publics scandaleux qui portent atteinte à l'expression aimante que toute vérité porte en elle. Tu libéreras ces hommes en témoignage de notre passé d'entendement mutuel. C'est tout ce que je te demande. Laisse-les en paix par amour pour notre attachement. Dans quelques jours, tu n'auras plus besoin d'accorder quoi que ce soit à ton vieux maître. Tu seras mon substitut dans ce cénacle car je prévois d'abandonner la ville prochainement.
Et comme Saûl hésitait, il a continué :
Tu n'auras pas besoin de réfléchir beaucoup. Le grand sacrificateur est informé que pour les prisonniers je plaiderai la clémence.
Mais... et mon autorité ? - a interrogé le jeune avec orgueil. - Comment concilier l'indulgence avec le besoin de réprimer le mal ?
Toute autorité vient de Dieu. Nous ne sommes que de simples instruments, mon fils. Personne n'est rabaissé pour être bon et tolérant. Quant à la mesure la plus digne dans le cas présent, c'est de leur accorder à tous la liberté.
Tous ? - a dit Saûl dans un mouvement impétueux.
Pourquoi pas ? - a confirmé le vénérable docteur de la Loi. - Pierre est un homme généreux, Philippe est un père de famille extrêmement dévoué à l'accomplissement de ses devoirs, Jean est un jeune homme simple, Etienne s'est consacré aux pauvres.
Oui, oui - a interrompu le jeune tarsien. - Je suis d'accord quant à la libération des trois premiers avec une condition. Puisqu'ils sont mariés, Pierre et Philippe pourront rester à Jérusalem limitant leurs activités à l'aide des malades et des nécessiteux ; Jean sera banni ; mais Etienne devra souffrir la sentence capitale. J'ai déjà proposé publiquement la lapidation, et je ne vois pas de raison pour transiger, car pour l'exemple au moins un des disciples du charpentier doit mourir.
Gamaliel comprit la force de cette résolution par la véhémence de ses propos. Saùl a expliqué clairement qu'il ne transigerait pas quant au thaumaturge. Le vieux rabbin n'a pas insisté. Pour éviter un scandale, il comprenait qu'Etienne paierait par le sacrifice. D'ailleurs, considérant le tempérament volontaire de l'ex-disciple à qui la ville avait conféré des attributions si vastes, ce n'était pas peu que d'obtenir la clémence pour les trois hommes justes voués au bien commun.
Comprenant la situation, le respectable rabbin dit : - Très bien qu'il en soit ainsi !
Et, avec un sourire de bonté, il a laissé le jeune homme un peu inquiet et perplexe.
Quelques instants plus tard, à la surprise générale de l'assemblée, Saûl de Tarse, à la tribune, proposait la libération de Pierre et de Philippe, le bannissement de Jean, et réitérait la demande de lapidation pour Etienne, le considérant comme le plus dangereux des éléments du « Chemin ». Les autorités du Sanhédrin appréciant avec satisfaction les décisions prises car ils savaient que la mesure satisferait la foule nombreuse, ont affirmé leur approbation unanime et la mort d'Etienne a été repoussée à une semaine plus tard, invitant Saûl et ses amis à la triste cérémonie publique qu'il présiderait en personne.
LA MORT D'ETIENNE
Malgré ses intenses activités, le jeune homme de Tarse n'avait pas cessé de comparaître régulièrement chez Zacarias où, dans le cœur d'Abigail, il allait trouver le repos nécessaire. Si les luttes à Jérusalem consommaient ses forces, auprès de la femme aimée il semblait les retrouver, au doux ravissement avec lequel il attendait la réalisation de ses plus chers espoirs. Il avait l'impression que le monde était un champ de bataille où il devait combattre pour La loi de Dieu et comme l'Éternel était juste et généreux, il lui avait accordé dans le dévouement de son élue un havre de consolation.
Abigail était son monde sentimental. Les luttes de chaque jour, les mesures sévères qu'imposait sa position, la rigidité avec laquelle il devait traiter les questions confiées à son forum, étaient déversées dans le cœur de sa fiancée, pleine d'amour, de miséricorde et de justice. Elle accueillait ses idées avec une attention aimante, semblait les tempérer de la tendresse de son âme fraternelle, les restituant à son cher fiancé sous forme de suggestions affectueuses et justes.
Saûl s'était habitué à ce précieux échange de chaque jour. Quand manquaient à son cœur les douces consolations de la route de Joppé, il se sentait perturbé par ses sentiments énergiques et impulsifs. Abigail corrigeait son esprit. Elle taillait les bords de son caractère violent et rude, coopérait pour atténuer la sévérité de ses décisions autoritaires. Pendant des heures le jeune tarsien s'enivrait à l'entendre comme si ses sentiments de bonté étaient un aliment doux à son âme que les raisonnements rigoureux du monde avaient l'habitude d'enflammer. Lui qui n'avait pas expérimenté les aventures galantes de son époque, désireux de conserver sa conscience pure en raison de la Loi, avait découvert dans la créature élue la personnification de tous les rêves de sa jeunesse prometteuse.
Pendant la nuit qui suivit la mémorable session du Sanhédrin, Saûl de Tarse, abandonnant toutes les préoccupations d'ordre immédiat, se rendit plus anxieusement à la résidence de Zacarias. Les fatigues du jour avaient ébranlé ses forces. Il voulait gagner rapidement de la distance, se laisser absorber par la tendresse de sa fiancée, oublier les soucis qui brûlaient son esprit travaillé par les plus troublants raisonnements.
La nuit répandait déjà son manteau de clair de lune sur la nature quand le jeune docteur franchit le seuil, surprenant la généreuse famille qu'il salua délicatement et avec affection.
La présence de sa fiancée était pour lui un doux baume qui soulageait son cœur. En quelques instants, il semblait réconforté. Pris de bonne-humeur maintenant qu'il s'abandonnait à ses chaleureuses caresses, il raconta avec enthousiasme ses derniers succès. Zacarias, en tant que pratiquant fidèle de la Loi, lui donnait entièrement raison dans le cadre des décisions assumées. La personnalité d'Etienne fut minutieusement discutée, l'ex-disciple de Gamaliel, naturellement, a présenté le sujet à sa manière, faisant le portrait du prédicateur du « Chemin» comme étant celui d'un homme intelligent et donc dangereux, en vertu des idées révolutionnaires que sa verve inspirée propageait.
Abigail et Ruth écoutaient calmes, alors que tous deux poursuivaient leur entretien
animé.
À un certain moment, attentive à un commentaire direct de Saûl, la jeune fille a demandé :
Mais n'y aurait-il pas au moins un moyen de modifier la peine arbitrée ?
Que désirerais-tu que nous fassions ? - a dit le jeune homme avec emphase. - N'est- ce pas suffisant d'avoir libéré les trois têtes les plus en évidence, si l'on tient compte de la hardiesse de leurs prêches déplacés. Quant à Etienne, tout a été fait pour qu'il retourne à sa retraite en tant que descendant direct des tribus d'Israël. Néanmoins, la révolte a été sa condamnation. Il m'a insulté publiquement au Sanhédrin, il a piétiné nos principes les plus sacrés, il a critiqué les figures les plus représentatives du pharisaïsme avec des illustrations mensongères et ingrates.
Et il conclut :
En ce qui me concerne, je suis satisfait. Je considère la lapidation comme étant l'un des faits les plus importants pour l'avenir de ma carrière. Il certifiera mon zèle à défendre notre patrimoine le plus cher. Nous devons considérer qu'Israël, dans ses jours les plus sombres, a préféré l'émancipation religieuse à l'indépendance politique. Pourrions-nous, par hasard, exposer nos valeurs morales les plus précieuses à l'influence dégradante d'un quelconque aventurier ?
Le jeune homme voulut changer le cours de la conversation, tandis que Ruth ordonnait de servir un verre de vin réconfortant.
Avant de partir, le jeune tarsien a invité sa fiancée à la promenade habituelle. Cette nuit-là, la nature semblait décorée de merveilles. Le clair de lune, qui illuminait toutes les fleurs d'un ton pâle, était saturé de parfums délicieux. Tous deux, la main dans la main, sur le banc rustique, regardaient enivrés ce magnifique tableau. Saûl ressentait un doux réconfort. Il était soulagé. Si Jérusalem assombrissait son esprit dans un tourbillon d'inquiétudes, cette demeure simple sur la route de Joppé semblait le débarrasser de tout le poids de ses dépits, lui apportant un énorme potentiel de consolation.
Maintenant, ma chérie, tout est prêt - dit-il avec sollicitude. - Aujourd'hui à six jours Dalila viendra te chercher personnellement. Tu connaîtras la ville et mes amis honoreront en ton âme généreuse mon heureux choix. Tu es contente ?
Très - a-t-elle murmuré avec tendresse.
Nous avons déjà organisé un vaste programme récréatif. Je veux t'emmener à Jéricho où des personnes de nos relations nous attendent avec une immense joie. À Jérusalem, je te ferai connaître les édifices les plus importants. Tu seras fascinée par le Temple et par les trésors qui y sont conservés par dévouement religieux de notre race. Tu verras la tour des Romains. Mes collègues qui fréquentent la Synagogue des Ciliciens veulent t'offrir un précieux cadeau.
Abigail était extasiée à l'entendre parler. Ce jeune homme impulsif et rude aux yeux étranges, mais affectueux et sensible dans l'intimité, était exactement l'homme idéal attendu par son âme tendre.
Personne ne pourra m'offrir un cadeau plus précieux que ton cœur loyal et généreux qui m'a été envoyé par Dieu - a murmuré la jeune fille avec un franc sourire.
J'ai gagné beaucoup plus - répondit le docteur de Tarse - en recevant le bijou rare de ton affection qui enrichira toute ma vie. Quelquefois, Abigail - continua-t-il avec l'enthousiasme propre à sa jeunesse rêveuse -, dans mon idéal de victoires pour Jérusalem sur les grandes villes du monde, je pense arriver à la vieillesse comme un triomphateur plein de traditions de sagesse et de gloire. Depuis que t'ai rencontrée, ma foi en ma destinée a grandi ; j'ai consolidé mes espoirs, j'aurai ton concours dans la tâche immense qui s'ouvre à mes yeux. Les Romains accordent aux triomphateurs une couronne glorieuse de lauriers et de rosés. Si un jour Jérusalem m'accorde sa couronne triomphale, je ne la porterai pas à mon front, mais je la déposerai à tes pieds en témoignage d'un amour éternel et unique.
Aujourd'hui encore - a continué Saûl confiant en l'avenir -, Gamaliel m'a informé qu'il va prochainement s'éloigner du Sanhédrin pour que je lui succède dans sa prestigieuse position. Là réside, chérie, notre première victoire aux plus grandes proportions. Dès que Dalila reviendra de Tarse, nous pourrons marquer l'heureux jour de nos noces. Je présume qu'en t'ayant toujours à mes côtés, je corrigerai mes impulsions, la tâche me sera plus légère, l'existence plus aisée et plus heureuse. Le foyer est une bénédiction. Et nous aurons ce foyer.
Jamais je ne me suis sentie aussi heureuse -s'exclama la jeune fille avec des larmes
de joie.
Il lui caressait les mains et, comme il désirait la voir partager ses sentiments les plus profonds, il ajouta :
Tu arriveras avec nous en ville, exactement la veille de la mort du prédicateur révolutionnaire. L'acte, conformément à la règle, obéira au cérémonial établi par nos coutumes et je souhaite que tu y assistes en ma compagnie.
Mais, pourquoi ? - lui a-t-elle demandé frémissant légèrement.
Parce que là-bas nous retrouverons nos amis les plus éminents et je désire profiter de l'occasion pour te présenter, indirectement, à eux.
N'y aurait-il pas un moyen de m'épargner ce spectacle ? - a-t-elle insisté timidement. - La mort de mon père au supplice devant les soldats barbares ne m'a jamais quittée.
Saûl ne dissimula pas sa contrariété et répondit :
On dirait que tu ne comprends pas ? Le cas d'Etienne est très différent. Il s'agit d'un homme sans importance pour nous, qui s'arbore en réformateur séditieux et insolent. Sa personnalité représente en fait la continuité de l'irrespect et de l'insulte à la Loi de Moïse initiés dans un mouvement aux vastes proportions par le charpentier halluciné de Nazareth. Tu penses alors que l'on ne doit pas punir les voleurs qui attaquent une résidence ?
Ceux qui blasphèment le sanctuaire de l'Éternel ne méritent-ils pas une punition ?
Elle comprit qu'il déplairait à son fiancé qu'elle démontre une divergence d'opinion, aussi a-t-elle ajouté :
Je vois que tu as vraiment raison. Je ne dois pas discuter tes idées sages et justes. D'ailleurs, j'ai même l'intention de conquérir l'amitié de tes amis au Sanhédrin, car je ne perds pas l'espoir de leur protection en ce qui concerne Jeziel, dès que s'offrira une occasion pour de nouvelles recherches en Achaïe. Mais écoute, Saûl : si tu le permets, j'irai quand la cérémonie touchera à sa fin. D'accord ?
Notant sa bonne volonté conciliante, le jeune tarsien a exprimé un beau sourire de satisfaction.
Oui, nous sommes d'accord. J'espère, néanmoins, que tu y assisteras avec sérénité, certaine que je ne peux prendre que des décisions justes et louables dans l'accomplissement de mon devoir. Il est lamentable que le prisonnier se soit montré récalcitrant au point de m'obliger à des mesures extrêmes. Néanmoins, tu peux croire que j'ai tout fait pour éviter ce dernier recours. J'ai employé toutes les formes de clémence pour le dissuader de faire de si dangereuses allusions, mais sa conduite a été si irritante que toute complaisance est devenue pratiquement impossible.
Ils ont encore échangé, pendant de longs moments, des paroles d'affection que la nuit amicale gardait avec soin sous le manteau lumineux des étoiles. C'étaient les doux serments d'un amour immortel, béni de Dieu, objet le plus élevé de leurs pensées sanctifiées, de leurs projets et de leurs futurs espoirs.
Il était tard quand Saûl l'a quittée, retournant à Jérusalem, l'âme heureuse.
Quelques jours plus tard, Abigail, en compagnie de son fiancé et de sa sœur, se dirigea vers la ville qui présentait à ses yeux de nouveaux tableaux. Le jour même de son arrivée, la maison de Dalila s'était remplie d'amis qui allaient rendre à l'élue de Saûl un hommage en gage de leur admiration. Par ses dons naturels, alliés à une formation d'esprit solide et soignée, la jeune fille de Corinthe séduisait tout le monde. Ses paroles pleines de douceur semblaient profondément lointaines des futilités qui caractérisaient la jeunesse de l'époque. Elle savait appliquer les plus délicates idées pour traiter des sujets les plus variés sur lesquels elle était invitée à se prononcer, tirant de belles déduction de la Loi et des Écrits sacrés pour définir la position de la femme face aux devoirs les plus intimes dans le cadre de la vie familiale. Le docteur de Tarse était fier de remarquer l'admiration générale autour de sa personnalité vibrante et aimable. Synthétisant son plus grand idéal, Abigail remplissait son cœur de merveilleuses promesses. La surprise de ses amis qui le félicitaient du regard apportait à son âme ardente une joie nouvelle.
Le lendemain était clair et beau. Sous le soleil resplendissant de Jérusalem, Saûl a quitté sa fiancée bien-aimée pour s'occuper de bon matin des travaux du Sanhédrin.
Alors à tout à l'heure au Temple - dit-il affectueusement.
Au Temple ? - a demandé Dalila surprise en étreignant Abigail.
Oui - lui répondit-il gentiment -, Abigail assistera à la partie finale de la punition d'Etienne.
Mais comment cela ? - a interrogé la jeune femme. - Des femmes à la cérémonie ?
La lapidation se fera près de l'autel des holocaustes et non dans les atriums sacrés - a- t-il expliqué. À mon avis, rien ne s'opposera à ce que des femmes y assistent, et même s'il s'agit d'une résolution de dernière heure laissée au critère des prêtres, la mesure ne pourra pas toucher une décision personnelle me concernant et je désire qu'Abigail participe à mon premier triomphe pour la défense de nos principes souverains.
Toutes deux ont souri, heureuses d'observer ses excellentes dispositions.
En dernier lieu, Saûl - a dit Abigail d'un geste tranquille et tendre -, ne refuse pas d'offrir au condamné une dernière chance d'éviter la mort. Après deux mois de prison, il est possible qu'il ait changé ses sentiments les plus profonds. Demande-lui, une fois de plus, s'il insiste à insulter la Loi.
Le jeune tarsien lui a envoyé un regard satisfait de reconnaissance, heureux de constater tant de grandeur de cœur et il a répondu :
Je le ferai.
De bonne heure ce jour-là, le plus haut tribunal d'Israël présentait une agitation inhabituelle. L'exécution du prédicateur du « Chemin » était l'objet de nombreux commentaires. Les pharisiens surtout voulaient avoir toutes les informations. Personne ne voulait perdre l'angoissant spectacle. Les membres de la modeste église de Simon Pierre n'osèrent pas s'approcher. Saûl, en tant que persécuteur déclaré et s'utilisant des prérogatives de l'investiture légale, avait ordonné d'annoncer qu'aucun adepte du «Chemin» ne pourrait assister à l'exécution qui allait s'accomplir dans un des grands patios du sanctuaire. De longues files de soldats se trouvaient sur la grande place pour disperser tous groupes de mendiants qui se formeraient avec des intentions inconnues, et dès les premières heures de la matinée, de nombreux mendiants de Jérusalem étaient éloignés des environs à coups de bâtons.
Après midi, des autorités et des curieux se réunirent, avides de sensation, dans l'enceinte du Sanhédrin dans un brouhaha étouffé. On attendait le condamné qui est finalement arrivé entouré d'une escorte armée comme s'il s'agissait d'un malfaiteur ordinaire.
Etienne était bien défiguré même si son visage ne trahissait pas cette sérénité qui lui était caractéristique. Le pas lent, la fatigue extrême, les ecchymoses à ses mains et à ses pieds témoignaient des lourdes souffrances physiques qui lui avaient été infligées à l'ombre du cachot. Une longe barbe modifiait sa physionomie, néanmoins, ses yeux exprimaient toujours la même fulgurance de sa bonté cristalline.
Face à la curiosité générale, Saûl de Tarse l'a dévisagé satisfait. Etienne paierait finalement ses incompréhensions et ses insultes.
À l'instant convoqué, le docteur inflexible a fait la lecture de l'acte. Mais avant de prononcer l'ultime sentence, fidèle à sa promesse, il ordonna aux soldats d'amener le condamné jusqu'à sa tribune. Affrontant le prédicateur de l'Évangile, sans aucune expression de pitié, il l'a interrogé avec rudesse :
Serais-tu disposé, maintenant, à jurer contre le charpentier nazaréen ? Souviens-toi que c'est ta dernière chance de rester en vie.
Ces mots, prononcés mécaniquement, retentirent étrangement aux oreilles du jeune homme de Corinthe qui les reçut dans son âme sensible et généreuse comme de nouveaux dards d'ironie.
N'insultez pas le Sauveur ! - a dit le héraut du Christ avec intrépidité. - Rien au monde ne me fera renoncer à sa tutelle divine ! Mourir pour Jésus est une gloire quand on sait qu'il s'est immolé sur la croix pour l'humanité entière !
Mais un torrent d'injures lui a coupé la parole.
Ça suffît ! Lapidez-le au plus vite ! Mort à l'immonde ! À bas le sorcier ! Blasphémateur!... Calomniateur !
Les cris prenaient des proportions terrifiantes. Quelques pharisiens plus irrités, trompant les gardes, se sont approchés d'Etienne, essayant de le traîner sans compassion.
Néanmoins, au premier mouvement pour tirer son col usé, un morceau de la tunique déchirée leur est resté dans les mains. Les forces armées durent intervenir à ce moment-là pour que le jeune homme de Corinthe ne soit pas massacré par la foule furieuse et délirante. À voix haute, Saûl a ordonné l'intervention des soldats. Il voulait l'exécution du disciple de l'Évangile mais avec tout le cérémonial prévu à cette occasion.
Maintenant le visage d'Etienne était rouge et honteux. À demi-nu, il fut aidé par un légionnaire romain à remettre les restes de ses habits en haillons sur ses reins pour ne pas être complètement nu. La main tremblante par les mauvais traitements reçus, il cherchait à nettoyer la salive que les plus exaltés lui avaient crachée en plein visage. Il avait reçu un coup à l'épaule qui lui causait une douleur intense dans tout le bras. Il comprit que ses derniers instants de vie étaient venus. L'humiliation le faisait profondément souffrir. Mais il s'est souvenu des descriptions de Simon concernant Jésus dans ses derniers instants. Devant Hérode Antipas, le Christ avait souffert des Israélites des ironies identiques. Il avait été battu, ridiculisé, blessé. Presque nu, il avait supporté tous les affronts sans une plainte, sans la moindre expression indigne. Lui qui aimait les malheureux, qui avait œuvré pour fonder une doctrine d'entente et d'amour entre tous les hommes, qui avait béni les plus malheureux et les avait accueillis avec affection, avait reçu la récompense de la croix dans des supplices incommensurables. Alors Etienne se dit : - « Qui suis-je et qui était le Christ ? « Cette interrogation au fond lui apportait une certaine consolation. Le Prince de la Paix avait été traîné dans les rues de Jérusalem sous le coup des plus violentes injures, et c'était le Messie attendu, l'oint du Seigneur ! Pourquoi alors, lui qui n'était qu'un homme fautif, porteur de nombreuses faiblesses, devrait-il hésiter au moment du témoignage ? Et alors que des larmes coulaient sur son visage lacéré, il écoutait la voix caressante du Maître dans son cœur : « Quiconque désireux de participer à mon royaume, se nie lui-même, prend sa croix et suit mes pas ». Il fallait se nier pour accepter le sacrifice salutaire. Au bout de tous les martyres, il devait trouver l'amour glorieux de Jésus avec la beauté de sa tendresse immortelle. Le prédicateur humilié et blessé s'est rappelé de son passé de travail et d'espoirs. Il lui semblait revoir son enfance où le zèle maternel lui avait inculqué les fondements de la foi réconfortante ; ensuite, les nobles aspirations de la jeunesse, le dévouement paternel, l'amour de sa petite sœur que les circonstances du destin lui avaient ravie. En pensant à Abigail, il ressentit de l'angoisse dans son cœur. Maintenant qu'il devait affronter la mort, il désirait la revoir pour ses dernières volontés. Il s'est souvenu de la dernière nuit pendant laquelle ils avaient échangé tant d'impressions de tendresse, tant de promesses fraternelles dans la sombre prison de Corinthe. Malgré les mouvements rénovateurs de la foi dont il partageait les travaux activement à Jérusalem, jamais il n'avait pu oublier son devoir de la retrouver, où qu'elle soit. Pendant ce temps, autour de lui se multipliaient les injures dans un tourbillon de cris et de menaces révoltantes, le condamné pleurait à ces souvenirs.
S'accrochant aux promesses du Christ dans l'Évangile, il ressentait un doux soulagement. L'idée que sa chère sœur resterait en ce monde, livrée à Jésus, soulageait les angoisses de son cœur.
Mais il était à peine sorti de ses pénibles réminiscences qu'il entendit la voix impérieuse de Saûl s'adressant aux gardes :
- Attachez-le à nouveau, tout est consommé, allons dans l'atrium.
Tendant ses poignets, le disciple de Simon Pierre, prêt à être enchaîné, reçut des coups si violents d'un soldat sans scrupules que de ses pouls blessés se mit à jaillir beaucoup de sang.
Néanmoins, Etienne n'eut pas le moindre geste de résistance. De temps en temps, il levait les yeux comme s'il implorait le secours du ciel en ces minutes suprêmes. Malgré les huées et les plaies qui le lacéraient, il ressentait une paix spirituelle inconnue. Toutes les souffrances de ce rituel étaient pour le Christ. Cette heure était son occasion divine. Le Maître de Nazareth avait convoqué son cœur fidèle au témoignage public des valeurs spirituelles de sa glorieuse doctrine. Confiant, il se disait : - « Si le Messie a accepté la mort infamante du Calvaire pour sauver tous les hommes, ne serait-ce pas un honneur que de donner ma vie pour Lui ? » Son cœur toujours avide de rendre témoignage au Seigneur depuis qu'il avait connu l'Évangile de rédemption, ne devrait-il pas se réjouir à l'idée de lui offrir sa propre vie ? Mais l'ordre d'avancer l'arracha aux pensées les plus élevées.
Les pas chancelants du généreux prédicateur du « Chemin » étaient hésitants, mais il était serein et son regard était ferme, il révélait tout son courage dans les derniers moments du témoignage.
Aux premières heures de l'après-midi, le soleil de Jérusalem était un brasier ardent. Malgré la chaleur insupportable, la foule s'était déplacée avec beaucoup d'intérêt. Il s'agissait du premier procès concernant les activités du « Chemin », depuis la mort de son fondateur. En gage de prestige pour la Loi de Moïse, tous les courants judaïques étaient présents, les pharisiens faisaient grand cas de cet événement. À deux pas du condamné, ils s'acharnaient à lui lancer au visage les plus dures injures.
Lui, néanmoins, bien qu'éprouvant une profonde tristesse, marchait à demi-nu, serein, imperturbable.
La salle de réunions du Sanhédrin n'était pas très loin de l'atrium du Temple où la cérémonie macabre se réalisait. Il y avait à peine quelques mètres à faire, là exactement où s'élevait l'énorme autel des holocaustes.
Tout était prêt et conforme aux consignes que Saûl avait données.
Au fond du patio spacieux, Etienne avait été attaché à un tronc pour que la lapidation s'effectue à l'heure exacte.
Les exécuteurs seraient les représentants des diverses synagogues de la ville car c'était une fonction honorable attribuée à ceux qui étaient en condition d'agir pour la défense de Moïse et de ses principes. Chaque synagogue avait indiqué son représentant. Avant de commencer la cérémonie, conformément à la règle, posté près de la victime le chef du rituel, en l'occurrence Saûl, recevait un à un, leur manteau brillant décoré de pourpre qu'il tenait à la main.
Un nouvel ordre du jeune tarsien et l'exécution a commencé entre les éclats de rire. Chaque bourreau visait froidement son point préféré en s'efforçant d'en tirer le plus grand parti.
Des rires unanimes s'en suivaient à chaque coup porté.
Épargnez-lui la tête - dit l'un des plus exaltés -, afin que le spectacle ne perde pas de son intensité et de son intérêt.
Avec attention et enthousiasme, chaque expression du judaïsme accompagnait le bourreau indiqué par les chefs de la synagogue, aux cris de « Mort au traître ! Le sorcier !...
Frappez au cœur, au nom des Ciliciens ! - s'exclama quelqu'un au milieu de la foule.
Ouvrez-lui la jambe pour les Iduméens ! - suivit une autre voix impudente.
Plus ou moins loin de la foule, suivant de près les gestes du condamné, Saûl de Tarse appréciait la vibration populaire, satisfait et vengé. De toute évidence, la mort du prédicateur du Christ était son premier grand triomphe dans la conquête des attentions de Jérusalem et de ses prestigieuses corporations politiques. À cette heure où se focalisaient tant d'acclamations du peuple de sa race, il s'enorgueillissait de la décision qui l'avait amené à poursuivre le «Chemin » sans considération et sans trêve. Cette tranquillité d'Etienne, néanmoins, ne cessait de l'impressionner bien au fond de son cœur volontaire et inflexible. Où pouvait-il puiser une telle sérénité ? Sous les pierres qui le visaient, ses yeux dévisageaient ses bourreaux sans vaciller, sans révéler la moindre crainte, ni le moindre trouble !
Effectivement, attaché à genoux au tronc du supplice, le jeune homme de Corinthe gardait une impressionnante expression de paix dans ses yeux translucides dont les larmes calmes coulaient abondantes. Sa poitrine découverte n'était qu'une plaie sanglante. Ses vêtements en haillons collaient son corps empâté de sueur et de sang.
Le martyr du « Chemin » se sentait soutenu par des forces puissantes et intangibles. À chaque nouveau coup, il sentait s'aggraver les souffrances infinies qui fouettaient son corps macéré, mais au fond, il gardait l'impression d'une douceur sublime. Son cœur battait intensément. Son thorax était couvert de blessures profondes, ses côtes étaient cassées.
En cette heure suprême, il se rappelait les moindres liens de foi qui le retenaient à une vie plus sublime. Il se souvenait de toutes les prières favorites de son enfance. Il faisait son possible pour fixer dans sa rétine le tableau de la mort de son père exécuté et incompris.
Intérieurement, il répétait le Psaume 23 de David, comme il le faisait avec sa sœur, dans les situations qui semblaient insurmontables. « Le Seigneur est mon berger. Je ne manquerai de rien... » Les expressions des Écrits sacrés, comme les promesses du Christ de l'Évangile, étaient au fond de son cœur. Son corps se cassait dans la tourmente, mais son esprit était tranquille et plein d'espoirs.
Maintenant, il avait l'impression que deux mains caressantes passaient légèrement sur ses plaies douloureuses, lui apportant une douce sensation de soulagement. Sans la moindre crainte, il perçut que la sueur de l'agonie était là.
Des amis dévoués venus du plan spirituel entouraient le martyr à la minute suprême. Au summum de ses douleurs physiques, comme s'il était transposé dans des abîmes infinis de perception, le jeune homme de Corinthe a remarqué que quelque chose s'était brisée dans son âme inquiète. Ses yeux semblaient plongés dans des tableaux glorieux émanés d'une autre vie. La légion d'émissaires de Jésus qui l'entourait affectueusement, ressemblait à une cour céleste. Sur le chemin de lumière qui s'ouvrait devant lui, il remarqua que quelqu'un approchait ouvrant ses bras généreux. Aux descriptions faites par Pierre, il réalisa qu'il dévisageait le Maître lui-même dans toute la splendeur de ses gloires divines. Saûl remarqua que les yeux du condamné étaient statiques et fulgurants. C'est alors que le héros chrétien, bougeant ses lèvres, s'exclama à voix haute :
- Voua que je vois les cieux ouverts et le Christ ressuscité dans la grandeur de Dieu !...
C'est alors que deux jeunes femmes s'approchèrent du persécuteur avec des gestes intimes. Dalila livra Abigail à son frère, s'éloignant bientôt pour répondre à l'appel d'un autre ami. La tendre fiancée portait une tunique à la mode grecque qui rehaussait la beauté de son visage. Était-ce en raison de la pénible scène en cours ou la présence de sa bien-aimée, mais on pouvait percevoir que Saûl était un peu gêné et ému. On aurait dit que le courage Indomptable d'Etienne l'avait amené à considérer la tranquillité inconnue qui régnait dans l'esprit du martyr.
Face au tumulte qui l'entourait et remarquant la misérable situation de la victime, la jeune fille ne put contenir un cri de stupeur. Qui était cet homme attaché au poteau de torture? Cette poitrine palpitante pleine de sang, ces cheveux, ce visage pâle qu'une barbe défigurait, ne serait-ce pas son frère ? Ah ! Comment exprimer les immenses angoisses provoquées par l'imprévisible surprise d'une telle heure ? Abigail tremblait. Ses yeux angoissés accompagnaient les moindres mouvements du héros qui semblait indifférent plongé dans l'extase qui l'absorbait. En vain, Saûl attirait discrètement son attention afin de lui épargner des sensations plus pénibles. La jeune femme semblait ne rien voir d'autre que le condamné se noyer dans le sang du martyre. Elle se souvenait maintenant... En s'éloignant de la prison, après la mort de leur père, c'était bien ainsi qu'elle avait laissé Jeziel dans la même position de supplice. L'exécrable poteau, les chaînes impitoyables et son pauvre frère agenouillé ! Elle aurait voulu se lancer au devant des bourreaux, éclaircir la situation, connaître l'identité de cet homme.
À cet instant, ignorant être la cible d'une attention aussi singulière, le prédicateur du «Chemin» est sorti de son impressionnante immobilité. Voyant que Jésus dévisageait mélancoliquement la figure du docteur de Tarse, comme s'il déplorait ses terribles erreurs, le disciple de Simon a ressenti pour son bourreau une amitié sincère dans son coeur. Il connaissait le Christ et Saûl non. Plein d'un sentiment de profonde fraternité et voulant défendre son persécuteur, il s'exclama d'une manière impressionnante :
Seigneur, ne leur imputez pas ce péché !...
Cela dit, il a tourné ses yeux aimants vers son bourreau. C'est ainsi qu'il aperçut près de lui le visage de sa sœur habillée comme elle l'était chez eux pour les jours de fête. C'était bien elle, sa petite sœur aimée dont l'affection si souvent avait fait palpiter son cœur plein de nostalgie et d'espoir. Comment expliquer sa présence ? Qui sait, elle avait peut-être aussi été emportée au royaume du Maître et revenait en esprit pour lui souhaiter la bienvenue dans un monde meilleur ? Il voulut crier sa joie infinie, l'attirer à lui, entendre sa voix chanter les cantiques de David, mourir enveloppé de son amour ; mais sa gorge était muette maintenant. L'émotion le dominait en cette heure extrême. Il sentit que le Maître de Nazareth caressait son front où la dernière lapidation avait ouvert une fleur de sang. Il entendait, très loin, les voix argentines qui chantaient des hymnes d'amour sur les glorieuses origines du Sermon de la Montagne. Incapable de résister plus longtemps au supplice, le disciple de l'Évangile sentit qu'il s'évanouissait.
En écoutant les expressions du condamné et recevant son regard fulgurant et limpide de plein fouet, Abigail ne put dissimuler plus longtemps son angoissante surprise.
Saûl ! Saûl !... C'est mon frère - s'exclama-t-elle atterrée.
Que dis-tu ? - a bégayé tout bas le docteur de Tarse stupéfait. - Ce n'est pas possible ! Tu es devenue folle ?
Non, non, c'est lui ; c'est lui ! - répétait-elle prise d'une pâleur extrême.
C'est Jeziel - insistait Abigail affligée -, chéri, accorde-moi une minute, laisse-moi parler au mourant rien qu'une minute.
Impossible ! - a répliqué le jeune homme consterné.
Saûl, au nom de la Loi de Moïse, par amour pour nos parents, consens - s'exclama-t- elle se tordant les mains.
L'ex-disciple de Gamaliel ne pouvait croire à une telle coïncidence. D'ailleurs, il y avait la différence de nom. Il fallait éclaircir ce point avant tout. De toute évidence, la fausse impression d'Abigail se déferait au premier contact direct avec l'agonisant. Sa nature, sensible et aimante, justifiait ce qui à ses yeux était absurde. Ordonnant rapidement ses réflexions, il dit à sa fiancée avec austérité :
J'irai avec toi identifier le mourant, mais jusqu'à ce que nous puissions le faire, fais taire tes impressions... Pas un mot, tu entends ? Il ne faut pas oublier la respectabilité du lieu où tu te trouves !
Peu après, il fit sèchement appeler un fonctionnaire de haut grade :
Ordonne de faire porter le cadavre au cabinet des prêtres.
Seigneur - a répondu l'autre respectueusement -, le condamné n'est pas encore mort.
Peu importe, exécute mes ordres, je lui arracherai sa confession de repentir à l'heure extrême.
La décision fut appliquée sans plus tarder, tandis que Saûl faisait servir, de manière générale, à ses amis et à ses admirateurs, plusieurs amphores de vin délicieux pour fêter son premier triomphe. Puis, les sourcils froncés, préoccupé, il s'est glissé presque subrepticement jusqu'à la salle réservée aux prêtres de Jérusalem en compagnie de sa fiancée.
Traversant les groupes qui le saluaient avec des acclamations frénétiques, le jeune tarsien semblait hors de lui. Il conduisait délicatement Abigail par le bras mais ne lui adressait pas un mot. La surprise l'avait rendu muet. Et si Etienne était effectivement ce Jeziel qu'il attendait avec tant d'anxiété ? Absorbés par leurs angoissantes réflexions, ils ont pénétré dans la pièce isolée. Le jeune docteur a ordonné à ses assistants de se retirer et a soigneusement fermé la porte.
Abigail s'est approchée de son frère en sang avec une infinie tendresse. Et comme s'il était rappelé à la vie par une force puissante et invincible, tous deux ont remarqué que la victime bougeait sa tête ensanglantée. Dans un immense effort à l'heure de l'agonie suprême, Etienne a murmuré :
-Abigail !...
Sa voix n'était presque qu'un souffle, mais son regard était calme, limpide. En entendant sa voix vacillante et languissante, le jeune tarsien a reculé pris d'effarement. Que signifiait donc tout cela ? Il ne pouvait en douter. La victime de sa persécution implacable était bien le frère bien-aimé de l'élue de son cœur. Par quel mécanisme le destin avait-il produit une telle situation qui ruinerait toute sa vie ? Où était donc Dieu qui ne l'avait pas inspiré dans le dédale des circonstances qui l'avait poussé à l'irrémédiable, à ce cruel résultat ? Il s'est senti possédé par des regrets sans limites. Lui qui avait élu Abigail comme l'ange protecteur de son existence, serait obligé de renoncer à cet amour pour toujours. Son orgueil d'homme ne lui permettrait pas d'épouser la sœur de son ennemi supposé, reconnu et jugé comme un vil criminel. Abasourdi, il est resté là, comme si une force insurmontable le plombait au sol, le transformant en l'objet d'ironies insupportables.
Jeziel ! - s'exclama Abigail baisant et arrosant de larmes le front du mourant - comment est-ce que je te retrouve !... On dirait que ton supplice a duré depuis le jour où nous nous sommes séparés !... - Et elle sanglotait...
Je vais bien... - a dit le disciple de Jésus en faisant son possible pour déplacer sa main droite cassée et laissant percevoir son désir de caresser ses cheveux comme dans leur enfance et dans leur jeunesse. -
Ne pleure pas !... Je suis avec le Christ !...
Qui est le Christ ? - a murmuré la jeune fille -Pourquoi t'appelle-t-on Etienne ? Comment t'ont-ils ainsi changé ?
Jésus... est notre Sauveur... - expliqua l'agonisant dans l'intention de ne pas perdre les minutes qui s'écoulaient rapidement. - Et, maintenant, on m'appelle Etienne... parce qu'un Romain généreux m'a libéré... mais il m'a demandé... le secret absolu. Pardonne- moi... C'est par gratitude que j'ai obéi à son conseil. Personne ne sera reconnu par Dieu si nous ne montrons pas de reconnaissance envers les hommes...
Voyant que sa sœur continuait en sanglots, il a poursuivi :
Je sais que je vais mourir... mais l'âme est immortelle. Je regrette de devoir te laisser... quand je viens à peine de te retrouver, mais je t'aiderai de l'endroit où je serai.
Écoute, Jeziel - s'exclama sa sœur laissant libre cours à ses sentiments -, qu'est-ce que t'a enseigné ce Jésus pour en arriver à une si triste fin ? Celui qui abandonne ainsi un loyal serviteur, ne serait-il pas plutôt un maître cruel ?
Le mourant a semblé l'avertir du regard.
Ne pense pas cela - a-t-il continué avec difficulté. -Jésus est juste et miséricordieux... il a promis qu'il serait avec nous jusqu'à la fin des siècles... plus tard tu comprendras ; à moi, il m'a enseigné à aimer mes bourreaux eux-mêmes...
Elle l'étreignait, affectueuse, versant des larmes abondantes. Après une pause alors que la victime révélait être aux derniers instants de sa vie physique, elle remarqua qu'Etienne s'agitait dans des efforts suprêmes.
Avec qui vais-je te laisser ?
Voici mon fiancé - a éclairci la jeune fille en indiquant le jeune homme de Tarse qui semblait pétrifié.
Le mourant l'a dévisagé sans haine et a dit :
Que le Christ vous bénisse... Pour moi, ton fiancé n'est pas un ennemi, mais un frère... Saûl doit être bon et généreux ; il a défendu Moïse jusqu'au bout... Quand il connaîtra Jésus, il le servira avec la même ferveur... Sois lui une compagne aimante et fidèle...
Mais la voix du prédicateur du « Chemin » était maintenant rauque et presque imperceptible. Aux convulsions de la mort, il regardait Abigail fraternellement attendri.
En entendant ses dernières phrases, le docteur de Tarse est devenu livide. Il voulait être haï, être maudit. La compassion d'Etienne, fruit d'une paix que lui, Saûl, n'avait jamais connue au sommet des positions mondaines, l'impressionnait profondément. Néanmoins, sans savoir pourquoi, la résignation et la douceur de l'agonisant assaillaient son cœur endurci. Et pourtant, il faisait son possible pour ne pas s'émouvoir face à la pénible scène. Il ne plierait pas pour une question de sentimentalisme. Il abominerait ce Christ qui semblait le poursuivre de toute part au point de se placer entre lui et sa femme adorée. L'esprit tourmenté du futur rabbin supportait la pression de mille feux. Il avait méprisé l'orgueil de sa famille et il avait élu Abigail pour compagne des luttes à venir bien que ne connaissant pas ses ascendants. Il l'aimait par les liens de l'âme, il avait découvert dans son délicat cœur féminin tout ce dont il avait rêvé dans ses cogitations d'ordre mondain. Elle synthétisait ses espoirs déjeune homme ; c'était le gage de sa destinée, elle représentait la réponse de Dieu aux appels de sa jeunesse idéaliste. Maintenant s'ouvrait entre eux deux un abîme profond. La sœur d'Etienne ! Personne n'avait osé affronter son autorité dans la vie, excepté cet ardent prédicateur du « Chemin », dont les idées ne pourraient jamais épouser les siennes. Il détestait ce jeune passionné par l'idéal exotique d'un charpentier, et était arrivé à ses fins pour se venger. S'il mariait Abigail, jamais ils ne seraient heureux. Il serait le bourreau, elle la victime. En outre, sa famille, qui était attachée à la rigueur des vieilles traditions, ne pourrait tolérer une telle union, une fois informée.
Il porta ses mains à sa poitrine dominé par un angoissant découragement.
En pleurs, Abigail accompagnait la pénible agonie de son frère dont les dernières minutes s'écoulaient lentement. Une déchirante émotion avait pris possession de toutes ses énergies. Dans la douleur qui lacérait ses fibres les plus sensibles, elle ne semblait pas voir son fiancé qui suivait ses moindres gestes, surpris et atterré. Avec beaucoup de soin, la jeune fille soutenait le front du mourant après s'être assise pour le réconforter affectueusement.
Voyant que son frère lui lançait son dernier regard, elle s'exclama angoissée :
Jeziel, ne t'en va pas... Reste avec nous ! Jamais plus nous ne serons séparés !...
Lui qui expirait presque, chuchotait :
La mort ne sépare pas... ceux qui s'aiment...
Et comme s'il se rappelait quelque chose de très cher à son cœur, il a ouvert grand ses yeux et dans une expression d'une immense joie :
Comme dans le Psaume... de David,.. - dit-il balbutiant - nous pouvons... dire... que l'amour... et la miséricorde... nous ont suivis... tous les jours... de notre vie...10
10 Psaume 23 de David.
La jeune fille écoutait ses derniers mots extrêmement émue. Elle essuyait la sueur sanglante de son visage qui était illuminé d'une sérénité supérieure.
Abigail... - murmura-t-il encore comme dans un souffle -, je m'en vais en paix... Je voudrais que tu dises la prière... des affligés et des agonisants...
Elle s'est souvenue des derniers instants de supplice de leur père, en ce jour inoubliable de leur séparation dans la prison de Corinthe. D'un seul coup, elle a compris qu'à cet instant d'autres forces se trouvaient en jeu. Il ne s'agissait plus de Licinius Minucius et de ses cruels partisans, mais de son fiancé transformé en bourreau par une terrible erreur. Elle a caressé avec plus d'affection encore sa tête sanglante et serra contre elle le mourant comme s'il s'agissait d'un enfant adorable. Alors, bien que rigide et inflexible en apparence, Saûl de Tarse a observé, plus clairement, le tableau qui jamais plus ne lui sortirait de l'esprit. Tenant le mourant fraternellement enlacé, la jeune femme a levé les yeux au ciel d'où coulaient des larmes poignantes. Elle ne chantait pas, mais la prière sortait de ses lèvres comme une supplique naturelle de son esprit à un père aimant qui restait invisible :
Seigneur Dieu, père de ceux qui pleurent,
Des tristes et des opprimés,
Force des vaincus,
Consolation à toutes les douleurs,
Malgré la misère arrière,
Les pleurs de nos erreurs,
En ce monde d'exil
Nous clamons votre amour !
Sur le chemin des afflictions, Dans la nuit la plus tourmentée, Votre source généreuse Est un bien qui ne peut cesser... Vous êtes en tout la lumière éternelle De la joie et de la sérénité. Notre porte d'espoir Qui ne se fermera jamais.
Quand tout nous abandonne En ce monde d'iniquité Quand vient la tempête
Sur les fleurs de l'illusion ! Ô Père, vous êtes la divine lumière, Le chant de la certitude, Triomphant de l'amertume, Triomphant de toute affliction.
Le jour de notre mort,
Dans l'abandon ou dans la tourmente,
Apporte-nous l'oubli
De l'ombre, de la douleur, du mal !...
Pour que dans les derniers instants,
Nous sentions la lumière de la vie
Rénovée etpardonnée
Dans la paix heureuse et immortelle.
Une fois sa prière terminée, Abigail était en larmes. Sous la douce caresse de ses mains, Jeziel s'était apaisé. La pâleur de son visage était cadavérique, alliée à une profonde sérénité physionomique. Saûl a compris qu'il était mort. Et pendant que la jeune fille de Corinthe se levait, doucement, comme si le cadavre de son frère demandait toute la tendresse de son être aimant, le jeune tarsien s'est approché les sourcils froncés et a dit avec austérité :
Abigail, tout est consommé et tout est fini, entre nous aussi.
La pauvre créature s'est retournée avec étonnement. Alors les coups reçus ne lui suffisaient pas ? Serait-ce possible que son fiancé aimé n'ait pas une parole de conciliation généreuse en cette heure difficile de sa vie? Devait-elle recevoir l'humiliation la plus glacée avec la mort de Jeziel et supporter en plus l'abandon ? Consternée par tout ce qu'elle était venue trouver à Jérusalem, elle comprit qu'elle devait rassembler ses forces pour ne pas tomber face aux dures épreuves qui lui avaient été réservées. Et elle perçut alors que l'orgueil de Saûl serait sans consolation. À cet instant, elle en est arrivée aux conclusions les plus lucides quant au rôle qu'elle avait à jouer dans des circonstances aussi embarrassantes. Sans faire appel à sa sensibilité féminine, elle prit le dessus et dit avec dignité et noblesse :
Tout est fini entre nous, pourquoi ? La souffrance ne devrait pas effacer l'amour
sincère.
Tu ne me comprends pas ? - a répliqué le jeune homme avec fierté... - Notre union est devenue impossible. Je ne pourrai épouser la sœur d'un ennemi à la mémoire maudite. J'ai été malheureux en choisissant cette occasion pour ta venue à Jérusalem. Je me sens honteux, non seulement devant la femme avec qui jamais plus je ne pourrai m'unir par le mariage, comme devant mes parents et mes amis, par la situation amère que les circonstances ont placée sur mon chemin...
Abigail était pâle et cruellement surprise.
Saûl... Saûl... n'aie pas honte en ma présence. Jeziel est mort en t'estimant. Son cadavre nous écoute -souligna-t-elle sur un ton peiné. - Je ne peux pas t'obliger à m'épouser, mais ne transforme pas notre affection en haine insensible... Sois mon ami !... Je te serai éternellement reconnaissante pour les mois de bonheur que tu m'as donnés. Je retournerai demain chez Ruth... N'aie pas honte de moi ! Je ne dirai à personne que Jeziel était mon frère, pas même à Zacarias ! Je ne veux pas que nos amis te considèrent comme un bourreau.
L'observant dans cette générosité humble, le jeune homme de Tarse ressentit l'envie de la serrer contre son cœur, comme il l'aurait fait avec un enfant. Il aurait voulu s'avancer, la prendre contre sa poitrine, couvrir de baisers son front gentil et innocent. Mais brusquement lui revinrent à l'esprit ses titres et ses attributions ; il voyait Jérusalem rebellée, bafouant sa réputation d'amères pointes d'ironie. Le futur rabbin ne pouvait pas être perdant ; le docteur de la Loi rigide et implacable devait étouffer l'homme pour toujours.
Se montrant impassible, il a répliqué sur un ton cassant :
J'accepte ton silence concernant les lamentables événements de ce jour ; tu retourneras dès demain chez Ruth, mais tu ne dois pas t'attendre à ce que mes visites continuent, pas même pour une question de courtoisie injustifiable, car par sincérité pour notre race, ceux qui ne sont pas nos amis, sont nos ennemis.
La sœur de Jeziel recevait ces explications avec une profonde surprise.
Alors tu m'abandonneras comme ça, complètement ? - a-t-elle demandé en larmes.
Tu ne seras pas abandonnée - a-t-il murmuré inflexible -, tu as tes amis sur la route de Joppé.
Mais, après tout, pourquoi haïs-tu ainsi mon frère ? Il a toujours été bon. À Corinthe, il n'a jamais offensé personne.
Il était prédicateur de ce maudit charpentier de Nazareth - a-t-il répondu contrarié et dur - ; de plus, il s'est humilié devant la ville entière.
Affligée par la sévérité de ses réponses, Abigail s'est finalement tue. Quel pouvoir avait donc ce Nazaréen pour attirer tant de dévouement et provoquer tant de haine ? Jusque là, elle ne s'était pas intéressée à la personne du célèbre charpentier qui était mort sur la croix comme un malfaiteur ; mais son frère lui avait dit avoir trouvé en lui le Messie. Pour séduire un cœur cristallin comme celui de Jeziel, le Christ ne pouvait pas être un homme vulgaire. Elle se souvint de son frère dans le passé et se disait que face à la révolte paternelle, il avait réussi à se maintenir au-dessus des liens de sang eux-mêmes pour éclairer avec amour son géniteur. S'il avait eu la force d'analyser les actes paternels avec discernement, il fallait que ce Jésus soit très grand pour qu'il se consacre à lui en lui offrant sa propre vie après avoir retrouvé la liberté. À son avis,
Jeziel ne pouvait se tromper. Connaissant sa nature depuis tout petit, il n'était pas possible qu'il se soit laissé leurrer dans ses convictions religieuses. Maintenant, elle se sentait attirée par ce Jésus inconnu et haï injustement. Il avait appris à son frère à estimer ses bourreaux eux-mêmes. Que ne réservait-il pas alors à son cœur assoiffé d'affection et de paix ? Les derniers mots de Jeziel exerçaient sur elle une influence profonde.
Plongée dans de profondes cogitations, elle a remarqué que Saûl avait ouvert la porte et avait appelé quelques assistants qui se précipitèrent pour exécuter ses ordres. En quelques minutes les restes d'Etienne étaient retirés, tandis que de nombreux amis extrêmement loquaces et satisfaits entouraient le jeune couple.
Qu'est-ce que c'est que ça - a demandé l'un d'eux à Abigail -, en observant sa tunique tachée de sang.
Le condamné était Israélite - l'a interrompu le jeune tarsien, désireux d'anticiper toutes explications - et, comme tel, nous l'avons soutenu à l'heure extrême.
Un regard plus sévère a laissé entendre à la jeune fille combien elle devait contenir ses émotions, bien loin et au-delà de toute vérité.
Peu après, le vieux Gamaliel est arrivé, il demanda à son ex-disciple quelques minutes d'attention, en privé.
Saûl - a-t-il dit avec bonté -, je pense partir la semaine prochaine dans une région au- delà de Damas. Je vais retrouver mon frère et profiter de la nuit de la vieillesse pour méditer et me reposer l'esprit. J'en ai déjà informé le Sanhédrin et le Temple, et je crois que dans quelques jours tu seras effectivement en charge de ma fonction.
L'interpellé a fait un léger geste de remerciement dont la froideur déguisait mal l'abattement qui assaillait son âme.
Néanmoins - continua le généreux rabbin avec déférence, j'ai une dernière demande à te faire : Voilà, je considère Simon Pierre comme un ami. Cette confession pourrait te scandaliser mais, il me plaît de la faire. Je viens de recevoir sa visite, il sollicite mon interférence pour que le cadavre de la victime d'aujourd'hui soit livré à l'église du « Chemin », où il sera enterré avec beaucoup d'amour. En tant qu'intermédiaire de cette requête, j'espère que tu ne me refuseras pas cette faveur.
Vous dites « victime »? - a demandé Saûl consterné. - L'existence d'une victime suppose un bourreau et je ne suis le bourreau de personne. J'ai défendu la Loi jusqu'au bout.
Gamaliel a compris l'objection et a répliqué :
Ne vois pas l'ombre d'une récrimination dans mes propos. Ni l'heure, ni le lieu, ne se prêtent à des discussions. Mais pour ne pas faire défaut à la sincérité que tu m'as toujours connue, je dois te dire en quelques mots que je suis arrivé à de sérieuses conclusions concernant le dit charpentier de Nazareth. J'ai mûrement réfléchi à son œuvre parmi nous ; néanmoins, je suis vieux et épuisé pour initier tout mouvement rénovateur au sein du judaïsme. Dans notre existence, il arrive une phase où il n'est plus licite d'intervenir sur les problèmes collectifs ; mais à tout âge, nous pouvons et nous devons œuvrer à l'illumination ou à l'amélioration de nous-mêmes. C'est ce que je vais faire. Le désert, dans la majesté calme de la solitude, a toujours séduit nos ancêtres. Je quitterai Jérusalem, je fuirai le scandale que mes nouvelles idées et mes justes attitudes provoqueraient ; je chercherai la solitude pour trouver la vérité.
Saûl de Tarse était stupéfait. Gamaliel aussi semblait souffrir de l'influence des étranges sortilèges ! Il n'y avait aucun doute, les hommes du « Chemin » l'avaient ensorcelé, terrassant ses dernières énergies... le vieux maître avait fini par capituler dans une attitude aux conséquences imprévisibles ! Il allait réfuter, discuter, le rappeler à la réalité, quand le vénérable mentor de sa jeunesse pharisienne, laissa percevoir qu'il saisissait les vibrations antagoniques de son esprit ardent, et lui dit :
Je connais déjà la teneur de ta réponse. Tu me juges faible, vaincu, et chacun analyse comme il le peut ; mais ne m'impose pas l'ennui de la controverse. Je ne suis ici que pour solliciter une faveur de ta part et j'espère que tu ne me la refuseras pas. Puis-je prendre des mesures pour faire retirer les restes d'Etienne immédiatement ?
Il voyait bien que le jeune homme de Tarse hésitait, oppressé par des pensées singulières.
Accepte, Saûl !... C'est la dernière requête de ton vieil ami !...
J'accepte - a-t-il finalement dit.
Gamaliel l'a salué avec un geste de sincère reconnaissance.
À nouveau entouré de nombreux amis qui essayaient de le divertir, le jeune docteur de la Loi se révélait être étranger à lui-même. En vain, il levait son verre pour commémorer. Le regard vague, inquiet, il démontrait la profonde aliénation où il était plongé. Les événements inattendus avaient provoqué en lui un tourbillon de pensées angoissantes. Il voulait penser, désirait se recueillir seul pour faire l'examen nécessaire des nouvelles perspectives données à sa destinée, mais jusqu'au lever du soleil, il fut obligé de rester dans le cadre des conventions sociales et s'occuper de ses amis jusqu'au bout.
Prétextant devoir changer ses vêtements tachés de sang, Abigail s'était rapidement retirée après l'entrevue de Gamaliel.
Chez Dalila, la pauvre petite avait été prise d'une forte fièvre, affligeant et alarmant tous ceux qui se trouvaient là.
À la tombée de la nuit, Saûl était retourné chez sa sœur où il fut informé de l'état de la patiente.
Résolument décidé à changer le cours de sa vie, il cherchait à étouffer sa propre émotion pour envisager les faits avec le plus grand naturel.
En larmes, craignant de tomber malade, la jeune fille de Corinthe a demandé qu'on la reconduise chez Zacarias. En vain, Dalila et ses parents démontrant leur sympathie ont cherché à intervenir. L'appel d'Abigail à l'esprit énergique de Saûl fut exposé de façon bouleversante et, avec la sévérité qui caractérisait ses attitudes, l'ex-disciple de Gamaliel a pris toutes les mesures nécessaires pour la satisfaire.
Dans la soirée, avec grand soin, une modeste charrette sortait de Jérusalem par la route de Joppé.
Ruth reçut la jeune fille dans ses bras, émue et angoissée. Elle et son mari se sont alors rappelés que ce ne fut qu'à l'occasion de la mort de son père, qu'Abigail avait eu une fièvre aussi forte, accompagnée d'une faiblesse aussi profonde. Les sourcils froncés, Saûl les écoutait, s'efforçant de dissimuler son émotion. Et pendant que les amis de la jeune fille cherchaient à l'assister de tout leur amour, le futur rabbin, perdu dans un nuage d'idées conflictuelles, se dirigeait vers Jérusalem, dans l'intention de ne plus retourner à Joppé.
ABIGAIL CHRÉTIENNE
Depuis le martyre d'Etienne, le mouvement de persécution de tous les disciples ou sympathisants du « Chemin » s'était aggravé à Jérusalem. Comme s'il était pris d'une véritable hallucination en remplaçant Gamaliel aux fonctions religieuses les plus importantes de la ville, Saûl de Tarse était fasciné par des suggestions de fanatisme cruel.
D'impitoyables débordements furent ordonnés concernant toutes les familles qui révélaient une inclination ou une sympathie pour les idées du Messie nazaréen. La modeste église où la bonté de Pierre ne cessait de secourir les plus malheureux, était rigoureusement gardée par des soldats qui avaient pour ordre d'empêcher les prêches qui étalent une douce consolation pour les malheureux. Aveuglé par l'idée de protéger le patrimoine pharisaïque, le jeune tarsien se livrait aux plus grands égarements et tyrannies. Des hommes de bien furent expulsés de la ville sur de simples soupçons. Des ouvriers honnêtes et jusqu'à des mères de famille étaient interpellés dans de scandaleux procès publics que le persécuteur mettait en œuvre. Un exode d'une grande ampleur s'est alors initié comme Jérusalem n'en avait pas vu depuis longtemps. La ville se mit à manquer de travailleurs. À sa douce consolation, le « chemin » avait séduit l'âme du peuple, fatigué d"incompréhension et de sacrifices. Débarrassé des illustres conseils de Gamaliel qui s'était retiré dans le désert, et sans l'affectueuse assistance d'Abigail qui lui donnait de généreuses inspirations, le futur rabbin semblait fou, comme si son cœur dans sa poitrine s'était asséché. En vain, des femmes désarmées demandaient sa pitié ; inutilement, des enfants misérables imploraient sa complaisance pour leurs parents abandonnés comme de malheureux prisonniers.
Le jeune tarsien semblait dominé par une indifférence criminelle. Les suppliques les plus sincères se heurtaient dans son esprit à une pierre arrière. Incapable de pénétrer les circonstances qui avaient modifié ses plans et ses espoirs de vie, il imputait l'échec de ses rêves de jeunesse à ce Christ qu'il n'avait pas réussi à comprendre. Il le haïrait aussi longtemps qu'il vivrait. Comme il ne pouvait le rencontrer pour se venger directement, il le persécutait à travers ses adeptes de toute part. À son avis, c'était lui, le charpentier anonyme qui était la cause de ses échecs concernant l'amour d'Abigail, maintenant que son cœur impulsif était prisonnier de sentiments étranges qui, jour après jour, creusaient de profonds abîmes entre son visage inoubliable et ses souvenirs les plus aimants. Il n'était plus retourné chez Zacarias, et bien que ses amis de la route de Joppé demandent de ses nouvelles, il restait irréductible dans son égoïsme suffocant. De temps en temps, il était oppressé par une nostalgie singulière. Il ressentait l'immense manque de tendresse d'Abigail dont le souvenir ne s'était jamais plus effacé de son âme endurcie et inquiète. Aucune autre femme ne pourrait la remplacer dans son cœur. Entre des angoisses extrêmes, il se rappelait l'agonie d'Etienne, son enviable paix de conscience, ses mots d'amour et de pardon ; puis c'était sa fiancée agenouillée implorant son soutien avec un éclair de générosité dans ses yeux suppliants qui lui revenait en mémoire. Jamais il n'oublierait cette prière angoissée et émouvante qu'elle avait prononcée en étreignant son frère aux derniers instants de sa vie. Malgré la persécution cruelle qui l'avait transformé en l'acteur principal de toutes les activités contre l'humble église du « Chemin », Saûl sentait que des besoins spirituels se multipliaient dans son esprit assoiffé de consolation.
Huit mois de luttes incessantes passèrent depuis la mort d'Etienne, quand le jeune tarsien, capitulant face à la nostalgie et l'amour qui dominaient son âme, décida de revoir le paysage fleuri de la route de Joppé où, certainement, il reconquerrait l'affection d'Abigail pour réorganiser tous ses projets d'un avenir heureux.
Il prit son petit véhicule le cœur oppressé. Combien d'hésitations n'avait-il pas vaincues pour faire marche arrière, humiliant sa vanité d'homme conventionnel et inflexible ! La lumière crépusculaire remplissait la nature de reflets d'or fulgurant. Ce ciel si bleu, la végétation en friche, les brises bienfaisantes de l'après-midi étaient les mêmes. Il se sentait revivre. Des rêves et des espoirs aussi restaient intangibles. Et il réfléchissait à la meilleure manière de regagner le dévouement de l'élue de son cœur sans humilier sa vanité. Il lui raconterait son désespoir, lui parlerait de ses insomnies, de la continuité de l'immense amour qu'aucune circonstance n'avait pu détruire. Bien que restant ferme dans son intention d'omettre toute allusion faite au charpentier de Nazareth, il lui parlerait de ses remords de ne pas lui avoir tendu une main amie à l'instant où tous les espoirs de son âme féminine s'étaient effondrés, devant l'imprévisible et pénible décès de son frère dans des circonstances si amères. Il éclaircirait en détail ses sentiments. Il allait devoir faire référence au souvenir indélébile de sa prière angoissante et ardente alors qu'Etienne pénétrait au seuil de la mort. Il l'attirerait à son cœur qui ne l'avait jamais oubliée, baiserait ses cheveux, formulerait de nouveaux projets d'amour et de bonheur.
Plongé dans de telles pensées, il a atteint la porte d'entrée, remarquant en passant les rosiers en fleur.
Son cœur battait effréné quand Zacarias est apparu grandement surpris. Une longue accolade marqua leurs retrouvailles. Abigail fut l'objet de ses premières questions. Étrangement, il remarqua que brusquement Zacarias était devenu triste.
Je pensais que tes amis t'avaient déjà appris la triste nouvelle - a-t-il commencé à dire, tandis que le jeune homme l'écoutait anxieux. -, voilà plus de quatre mois qu'Abigail est tombée malade des poumons et, pour parler franchement, nous n'avons pas du tout d'espoir.
Saûl devint livide.
Peu après être revenue précipitamment de Jérusalem, elle est restée un peu plus d'un mois entre la vie et la mort. En vain nous nous sommes efforcés, Ruth et moi, de lui rendre sa vigueur et les couleurs de sa jeunesse. La pauvre petite s'est mise à maigrir et, peu de temps après, elle est restée alitée abattue. Pris d'angoisse, j'ai sollicité ta présence, afin de faire notre possible dans son intérêt, mais tu n'es pas apparu. Il me semblait qu'un nouvel environnement lui ferait du bien et lui rendrait sa santé, mais j'ai manqué de moyens pour des mesures plus appropriées comme cela s'imposait.
Mais, Abigail s'est-elle plainte à mon sujet ? - a demandé Saûl, affligé.
Absolument pas. D'ailleurs, son retour inattendu de Jérusalem, sa soudaine maladie et ton injustifiable éloignement de cette maison étaient pour nous une source de doutes et de craintes. Mais rapidement après une période de forte fièvre, elle allait mieux et nous tranquillisait à ton sujet. Elle nous a expliqué la raison de ton absence, a dit qu'elle avait été informée de tes nombreuses tâches et charges politiques ; elle s'est rapportée avec gratitude à l'accueil que tes parents lui avaient fait et quand Ruth, pour la consoler, qualifia ton attitude d'ingrate, Abigail a toujours été la première à te défendre.
Saûl voulut dire quelque chose alors que Zacarias marquait une pause, mais rien ne lui passa par la tête. L'émotion que lui causait la noblesse spirituelle de sa fiancée bien-aimée, paralysait ses idées.
Malgré tous ses efforts pour nous tranquilliser -continua le mari de Ruth -, nous avions l'impression que notre fille adoptive était dominée par des chagrins profonds qu'elle cherchait à nous cacher. Tant qu'elle pouvait marcher, elle visitait les pêchers, à la même heure qu'elle avait l'habitude de le faire avec toi. Au début, ma femme la surprenait à pleurer dans les ombres de la nuit ; mais ce fut en vain que nous avons cherché à connaître la cause de ses intimes souffrances. La seule raison qui se présentait était justement celle de la maladie qui commençait à miner son organisme. Plus tard, pendant une semaine un pauvre vieillard appelé Ananie est passé par ici. Il se produisit alors un phénomène étrange : Abigail l'avait rencontré chez nos locataires et, tous les après-midi, elle passait des heures de suite à l'écouter, manifestant dès lors une grande force spirituelle. À son départ, le pauvre mendiant lui a donné en guise de souvenir quelques parchemins avec les enseignements du célèbre charpentier de Nazareth...
Du charpentier ? - l'a coupé Saûl évidemment contrarié. - Et ensuite ?
Elle est devenue une lectrice assidue du dit Évangile des Galiléens. Nous avons réfléchi à l'idée de l'éloigner d'une telle nouveauté spirituelle, mais Ruth se dit qu'il s'agissait, maintenant, de son unique distraction. Et effectivement, depuis qu'elle se mit à parler de ce Jésus nazaréen si controversé, nous avons observé qu'Abigail était pleine de profondes consolations. Et le fait est que nous ne l'avons plus vue pleurer, même si la pénible expression d'amertume et de mélancolie ne quittait pas son visage abattu. Dès lors, sa conversation semblait avoir acquis des inspirations différentes. La douleur s'était transformée en une réconfortante expression de joie intime. Et elle parlait de toi avec un amour de plus en plus pur. Elle donnait l'impression d'avoir découvert dans les mystérieux replis de son âme, l'énergie d'une vie nouvelle.
Après un soupir, Zacarias finissait :
Mais malgré tout, ce changement n'a pas altéré la marche de la maladie qui la dévore lentement. Quotidiennement, nous la voyons aller vers la tombe comme un pétale de fleur est emporté par le souffle du vent fort.
Saûl ressentait une évidente angoisse. Une douloureuse émotion pénétrait son âme généreuse et sensible. Que dire ? Son esprit pliait sous le poids d'amères interrogations. Qui était, donc, ce Jésus à qui il se butait de toute part ? L'intérêt d'Abigail pour l'Évangile persécuté révélait la victoire du charpentier nazaréen qui contrastait avec les rêves de sa jeunesse.
Mais, Zacarias - a demandé le docteur de Tarse irrité -, pourquoi n'as-tu pas empêché un tel contact ? Ces vieux sorciers parcourent les routes semant la confusion. Cette condescendance me surprend puisque notre fidélité à la Loi ne l'admet pas, ou pour le moins n'admettra jamais de concessions.
L'interpellé reçut la récrimination avec sérénité et a souligné :
Avant tout, il convient de considérer que j'ai demandé en vain le secours de ta présence pour me guider. De plus, qui aurait le courage d'arracher le remède à une malade bien-aimée ? Depuis que j'ai constaté sa résignation sanctifiée, j'ai fait en sorte de ne pas me rapporter à ses nouveaux points de vue en matière de croyance religieuse.
Et comme si Saûl était plongé dans de profonds schismes, sans savoir quoi répondre, Zacarias conclut :
Viens avec moi, tu verras de tes propres yeux !...
Hésitant, le jeune homme a suivi ses pas. Des idées s'embrouillaient dans sa tête. Affligé, ces nouvelles inattendues empoisonnaient son cœur.
Allongée dans son lit, assistée par l'affection maternelle de Ruth, la jeune femme de Corinthe exprimait sur son visage un abattement profond. Très maigre, sa peau avait la couleur de l'ivoire, mais son regard lucide exhibait un calme spirituel absolu. Une affectueuse sérénité s'affichait sur sa figure attristée. De temps en temps, la dyspnée revenait avec des souffrances prolongées, elle se tournait alors vers la fenêtre ouverte, comme si elle espérait trouver le remède à sa fatigue dans les brises fraîches qui venaient du sein généreux de la nature.
À la voir, Saûl n'a pas dissimulé son étonnement. La jeune fille, à son tour, recevant son heureuse surprise, fut prise d'une joie sincère et débordante.
En guise de salut, ils ont échangé des sentiments affectueux tandis que leurs yeux traduisaient toute la nostalgie angoissante avec laquelle ils avaient attendu cet instant. Le futur rabbin caressait ses tendres mains qui semblaient maintenant formées d'une cire translucide. Ils ont parlé de l'espoir qu'ils avaient constamment nourri avant de se retrouver. Et remarquant qu'ils désiraient un peu d'intimité pour être plus à l'aise, Zacarias et Ruth se sont discrètement retirés.
Abigail ! - s'exclama Saûl profondément ému, dès qu'ils furent seuls - j'ai renoncé à mon orgueil et à ma vanité d'homme public pour venir jusqu'ici te demander si tu m'as pardonné et si tu ne m'as pas oublié !
T'oublier ? - lui a-t-elle répondu les yeux larmoyants. Aussi rude et longue que la saison du soleil ardent puisse être, la feuille du désert ne pourrait oublier la pluie bénéfique qui lui a donné vie. Et ne viens pas me parler de pardon non plus, car comment quelqu'un pourrait-il se pardonner lui-même ? Tu sais bien Saûl que c'est pour l'éternité que nous appartenons l'un à l'autre. Plusieurs fois, ne m'as-tu pas dit que j'étais le cœur de ton cerveau ?
Entendant le timbre caressant de cette voix aimée, le jeune de Tarse fut ému au plus profond de son être exalté et ardent. Cette humilité et ce ton de tendresse pénétraient son cœur, reconquérant son discernement pour aller vers le droit chemin.
Et tenant, entre les siennes, les mains pâles de sa fiancée, il s'exclama avec une étincelle de joie dans les yeux :
Pourquoi dis-tu que « tu étais le cœur », puisque tu l'es encore et le seras toujours ? Dieu bénira nos espoirs. Nous réaliserons notre idéal. Je suis là aujourd'hui pour t'emporter avec moi. Nous aurons un foyer, tu en seras la reine !...
Dominée par une indicible joie, sa fiancée le regardait en larmes et murmura :
J'ai peur, Saûl, que les foyers de la terre n'aient pas été faits pour nous !... Dieu sait combien j'ai ardemment désiré être la mère aimante de tes enfants ; comme j'ai gardé cet idéal en toutes circonstances pour embellir ton existence de mon affection ! Dans ma jeunesse, à Corinthe, j'ai vu des femmes qui gaspillaient les trésors du ciel symbolisés en l'amour du mari et des enfants ; et je pensais que le Seigneur m'accorderait le même patrimoine d'espoirs divins, aussi ai-je attendu les bénédictions du sanctuaire domestique pour les glorifier de tout mon cœur. Pour les exalter, j'idéalisais la vie de l'homme aimé qui m'aiderait à élever l'autel de notre progéniture ; et quand tu es venu à moi, j'ai fait les grands projets d'une vie sainte et heureuse où nous pourrions honorer Dieu.
Saûl l'écoutait ému. Jamais il n'avait observé une si grande force de raisonnement et de lucidité dans ce ton de tendresse sereine.
Mais le ciel - a-t-elle continué résignée - m'a retiré la possibilité d'un tel bonheur sur terre. Dans mes premiers jours de solitude, je visitais les endroits solitaires, comme à te chercher, suppliant le secours de ton affection. Nos pêchers favoris semblaient dire que jamais plus tu ne reviendrais ; la nuit amie me conseillait de t'oublier ; le clair de lune, que tu m'avais enseigné à apprécier, aggravait mes souvenirs et diminuait mes espoirs. Du pèlerinage de chaque nuit, je revenais les yeux pleins de larmes, filles du désespoir de mon cœur. En vain, je cherchais ta parole réconfortante. Je me sentais profondément seule. Pour me souvenir de toi et suivre tes conseils, je me rappelais que tu avais attiré mon attention, lors de notre dernière rencontre, sur l'amitié de Zacarias et de Ruth. Il est vrai que je n'ai d'autres amis plus fidèles et généreux qu'eux ; néanmoins, je ne pouvais être un poids dans leur vie, au-delà de ce que je suis déjà. J'ai donc évité de leur confier mes peines. Pendant les premiers mois de ton absence, j'ai souffert sans consolation de mon grand malheur. C'est alors qu'est apparu ici un vieillard respectable, du nom d'Ananie qui m'a fait connaître la lumière sacrée de la nouvelle révélation. J'ai découvert l'histoire du Christ, le Fils du pieu vivant ; j'ai dévoré son Évangile de rédemption, je me suis édifiée à travers ses exemples. Dès cette heure, je t'ai mieux comprise, connaissant ma propre situation.
Brusquement un accès de toux lui a coupé la parole.
Les mots de sa fiancée tombaient dans son cœur comme des gouttes de fiel. Jamais il n'avait ressenti une douleur morale aussi aiguë. Alors qu'il constatait la sincérité naturelle de ses propos, la douce affection de ces confessions, il se sentait rongé par d'acerbes remords. Comment avait-il pu abandonner, ainsi, l'élue de son âme, négligeant sa fidélité et son amour? Où avait-il trouvé une telle dureté d'esprit pour oublier des devoirs aussi sacrés ?
Maintenant, il la retrouvait mourante, déçue de ne pouvoir réaliser sur terre les rêves de sa jeunesse. Et par-dessus tout, le charpentier haït semblait prendre sa place dans le cœur de sa fiancée adorée. À ce moment-là, il ne ressentait pas seulement le désir d'exterminer sa doctrine et ses adeptes, mais son âme capricieuse crevait de jalousie. De quels pouvoirs pouvait donc disposer le Nazaréen obscur et martyrisé sur la croix pour conquérir les sentiments les plus purs de sa chère fiancée ?
Abigail - a-t-il dit ému -, abandonne les tristes idées qui pourraient empoisonner les rêves de notre jeunesse. Ne te livre pas à des illusions. Renouvelons nos espoirs. Bientôt tu seras rétablie. Je sais que tu m'as pardonné la mort de ton frère, et ma famille te recevra à Tarse avec des joies sincères ! Nous serons heureux, très heureux !...
Ses yeux semblaient planer dans une région de rêves délicieux, cherchant à raviver dans le cœur aimé leurs projets de bonheur sur terre.
Elle, néanmoins, au milieu des sourires et des larmes, ajouta :
Sincèrement, chéri, moi aussi je désirerais revivre !... Être tienne, entretenir tes rêves de jeunesse, inventer des étoiles pour le ciel de ton existence ; tout cela constitue mon idéal de femme !... Ah ! Si je le pouvais, j'irais voir tes parents avec amour, je partirais à la conquête de leur cœur, au prix d'une grande affection ; mais je pressens que les plans de Dieu sont autres en ce qui concerne nos destins. Jésus me rappelle à sa famille spirituelle...
Pauvre de moi ! - s'exclama Saûl lui coupant la parole - de toute part, je me heurte à l'image du charpentier de Nazareth ! Quel fléau ! Ne dis pas de telle chose. Dieu ne serait pas juste s'il t'arrachait à mon affection. - Qui pourrait, alors, comme ce Christ, s'opposer à nos vœux ?
Mais d'un geste suppliant, Abigail le fixa et lui dit :
Saûl, à quoi bon se désespérer ? Ne vaudrait-il pas mieux nous incliner avec patience devant les desseins sacrés ? Ne nourrissons pas de doutes préjudiciables. Ce lit est fait de méditation et de foi, le sang, à plusieurs reprises, m'a déjà étouffée me prédisant la fin. Mais nous croyons en Dieu et nous savons que cette fin n'est que corporelle. Notre âme ne mourra pas, nous nous aimerons éternellement...
Je ne suis pas d'accord - répondit-il extrêmement affligé -, ces présomptions sont le fruit d'enseignements absurdes, comme ceux de ce fanatique nazaréen qui est mort sur la croix entre l'humiliation et la lâcheté. Jamais tu n'as été aussi mélancolique et découragée ; seules les sorcelleries des Galiléens pouvaient te convaincre de telles absurdités funestes. Mais, cherche à raisonner par toi-même ! Que t'a donné le crucifié si ce n'est la tristesse et la désolation ?
Tu te trompes, Saûl ! Je ne me sens pas abattue, bien que convaincue de l'impossibilité de mon bonheur sur terre. Jésus n'a pas été un maître vulgaire de sortilèges, il a été le Messie qui a répandu la consolation et la vie. Son influence a renouvelé mes forces, m'a remplie d'enthousiasme et d'une vraie compréhension des concepts suprêmes. Son Évangile de pardon et d'amour est le trésor divin des malades et des démunis en ce monde.
Le jeune homme n'arrivait pas à dissimuler l'irritation qui envahissait son âme.
Toujours le même refrain - a-t-il dit confus -invariablement, l'affirmation d'être venu pour les malheureux, les malades et les déshérités. Mais, les tribus d'Israël ne se composent pas seulement de créatures de cette espèce. Et les hommes valeureux du peuple élu? Et les familles de traditions respectables ? Seraient-ils privés de l'influence du Sauveur ?
J'ai lu les enseignements de Jésus - a répondu la jeune femme avec fermeté - et je pense comprendre tes objections. Le Christ, en accomplissant la parole sacrée des prophètes, nous révèle que la vie est un ensemble de nobles afflictions de l'âme afin que nous allions vers Dieu par les droits chemins. Nous ne pouvons concevoir le
Créateur comme un juge oisif et lointain, mais comme un Père voué aux bienfaits de ses enfants. Les hommes valeureux à qui tu fais référence, les exemptés des maladies et des souffrances, en possession de bénédictions réelles de Dieu, devraient être des enfants vaillants, soucieux d'accomplir la tâche qu'ils ont été appelés à mener à bien, au profit du bonheur de leurs frères. Mais dans le monde, contre nos tendances supérieures, l'ennemi s'installe dans notre propre cœur. L'égoïsme attaque la santé, la jalousie nuit au mandat divin, comme la rouille et la teigne abîment nos vêtements et nos objets quand nous les négligeons. Ils sont rares ceux qui se rappellent de la protection divine dans les jours joyeux de l'abondance, tout comme rares sont ceux qui travaillent ignorant l'aiguillon. Cela démontre que le Christ est un guide pour tous, il est une consolation pour ceux qui pleurent et une orientation pour les âmes éclairées appelées par Dieu à contribuer aux intérêts sacrés du bien.
Saûl était impressionné par cette clarté de raisonnement. Mais la conversation exigeait de la patiente de plus grands efforts et augmentait d'autant sa fatigue. Sa respiration était devenue difficile et le sang ne tarda pas à jaillir de sa poitrine dans une hémoptysie prolongée. Cette souffrance, marquée de tendresse et d'humilité, émouvait et exaspérait profondément son fiancé. Il comprit qu'il serait impitoyable d'attaquer dans de telles circonstances ce Jésus qu'il devait poursuivre jusqu'au bout. Il ne voulait pas croire que son Abigail était à la veille de mourir. Il préférait regarder l'avenir avec optimisme. Une fois rétablie, il la ferait revenir à ses anciens points de vue. Il ne tolérerait pas l'intromission du Christ dans le sanctuaire domestique. Dans son effort introspectif, néanmoins, il en conclut qu'il devait faire une trêve à ses pensées antagoniques pour cogiter des problèmes essentiels à sa propre tranquillité. Après la crise qui dura quelques longues et tristes minutes, la jeune patiente avait retrouvé ses grands yeux calmes et lucides. La contemplant dans cette douce attitude de suprême résignation, Saûl de Tarse ressentit de tendres commotions. Son tempérament impétueux se livrait facilement aux sentiments extrêmes. Les yeux larmoyants, il s'approcha davantage de sa fiancée bien-aimée. Il désira la caresser comme il l'aurait fait à un enfant.
Abigail - a-t-il murmuré tendrement -, ne parlons plus d'idées religieuses. Pardonne- moi! Rappelons-nous de notre florissant avenir, oublions tout pour consolider nos plus beaux espoirs.
Ses paroles bouillonnaient ardentes d'émotion. L'affection qu'il manifestait était le symptôme du repentir et des aspirations nobles et sincères qui travaillaient, maintenant, son esprit angoissé. Néanmoins, comme si elle était prisonnière d'un étrange abattement après de si grands efforts, la jeune fille de Corinthe était languissante, craignant de continuer leur conversation, vu les quintes qui la menaçaient fréquemment. Inquiet, il a compris ce qui se passait et serrant ses mains transparentes, il les a tendrement embrassées.
Tu dois te reposer - a-t-il dit sur un ton aimant -, ne t'inquiète pas pour moi. Je te donnerai de mes propres forces. Bientôt tu seras rétablie.
Et après l'avoir enveloppée d'un regard plein de gratitude et d'une infinie tendresse, il conclut :
Je reviendrai te voir tous les soirs dès que je pourrai m'éloigner de Jérusalem, et quand tu le pourras nous retournerons voir le clair de lune dans le jardin pour que la nature bénisse nos rêves sous les yeux de Dieu.
Oui, Saûl - a-t-elle dit posément -, Jésus nous accordera le meilleur. De toute manière, tu seras à jamais dans mon cœur, pour toujours, toujours...
Le docteur de la Loi allait se retirer mais il se dit que sa fiancée ne lui avait pas parlé de son frère. La générosité de ce silence l'impressionnait. Il aurait préféré être accusé, discuter les faits et leurs pénibles circonstances pour se justifier. Mais, au lieu des reproches, il trouvait des caresses plutôt que de la réprobation et une tranquillité généreuse où la douce jeune fille savait occulter les profondes blessures qu'elle avait dans l'âme.
Abigail - s'est-il exclamé quelque peu hésitant -, avant de partir, franchement je voudrais savoir si tu m'as pardonné pour la mort d'Etienne. Jamais plus, je n'ai pu te parler des circonstances qui m'ont amené à un épilogue aussi triste ; néanmoins, je suis convaincu que ta bonté a oublié mon erreur.
Pourquoi te rappelles-tu de cela ? - lui a-t-elle répondu s'efforçant de garder une voix ferme et claire. -Mon âme est maintenant en paix. Jeziel est avec le Christ et il est mort en t'adressant une pensée amicale. De quoi pourrais-je me plaindre, si Dieu a été si miséricordieux envers moi ? Maintenant encore, je remercie le juste Père de tout mon cœur pour le don de ta présence dans cette maison. Depuis longtemps, je demande au ciel de ne pas me laisser mourir sans t'avoir revu et entendu.
Saûl calcula l'extension de cette générosité spontanée et ressentit l'émotion lui monter aux yeux. Il s'est retiré. La nuit fraîche était pleine de suggestions pour son esprit. Jamais il n'avait médité aux insondables desseins de l'Éternel comme à cet instant là où il avait reçu une aussi profonde leçon d'humilité et d'amour de la part de la femme aimée. Il éprouvait dans son âme oppressée le choc de deux forces antagoniques qui luttaient entre elles pour posséder son cœur généreux et impulsif.
Il ne comprenait Dieu que comme un Seigneur puissant et inflexible. À sa volonté souveraine, toutes les agitations humaines devaient se plier. Mais il commençait à analyser la raison de ses pénibles tourments. Pourquoi ne trouvait-il nulle part la paix si ardemment désirée ? Alors que ces gens nécessiteux du « Chemin » se livraient tranquillement aux chaînes de la prison, un sourire sur les lèvres. Des hommes malades et des valétudinaires, n'ayant pas le moindre espoir au monde, supportaient les persécutions avec des louanges au cœur. Etienne lui-même, dont la mort lui avait servi d'exemple inoubliable, par amour au charpentier de Nazareth, l'avait béni des souffrances reçues. Ces créatures abandonnées jouissaient d'une tranquillité qu'il méconnaissait, le tableau de sa fiancée malade ne quittait plus ses yeux. Abigail était sensible et affectueuse, mais il se rappelait son anxiété féminine, l'intensité de ses angoisses de femme quand, éventuellement, il ne réussissait pas à comparaître avec ponctualité dans l'adorable refuge de la route de Joppé. Ce Jésus inconnu avait donné des forces à son cœur. S'il était évident que la maladie étouffait sa vie peu à peu, tout aussi évident était le rajeunissement de ses forces spirituelles. Sa fiancée lui avait parlé comme si elle était touchée d'une nouvelle inspiration ; ces yeux semblaient contempler intérieurement des paysages d'autres mondes.
Ces réflexions ne le laissaient pas admirer la nature. À son arrivée à Jérusalem, il eut l'impression de sortir d'un rêve. Devant lui se dessinaient les lignes majestueuses du grand sanctuaire. En lui, l'orgueil de la race parlait plus fort. Il était impossible d'attribuer de la supériorité aux hommes du « Chemin ». La vision du Temple suffisait pour qu'il trouve en lui- même les clarifications qu'il désirait. À son avis, la sérénité des disciples du Christ venait de toute évidence de leur ignorance. Pour la plupart, ceux qui s'attachaient aux Galiléens n'étaient que des créatures que le monde méprisait pour leur décadence physique, pour leur manque d'éducation, pour leur suprême abandon. Un homme de responsabilité ne pourrait trouver la paix à un prix aussi mesquin. Il se figurait avoir résolu le problème. Il continuerait sa lutte. Il comptait sur le rapide rétablissement de sa fiancée ; dès qu'il le pourrait il marierait Abigail et, facilement, il la dissuaderait des leurres aussi fantaisistes que dangereux de ces enseignements condamnables. Dans le contexte de son foyer heureux, il continuerait à persécuter tous ceux qui oublieraient la Loi, l'échangeant pour d'autres principes.
Ces raisonnements calmèrent, d'une certaine manière, ses tourments.
Mais le lendemain, de bon matin, un messager de Zacarias frappait son âme d'une annonce grave : Abigail avait empiré, elle était à l'agonie !
Immédiatement, il prit le chemin de Joppé, dévoré par l'idée d'arracher sa bien-aimée au danger imminent.
Ruth et son mari étaient profondément désolés. Depuis l'aube, la malade était tombée dans une pénible prostration. Les vomis de sang se succédaient de manière ininterrompue. On aurait dit qu'elle n'attendait que la visite de son fiancé pour mourir. Saûl les a écoutés, livide comme la cire. Muet, il s'est dirigé vers la chambre où l'air frais pénétrait embaumé, apportant le message des fleurs du verger et du jardin qui semblaient envoyer des adieux aux mains délicates et caressantes qui leur avaient donné vie.
Abigail le reçut avec un rayon de joie infinie dans ses yeux translucides. Le ton ivoire de son visage abattu s'est brusquement accentué. Sa poitrine respirait précipitamment, son cœur battait sans rythme. Son expression générale disait toute son agonie. Saûl s'est approché angoissé. Pour la première fois de sa vie, il tremblait devant l'irrémédiable. Ce regard, cette pâleur de marbre, cette affliction touchée d'angoisse lui annonçaient son départ. Après lui avoir demandé la raison de cet abattement inattendu, il a pris ses mains molles, baignées de la sueur froide des mourants.
- Comment cela se peut-il, Abigail ? - disait-il perturbé - hier encore, je t'ai laissée dans un état si prometteur... J'ai sincèrement demandé à Dieu de te guérir pour moi!...
Extrêmement sensibles, Zacarias et sa femme se sont éloignés.
Voyant que sa fiancée avait d'immenses difficultés à exposer ses dernières pensées, Saûl s'est agenouillé à son côté, lui a couvert les mains de baisers ardents. La douloureuse agonie lui semblait être une souffrance injustifiable que le ciel envoyait à un ange. Lui, qui avait l'esprit asséché par l'herméneutique des lois humaines, a senti qu'il pleurait intensément pour la première fois. Lisant son émotion à travers les larmes qui coulaient calmement de ses yeux, Abigail a esquissé un geste d'affection avec une difficulté infinie. Elle connaissait Saûl et il lui avait démontré sa rigidité de caractère. Ces sanglots révélaient le calvaire intime de son bien-aimé, mais démontraient, également, l'aube d'une vie nouvelle pour son esprit.
Ne pleure pas, Saûl - a-t-elle murmuré difficilement - la mort n'est pas la fin de tout...
Je te veux avec moi pour toute la vie - a répliqué le jeune éploré.
Et pourtant il faut mourir pour vivre vraiment - a ajouté l'agonisante dont la respiration oppressée coupait ses mots. - Jésus nous a enseigné que la semence en tombant dans la terre reste seule, mais si elle meurt, elle donne beaucoup de fruits !... Ne te rebelle pas contre les desseins suprêmes qui me ravissent à ta convivialité matérielle ! Si nous nous unissions dans le mariage, peut-être aurions-nous beaucoup de joies ; nous aurions un foyer avec des enfants ; mais en détruisant nos espoirs d'un bonheur temporaire sur terre, Dieu multiplie nos rêves généreux... Tandis que nous attendrons l'union indissoluble, je t'aiderai d'où je serai et tu te consacreras à l'Éternel dans des efforts sublimes et rédempteurs...
On voyait que l'agonisante faisait des efforts suprêmes pour prononcer ces derniers mots.
Qui t'a donné de telles idées ? - a demandé le jeune homme rongé d'angoisses.
Cette nuit, une fois que tu as été parti, j'ai senti que quelqu'un s'approchait remplissant la chambre de lumière... C'était Jeziel qui venait me voir... À le voir, je me suis souvenue de Jésus dans l'ineffable mystère de sa résurrection. Il m'a annoncé que Dieu sanctifiait nos intentions de bonheur, mais que je serai emportée aujourd'hui même à la vie spirituelle. Il m'a enseignée à casser l'égoïsme de mon âme, m'a remplie d'entrain et m'a apporté la grande nouvelle que Jésus t'aime beaucoup, qu'il a en toi beaucoup d'espoirs !... Je me suis alors dit qu'il serait utile que je me livre joyeuse aux mains de la mort, car si je restais au monde je dérangerais peut-être la mission que le Sauveur t'a destinée... Jeziel m'a affirmé que d'un plan plus élevé nous t'aiderions ! Pourquoi, alors, cesserais-je d'être ta compagne?... Je suivrai tes pas sur ton chemin, je te mènerai là où se trouvent nos frères du monde, dans l'abandon, j'aiderai tes raisonnements à toujours découvrir la vérité !... Tu n'as pas encore accepté l'Évangile, mais Jésus est bon et il trouvera le moyen d'unir nos pensées dans la vraie compréhension !...
L'effort de la mourante avait été immense. Sa voix s'éteignait dans sa gorge. De ses yeux, profondément lucides, des larmes coulaient, abondantes.
Abigail ! Abigail ! - cria Saûl désespéré.
Mais après de longues minutes d'une angoissante attente, elle dit dans un arrachement suprême :
Jeziel est venu... me chercher...
Instinctivement, Saûl a compris que le moment fatal était venu. En vain, il a appelé la mourante dont les yeux s'obscurcissaient ; en vain il a baisé ses mains glacées, maintenant couvertes d'une pâleur de neige translucide. Comme fou, il a appelé Zacarias et Ruth en criant. Celle-ci, en sanglots, a étreint Abigail qui, depuis le décès de son fils, représentait tout son trésor maternel.
Respectivement, comme pour leur donner un aimant remerciement, l'agonisante a fixé son regard sur chacun d'eux. Puis... une seule larme calme fut son dernier adieu.
Du jardin tout proche montaient de doux parfums ; le ciel crépusculaire s'était teinté de nuages dorés tandis que les oiseaux, qui étaient sur le point de regagner leur nid, croisaient les airs joyeusement...
Une lourde tristesse s'est abattue sur la demeure de la route de Joppé. Elle s'était envolée au ciel la chère enfant, la fiancée aimée, l'amie caressante des fleurs et des oiseaux.
Saûl de Tarse était resté là muet, atterré tandis que Ruth, en larmes, couvrait de rosés la défunte adorée qui semblait dormir.
SUR LA ROUTE DE DAMAS
Pendant trois jours, Saûl est resté en compagnie de ses généreux amis, se rappelant sa fiancée inoubliable. Profondément abattu, il cherchait un remède à ses peines dans la contemplation du paysage qu'Abigail avait tant aimé. Comme triste consolation à son cœur désespéré, il voulait connaître les préoccupations de la défunte pendant ses derniers mois et, les yeux larmoyants, il écoutait les informations pleines d'affection faites par Ruth se rapportant à la chère défunte. Il s'accusait de ne pas être arrivé plus tôt pour la ravir à sa pénible maladie. Des pensées amères le tourmentaient, il était pris d'un angoissant repentir. Au fond, la rigidité de ses passions avait annihilé toutes ses chances de bonheur. Etienne avait trouvé un terrible supplice dans la fermeté de sa persécution implacable ; l'orgueil inflexible de son cœur avait jeté sa fiancée dans les antres impénétrables de la tombe. Mais il ne pouvait oublier qu'il devait toutes ces douloureuses coïncidences à ce Christ crucifié qu'il ne pouvait comprendre. Pourquoi se retrouvait-il toujours face à l'humble charpentier de Nazareth que son esprit volontaire détestait ? Depuis la première controverse dans l'église du « Chemin », jamais plus il n'avait passé un jour sans le deviner sous les traits de quelques passants, dans l'admonestation de ses amis, dans la documentation officielle de ses diligences punitives, dans la bouche des misérables prisonniers. Etienne avait expiré en parlant de lui avec amour et avec joie ; Abigail dans ses derniers instants se consolait à se le rappeler et il l'exhortait à le suivre. Partout toutes ces considérations s'endiguaient dans son esprit éreinté, Saûl de Tarse avait galvanisé toute sa haine au Messie raillé. Maintenant qu'il se retrouvait seul, entièrement dépourvu de soucis personnels de nature affective, il chercherait à concentrer ses efforts sur la punition et la correction de tous ceux qui transgresseraient la Loi. Se jugeant affecté par la diffusion de l'Évangile, il renouvellerait les procédures de persécution infamante. Sans espoirs, sans nouveaux idéals, dès lors qu'il ne pourrait plus constituer un foyer, il se livrerait corps et âme à la défense de la Loi de Moïse, préservant la foi et la tranquillité de ses compatriotes.