À la veille de son retour à Jérusalem, nous allons retrouver le jeune docteur à converser en privé avec Zacarias qui cherchait à l'écouter attentivement.

En fin de compte - s'exclama Saûl très inquiet -, qui était ce vieillard qui avait réussi à fasciner Abigail, à tel point qu'elle avait embrassé les doctrines étranges du Nazaréen ?

Bon - répondit l'autre sans grand intérêt -, c'est un de ces ermites misérables qui se livrent d'ordinaire à de longues méditations dans le désert. Veillant au patrimoine spirituel de l'enfant que Dieu m'avait confiée, j'ai cherché à connaître son origine et les activités qu'il avait dans la vie, je finis par apprendre qu'il s'agissait d'un homme honnête, bien qu'extrêmement pauvre.

Quoi qu'il en soit - objecta le jeune homme avec austérité -, je n'ai pas encore pu comprendre les raisons de ta tolérance. Comment ne t'es-tu pas révolté contre l'innovateur? J'ai l'impression que les idées tristes et absurdes des adeptes du « Chemin » ont contribué, de manière décisive, à la maladie qui a tué notre pauvre Abigail.

J'ai réfléchi à tout cela, niais l'attitude mentale de notre chère défunte était empreinte d'une si grande consolation après son contact avec cet anachorète honnête et humble. Ananie l'a toujours traitée avec un profond respect, la recevait toujours avec joie, n'a exigé aucune récompense, et il procédait de la sorte avec les serviteurs eux-mêmes, révélant une bonté sans limite. Était-il permis de réfuter, de mépriser de tels bienfaits ? Il est vrai que dans le cadre de ma compréhension, je ne pourrai accepter d'autres idées que celles qui nous ont été enseignées par nos généreux et respectables grands-pères ; mais je ne me suis pas jugé en droit de soustraire aux autres l'objet de leurs consolations les plus précieuses. Ton absence, de plus, m'a mis dans une situation difficile. Abigail faisait de toi le centre de tous ses intérêts affectifs. Sans comprendre les raisons qui t'avaient amené à disparaître de notre maison, je compatissais de son amertume intime qui se traduisait en une tristesse inaltérable. La pauvre enfant ne réussissait pas à cacher ses peines à nos yeux aimants. Trouver un remède était providentiel. Depuis l'intervention d'Ananie, Abigail était transformée, elle semblait convertir toutes ses angoisses en l'espoir d'une vie meilleure. Bien que malade, elle recevait les mendiants qui venaient lui parler de ce Jésus que je n'arrive pas à comprendre non plus. C'étaient des amis du voisinage, des gens simples, avec qui elle semblait se réjouir. Observant le mal irrémédiable qui la consommait, Ruth et moi accompagnions tout cela avec tendresse. Comment ne pas procéder de la sorte puisque la paix spirituelle de notre chère fille était en jeu dans les derniers jours de sa vie ? Il est possible que tu ne réussisses pas encore à comprendre le sens de ma conduite, dans ce cas, mais en toute conscience je suis disculpé, car je sais que j'ai accompli mon devoir en ne lui retirant pas les remèdes qu'elle jugeait nécessaires à sa consolation.

Saûl l'écoutait accablé. La sérénité et la pondération de Zacarias l'empêchaient d'évoquer de plus grands reproches et plus de sévérité. Les accusations voilées concernant son éloignement de sa fiancée, sans raison justifiée, pénétraient son cœur affligé de sentiments piqués de remords poignants.

Oui - a-t-il répondu moins durement -, je peux mieux comprendre les raisons qui t'ont induit à supporter tout cela, mais je ne veux pas, je ne peux pas et je ne dois pas m'exempter de l'engagement que j'ai assumé de venger la Loi.

Mais à quel engagement te rapportes-tu ? - a interrogé Zacarias surpris.

Je veux dire que je dois retrouver Ananie pour le punir comme il se doit.

Que dis-tu, Saûl ? - a objecté Zacarias péniblement impressionné. - Abigail vient à peine d'être ensevelie ; son esprit si sensible et si affectueux a profondément souffert pour des raisons que nous ignorons et que tu connais peut-être ; l'unique confort qu'elle ait trouvé a été, exactement, l'amitié paternelle de ce bon et honnête vieillard ; et tu veux le punir du bien qu'il nous a fait et plus encore à cette créature inoubliable ?

Mais c'est la défense de la Loi de Moïse qui est en jeu - a répondu le jeune tarsien avec fermeté.

Et pourtant - a averti Zacarias avec bon sens -, en relisant les textes sacrés, je n'ai pas trouvé de disposition qui autorise à punir les bienfaiteurs.

Le docteur de la Loi a esquissé un geste de contrariété en raison du juste commentaire, mais se prévalant de son herméneutique, il a considéré avec esprit :

Mais c'est une chose d'étudier la Loi et c'en est une autre de la défendre. Dans la tâche supérieure à laquelle je me trouve confronté, je suis obligé d'examiner si le bien ne cache pas le mal que nous condamnons. Là réside notre divergence. Je dois punir les écarts, comme tu as besoin d'élaguer les arbres de ton exploitation.

Il y eut un silence prolongé. Plongés dans de profonde méditation, séparés mentalement et intimement, ce fut Saûl qui reprit la parole en demandant :

Depuis quand Ananie a-t-il quitté les parages ?

Il y a plus de deux mois.

Et tu sais vers où il est parti ?

Abigail m'a dit qu'il a été appelé à Jérusalem, afin de consoler les malades des quartiers pauvres, vu la situation difficile provoquée par la persécution.

Alors sa sinistre influence sera aussi jugulée par les forces de notre surveillance. À mon retour en ville, demain, j'ai bien l'intention de trouver l'endroit où il se trouve. Ananie ne perturbera pas d'autres esprits ! Jamais il n'aurait pu imaginer la réaction qu'il a provoquée en moi, bien que nous ne nous connaissions pas personnellement.

Zacarias ne put dissimuler sa déception et dit sur un ton de reproche :

Dans la simplicité de ma vie rurale je ne peux apprécier les raisons des luttes religieuses de Jérusalem car ce sont des problèmes inhérents à tes fonctions professionnelles et je ne dois interférer dans les mesures à prendre.

Saûl est resté un bon moment songeur, puis il donna un nouveau sens à la conversation.

Le lendemain, très perturbé il est retourné en ville soucieux de remplir le vide de son cœur, perdu dans le labyrinthe des heures solitaires. À personne il n'avait révélé la grande amertume qu'il ressentait en son for intérieur. S'enfermant dans un mutisme absolu, il a repris ses fonctions religieuses, le visage sombre.

Alors que le soleil clair du matin était haut dans le ciel, nous allons le trouver au Sanhédrin, interrogeant un auxiliaire, avec vivacité :

Isaac, as-tu exécuté mes ordres concernant les renseignements demandés ?

Oui, Seigneur, j'ai trouvé parmi les prisonniers un jeune homme qui connaît le vieil

Ananie.

Très bien - lui fit le docteur de Tarse de toute évidence satisfait -, et où habite le dit Ananie?

Ah ! Cela il n'a pas voulu le dire, même si j'ai beaucoup insisté. Il a prétendu ne pas

savoir.

Néanmoins, il est possible qu'il mente - a ajouté Saùl avec rancœur. - Ces hommes sont capables de tout. Fais en sorte qu'il vienne jusqu'ici dès maintenant. Je saurai comment lui arracher la vérité.

Comme s'il connaissait ses décisions irrévocables, Isaac a obéi avec humilité. Environ une heure plus tard, deux soldats pénétraient dans son cabinet accompagnant un jeune homme à la physionomie misérable. Sans manifester la moindre émotion, Saùl de Tarse ordonna qu'il fût emmené dans la salle de tortures où il allait les rejoindre quelques minutes plus tard.

Une fois qu'il eut terminé la rédaction de quelques papyrus, résolument, il s'est dirigé vers la salle de tortures. Il y avait là tous les instruments odieux et exécrables des persécutions politico-religieuses qui empoisonnaient Jérusalem à cette époque.

D'un air affecté, le jeune homme de Tarse s'est assis et a interrogé le misérable prisonnier avec rudesse :

Ton nom ?

Mattathias Johanan.

Tu connais le vieux Ananie, le prédicateur ambulant de l'église du « Chemin » ?

Oui, Seigneur.

Depuis quand ?

Je l'ai rencontré la veille de mon emprisonnement, il y a de cela un mois.

Et où habite cet adepte du charpentier ?

Ça je ne le sais pas - répondit l'interpellé d'une voix timide. - Quand je l'ai connu, il vivait dans un quartier pauvre de Jérusalem où il enseignait l'Évangile. Mais Ananie n'avait pas de résidence fixe. Il venait de Joppê, et s'était arrêté dans différents villages où il prêchait les vérités de Jésus-Christ. Ici, il vivait de quartier en quartier dans sa miséricordieuse activité.

Le jeune tarsien ne prêta aucune attention à cette attitude de profonde humilité, et fronçant les sourcils il ajouta menaçant :

Tu crois que tu peux mentir à un docteur de la Loi ?

Seigneur, je jure... - dit le jeune inquiet.

Saûl n'a pas daigné s'arrêter à ce ton suppliant. Et se dirigeant vers l'un des gardes, il fit impassible :

Jules, nous n'avons pas de temps à perdre. J'ai besoin des informations nécessaires. Applique-lui la torture des ongles. Je crois qu'avec ce processus, il ne continuera pas à dissimuler la vérité.

L'ordre fut immédiatement exécuté. Des bouts de fer aiguisés furent retirés d'une grande armoire pleine de poussière. Quelques instants plus tard, Jules et son compagnon, après avoir attaché le pauvre jeune sur un vieux tronc d'arbre, lui appliquaient des instruments pointus aux bouts des doigts, provoquant des cris lancinants. Le jeune prisonnier clamait, en vain, ses atroces douleurs. Les bourreaux l'entendaient avec indifférence. Quand le sang se mit à gicler de ses ongles violemment arrachés, la victime s'est écriée à voix haute :

Par pitié !... Je dirai tout, je dirai où il est !... Ayez pitié de moi !...

Saûl ordonna d'arrêter la punition un instant pour entendre ses nouvelles déclarations.

Seigneur ! - a ajouté le malheureux en larmes -, Ananie n'est plus à Jérusalem. Lors de notre dernière réunion, trois jours avant mon emprisonnement, le vieux disciple de l'Évangile nous a quittés affirmant qu'il allait s'installer à Damas.

Cette voix suppliante était l'écho des profondes douleurs qui s'endiguaient dans son jeune cœur rempli des pénibles désillusions de la vie. Néanmoins, Saûl ne semblait pas percevoir des souffrances aussi émouvantes.

C'est tout ce que tu sais ? - a-t-il demandé sèchement.

Je le jure - a répondu le jeune homme humblement.

Devant cette affirmation catégorique qui transparaissait de son regard sincère et à l'inflexion de sa voix impressionnante et triste, le docteur de la Loi s'est considéré satisfait, ordonnant de jeter le prisonnier en prison.

Deux jours plus tard, le jeune tarsien convoquait une réunion au Sanhédrin à laquelle il donna une singulière importance. Sans exception, ses collègues ont accouru à l'appel. Une fois les travaux ouverts, le docteur de Tarse a expliqué les raisons de sa convocation.

Mes amis - a-t-il déclaré avec zèle -, depuis quelques temps nous nous réunissons pour examiner le caractère de la lutte religieuse en vigueur à Jérusalem face aux activités des partisans du charpentier de Nazareth. Heureusement, notre intervention est arrivée à temps afin d'éviter de grands maux, étant donné l'astuce des faux thaumaturges venus de Galilée. Ce fut au prix de grands efforts que l'atmosphère s'est dissipée. Il est vrai que les prisons de la ville débordent, mais la mesure est justifiée, car il est indispensable de réprimer l'instinct révolutionnaire des masses ignorantes. La dite église du « Chemin » a restreint ses activités d'assistance aux souffrants abandonnés. Nos quartiers les plus pauvres sont en paix. La sérénité est revenue dans nos tâches au sein du Temple. Néanmoins, on ne peut en dire de même concernant les villes voisines. Mes consultations auprès des autorités religieuses de Joppé et de Césarée ont attiré mon attention sur les émeutes intentionnellement provoquées par les adeptes du Christ portant sérieusement préjudice à l'ordre public. Non seulement dans ces secteurs nous devons développer des actions purificatrices, mais je reçois aussi des nouvelles alarmantes de Damas qui exigent des mesures immédiates. De dangereux éléments s'y trouvent. Un vieillard, du nom d'Ananie, perturbe la vie de ceux qui ont besoin de paix dans les synagogues. Il n'est pas normal que le plus haut tribunal de la race se désintéresse des collectivités Israélites dans d'autres localités. Je propose donc d'élargir le bénéfice de cette campagne à d'autres villes. À ces fins, j'offre à tous mes services personnels, sans charge additionnelle pour la maison que nous servons. Les documents nécessaires me suffiront pour actionner toutes les mesures qui me semblent nécessaires, incluant celle de la peine de mort quand cela sera jugé indispensable et opportun.

La proposition de Saûl fut bien reçue et largement approuvée. Les applaudissements unanimes de l'assemblée restreinte en poussèrent même certains à proposer un vote spécial pour louer son zèle vigilant. Il manquait au cénacle la pondération d'un Gamaliel, et le sacerdote suprême, contraint par l'approbation générale, n'a pas hésité à accorder les lettres requises qui donnaient suffisamment d'autorité à Saûl pour agir sans restriction. Les participants ont étreint le jeune rabbin en faisant largement l'éloge de son esprit sagace et énergique. À l'évidence, avec l'émancipation politique d'Israël, cette mentalité jeune et vigoureuse était le meilleur gage d'un plus grand avenir. Saûl de Tarse qui était la cible des références encensées et stimulatrices de la part de ses amis, avivait l'orgueil de sa race pleine d'espoirs en les jours à venir. En vérité, il souffrait amèrement de la ruine des rêves de sa jeunesse et employait la solitude de son existence dans les luttes qu'il considérait comme étant sacrées, au service de Dieu.

En possession des lettres qui lui permettraient d'agir conformément à sa volonté en coopération avec les

Synagogues de Damas, il accepta de partir avec trois hommes respectables qui s'étaient offerts pour l'accompagner en qualité de serviteurs très proches.

Au bout de trois jours, la petite caravane avait quitté Jérusalem pour se diriger vers la grande plaine de Syrie.

À la veille de son arrivée, presque au bout d'un voyage difficile et pénible, le jeune tarsien avait l'impression que des souvenirs amers l'assommaient constamment et allaient en s'aggravant. Des forces secrètes lui imposaient de profondes interrogations. Il passait en revue les premiers rêves de sa jeunesse et son âme se posait des questions atroces. Depuis son adolescence qui avait enrichi sa paix intérieure, il avait soif de stabilité pour réaliser sa carrière. Où trouver cette sérénité qui si tôt avait été l'objet de ses cogitations les plus profondes ? Les maîtres d'Israël préconisaient pour cela le respect absolu de la Loi. Plus que tout, il avait honoré ces principes. Depuis les toutes premières impulsions de sa jeunesse, il abominait le péché. Il s'était consacré à l'idéal de servir Dieu de toutes ses forces. Il n'avait pas hésité à mettre à exécution tout ce qu'il considérait devoir faire, les actions les plus violentes et les plus dures qui soient. S'il était incontestable qu'il avait d'innombrables admirateurs et amis, û avait également de puissants adversaires, vu son caractère inflexible dans l'accomplissement des obligations qu'il considérait sacrées. Mais alors, où était donc la paix spirituelle qu'il convoitait tellement dans ses efforts quotidiens ? Malgré toutes les énergies qu'il dépensait, il se sentait comme un laboratoire d'inquiétudes pénibles et profondes. Sa vie était marquée par de puissantes idées, mais au fond, il combattait des antagonismes irréconciliables. Les notions de la Loi de Moïse semblaient ne pas suffire à sa soif dévastatrice. Les énigmes de la destinée captivaient son esprit. Le mystère de la douleur et des divers destins le criblait d'ambiguïtés insolubles et de sombres interrogations. Alors que ces adeptes du charpentier crucifié exhibaient une sérénité inconnue ! Alléguer l'ignorance des problèmes les plus graves de la vie ne prouvait rien car Etienne était une intelligence puissante et il avait montré à sa mort, une paix impressionnante, accompagnée de valeurs spirituelles qui saisissaient de stupeur.

Quoique ses compagnons n'aient de cesse d'attirer son attention sur les premiers paysages qu'offrait Damas qui se dessinait au loin, Saûl n'arrivait pas à s'arracher à son sombre monologue. Il semblait ne pas voir les chameaux résignés qui se traînaient lourdement sous le soleil embrasé en plein midi. En vain, ils l'invitèrent à prendre un repas. Alors qu'ils s'étaient arrêtés pendant quelques minutes dans une délicieuse petite oasis, il attendit que ses compagnons aient fini leur léger repas pour continuer la marche, absorbé par l'intensité des pensées qui l'assaillaient.

Lui-même n'aurait su expliquer ce qui se passait. Ses réminiscences remontaient aux périodes de sa plus jeune enfance. Tout son lourd passé s'éclairait nettement à cet examen introspectif. Parmi toutes les figures familières qui étaient présentes à son esprit, le souvenir d'Etienne et celui d'Abigail se détachait de façon plus prononcée, comme s'ils le poussaient à des questionnements plus profonds. Pourquoi le frère et la sœur de Corinthe avaient-ils acquis un tel ascendant sur tous les problèmes qui touchaient à son ego ? Pourquoi avait-il attendu Abigail pendant toute sa jeunesse, idéalisant une vie pure ? Ses amis les plus éminents lui revenaient en mémoire et chez aucun d'eux, il n'avait trouvé des qualités morales semblables à celle de ce jeune prédicateur du « Chemin » qui avait affronté son autorité politico-religieuse devant tout Jérusalem, dédaignant l'humiliation et la mort, pour mourir ensuite en bénissant ses décisions iniques et implacables. Quelle force les unissait dans les labyrinthes du monde pour que son cœur ne les oublie jamais plus ? La pénible vérité était qu'il ne trouvait pas la paix intérieure, malgré la conquête et le plaisir de toutes les prérogatives et privilèges parmi les notables les plus importants de sa race. Il voyait défiler dans sa pensée, les jeunes filles qu'il avait connues au cours de sa vie, les favorites de son enfance, et en aucune d'elles il ne pouvait trouver les caractéristiques d'Abigail qui devinait ses désirs les plus secrets. Tourmenté par ces questionnements profonds qui assaillaient son esprit, il sembla s'éveiller d'un long cauchemar. Il devait être midi. Au loin encore, le paysage de Damas présentait ses contours : les grands vergers, ses grises coupoles se dessinaient à l'horizon. Bien monté, révélant tout l'aplomb d'un homme habitué aux plaisirs du sport, Saûl avançait en premier dans une attitude dominatrice.

À un moment donné, cependant, alors qu'il venait à peine de s'éveiller de ses angoissantes cogitations, il s'est senti enveloppé d'une lumière différente de celle du soleil. Il avait l'impression que l'air s'ouvrait comme un rideau sous une pression invisible et puissante. Au fond, il se sentait prisonnier d'un vertige inattendu après l'effort mental persistant et pénible qu'il avait fait. Il aurait voulu se retourner pour demander du secours à ses compagnons, mais il ne les voyait pas, bien qu'il lui soit possible de leur demander de l'aide.

Jacob !... Déméter !... Aidez-moi !... - cria-t-il désespérément.

Mais la confusion de ses sens lui retira sa notion d'équilibre et Saûl tomba de l'animal à la renverse sur le sable brûlant. La vision, néanmoins, semblait se dilater à l'infini. Une autre lumière baignait ses yeux éblouis, et sur le chemin que l'atmosphère déchirée lui montrait, il vit apparaître la figure d'un homme d'une majestueuse beauté, lui donnant l'impression qu'il descendait du ciel à sa rencontre. Sa tunique était faite de points lumineux, ses cheveux touchaient ses épaules, à la nazaréenne, ses yeux magnétiques rayonnaient d'affection et d'amour, illuminant sa physionomie grave et tendre où planait une divine tristesse.

Le docteur de Tarse le contemplait avec une profonde stupéfaction, et c'est alors que dans une inflexion de voix inoubliable, l'inconnu s'est fait entendre :

Saûl !... Saûl !... pourquoi me persécutes-tu ?

Le jeune tarsien ne savait pas qu'il s'était instinctivement agenouillé. Sans pouvoir définir ce qui se passait, son cœur s'est serré dans une réaction désespérée. Un indicible sentiment de vénération s'est entièrement emparé de lui. Qu'est-ce que cela signifiait ? Qui était cette figure divine qu'il entrevoyait dans le spectacle du firmament ouvert et dont la présence inondait son cœur oppressé d'émotions inconnues ?

Tandis que ses compagnons entouraient le jeune agenouillé, sans rien n'entendre ni voir, bien qu'ils aient tout de suite perçu une grande lumière dans le ciel, Saûl interrogeait d'une voix tremblante et craintive :

Qui êtes-vous, Seigneur ?

Auréolé d'une lumière balsamique et sur un ton d'une incroyable douceur, il a répondu:

Je suis Jésus !...

Alors, le fier et inflexible docteur de la Loi, pris de sanglots, s'est penché vers le sol. On aurait dit que l'impulsif rabbin de Jérusalem avait été blessé à mort, ressentant d'un seul coup la destruction de tous les principes qui avaient forgé son esprit et qui l'avaient guidé jusqu'à présent dans sa vie. Devant ses yeux, il avait, maintenant, ce Christ magnanime et incompris ! Les prédicateurs du « Chemin » ne s'étaient pas trompés ! La parole d'Etienne était la vérité pure ! La croyance d'Abigail était le vrai chemin. C'était bien le Messie ! L'histoire merveilleuse de sa résurrection n'était pas une légende amplifiée par les énergies du peuple. Oui, lui, Saûl, le voyait là dans la splendeur de ses gloires divines ! Mais quel amour devait animer ce cœur plein d'auguste miséricorde pour venir le trouver sur les routes désertes, lui, Saûl, qui s'était levé en persécuteur implacable de ses disciples les plus fidèles!... Avec toute la sincérité de son âme ardente, le temps d'un court instant, il réfléchissait à tout cela. Il ressentit une invincible honte de son passé cruel. Un torrent de larmes impétueuses lavait son cœur. Il aurait voulu parler, se punir, clamer ses infinies désillusions, jurer sa fidélité et son dévouement au Messie de Nazareth, mais l'affliction sincère de son esprit repenti et lacéré lui coupait la parole.

C'est alors qu'il a remarqué que Jésus s'approchait et le dévisageant affectueusement, le Maître a touché ses épaules avec tendresse et lui dit sur un ton paternel :

Ne regimbe pas contre les aiguillons !...

Saûl a compris. Dès sa première rencontre avec Etienne, des forces profondes l'obligeaient, à chaque instant et de toute part, à méditer sur ses nouveaux enseignements. Le Christ l'avait appelé par tous les moyens et de toutes les manières possibles.

Sans qu'il puisse comprendre la grandeur divine de cet instant, ses compagnons de voyage le virent pleurer plus copieusement.

Le jeune homme de Tarse sanglotait. Devant la douce et persuasive expression du Messie nazaréen, il réfléchissait au temps perdu sur des chemins tortueux et ingrats. Désormais il avait besoin de reformuler le patrimoine de ses pensées ; la vision de Jésus ressuscité, à ses yeux mortels, renouvelait intégralement ses conceptions religieuses. De toute évidence, le Sauveur s'était apitoyé de son cœur loyal et sincère au service de la Loi, et était descendu de sa gloire pour lui tendre ses mains divines. Lui, Saûl, était le mouton égaré sur la pente des théories échauffées et destructrices. Jésus était l'ami Berger qui daignait fermer les yeux aux épines ingrates, afin de le sauver affectueusement. Brusquement, le jeune rabbin mesura l'extension de ce geste d'amour. Des larmes surgirent de son cœur amer, comme l'eau pure d'une source inconnue. À cet instant même, dans l'auguste sanctuaire de son esprit, il jura de se consacrer à Jésus pour toujours. D'un seul coup, il s'est souvenu des dures et pénibles épreuves. Son désir d'édifier un foyer était mort avec Abigail. Il se sentait seul et brisé. Désormais cependant, il se livrerait au Christ, en humble esclave de son amour. Et tout s'emploierait à lui prouver qu'il savait comprendre son sacrifice, le soutenant sur le dur sentier des iniquités humaines, à cet instant décisif de sa destinée. Baigné de larmes, comme jamais cela ne lui était arrivé dans sa vie, il a fait, en cet endroit même, sous le regard atterré de ses compagnons à la chaleur brûlante de midi, sa première profession de foi.

Seigneur, que voulez-vous que je fasse ?

Même au moment d'une capitulation inconditionnelle, cette âme résolue, humiliée et blessée dans ses principes les plus chers, donnait la preuve de sa noblesse et de sa loyauté. En raison de l'amour que Jésus lui témoignait instamment, il trouva la révélation d'autant plus grande ;

Saûl de Tarse ne choisit pas de tâches pour le servir dans la rénovation de ses efforts. Se livrant à lui corps et âme, comme s'il n'était qu'un simple serviteur, il demandait avec humilité ce que le Maître désirait de lui.

À ce moment là, Jésus qui le dévisageait affectueusement lui a laissé comprendre que les hommes devaient s'associer dans l'œuvre commune à l'édification de tous, dans un sentiment d'amour universel en son nom et il a généreusement expliqué :

Lève-toi, Saûl ! Entre dans la ville et là on te dira ce qu'il convient de faire !...

Alors, le jeune tarsien n'a plus perçu la figure aimante, gardant l'impression d'être plongé dans un océan d'ombres. Prostré, il pleurait toujours, faisant pitié à ses compagnons. Et comme s'il désirait arracher le voile qui lui masquait la vision, il se frotta les yeux mais il n'arrivait qu'à tâtonner dans les profondes ténèbres. Peu à peu, il perçut la présence de ses amis qui semblaient commenter la situation :

Mais enfin, Jacob - dit l'un d'eux, manifestant une grande inquiétude -, que ferons- nous maintenant ?

Je pense - répondit l'interpellé - qu'il vaudrait mieux envoyer Jonas à Damas, pour savoir ce que nous devons faire dans l'immédiat.

Mais que s'est-il passé ? - demanda le vieil homme respectable qui répondait au nom de Jonas.

Je ne sais pas bien - lui dit Jacob impressionné -, au début, j'ai remarqué une intense lumière dans les deux et tout de suite après, j'ai entendu qu'il demandait de l'aide. Je n'ai même pas eu le temps de réagir, parce qu'au même instant, il est tombé de l'animal, sans pouvoir recevoir le moindre secours.

Ce qui m'inquiète - réfléchissait Déméter - c'est ce dialogue avec les ombres. Avec qui parlait-il ? Nous pouvions entendre sa voix mais nous ne pouvions voir personne, que s'est-il passé à ce moment-là que nous ne puissions comprendre ?

Mais tu ne vois pas que le chef est en train de délirer ? - a objecté Jacob prudemment - les longs voyages sous un soleil cuisant peuvent abattre facilement les organismes les plus résistants. De plus, comme nous l'avons remarqué ce matin, il semble contrarié et malade. Il ne s'est pas nourri, il s'est affaibli pendant ces longues journées passées à faire de grands efforts, depuis notre départ de Jérusalem. À mon avis - conclut-il en secouant sa tête accablée - il s'agit d'un de ces cas de fièvres qui attaquent soudainement dans le désert...

Les yeux écarquillés, le vieux Jonas fixait le rabbin éploré avec une grande surprise. Mais après avoir entendu l'avis de ses compagnons, effrayé il fit remarquer comme s'il craignait d'offenser quelque entité inconnue :

J'ai une grande expérience de ces marches en plein soleil. J'ai passé ma jeunesse à conduire des chameaux à travers les déserts de l'Arabie. Mais, je n'ai jamais vu un malade dans ces parages avec ces caractéristiques - la fièvre de ceux qui tombent exténués en chemin ne se manifeste pas par du délire et des larmes. Le patient tombe abattu, sans la moindre réaction. Or ici, nous avons observé notre patron parler avec un homme invisible pour nous. J'hésite à accepter cette hypothèse, mais je crains que, dans tout cela, résident les signes des sorcelleries du « Chemin », les partisans du charpentier ont des pratiques magiques que nous sommes loin de comprendre. Nous n'ignorons pas que le docteur s'est consacré à la tâche de les persécuter où qu'ils se trouvent. Qui sait s'ils n'ont pas prévu de se venger de lui cruellement ? Si j'ai accepté de venir à Damas, c'était justement pour fuir mes parents qui semblent séduits par ces nouvelles doctrines. Où a-t-on vu guérir la cécité par la simple imposition des mains ? Et pourtant, mon frère a été guéri par le célèbre Simon Pierre. Seule la sorcellerie, à mon avis, éclaircirait ces choses. À voir tant de faits mystérieux dans ma propre maison, j'ai eu peur de Satan et je me suis enfui.

Replié sur lui-même, surpris au milieu des sombres ténèbres qui l'entouraient, Saùl écoutait les commentaires de ses amis et se sentait très faible, comme s'il était épuisé et aveugle après une immense défaite.

Essuyant ses larmes, il a appelé l'un d'eux avec une grande humilité. Ils ont tous répondu à son appel avec sollicitude.

Que s'est-il passé ? - a demandé Jacob troublé et soucieux. - Nous nous inquiétons pour vous. Êtes-vous malade, Seigneur ?... Nous vous apporterons ce dont vous avez besoin...

Saûl fit un geste triste et ajouta :

Je suis aveugle.

Mais comment cela ? - a demandé l'autre abasourdi.

J'ai vu Jésus nazaréen ! - a-t-il dit repenti, complètement transformé.

Jonas fit un signe significatif comme pour démontrer à ses compagnons qu'il avait raison, alors qu'ils se regardaient tous perplexes. Immédiatement, ils se sont dit que le jeune rabbin était perturbé. Jacob, qui était le plus proche, prit l'initiative des premières mesures et a ajouté :

Seigneur, nous déplorons votre maladie, mais nous devons savoir ce que nous faisons de la caravane.

Le docteur de Tarse, néanmoins, révélait une humilité qui ne combinait pas du tout avec son style dominateur, il versa une larme et finit par dire avec une profonde tristesse :

Jacob, ne t'inquiète pas pour moi... Pour ce que j'ai à faire, je dois arriver à Damas sans plus tarder. Quant à vous... - et la voix hésitante s'est péniblement arrêtée, comme dominée par une grande angoisse, puis finit par conclure sur un ton amer -, faites comme bon vous semble car jusqu'à présent, vous étiez mes serviteurs, mais à partir de maintenant, moi aussi je suis un esclave, je ne m'appartiens plus à moi-même.

À cette voix humble et triste, Jacob se mit à pleurer. Il était sûr que Saûl était devenu fou. Il a appelé ses deux compagnons à part et leur expliqua :

Vous retournerez à Jérusalem avec la triste nouvelle, tandis que je me dirigerai vers la ville toute proche avec le docteur pour m'en occuper au mieux. Je le mènerai chez ses amis et nous demanderons l'aide d'un médecin... Je le trouve extrêmement troublé...

Le jeune rabbin fut informé des décisions prises presque sans surprise. Il a passivement accepté l'intention de l'employé. À cette heure, alors qu'il était plongé dans les ténèbres sombres et profondes, son imagination était pleine de conjectures transcendantes. Sa soudaine cécité ne l'affligeait pas. Dans cette obscurité qui remplissait ses yeux charnels, semblait émerger la figure radieuse de Jésus de ses yeux spirituels. Ses perceptions visuelles avaient juste cessé, afin de conserver, pour toujours, le souvenir de la glorieuse minute de sa transformation en une vie plus sublime.

Saûl reçut les commentaires de Jacob avec l'humilité d'un enfant. Sans plainte, ni résistance, il a entendu trotter la caravane qui prenait le chemin du retour, tandis que le vieux serviteur lui offrait un bras amical, pris d'une infinie appréhension.

Alors que des larmes coulaient de ses yeux inexpressifs comme perdus dans une vision insondable, absent le fier docteur de Tarse, guidé par Jacob, a suivi à pied sous le soleil brûlant des premières heures de l'après-midi.

Ému par les bénédictions qu'il avait reçues des sphères les plus élevées de la vie, Saûl pleurait comme jamais il ne l'avait fait. Il était aveugle et loin des siens. De pénibles angoisses assaillaient son cœur oppressé. Mais la vision du Christ ressuscité, sa parole inoubliable, son expression d'amour étaient bien présentes dans son âme transformée. Jésus était le Seigneur, inaccessible à la mort. Il guiderait ses pas en chemin, lui donnerait de nouvelles directives, sécherait les plaies de la vanité et de l'orgueil qui rongeaient son cœur ; surtout, il le doterait de forces pour réparer les erreurs de ses jours d'illusion.

Impressionné et triste, Jacob guidait son chef, un ami pour lui, se demandant quelle était la raison de ces sanglots incessants et silencieux.

Entouré de l'ombre de sa cécité temporaire, Saûl ne put percevoir que le manteau épais du crépuscule embrassait la nature. Des nuages sombres accéléraient la tombée de la nuit, tandis que des vents suffocants soufflaient de l'immense plaine. Difficilement, il suivait les pas de Jacob, qui désirait hâter la marche, craignant la pluie. Son cœur résolu et énergique n'appréhendait pas les difficultés qui s'esquissaient en ces jours difficiles à venir. La vue lui manquait, il avait besoin d'un guide ; mais Jésus lui avait recommandé d'entrer dans la ville où il lui serait dit ce qu'il allait devoir faire. Il fallait obéir au Sauveur qui l'avait honoré des suprêmes révélations de la vie. Le pas hésitant, se blessant les pieds à chaque mouvement incertain, il marchait de toute manière pour exécuter les ordres divins. Il était essentiel de ne pas voir les difficultés, il était fondamental de ne pas oublier son objectif. Qu'importait ce regard dans les ténèbres, le retour de la caravane à Jérusalem, la laborieuse randonnée à pied en route pour Damas, la fausse hypothèse de ses compagnons concernant l'inoubliable présence, la perte de ses titres honorifiques, le reniement des prêtres ses amis, l'incompréhension du monde entier, devant le fait culminant de sa destinée ?

Avec la profonde sincérité qui caractérisait ses moindres actes, Saûl de Tarse ne voulait savoir qu'une chose : Dieu avait changé ses plans le concernant. Il lui serait fidèle jusqu'au bout.

Quand les ombres crépusculaires se firent plus denses, deux hommes inconnus entraient dans les faubourgs de la ville. Malgré le vent fort qui éloignait les nuages orageux en direction du désert, d'épaisses gouttes de pluie tombaient, ici et là, sur la poussière brûlante des rues. Les fenêtres des maisons résidentielles se fermaient en claquant.

Damas pouvait se souvenir du jeune tarsien, beau et triomphateur. Elle l'avait connu lors de ses fêtes les plus brillantes, elle avait l'habitude de l'applaudir dans les synagogues. Mais, voyant passer sur la voie publique ces deux hommes fatigués et tristes, jamais elle n'aurait pu le reconnaître en celui qui marchait chancelant, les yeux éteints...

DEUXIÈME PARTIE I

EN ROUTE VERS LE DÉSERT

Où irons-nous, Seigneur ? - osa timidement demander Jacob dès qu'ils pénétrèrent dans les rues tortueuses.

Le jeune tarsien a semblé réfléchir une minute et a déclaré :

Il est vrai que j'ai un peu d'argent, mais ma situation est très difficile ; j'ai bien plus besoin d'assistance morale que de repos physique. Il faudrait que quelqu'un m'aide à comprendre ce qui s'est passé. Tu sais où habite Sadoc ?

Je sais - a répondu le serviteur compatissant.

Mène-moi jusqu'à lui... Après avoir vu un ami, je réfléchirai où trouver une auberge.

Peu de temps après ils se trouvaient devant la porte d'un singulier édifice à l'apparence magnifique. Des murs bien dessinés entouraient un large atrium décoré de fleurs et d'arbustes. Se reposant près du portail d'entrée, Saûl a averti son compagnon :

Il ne convient pas que je lui rende ainsi visite, sans prévenir. Je ne suis jamais venu voir Sadoc dans ces conditions. Entre dans la cour, fais-le appeler et raconte-lui ce qui m'est arrivé. J'attendrai ici, d'ailleurs je ne peux même pas faire un pas.

Immédiatement, le serviteur lui a obéi. Le banc où il se reposait était quelque peu distant du grand portail d'entrée, mais une fois seul, soucieux d'entendre un ami qui le comprendrait, à tâtons Saûl a reconnu le mur. Tremblant et hésitant, il s'est difficilement traîné et a atteint l'entrée, puis il attendit là.

Répondant à l'appel, Sadoc voulut connaître la raison de cette visite inattendue. Avec humilité, Jacob lui a expliqué qu'il venait de Jérusalem et qu'il accompagnait le docteur de la Loi. Il lui a raconté les moindres incidents du voyage et les objectifs visés ; mais quand il s'est rapporté à l'épisode principal, Sadoc a ouvert des yeux stupéfaits. Il ne pouvait croire ce qu'il entendait, mais ne pouvait douter de la sincérité du narrateur qui, à son tour, dissimulait mal son propre embarras. L'homme a parlé alors du misérable état dans lequel se trouvait son maître : de sa cécité, des copieuses larmes qu'il versait. Saûl, pleurer ?! L'ami de Damas recevait ces étranges nouvelles avec une immense surprise et résuma ses premières impressions par une réponse déconcertante pour Jacob :

Ce que tu me racontes est presque invraisemblable ; de toute manière dans de telles circonstances, il m'est impossible de vous accueillir ici. Depuis avant-hier, ma maison est pleine d'amis importants dernièrement arrives de Citium11 pour une grande réunion dans la synagogue, samedi prochain. À mon avis, je pense que Saûl esl inopinément indisposé et je ne veux pas l'exposer à des jugements et des commentaires déplaisants.

Note de l'Éditeur - Citium, ville de l'île de Chypre.

Mais, Seigneur, qu'est-ce que je lui dirai ? - réfuta Jacob hésitant.

Dis-lui que je ne suis pas chez moi.

Néanmoins... je me trouve seul avec lui, il est si malade et si affligé, et comme vous le voyez, la nuit est orageuse...

Sadoc réfléchit un instant et ajouta :

Ce ne sera pas difficile d'y remédier. Au prochain coin de rue vous trouverez la « rue Droite » et, après avoir fait quelques pas, vous trouverez l'auberge de Judas qui a toujours des chambres disponibles. Plus tard, je m'y rendrai pour avoir de vos nouvelles.

En entendant de telles paroles qui ressemblaient davantage à un ordre qu'à une réponse à un appel venant d'un ami, Jacob l'a salué surpris et accablé.

Seigneur - a-t-il dit au rabbin, retournant au portail d'entrée -, malheureusement votre ami Sadoc ne se trouve pas chez lui.

Il n'est pas là ? - s'est exclamé Saûl étonné - mais d'ici j'ai pu entendre sa voix, bien que ne distinguant pas ce qu'il disait. Serait-ce possible que j'entende mal aussi maintenant ?

Devant ce commentaire si sincère et si expressif, Jacob ne réussit pas à dissimuler la vérité et il raconta au rabbin l'accueil qu'il avait reçu, l'attitude froide et réservée de Sadoc.

Suivant les pas de son guide, Saûl avait tout entendu, muet, séchant une larme. Il ne comptait pas sur une telle réception de la part d'un collègue qu'il avait toujours considéré digne et loyal en toutes circonstances. Sa réaction le choquait. Il était naturel que Sadoc craigne qu'il ait changé de façon de penser, mais il n'était pas juste d'abandonner un ami malade face aux intempéries de la nuit. Néanmoins, ressassant les peines qui commençaient à remplir son cœur, il s'est soudainement souvenu de la vision de Jésus et se dit qu'effectivement il avait vécu des expériences que l'autre n'avait pu connaître, et finit par conclure que peut-être il en aurait fait de même si les rôles avaient été inversés.

Pour clore l'histoire de son compagnon, il fit le commentaire suivant résigné :

Sadoc a raison. Je n'aurai pas dû le déranger avec de tels incidents quand il a à sa table des amis éminents de la vie publique. D'ailleurs, je suis aveugle... Je serais un fardeau et non un hôte.

Ces considérations ont ému son compagnon qui laissait maintenant percevoir au jeune rabbin ses propres craintes. Dans les paroles de Jacob, Saûl entrevoyait une vague expression d'inquiétude injustifiée. Le comportement de Sadoc avait peut-être augmenté sa méfiance. Ses impressions étaient réticentes, hésitantes. Il semblait intimidé comme s'il pressentait sa tranquillité menacée. En quelques mots, il craignait qu'on l'accuse d'être porteur des signes du « Chemin ». Avec un grand sens de la psychologie, le jeune tarsien comprenait tout. Il était vrai que lui, Saûl, représentait le chef suprême de la campagne destructrice, mais dorénavant, il consacrerait sa vie à Jésus, compromettant ainsi tous ceux qui s'approcheraient de lui que ce soit de près ou de loin. Sa transformation provoquerait beaucoup de protestations dans le milieu pharisien. Il pressentait dans les indécisions de son guide la crainte d'être accusé de quelque sortilège ou de sorcellerie.

Et effectivement, après s'être confortablement installés dans la modeste auberge de Judas, son compagnon lui dit inquiet :

Maître, il me coûte d'alléguer mes besoins, mais mes projets m'obligent à retourner à Jérusalem où m'attendent mes deux enfants pour que nous nous installions en Césarée.

Parfaitement - a répondu Saûl, en respectant ses scrupules -, tu pourras partir à

l'aube.

Cette voix qui avant était agressive et autoritaire était maintenant compatissante et douce, touchant le cœur du serviteur dans ses fibres les plus sensibles.

Néanmoins, Seigneur, j'hésite - a dit le vieil homme déjà pris de remords -, vous êtes aveugle, vous avez besoin d'aide pour retrouver la vue et je suis sincèrement peiné de vous laisser à l'abandon.

Ne t'inquiète pas pour moi - s'exclama le docteur de la Loi résigné - ; qui te dit que je serai abandonné ? Je suis convaincu que mes yeux seront très bientôt guéris. D'ailleurs - continua Saûl comme s'il se consolait lui-même -, Jésus m'a dit d'entrer dans la ville pour savoir ce que je devrai faire. Donc, il ne me laissera pas sans le savoir.

Tout en disant cela, il ne put voir l'expression d'apitoiement avec laquelle Jacob le dévisageait, déconcerté et oppressé.

Cependant, malgré la peine que lui causait son chef dans un tel état, se souvenant des punitions infligées aux partisans du Christ à Jérusalem, il ne réussit pas à vaincre ses craintes profondes et partit aux premières lueurs du jour.

Saûl était seul maintenant. Dans son épais voile d'ombres, il pouvait se livrer à ses méditations profondes et tristes.

Sa bourse pleine et généreuse lui assura la sollicitude de l'aubergiste, qui, de temps en temps, venait voir s'il n'avait besoin de rien, mais ce fut en vain que l'hôte fut invité à des repas et à des divertissements car rien ne le tirait de sa solitude taciturne.

Ces trois jours à Damas furent l'occasion d'une rigoureuse discipline spirituelle. Sa personnalité dynamique avait fait une trêve dans ses activités mondaines pour examiner ses erreurs du passé, les difficultés du présent et les réalisations à venir. Il devait s'ajuster à son inévitable réforme intérieure. Dans l'angoisse de son esprit, il se sentait, en fait, abandonné de tous ses amis. L'attitude de Sadoc était typique et vaudrait pour tous ses coreligionnaires qui n'accepteraient jamais son adhésion aux nouveaux idéaux. Personne ne croirait en l'ascendant de sa conversion inattendue ; néanmoins, il devait combattre tous les sceptiques puisque Jésus, pour parler à son cœur, avait choisi l'heure la plus claire et la plus lumineuse du jour, dans un lieu désert et étendu avec pour seul compagnie trois hommes beaucoup moins cultivés que lui, et pour autant Incapables de comprendre quoi que ce soit à sa pauvreté mentale. Dans le cadre des valeurs humaines, il ressentait l'insupportable angoisse de ceux qui se trouvent complètement abandonnés, mais dans le tourbillon de ses souvenirs, il pouvait sentir l'ombre d'Etienne et d'Abigail qui lui transmettaient des sentiments consolateurs. Maintenant il comprenait ce Christ qui était surtout venu au monde pour les malheureux et les affligés.

Avant, il se rebellait contre le Messie nazaréen chez qui 11 soupçonnait par son action comme une volupté incompréhensible dans la souffrance ; mais maintenant, il arrivait mieux à comprendre, tirant de sa propre expérience les déductions les plus salutaires. Malgré ses titres du Sanhédrin, ses responsabilités publiques et sa réputation qui faisaient qu'il était admiré de toute part, qui était-il si ce n'est un nécessiteux de la protection divine ? Les conventions mondaines et les préjugés religieux lui avaient apporté une tranquillité apparente, mais l'intervention de la douleur imprévisible avait suffi pour qu'il prenne conscience de ses immenses besoins. Profondément concentré dans la cécité qui l'enveloppait, il a prié avec ferveur, il a fait appel à Dieu pour qu'il ne le laisse pas sans aide, et a demandé à Jésus d'éclairer son esprit tourmenté par des idées d'angoisse et d'abandon.

Le troisième jour passé à de ferventes prières, voici que l'hôtelier vint lui annoncer que quelqu'un était là pour le voir. Serait-ce Sadoc ? Saûl avait soif d'une voix affectueuse et amicale. Il lui demanda d'entrer. Un vieillard au visage calme et bon était là sans que le converti puisse voir ses respectables cheveux blancs et son sourire généreux.

Le mutisme de son visiteur indiquait qu'il lui était inconnu.

Qui êtes-vous ? - a demandé l'aveugle surpris.

Frère Saûl - répondit l'interpellé avec douceur -, le Seigneur, qui vous est apparu sur le chemin, m'a envoyé ici pour que vous retrouviez la vue et que vous receviez l'illumination du Saint-Esprit.

À ces paroles, le jeune homme de Tarse tâtonna anxieusement dans l'ombre. Qui était cet homme qui connaissait les faits survenus sur sa route ! Une connaissance de Jacob ? Mais... cette inflexion de voix tendre et affectueuse ?

Votre nom ? - a-t-il demandé presque atterré.

Ananie.

La réponse était une révélation. Le mouton persécuté venait chercher le loup vorace. Saûl comprit la leçon que le Christ lui donnait. La présence d'Ananie évoquait à sa mémoire les appels les plus sacrés. C'était lui l'instructeur d'Abigail dans la doctrine et la cause de son voyage à Damas, où il avait trouvé Jésus et la vérité rénovatrice. Pris d'une profonde vénération, il voulut s'avancer, s'agenouiller devant le disciple du Seigneur qui l'appelait tendrement « frère », baiser tendrement ses mains bienfaitrices, mais il n'arrivait qu'à tâtonner dans le vide, sans réussir à manifester sa très grande gratitude.

Je voudrais baiser votre tunique - a-t-il dit avec humilité et reconnaissance -, mais comme vous le voyez, je suis aveugle !...

Jésus m'a justement envoyé pour vous rendre le don de la vue.

Très ému, le vieux disciple du Seigneur a remarqué que le persécuteur cruel des apôtres du «Chemin » était totalement transformé. Entendant ses paroles pleines de foi, Saùl de Tarse laissa apparaître sur son visage les signes d'une profonde joie intérieure. De ses yeux obscurs coulèrent des larmes cristallines. Le jeune homme passionné et capricieux avait appris à être humain et humble.

Jésus est le Messie éternel ! J'ai déposé mon âme entre ses mains !... - a-t-il révélé partagé entre le repenti et l'espoir. Il m'a puni pour mes actes !...

Baigné des larmes d'une sincère repentance, sans pouvoir manifester sa reconnaissance en cette heure, en vertu des ténèbres qui entravaient ses pas, il s'est agenouillé avec humilité.

Le vieillard généreux voulut s'avancer, empêcher ce geste de renoncement suprême, connaissant sa propre condition d'homme faible et imparfait ; mais désireux d'aider cette âme ardente à sa complète conversion au Christ, il s'est approché ému et plaçant sa main ridée sur ce front tourmenté, il a annoncé :

Frère Saûl, au nom de Dieu Tout-Puissant je te baptise dans la nouvelle foi en le Christ Jésus !...

Entre les larmes chaudes qui coulaient de ses yeux, le jeune tarsien a ajouté, prostré :

Daignez, Seigneur, pardonner mes péchés et illuminez mes desseins pour une vie nouvelle.

Maintenant - a dit Ananie en imposant ses mains sur ses yeux éteints d'un geste délicat -, au nom du Sauveur, je demande à Dieu que tu puisses voir à nouveau.

Si cela plait à Jésus que cela soit - a dit Saûl ému -j'offre mes yeux à ses services sacrés pour toujours.

Et comme si des forces puissantes et invisibles entraient en jeu, il a senti que de ses paupières douloureuses tombaient des substances lourdes comme des écailles, au fur et à mesure que sa vue revenait s'abreuvant de lumière. À travers la fenêtre ouverte, il vit le ciel clair de Damas, éprouvant un bonheur infini dans cet océan de clartés éblouissantes. Le souffle du malin, comme le parfum du soleil, venait baigner son front. traduisant à son cœur la bénédiction de Dieu.

Je vois !... Maintenant je vois !... Gloire au rédempteur de mon âme !... - s'exclama-t-il en tendant les bras, transporté de gratitude et d'amour.

Devant cette preuve fantastique de la miséricorde de Jésus, Ananie non plus ne put se retenir, le vieux disciple de l'Évangile a embrassé le jeune tarsien, pleurant de reconnaissance à Dieu pour les faveurs reçues. De ses bras généreux, tremblant de joie, il l'a aidé à se relever, soutenant son âme surprise et bouleversée d'allégresse.

Frère Saûl - a-t-il dit empressé -, ceci est un grand jour ; embrassons-nous pour évoquer le souvenir sacro-saint du divin Maître qui nous a unis dans son grand amour !...

Le converti de Damas n'a pas dit un mot. Les larmes de gratitude l'étouffaient. Embrassant l'ancien prédicateur, c'est dans un geste expressif et muet qu'il le fit comme s'il avait trouvé le père dévoué et aimant de sa nouvelle existence. Pendant un long moment, tous deux sont restés silencieux, émerveillés par l'intervention divine, comme deux frères très chers qui se seraient réconciliés sous le regard de Dieu.

Saûl se sentait maintenant fortifié et valide. En une minute, il lui semblait avoir récupérer toutes les énergies de sa vie. Revenant petit à petit de la béatitude divine qui le félicitait, il prit la main du vieux disciple et l'embrassa avec vénération. Ananie avait les yeux pleins de larmes. Lui-même ne pouvait pas prévoir les joies infinies qui l'attendaient dans la modeste pension de la « rue Droite ».

Vous m'avez ressuscité pour Jésus - s'exclama-t-il radieux - ; je serai à lui éternellement. Sa miséricorde suppléera mes faiblesses, il compatira de mes blessures, il enverra de l'aide à la misère de mon âme pécheresse pour que la boue de mon esprit se convertisse en l'or de son amour.

Oui, nous appartenons au Christ - a ajouté le généreux vieillard avec une grande joie qui débordait de ses yeux.

Et, comme s'il était subitement transformé en un garçon avide d'enseignements, Saûl de Tarse, s'est assis près de son ami bienfaiteur et le supplia de lui parler du Christ, de ses postulats et de ses actes immortels. Ananie lui a raconté tout ce qu'il savait de Jésus par l'intermédiaire des apôtres après la crucifixion à laquelle il avait lui aussi assisté à Jérusalem, en cet après-midi tragique du Calvaire. Il lui a expliqué qu'il était cordonnier à Emmaùs et était allé à la ville sainte pour assister aux commémorations du Temple, et avait à cette occasion été témoin du drame poignant dans les rues pleines de monde. Il lui a parlé de la compassion qu'il avait éprouvé en voyant le Messie couronné d'épines et hué par la foule furieuse et inconsciente. Son émotion était profonde à la description de la pénible marche, alors que le Christ, portant la croix, était protégé par des soldats impitoyables de la furie populaire qui vociférait le crime hideux. Curieux à l'idée de connaître le dénouement des événements dont il était témoin, Ananie avait suivi le condamné jusqu'au mont. De la croix du martyre, Jésus lui avait lancé un regard inoubliable. À son esprit, ce regard traduisait un appel sacré qu'il devait à tout prix comprendre. Profondément impressionné, il avait assisté à tout ce qui se passait jusqu'au bout. Trois jours plus tard, encore sous le choc de ces angoissantes impressions, voici qu'est arrivée l'heureuse nouvelle que le Christ était ressuscité d'entre les morts pour la gloire éternelle du Tout-Puissant. Ses disciples étaient ivres de bonheur. Alors, il est allé voir Simon Pierre pour mieux connaître la personnalité du Sauveur. Son récit fut si sublime, ses enseignements si élevés, la révélation qui éclairait son esprit si profonde, qu'il a accepté l'Évangile sans plus d'hésitation. Désireux de partager le travail que Jésus avait légué à ceux qui lui étaient proches, il était retourné à Emmaus, avait disposé des biens matériels qu'il possédait et avait attendu les apôtres galiléens à Jérusalem où il s'était associé à Pierre dans les premières activités de l'église du « Chemin ». L'essence des enseignements du Christ vitalisait son esprit, les maux de la vieillesse avaient disparu. Dès que Jean et Philippe arrivèrent à Jérusalem pour aider l'ancien pêcheur de Capharnaum à l'édification évangélique, ils ont organisé son transfert pour Joppé afin qu'il puisse répondre aux nombreuses demandes des frères désireux de connaître la doctrine. Il y était resté jusqu'à ce que les persécutions intensifiées par la mort d'Etienne l'obligent à partir.

Saûl buvait ses paroles avec un singulier enchantement comme si un monde nouveau s'ouvrait à lui. La référence faite aux persécutions avivait ses cuisants remords. En compensation, son âme était pleine de vœux sincères, prometteurs d'une vie nouvelle.

C'est la vérité - a-t-il dit alors que le narrateur faisait une longue pause -, je suis venu à Damas sur ordre du Temple pour vous arrêter et vous emmener à Jérusalem, mais c'est vous qui êtes arrivé inspiré par Jésus et à Lui vous m'avez enchaîné pour toujours. Dans mon ignorance, si je vous avais incarcéré, je vous aurais mené aux tourments et à la mort ; vous, me sauvant du péché, vous m'avez transformé en un esclave volontaire et heureux !

Ananie a souri, grandement satisfait.

Saûl lui a alors demandé de lui parler d'Etienne, ce à quoi il a répondu avec sollicitude. Puis, il a demandé des nouvelles de son voyage de Joppé à Jérusalem. Avec beaucoup de prudence, il désirait entendre de son bienfaiteur toute allusion faite à Abigail. Il fit cette demande avec une telle inflexion affectueuse dans la voix, que le vieux disciple devina son intention et lui parla avec douceur :

Tu n'as pas besoin de reconnaître tes sentiments ardents de jeune homme. Je lis dans tes yeux ce que tu désires vraiment. Entre Joppé et Jérusalem, je me suis longtemps arrêté dans le voisinage d'un compatriote qui, bien que pharisien, n'a jamais privé ses employés de recevoir les joies sacrées de la Bonne Nouvelle. Cet homme, Zacarias, avait sous son toit un véritable ange qui lui était tombé du ciel. C'était la jeune Abigail, qui, après avoir reçu le baptême de mes propres mains, a admis qu'elle t'aimait beaucoup. Elle parlait de ton amour avec une brûlante tendresse et plusieurs fois à sa demande, nous avons prié pour ta conversion en Jésus-Christ !...

Saûl l'écoutait ému et, après un court intervalle pendant lequel le bon vieillard semblait méditer, comme s'il se parlait à lui-même, il dit :

Oui, si elle était encore en vie !...

Ananie reçut ce commentaire sans surprise et a ajouté :

Dès qu'elle s'était approchée de moi, je me suis dit qu'Abigail ne resterait plus longtemps sur terre. Ses couleurs effacées, la luminosité intense de ses yeux, me parlaient de sa condition d'ange exilé. Mais nous devons croire qu'elle vit au plan immortel. Et qui sait? Peut-être que ses prières aux pieds de Jésus ont contribué pour que le Maître te convoque à la lumière de l'Évangile aux portes de Damas !...

Le vieux disciple du « Chemin » était ému. Alors qu'il recevait ces douces évocations, Saûl pleurait. Oui, il concevait qu'Abigail ne puisse être morte. La vision de Jésus ressuscité suffisait pour dissiper tous ses doutes. L'élue de son âme s'était certainement apitoyée de ses misères, elle avait supplié le Sauveur avec insistance pour qu'il aide son esprit mesquin et, par une heureuse coïncidence, le même Ananie qui avait préparé son cœur aux bénédictions du ciel, lui avait aussi tendu ses mains amicales pleines de charité et de pardon. Maintenant, il appartiendrait pour toujours à ce Christ aimant et juste qui était le Messie promis. Dans ses profondes émotions dont ses sentiments étaient emprunts, il se mit à réfléchir au pouvoir de l'Évangile, examinant ses ressources transformatrices illimitées. Il aurait voulu plonger son âme dans ses leçons sublimes et infinies, se baigner dans ce fleuve de vie dont les eaux de l'amour de Jésus fécondait les cœurs les plus arides et déserts. Cette méditation profonde exaltait maintenant tout son être.

Ananie, mon maître - a dit l'ex-rabbin avec enthousiasme -, où pourrai-je trouver l'Évangile sacré ?

L'ancien disciple a souri avec bonté et lui fit observer :

Avant tout, ne m'appelle pas maître. Car le maître est et sera toujours le Christ. Nous autres, par adjonction de miséricorde divine, nous sommes des disciples, des frères dans le besoin qui œuvrent au travail rédempteur. Quant à l'acquisition de l'Évangile, ce n'est qu'à l'église du « Chemin », à Jérusalem, que nous pourrions obtenir une copie intégrale des annotations de Levi.

Et fouillant à l'intérieur d'un vieux sac, il en retira quelques parchemins jaunis sur lesquels il avait réussi à rassembler quelques éléments de la tradition apostolique. Présentant ces notes dispersées, Ananie a ajouté :

Verbalement, je connais presque par cœur tous les enseignements ; mais pour ce qui est de la partie écrite, voici tout ce que je possède.

Admiratif, le jeune converti a reçu les annotations. Il s'est immédiatement penché sur les vieux griffonnages et les dévora avec un intérêt évident.

Après avoir réfléchi quelques minutes, il souligna :

Vous serait-il possible de me laisser ces précieux enseignements, jusqu'à demain.

J'emploierai la journée à les copier pour mon utilisation personnelle. L'aubergiste m'achètera les parchemins nécessaires.

Et comme il était déjà illuminé de cet esprit missionnaire qui marquerait ses moindres actes pour le reste de sa vie, il réfléchissait attentif :

Nous devons trouver un moyen de diffuser la nouvelle révélation le plus largement possible. Jésus est une aide qui nous vient du ciel. Retarder la diffusion de son message, c'est prolonger le désespoir des hommes. D'ailleurs, le mot « évangile » signifie « bonne nouvelle».

Il est indispensable de répandre cette annonce qui nous vient du plan le plus élevé de

la vie.

Tandis que le vieux prédicateur du « Chemin » observait l'intéressé, le converti de Damas a appelé l'hôtelier pour acheter les parchemins. Judas fut surpris de constater son insolite guérison. Pour satisfaire sa curiosité, le jeune de Tarse lui dit sans détours :

Jésus m'a envoyé un médecin. Ananie est venu me guérir en son nom.

Et avant que l'homme ne fût remis de sa surprise, il lui faisait plusieurs recommandations concernant les parchemins qu'il désirait acheter, lui donnant la quantité d'argent nécessaire.

Laissant libre cours à son enthousiasme, il s'est à nouveau adressé à Ananie en lui exposant ses plans :

Jusqu'à présent, j'occupais mon temps à l'étude et à l'exégèse de la Loi de Moïse ; maintenant, je remplirai mes heures de l'esprit du Christ. Je travaillerai à cela jusqu'à la fin de mes jours. Je chercherai à initier mon travail ici même à Damas.

Et faisant une pause, il demanda à son bienfaiteur qui l'écoutait en silence :

Vous connaissez en ville un jeune pharisien du nom de Sadoc ?

Oui, c'est lui qui a ordonné les persécutions dans cette ville.

Très bien - a continué le jeune tarsien attentif -, demain c'est samedi et c'est jour de harangue à la synagogue. Je prétends aller voir quelques amis et leur parler publiquement de l'appel que le Christ m'a adressé. Je veux étudier vos annotations aujourd'hui même, car elles me serviront pour ma première prédication de l'Évangile.

Pour être sincère - dit Ananie avec son expérience des hommes -, je crois que tu dois être très prudent dans cette nouvelle phase religieuse. Il est possible que tes amis de la synagogue ne soient pas prêts à recevoir la lumière de toute la vérité. La mauvaise foi trouve toujours le chemin de la confusion pour tester ce qui est pur.

Mais puisque j'ai vu Jésus, je n'ai pas le droit d'occulter une révélation incontestable - s'exclama le néophyte comme pour souligner avant tout la bonne intention qui l'animait.

Oui, je ne te dis pas de fuir le témoignage - a expliqué calmement le vieux disciple - mais je dois te signaler la plus grande prudence dans tes attitudes, non pour la doctrine du Christ, supérieure et invulnérable à. toutes attaques des hommes, mais pour ta personne.

Pour moi je ne crains rien. Si Jésus a rendu la lumière à mes yeux, il ne cessera d'illuminer mes pas. Je veux raconter à Sadoc les faits qui ont donné une nouvelle voie à ma destinée. Et l'occasion ne peut être plus propice car je sais qu'il héberge actuellement chez lui quelques sacerdotes renommés, dernièrement venus de Chypre.

Que le Maître bénisse tes bonnes intentions - a dit le vieil homme en souriant.

Saûl était heureux. La présence d'Ananie le consolait par-dessus tout. Comme de vieux et fidèles amis, ils ont déjeuné ensemble. Ensuite et toujours ravi, le généreux envoyé du Christ s'est retiré, laissant l'ex-rabbin livré à la copie méticuleuse des textes.

Le lendemain, Saûl de Tarse s'est levé joyeux et bien disposé. Il se sentait revigoré, prêt pour une nouvelle vie. Les souvenirs amers avaient déserté sa mémoire. L'influence de Jésus le remplissait de joies substantielles et durables. Il avait l'impression d'avoir ouvert une nouvelle porte dans son âme par où soufflaient rapidement les inspirations d'un monde plus vaste.

Après son premier repas, malgré la déception causée par l'attitude de Sadoc, il alla voir son ami, porté par la sincérité qui réglait les moindres actes de sa vie. Mais il ne l'a pas trouvé chez lui. Un serviteur l'a informé que son maître était sorti avec quelques hôtes en direction de la synagogue.

Saûl s'y rendit. Les travaux du jour avaient déjà commencé. La lecture des textes de Moïse avait été faite. L'un des prêtres de Citium avait pris la parole pour en faire les commentaires.

L'arrivée de l'ex-rabbin provoqua la curiosité générale. L'assistance dans sa majorité connaissait l'importance du personnage, ainsi que son verbe ardent et ferme. En le voyant, Sadoc est devenu pâle, et plus encore quand le jeune tarsien demanda à lui parler en particulier. Bien que contrarié, il est allé à sa rencontre. Ils se sont salués sans pouvoir dissimuler les nouvelles impressions qui existaient maintenant entre eux.

Face aux commentaires évoqués par le nouvel évangéliste, formulés sur un ton aimable, l'ami de Damas lui dit manifestant son orgueil offensé :

Effectivement, je savais que tu étais en ville et je suis même allé te voir à la pension de Judas ; mais les informations de l'hôtelier furent telles que je me suis abstenu de te rendre visite dans ta chambre. Je lui ai d'ailleurs demandé de garder le silence à ce sujet. En effet, il me semble incroyable que tu te rendes, toi aussi, passivement aux sorcelleries du « Chemin » ! Je ne peux comprendre un tel changement dans ta forte mentalité.

Mais, Sadoc - a répliqué le jeune tarsien très calme -, j'ai vu Jésus ressuscité de mes propres yeux...

L'autre fit un grand effort pour contenir un bruyant éclat de rire.

Est-il possible - a-t-il objecté sur un ton de plaisanterie - que ta nature sentimentale, si contraire aux manifestations de mysticisme, ait capitulé sur ce terrain ? Comment peux-tu croire à de telles visions ? Ne serais-tu pas plutôt victime de quelque adepte effronté du charpentier ? Tes attitudes d'à présent nous causeront une profonde honte. Que diront les hommes irresponsables qui ne connaissent rien à la Loi de Moïse ? Et que dire de notre position dans le parti dominant de notre race ? Les collègues du pharisaïsme vont écarquiller les yeux quand ils apprendront ta bruyante défection. Quand j'ai accepté de poursuivre les compagnons de l'ouvrier de Nazareth en réprimant leurs dangereuses activités, je l'ai fait par amitié pour toi ; et la trahison à tes précédents vœux ne t'afflige-t-elle pas ? Tu peux imaginer comme notre tâche sera difficile, quand la nouvelle se répandra que tu as capitulé devant ces hommes sans culture et sans conscience.

Saûl a regardé son ami, révélant une Immense inquiétude dans son regard soucieux. Ces accusations étaient les prémisses de l'accueil qui l'attendait au cénacle de ses vieux compagnons de luttes et des constructions religieuses.

Non - a-t-il dit pesant chaque parole de tout son poids -, je ne peux accepter tes arguments. Je te répète que j'ai vu Jésus de Nazareth et je dois proclamer qu'en lui je reconnais le Messie attendu par nos prophètes les plus éminents.

Tandis que l'autre faisait de grands gestes admiratifs notant son ton ferme et sa sincérité, Saûl continuait convaincu :

Quant au reste, je considère qu'à tout instant nous devons et nous pouvons réparer les erreurs du passé. Et c'est avec cette ardeur dans ma foi que je me propose de régénérer mes propres pas. Je travaillerai, désormais, pour ma conviction en le Christ Jésus. Il ne serait pas juste que je me perde dans des considérations sentimentalistes, oubliant la vérité ; et c'est ainsi que je procéderai dans l'intérêt de mes propres amis. Les amants des réalités de la vie ont toujours été détestés à l'époque où ils ont vécu. Que faire ? Jusqu'à présent, mes sermons étaient nés des textes reçus des vénérables ancêtres, mais aujourd'hui, mes affirmations ne se basent plus seulement sur les fondements de la tradition, mais aussi sur la preuve témoignée.

Sadoc ne réussit pas à cacher sa surprise.

Mais... et ta position ? Et tes parents ? El ton nom ? Et tout ce que tu as reçu de ceux qui t'entouraient avec de fervents engagements ? - a demandé Sadoc le renvoyant au passé.

Maintenant, je suis avec le Christ et nous lui appartenons tous. Sa parole divine m'a convoqué à des efforts plus ardents et plus actifs. À ceux qui me comprennent, tout naturellement je dois la gratitude la plus sacrée ; quant à ceux qui ne peuvent me comprendre, je garderai la plus grande attitude de sérénité, sachant que même le Messie a été porté sur la croix.

Toi aussi avec ta manie du martyre ?

L'interpellé a gardé une belle expression de dignité personnelle et a conclu :

Je ne peux me laisser aller à des considérations frivoles. J'attendrai que ton ami de Chypre finisse son discours pour parler de mon expérience devant tout le monde.

Parler de cela, ici ?

Pourquoi pas ?

Ne serait-il pas plus raisonnable de te reposer du voyage et de ta maladie te donnant le temps de réfléchir sur le sujet, car je garde encore l'espoir que tu reconsidères ton point de vue concernant ce qui s'est passé.

Tu sais pourtant bien que je ne suis pas un enfant et il m'appartient d'éclaircir la vérité, en toute circonstance.

Et s'ils te malmènent ? Et si tu es considéré comme traître ?

Notre fidélité à Dieu doit être plus grande que tout, à nos yeux.

Il est possible, cependant, qu'ils ne t'accordent pas la parole - a réfléchi Sadoc après s'être heurté à la force de ses profondes convictions.

Ma condition est suffisante pour que personne n'ose me nier ce qui me revient de juste droit.

Alors, soit. Tu en subiras les conséquences -conclut Sadoc contraint.

À cet instant, chacun deux a compris l'immensité de la distance qui les séparait. Saûl perçut que l'amitié que Sadoc lui avait toujours témoignée n'était basée que sur des intérêts purement humains. En abandonnant sa fausse carrière qui lui donnait du prestige et de l'éclat, il voyait s'estomper la cordialité de son ami. Mais devant de telles cogitations, il lui vint à l'esprit que lui aussi aurait probablement procédé de la même manière, s'il n'avait pas eu Jésus dans son cœur.

Serein et tranquille, il évita de s'approcher de l'endroit où les visiteurs illustres se trouvaient, cherchant à se rapprocher d'une large estrade où était improvisée une nouvelle tribune. Une fois le discours du sacerdote de Citium terminé, Saùl est apparu à la vue de tous qui le saluèrent avec une expression d'inquiétude dans les yeux. Il a aimablement salué les directeurs de la réunion et a demandé avec courtoisie l'autorisation d'exposer ses idées.

Sadoc n'eut pas le courage de créer une ambiance hostile et laissa libre cours aux circonstances ; c'est ainsi que les prêtres ont serré la main de Saûl avec la sympathie habituelle accueillant avec une immense joie sa venue.

Une fois qu'il eut la parole, l'ex-rabbin a noblement levé son front comme il avait l'habitude de le faire les jours triomphants.

Hommes d'Israël ! a-t-il commencé sur un ton solennel - au nom du Tout- Puissant, je viens vous annoncer aujourd'hui pour la première fois, les vérités de la nouvelle révélation. Nous avons ignoré, jusqu'à présent, le fait culminant de la vie de l'humanité, le Messie promis est déjà venu, conformément aux affirmations des prophètes qui se sont glorifiés dans la vertu et dans la souffrance. Jésus de Nazareth est le Sauveur des pécheurs.

Une bombe qui aurait explosé dans l'enceinte n'aurait pas causé une plus grande stupeur. Tous fixaient l'orateur, éberlués. L'assemblée était abasourdie. Saûl, néanmoins, continuait intrépide, après une pause :

Ne vous épouvantez pas de ce que je vous dis. Vous connaissez ma conscience par la rectitude de ma vie, par ma fidélité aux lois divines. Et bien, c'est avec ce patrimoine du passé que je vous parle aujourd'hui, réparant les erreurs involontaires que j'ai pu commettre sous l'impulsion sincère d'une persécution cruelle et injuste. À Jérusalem, j'ai été le premier à condamner les apôtres du « Chemin » ; j'ai provoqué l'union des Romains et des Israélites pour une répression, sans trêves, de toutes les activités qui concernaient le Nazaréen. J'ai persécuté des foyers sacrés, j'ai fait incarcérer des femmes et des enfants, j'en ai soumis quelques-uns à la peine de mort, j'ai causé un vaste exode des masses ouvrières qui travaillaient pacifiquement dans la ville pour son progrès ; j'ai créé pour tous les esprits les plus sincères un régime d'ombres et de terreur. J'ai fait tout cela dans la fausse hypothèse de défendre Dieu, comme si le Père suprême avait besoin de misérables défenseurs !... Mais, lors de mon passage dans cette ville, autorisé par le Sanhédrin et par la cour provinciale pour envahir des foyers rebelles et poursuivre des créatures inoffensives et innocentes, voici que Jésus m'est apparu à vos portes et m'a demandé en plein milieu du jour dans ce paysage désolé et désert : -Saûl, Saûl, pourquoi me persécutes-tu ?

À cette évocation, la voix éloquente s'attendrit et des larmes coulaient copieuses.

Il s'est interrompu en se souvenant de l'événement décisif de sa destinée. Les auditeurs le dévisageaient consternés.

Comment cela ? - disaient quelques-uns.

Le docteur de Tarse plaisante !... - affirmaient d'autres en souriant, convaincus que le jeune tribun ne faisait qu'un bel exercice d'éloquence.

Non, mes amis - s'exclama-t-il avec véhémence -, je n'ai jamais plaisanté avec vous à la tribune sacrée. Le Dieu juste n'a pas permis que ma violence criminelle aille jusqu'au bout, au détriment de la vérité, et a consenti dans sa grande miséricorde à ce que ce misérable esclave, que je suis, ne trouve pas la mort sans vous avoir apporté la lumière de la nouvelle croyance!...

Malgré l'ardeur de sa prédication qui laissait en chacun d'eux des résonances émotionnelles, un étrange brouhaha a explosé dans l'enceinte. Quelques pharisiens plus exaltés ont interpellé Sadoc à voix basse quant à cette surprise inattendue et reçurent la confirmation que Saûl, en fait, semblait extrêmement perturbé puisqu'il alléguait avoir vu le charpentier de Nazareth dans le voisinage de Damas. Une énorme confusion s'est immédiatement emparée de toute la salle, car il y avait ceux qui voyaient à ces faits une dangereuse défection de la part du rabbin et ceux qui pensaient qu'une maladie lui avait fait perdre la raison.

Hommes de mon ancienne foi - a tonné la voix du jeune homme tarsien, plus incisive-, il est inutile de cacher la vérité. Je ne suis pas un traître, ni un malade. Nous affrontons une ère nouvelle, face à laquelle tous nos caprices religieux sont insignifiants.

Une pluie d'injures lui a soudainement coupé la parole.

Lâche ! Blasphémateur ! Chien du « Chemin » !... Dehors le traître de Moïse !...

Les offenses partaient de tous côtés. Les plus attachés à l'ex-rabbin, qui avaient tendance à le supposer victime de graves perturbations mentales, sont entrés en conflit avec les pharisiens les plus rudes et les plus rigoureux. Quelques cannes ont été lancées à la tribune avec une extrême violence. Les groupes qui s'affrontaient, répandaient le tumulte dans la synagogue.

L'orateur prit conscience qu'ils se trouvaient face à l'imminence d'un désastre irréparable.

C'est à ce moment-là que l'un des sacerdotes les plus âgés est apparu sur la grande estrade, élevant sa voix de toute son énergie, il supplia les participants de l'accompagner dans la récitation de l'un des psaumes de David. L'invitation fut acceptée de tous. Les plus exaltés ont répété la prière, pris de honte.

Saûl accompagnait la scène avec grand intérêt.

Une fois la prière terminée, le prêtre a dit sur un ton irrité :

Nous déplorons cet incident, mais évitons la confusion qui n'apporte rien. Jusqu'à hier, Saûl de Tarse honorait nos rangs comme paradigme de triomphe ; aujourd'hui, sa parole est pour nous un brin d'épines. Malgré un passé respectable, cette attitude ne mérite maintenant que notre condamnation. Parjure ? Démence ? Nous ne le savons pas avec certitude. S'il s'était agi d'un autre tribun nous le lapiderions sans hésiter ;

mais avec un ancien collègue les mesures doivent être différentes. S'il est malade, il ne mérite que notre compassion ; si c'est un traître, il ne pourra mériter que notre profond dédain. Que Jérusalem le juge comme elle le fit pour son ambassadeur. Quant à nous, nous concluons les prêches de la synagogue et rendons-nous à la paix des fidèles artisans de la Loi.

L'ex-rabbin reçut ce reproche avec une grande sérénité exprimée dans son regard. Au fond, il se sentait blessé dans son amour-propre. Les réminiscences de l'« homme vieux » qui étaient en lui exigeaient une réaction et une réparation immédiate, à cet instant même, devant tout le monde. Il voulut réagir, exiger la parole, obliger ses compagnons à l'entendre, mais il se sentait prisonnier d'émotions incoercibles qui retenaient ses élans explosifs. Immobile, il remarqua que d'anciens amis de Damas abandonnaient l'enceinte calmement sans même le saluer. Il observa, aussi, que les prêtres de Citium, à leur regard sympathisant, semblaient le comprendre, tandis que Sadoc le fixait avec ironie, un sourire triomphant sur les lèvres. C'était le reniement qui arrivait. Habitué aux applaudissements où qu'il soit, il avait été victime de sa propre illusion, croyant que pour parler de Jésus avec succès, les lauriers éphémères déjà conquis au monde pourraient suffire. Il s'était trompé. Ses comparses le mettaient de côté comme s'il était inutile. Rien ne lui faisait plus mal que d'être ainsi désapprouvé quand brûlait en lui sa dévotion sacerdotale. Il aurait préféré qu'ils le châtient, qu'ils l'arrêtent, qu'ils le flagellent, mais pas qu'ils lui ôtent l'occasion de discuter, de triompher de tous en les convainquant par la logique de ses idées. Cet abandon le blessait profondément, car avant toute considération, il reconnaissait ne pas œuvrer dans son intérêt personnel, par vanité ou par égoïsme, mais pour les coreligionnaires demeurés eux-mêmes prisonniers des conventions rigides et inflexibles de la Loi. Peu à peu la synagogue devint déserte, sous la chaleur ardente des premières heures de l'après-midi. Saûl s'est assis sur un banc brut et se mit à pleurer. La lutte entre sa vanité d'autrefois et le renoncement à soi-même commençait. Pour réconforter son âme oppressée, il s'est souvenu du récit d'Ananie, au chapitre où Jésus dit au vieux disciple qu'il lui montrerait combien il importait de souffrir par amour pour son nom.

Contrarié, il a quitté le Temple à la recherche de son bienfaiteur afin de trouver un peu de réconfort auprès de lui.

Ananie ne fut pas surpris par l'exposition des faits relatés.

Je me vois entouré d'énormes difficultés - dit Saûl un peu perturbé. - Je me sens dans le devoir de répandre la nouvelle doctrine en rendant nos semblables heureux ; Jésus a rempli mon cœur d'énergies inespérées, mais la sécheresse des hommes effraierait les plus forts.

Oui - a expliqué l'ancien avec patience -, le Seigneur t'a conféré la tâche du semeur ; tu as beaucoup de bonne volonté, mais que fait un homme en recevant une mission de cette nature ? Avant tout, il cherche à rassembler les pièces dans sa cagnotte personnelle pour que l'effort soit profitable.

Le néophyte perçut la portée de la comparaison et a demandé :

Mais que voulez-vous dire par là ?

Je veux dire qu'un homme à la vie pure et droite sans commettre d'erreurs dans ses bonnes intentions, est toujours prêt à planter le bien et la justice sur le chemin qu'il parcourt ; mais celui qui s'est déjà trompé, ou qui garde quelques fautes, a besoin de témoigner par sa propre souffrance avant d'enseigner. Ceux qui ne seront pas complètement purs, ou qui n'ont pas souffert en chemin, ne sont jamais bien compris par ceux qui entendent simplement leurs paroles. Contre leurs enseignements, il y a leur propre vie. En outre, tout ce qui est de

Dieu demande une grande paix et une profonde compréhension. Dans ton cas, tu dois penser à la leçon de Jésus qui est resté pendant trente ans parmi nous, se préparant à supporter notre présence pendant seulement trois. Pour recevoir une tâche du ciel, David a vécu avec la nature gardant des troupeaux ; pour ouvrir la route au Sauveur, Jean Baptiste a médité pendant longtemps dans les déserts austères de la Judée.

Le bon sens affectueux d'Ananie tombait dans son âme oppressée comme un baume vitalisant.

Quand tu auras plus souffert - continua le bienfaiteur et ami sincère -, tu auras trouvé la compréhension des hommes et des choses. Seule la douleur nous enseigne à être humains. Quand la créature entre dans la période la plus dangereuse de l'existence, après l'enfance matinale et avant la nuit de la vieillesse ; quand la vie regorge d'énergies, Dieu lui envoie des enfants pour qu'avec ses travaux son cœur s'attendrisse. D'après ce que tu m'as confessé, il est possible que tu ne sois jamais père, mais tu auras les enfants du Calvaire de toute part. N'as-tu pas vu Simon Pierre, à Jérusalem, entouré de malheureux ? Naturellement, tu trouveras un foyer plus grand sur terre où tu seras appelé à exercer la fraternité, l'amour, le pardon... Il faut mourir pour le monde, pour que le Christ vive en nous...

Ces commentaires si sains et si tendres ont pénétré l'esprit de l'ex-rabbin comme un baume de consolation venant de plus vastes horizons. Ses paroles aimantes l'amenèrent à se souvenir de quelqu'un qui l'aimait beaucoup. Le cerveau fatigué par les heurts du jour, Saùl s'efforçait de mieux fixer ses idées. Ah !... maintenant il s'en souvenait parfaitement. C'était Gamaliel. Un désir soudain de revoir son vieux maître surgit en lui. Il comprenait lu raison de ce souvenir. C'est que lui aussi lors de leur dernière rencontre lui avait parlé du besoin qu'il ressentait d'un endroit solitaire pour méditer sur les vérités sublimes et nouvelles. Il le savait à Palmyre, en compagnie d'un frère. Comment ne s'était-il pas encore souvenu de son vieux maître qui était presque un père pour lui ? Gamaliel le recevrait certainement à bras ouverts, il se réjouirait de ses récentes conquêtes, lui donnerait des conseils généreux quant aux itinéraires à suivre.

Plongé dans ses tendres souvenirs, il remercia Ananie avec un regard significatif, ajoutant ému :

Vous avez raison... Je me recueillerai dans le désert au lieu de retourner à Jérusalem précipitamment, sans forces peut-être pour affronter l'incompréhension de mes confrères. J'ai un vieil ami à Palmyre, qui m'accueillera volontiers. Là je me reposerai quelques temps, jusqu'à ce que je puisse m'isoler dans des régions solitaires pour méditer sur les leçons reçues.

Ananie a approuvé l'idée avec un sourire. Ils restèrent encore un long moment à parler jusqu'à ce que la nuit plonge l'âme des choses dans son voile d'ombres épaisses.

Le vieux prédicateur a alors conduit le nouvel adepte à l'humble réunion qui avait lieu en ce samedi de grandes déceptions pour l'ex-rabbin.

Damas n'avait pas à proprement parlé d'église ; cependant, elle comptait de nombreux croyants attachés à l'idéal religieux du « Chemin ». Le groupe de prière se réunissait chez une humble blanchisseuse, compagne de foi, qui louait la salle pour pouvoir s'occuper de son fils paralytique. Profondément admiratif, le jeune tarsien entrevit là, la miniature du tableau observé pour la première fois, quand il eut l'invincible curiosité d'assister aux célèbres prêches d'Etienne à Jérusalem. Autour de la vieille table étaient rassemblées des créatures misérables de la plèbe qu'il avait toujours maintenues distantes de sa sphère sociale. Des femmes analphabètes avec des enfants dans leur bras, de vieux maçons bourrus, des blanchisseuses qui ne réussissaient pas à conjuguer deux mots correctement. Des vieillards aux mains tremblantes se soutenaient à de gros bâtons, de pauvres malades qui exhibaient des pénibles maladies. La cérémonie semblait encore plus simple que celle de Simon Pierre et de ses compagnons galiléens. Ananie commandait et présidait la séance. Il s'assit à la table comme un patriarche au sein de sa famille et demanda les bénédictions de Jésus pour la bonne volonté de tous. Ensuite, il fit la lecture des enseignements de Jésus, reprit quelques phrases du divin Maître sur les parchemins éparses. Une fois la page commentée, il l'illustra avec l'exposition de faits significatifs, issus de sa connaissance ou de son expérience personnelle. Puis le vieux disciple de l'Évangile se leva, il parcourut les rangées de bancs tout en imposant ses mains sur les malades et les nécessiteux. Au siècle premier, les cellules chrétiennes à l'origine avaient pour habitude de rappeler les joies de Jésus qui servait le repas à ses disciples en faisant une modeste distribution de pain et d'eau pure, au nom du Seigneur. Ému, Saûl en prit un morceau. Pour son âme, ce maigre bout de pain avait la saveur divine de la fraternité universelle. De l'eau claire et fraîche de la jarre en grés, est monté un fluide d'amour qui venait de Jésus, se communiquant à tous les êtres. À la fin de la réunion, Ananie priait avec ferveur. Après avoir évoqué la vision de Saûl et la sienne lors des simples commentaires de cette nuit-là, il a. demandé au Sauveur de protéger le nouveau serviteur qui allait partir pour Palmyre, afin de méditer plus longuement sur l'immensité de ses miséricordes. En entendant sa prière que la chaleur de l'amitié enduisait d'un singulier enchantement, Saûl se mit à pleurer de reconnaissance et de gratitude, comparant les émotions du rabbin qu'il avait été, avec celles du serviteur de Jésus qu'il voulait maintenant être. Dans les somptueuses réunions du Sanhédrin, jamais il n'avait entendu un compagnon implorer le ciel avec une si grande sincérité. Parmi les plus acharnés, il n'avait trouvé que de vains compliments, prêts à se transformer en de viles calomnies quand des faveurs matérielles ne leur étaient pas accordées. De toute part, l'admiration superficielle dominait, fille du jeu des intérêts inférieurs. Là, la situation était autre. Aucune de ces créatures désertées par la chance n'était venue demander des faveurs ; tous semblaient satisfaits d'être au service de Dieu, qui les réunissait là au terme d'une journée de travail exhaustif et laborieux. Et en plus, ils suppliaient Jésus de leur accorder la paix d'esprit pour poursuivre leur chemin.

Une fois la réunion terminée, Saûl de Tarse avait les larmes aux yeux. Dans l'église du « Chemin », à Jérusalem, les apôtres galiléens l'avaient traité avec beaucoup de respect, attentifs à sa position sociale et politique, seigneur de privilèges que les conventions du monde lui conféraient ; mais les chrétiens de Damas l'avaient plus vivement impressionné, ils avaient ravi son âme en la conquérant par une affection infime avec ce geste de confiance plein de bonté, le traitant comme un frère.

Un à un, ils lui ont serré la main lui souhaitant un heureux voyage. Quelques vieillards, plus humbles, lui baisèrent même les mains. De telles preuves d'amitié lui donnaient de nouvelles forces. Si les amis du judaïsme le méprisaient par leurs paroles provocatrices et hostiles, il commençait maintenant à trouver sur son chemin les enfants du Calvaire. Il travaillerait pour eux, consacrerait à leur consolation les énergies de sa jeunesse. Pour la première fois dans sa vie, il ressentit de l'intérêt pour le sourire des enfants et comme s'il désirait rendre les démonstrations d'affection reçues, il prit dans ses bras un garçon malade. Devant sa pauvre mère souriante et reconnaissante, il lui fit la fête, a caressé ses cheveux en bataille. Entre les épines agressives de son âme passionnée, commençaient à s'ouvrir les fleurs de la tendresse et de la gratitude.

Ananie était satisfait. Avec les frères les plus proches, il accompagna le néophyte jusqu'à la pension de Judas. Ce modeste groupe d'inconnus parcourut les rues baignées du clair de lune, étroitement unis et se réconfortant dans des commentaires chrétiens. Saûl s'étonnait d'avoir trouvé aussi rapidement cette clé d'harmonie qui lui procurait une si grande confiance en chacun d'eux. Il eut l'impression que dans les vraies communautés du Christ l'amitié était différente de tout ce qu'il avait connu dans les rassemblements mondains. Dans la diversité des luttes sociales, la marque dominante des relations s'évaluait maintenant, à ses yeux, par les avantages d'ordre individuel ; alors que dans l'union des efforts déployés à la tâche du Maître, il y avait une véritable empreinte divine, comme si les engagements avaient un ascendant divin, authentique. Ils discutaient tous, comme s'ils étaient nés sous le même toit. S'ils exposaient une idée digne d'une plus grande modération, ils le faisaient avec sérénité et une grande compréhension du devoir ; si la conversation tournait autour de sujets légers et simples, les commentaires étaient marqués d'une joie franche et réconfortante. Aucun d'eux ne donnait l'impression d'être moins sincère dans la défense de leurs points de vue ; bien au contraire, une délicatesse de traitement sans la moindre note d'hypocrisie transparaissait, parce qu'en règle générale, ils se sentaient sous la tutelle du Christ qui, pour la conscience de chacun, est l'ami invisible et présent que personne ne doit tromper.

Réconforté et satisfait d'avoir trouvé des amis dans le vrai sens du terme, Saûl est arrivé à l'auberge de Judas où il les salua tous profondément ému. Lui-même était surpris par l'intimité exprimée à travers ses propos. Maintenant, il comprenait que le mot « frère », largement utilisé parmi les adeptes du « Chemin », n'était pas futile et vain. Les compagnons d'Ananie avaient conquis son cœur Jamais plus, il n'oublierait les frères de Damas.

Le lendemain, il engagea un serviteur indiqué par l'aubergiste. À l'aube, Saûl de Tarse, qui surprit le tenancier par son esprit déterminé, se mit en route vers la célèbre ville située dans une oasis en plein désert.

Aux premières heures du jour, sortirent des portes de Damas deux hommes modestement habillés qui marchaient devant un petit chameau chargé des provisions nécessaires.

Saûl voulut à tout prix partir ainsi, à pied, afin d'initier la vie pleine de rigueur qui lui serait grandement bénéfique plus tard. Il ne voyagerait plus en sa capacité de docteur de la Loi entouré de serviteurs, mais comme disciple de Jésus, astreint à ses idéaux. De ce fait, il se dit qu'il était préférable de voyager comme un bédouin pour apprendre à toujours compter sur ses propres forces. Sous la chaleur harassante du jour, sous les bénédictions rafraîchissantes du crépuscule, sa pensée était fixée sur celui qui l'avait appelé au monde à une vie nouvelle. Les nuits du désert, quand le clair de lune remplit de rêve la désolation du paysage mort, sont touchées d'une mystérieuse beauté. Sous la coupe de quelque dattier solitaire, le converti de Damas profitait du silence pour se plonger dans de profondes méditations. Le firmament étoile détenait maintenant pour son esprit, des messages réconfortants et permanents. Il était convaincu que son âme avait été conduite à de nouveaux horizons, parce qu'à travers toutes les choses de la nature, il semblait recevoir la pensée du Christ qui parlait affectueusement à son cœur.

LE TISSERAND

Bien qu'habitués au spectacle permanent de l'arrivée d'étrangers dans la ville vu sa situation privilégiée dans le désert, les passants de Palmyre avaient remarqué, avec intérêt, le passage de ce bédouin suivi d'un humble serviteur qui tirait un misérable chameau haletant de fatigue. Ils avaient bien évidemment reconnu son profil juif aux traits caractéristiques de son visage et à l'énergie calme qui transparaissait de son regard.

Saûl, quant à lui, avançait d'un air indifférent comme s'il vivait dans ce scénario depuis longtemps.

Informé du fait que le frère de son ancien maître était un commerçant des plus connus et bien nanti de surcroît, il n'eut pas de difficultés à obtenir des informations auprès d'un patricien qui lui indiqua sa résidence.

Il s'arrêta dans une auberge ordinaire pour SEremettre des fatigues du voyage et consulta sa bourse pour organiser son séjour. L'argent s'épuisait, il aurait à peine de quoi rémunérer son compagnon dévoué qui avait été un ami fidèle pendant ce dur voyage. Après s'être informé de la quantité à payer, il constata qu'il n'aurait pas assez pour tout régler et lui dit avec humilité :

Juda, actuellement, je n'ai pas assez pour mieux récompenser les services que tu m'as rendus. Néanmoins, je te donne la moitié de ce que je te dois et le chameau en plus en guise de paiement pour le reste.

Le serviteur lui-même fut ému par le ton humble de cette proposition.

Je n'ai pas besoin de tant, Maître - a-t-il répondu confus -, la valeur de l'animal suffit et va bien au delà. Ainsi, vous ne resterez pas sans rien. Je me contenterai de quelques pièces de monnaie, le nécessaire à peine pour payer mon retour.

Saûl lui lança un regard de reconnaissance et prétextant ne pas vouloir le retenir plus longtemps, il le renvoya avec des expressions de réconfort et tous ses vœux pour un heureux retour à Damas.

Puis, il se rendit dans la pauvre chambre qu'il avait retenue où il se mit gravement à méditer sur les derniers événements de sa vie.

Il était seul, sans parents, sans amis, sans argent.

Peu avant d'avoir pris sa décision de partir à la poursuite d'Ananie, il n'aurait pas hésité à décréter la mort de celui qui aurait prédit l'avenir qui l'attendait. Son existence, ses plans étaient transformés dans leurs moindres détails. Que faire maintenant ? Et s'il ne trouvait pas à Palmyre l'aide de Gamaliel, comme il l'espérait dans ses désirs secrets ? Il réfléchit à l'ampleur des difficultés qui se déroulait devant ses yeux. Tout était difficile. Il était comme un homme qui aurait perdu sa famille, sa patrie et son foyer. Une profonde amertume menaçait d'envahir son cœur. Soudainement, néanmoins, le Christ lui revint en mémoire et le souvenir de la vision glorieuse a rempli de réconfort son esprit désolé. Davantage confiant en celui qui lui avait tendu les mains qu'en ses propres forces, il chercha à calmer ses angoisses profondes, offrant le repos à son corps fatigué.

Le lendemain, de bon matin, inquiet et anxieux il sortit dans la rue. Obéissant aux informations recueillies, il s'est arrêté devant la porte d'un grand édifice où fonctionnaient des maisons commerciales importantes.

Il demanda à parler à Ézéquiel. Il fut bientôt reçu par un homme âgé au visage souriant et respectable qui le salua avec beaucoup de courtoisie. Il s'agissait du frère de Gamaliel, qui fit immédiatement connaissance avec le patricien qui arrivait de loin et entama une conversation amicale. Cherchant délicatement à obtenir des informations concernant le vénérable rabbin de Jérusalem, Saûl recueillait d'Ézéquiel les clarifications nécessaires avec beaucoup d'intérêt :

Mon frère - lui disait-il soucieux - depuis qu'il est arrivé à Palmyre me semble très différent.

Il est possible que le changement de Jérusalem ait influencé cette profonde transformation. La différence d'environnement social, le changement d'habitudes, le climat, l'absence de travaux usuels, tout cela peut avoir affecté sa santé.

Comment cela ? - a demandé le jeune homme sans dissimuler sa surprise.

Il passe des jours et des jours dans une hutte abandonnée que je possède, à l'ombre de quelques dattiers, dans une des nombreuses oasis qui nous entourent ; cl cela, rien qu'à lire et méditer sur un manuscrit sans importance que je n'ai pas réussi à comprendre. En outre, il me semble complètement désintéressé par nos pratiques religieuses, il vit comme un étranger en ce monde. Il parle de visions du ciel, il se rapporte constamment à un charpentier qui s'est transformé en Messie du peuple qui se nourrissait de choses imaginaires, de rêves irréels. Parfois, c'est avec un profond dépit que j'observe sa décadence mentale. Ma femme, toutefois, attribue tout cela à son âge avancé et je veux plutôt croire, ou pour le moins en grande partie, que c'est dû à l'intensité de l'étude, des méditations prolongées.

Ézéquiel fit une pause, tandis que Saûl fixait sur lui son regard perçant et significatif, comprenant l'état de son vieux maître.

À un nouveau commentaire fait par le jeune tarsien, l'autre continua, loquace :

Au sein de ma famille, Gamaliel est traité comme si c'était notre père. D'ailleurs, je dois le début de ma vie à son immense dévouement fraternel. Pour cela même, ma femme et moi, nous nous sommes entendus avec nos enfants pour maintenir une atmosphère de paix qui devait entourer ici notre cher et noble malade. Quand il parle des illusions religieuses qui exaltent son déséquilibre mental, personne dans cette maison ne le contredit. Nous savons déjà qu'il perd la tête. Son puissant esprit est défaillant, son étoile s'éteint. Dans ces pénibles circonstances, je rends encore grâce à Dieu de me l'avoir apporté ici pour finir ses jours entouré de notre affection familiale, loin des sarcasmes dont il aurait peut-être été l'objet à Jérusalem où tous ne sont pas en mesure de comprendre et d'honorer son illustre passé.

Mais la ville a toujours vénéré en lui un maître inoubliable - a ajouté le jeune homme comme s'il voulait défendre ses propres sentiments d'amitié et d'admiration.

Oui - a éclairci le commerçant, convaincu -, un homme de son niveau intellectuel serait préparé à tout comprendre, mais et les autres ? Vous n'ignorez pas, naturellement, la persécution implacable entreprise par les autorités du Sanhédrin et du Temple contre les sympathisants du célèbre charpentier nazaréen. Palmyre a eu des nouvelles concernant ces faits par l'intermédiaire d'innombrables pauvres patriciens qui ont rapidement quitté Jérusalem, menacés de prison et de mort. Et c'est justement à cause de la personnalité de cet homme que Gamaliel a donné les premiers signes de faiblesse mentale. S'il était là- bas, qu'adviendrait-il de lui dans sa vieillesse désorientée ? Naturellement de nombreux amis, comme vous, auraient été prêts à prendre sa défense, mais le cas aurait pu atteindre des proportions plus graves, des ennemis politiques réclamant des mesures ingrates auraient pu surgir. Et de notre côté, nous n'aurions rien pu faire pour rétablir la situation, parce qu'en vérité, sa folie est pacifique, presque imperceptible et en aucune manière nous ne pourrions supporter son apologie au scélérat que le Sanhédrin envoya sur la croix des voleurs.

Saûl ressentait un profond malaise en entendant ces commentaires, maintenant si injustes et si superficiels à son goût. Il comprenait la délicatesse du moment et la nature des ressources psychologiques à déployer pour ne pas s'engager et aggraver encore davantage la position de son illustre maître.

Désirant changer le ' cours de la conversation, il demanda avec sérénité :

Et les médecins ? Quel est leur avis ?

Au dernier examen auquel il s'est soumis, par insistance de notre part, ils ont découvert que notre cher malade, en plus d'être dérangé, souffre d'une asthénie organique singulière qui épuise petit à petit ses dernières forces vitales.

Saûl fit encore quelques commentaires, attristé, et après avoir reconsidéré ses premières impressions à l'égard de l'aimable hospitalité d'Ézéquiel, assisté par un jeune employé de la maison, il s'est dirigé vers l'endroit où son ancien mentor le reçut avec surprise et avec joie.

L'ex-disciple a remarqué que Gamaliel présentait effectivement les symptômes d'un grand abattement. Ce fut avec une joie infinie qu'il le serra affectueusement dans ses bras, baisant avec effusion ses mains rêches et tremblantes. Ses cheveux semblaient plus blancs ; sa peau, sillonnée de vénérables rides, était d'une indicible pâleur comme celle de l'albâtre.

Ils ont longuement parlé de leurs souvenirs, des succès de Jérusalem, des amis lointains. Après ces préambules amicaux, le jeune tarsien a raconté à son maître les grâces recueillies aux portes de Damas avec vénération. La voix de Saûl avait l'inflexion vibrante de la passion et de la sincérité qu'exprimaient ses émotions. Le vieillard écouta son récit avec beaucoup d'étonnement ; ses yeux vifs et sereins sécrétaient des larmes d'émotion qui n'arrivaient pas à couler. Cette preuve le remplissait d'une profonde consolation. Il n'avait pas accepté, en vain, ce Christ sage et aimant, incompris de ses collègues. À la fin de son exposé, Saûl de Tarse avait le regard voilé de sanglots. Le bon vieillard l'a étreint avec émoi l'attirant à son cœur.

Saûl, mon fils - dit-il exultant -, je savais bien que je ne me trompais pas concernant le Sauveur qui avait si profondément parlé à ma vieillesse épuisée à travers la lumière spirituelle de son Évangile de rédemption. Jésus a daigné tendre ses mains aimantes à ton Esprit dévoué.

La vision de Damas suffit pour que tu consacres ton existence entière à l'amour du Messie. Il est vrai que tu as beaucoup travaillé pour la Loi de Moïse sans hésiter dans l'adoption de mesures extrêmes pour sa défense. Néanmoins, le moment est venu de travailler pour celui qui est plus grand que Moïse.

Et pourtant, je me sens vraiment désorienté et dérouté - a murmuré le jeune de Tarse en toute confiance. Depuis ces événements, je remarque que je suis en présence de transformations singulières et radicales. Obéissant à mes intentions les plus sincères, j'ai voulu entamer mes efforts pour le Christ dans Damas même, néanmoins, j'ai reçu les plus fortes démonstrations de dédain et de ridicule de la part de nos amis, ce dont j'ai beaucoup souffert. Soudainement, je me suis vu sans compagnons, sans personne. Quelques participants à la réunion du « Chemin » ont fraternellement consolé mon âme abattue, mais ce ne fut pas suffisant pour compenser les arrières désillusions éprouvées. Sadoc lui-même, qui dans mon enfance a été le pupille de mon père, m'a couvert de récriminations et de railleries. J'ai voulu retourner à Jérusalem, mais après ce qui s'était passé à la synagogue de Damas, j'ai compris ce qui m'attendait à un degré plus élevé auprès des autorités du Sanhédrin et du Temple. Naturellement, la profession de rabbin ne pourra pas aider mon esprit sincère car en d'autres termes ce serait me mentir à moi-même. Sans travail, sans argent et sans le soutien d'un cœur plus expérimenté que le mien, je me trouve face à une foule de questions insolubles. J'ai donc décidé de me rendre dans le désert pour trouver auprès de vous l'aide nécessaire.

Ses yeux suppliants révélaient les angoisses tourmentées qui peuplaient son âme, il fit alors sa requête en s'exclamant :

Maître aimé, vous avez toujours entrevu les solutions du bien, où mon imperfection ne percevait que des ombres amères !... Soutenez mon cœur plongé dans de pénibles cauchemars.

J'ai besoin de servir celui qui a daigné m'arracher des ténèbres du mal, je ne peux dispenser votre aide à cette heure difficile de ma vie !...

Ces mots furent prononcés avec une inflexion profondément émouvante. De ses yeux fermes, bien qu'illuminés d'une intense tendresse, le généreux vieillard lui caressait les mains et se mit à lui parler avec émotion :

Voyons tes doutes plus particulièrement afin de trouver une solution appropriée à tous tes problèmes, à la lumière des enseignements qui aujourd'hui nous illuminent.

Et après une pause pendant laquelle il semblait organiser ses idées, il continua :

Tu parles du dédain ressenti à la Synagogue de Damas ; mais les exemples sont clairs et convaincants. Moi aussi, actuellement, je suis considéré comme un fou pacifique au milieu des miens. À Jérusalem, tu as vu Simon Pierre vilipendé pour aimer les pauvres de Dieu et pour les recueillir ; tu as vu Etienne mourir sous les lapidations et quoi d'autre ? Le Christ lui-même, rédempteur des hommes, n'a-t-il pas été soumis aux martyres d'une croix infamante parmi des malfaiteurs condamnés par la justice du monde. La leçon du Maître est bien trop grande pour que ses disciples espèrent quelque chose des pouvoirs politiques ou des hautes institutions financières, en son nom. Si lui qui était pur et inimitable par excellence, a marché dans la souffrance et l'incompréhension en ce monde, il n'est pas juste que nous attendions le repos et une vie facile dans notre misérable condition de pécheurs.

Le jeune tarsien écoutait ces paroles à la fois douces et énergiques, l'âme blessée quant aux persécutions infligées à Pierre et aux souvenirs d'Etienne, même si son vieil ami avait la délicatesse de ne pas se rapporter nominalement au bourreau.

Concernant les difficultés que tu dis ressentir après les exploits de Damas - continua Gamaliel calmement -, rien n'est plus juste et plus naturel à mes yeux aguerris aux tourments du monde. Nos grands-pères, avant de recevoir la manne du ciel, ont traversé des temps pénétrés de misère, d'esclavage et de souffrance. Sans les angoisses du désert, Moïse n'aurait jamais trouvé dans la roche stérile la source d'eau vive. Et peut-être n'as-tu pas non plus médité plus longuement sur les révélations de la Terre promise. Quelle est donc cette région si, gardant à l'esprit la plus large compréhension de Dieu, nous découvrons de toute part en ce monde les bienfaits de sa protection ? Il y a des dattiers garnis et abondants qui poussent sur le sable ardent. Ces arbres généreux ne transforment-ils pas le désert lui-même en des chemins bénis, pleins du pain divin pour tuer notre faim ? Dans mes réflexions solitaires, j'en suis arrivé à la conclusion que la terre promise par les divines révélations est l'Évangile du Christ Jésus. Et la méditation nous suggère des comparaisons plus profondes. Quand nos aïeuls les plus courageux œuvraient à la conquête des régions privilégiées, nombreux étaient ceux qui essayaient de décourager les plus obstinés, leur assurant que la terre était inhospitalière, que l'air y était malsain et porteur de fièvres mortelles, que les habitants étaient intraitables et dévoraient la chair humaine. Mais Josué et Caleb, dans un effort héroïque, ont pénétré la terre méconnue, ils ont triomphé des premiers obstacles et ils en sont revenus en disant que dans cette région coulaient le lait et le miel. N'avons-nous pas là un symbole parfait? La révélation divine doit se rapporter à une région bénie, dont le climat spirituel est fait de paix et de lumière. Nous adapter à l'Évangile c'est découvrir un autre pays, dont la grandeur se perd dans l'infini de l'âme. À nos côtés restent ceux qui font tout pour nous décourager dans notre entreprise de conquête. Ils accusent la leçon du Christ de criminelle et de révolutionnaire, voient dans son exemple des intentions de désorganisation et de mort ; ils qualifient un apôtre comme Simon Pierre de pécheur présomptueux et d'ignorant. Mais en pensant à cette admirable sérénité avec laquelle Etienne a livré son âme à Dieu, j'ai vu en lui la figure d'un compagnon courageux et digne qui revenait des leçons du « Chemin » pour nous affirmer que sur la Terre de l'Évangile, il y a des sources riches du lait de la sagesse et du miel de l'amour divin. Il faut donc marcher sans repos et sans compter les obstacles du voyage. Cherchez la demeure infinie qui séduit notre cœur.

Gamaliel marqua une pause à ses propos amicaux et hautement réconfortants. Saûl était admiratif. Ces comparaisons si simples, ces déductions précieuses de l'étude de l'Ancienne Loi concernant Jésus, le laissaient perplexe. La sagesse de l'ancien régénérait ses forces.

Tu dis être déconcerté - continua le vénérable ami tandis que le jeune homme le fixait avec un intérêt croissant - face au changement de profession et au manque d'argent pour répondre aux besoins les plus immédiats... Néanmoins, Saûl, il suffit de méditer un peu à la réalité des faits pour y voir plus clairement. Un vieil homme, comme moi, se trouve dans la situation de Moïse contemplant la terre promise sans pouvoir l'atteindre. Mais toi, il faut reconnaître que tu es encore très jeune. Tu peux multiplier tes énergies en exerçant tes forces et pénétrer le terrain des aspirations du Sauveur. Pour cela, il faut te simplifier la vie, recommencer la lutte. Josué n'aurait pu vaincre les obstacles du chemin rien qu'à la lecture des textes sacrés ou grâce aux faveurs de ceux qui l'estimaient. Tranquillement, il a manipulé de rudes outils, il a aplani des routes là où il y avait des abîmes et cela au prix d'efforts surhumains.

Et que me conseillez-vous en ce sens ? - a interrogé le jeune homme avec une profonde attention tandis que le vieux maître faisait une longue pause.

Je veux dire que je connais ton père, ainsi que sa condition privilégiée. Naturellement, pour te manifester son affection, il ne refuserait pas de te venir en aide, attendu l'urgence de ta situation. Mais ton père est humain et demain il peut être appelé à la vie spirituelle. Son soutien donc te serait précieux, mais ne cesserait pas pour autant d'être précaire, si tu ne coopères pas de tes propres efforts à résoudre tes problèmes. Et tu vis une phase où tout travail énergique est indispensable. Maintenant que la question familiale est examinée, voyons ta condition professionnelle. Tu as jusqu'à présent été rabbin de la Loi, soucieux des erreurs d'autrui, des discussions relevant de la casuistique, du prestige entre docteurs ; tu gagnais ton argent en surveillant les autres, mais Dieu t'a incité à analyser tes propres égarements, comme pour moi. La terre promise se dessine à nos yeux. Il faut vaincre les obstacles et avancer. Comme docteur de la Loi, cela ne te sera plus possible. Alors il faut recommencer la tâche comme l'homme qui cherchait inutilement de l'or là où il n'y en avait pas. Le problème est le travail, l'effort personnel.

Le jeune homme de Tarse a attardé son regard humide d'émotion sur le vieil homme généreux et s'exclama :

Oui, maintenant je comprends...

Qu'as-tu appris dans ta jeunesse avant ta position conquise ? - a demandé l'ancien

avisé.

Conformément aux coutumes de notre race, mon père m'a ordonné d'apprendre le métier de tisserand, comme vous le savez.

Tu ne pouvais recevoir des mains paternelles un cadeau plus généreux - a ajouté Gamaliel avec un sourire calme - ; ton père a été prévoyant comme tous les chefs de famille du peuple de Dieu en cherchant à éduquer tes mains au travail, avant que ton cerveau ne se remplisse de trop d'idées. Il est écrit que nous devons manger le pain à la sueur de notre front, le travail est l'œuvre sacrée de la vie.

Il marqua une pause comme pour réfléchir plus avant, puis le vieux mentor de sa jeunesse pharisienne dit à nouveau :

Si tu as été un humble tisserand avant de conquérir les titres honorifiques de Jérusalem... Maintenant que tu veux servir le Messie dans la Jérusalem de l'humanité, il est bon que tu redeviennes un modeste tisserand. Les tâches effacées sont de grands maîtres pour l'esprit de soumission. Ne te sens pas humilié en retournant au métier à tisser qui nous apparaît actuellement comme un ami généreux. Tu es sans argent, sans ressources matérielles... À première vue, si l'on considère ta situation de distinction, il serait juste de faire appel à des parents ou à des amis. Mais tu n'es ni malade, ni vieux. Tu as la santé et la force. Ne serait-il pas plus noble de t'en servir pour t'aider toi-même ? Tout travail honnête est cautionné par la bénédiction de Dieu. Être tisserand, après avoir été rabbin, est pour moi plus honorable que de se reposer sur les titres illusoires conquis dans un monde où la majorité des hommes ignore le bien et la vérité.

Saûl comprit la grandeur de ses idées et lui prenant la main, il l'a baisée avec un profond respect en murmurant :

Je n'attendais rien d'autre de votre part que cette franchise et cette sincérité qui illuminent mon esprit. J'apprendrai à nouveau le chemin de la vie, je retrouverai dans le bruit du métier à tisser les douces et amicales stimulations du travail sanctifié. Je cohabiterai avec les plus désertés de la chance, je pénétrerai plus intimement dans leurs douleurs quotidiennes ; en contact avec les afflictions d'autrui je saurai dominer mes propres impulsions inférieures en devenant plus patient et plus humain !...

Pris d'une grande joie, le savant vieillard lui caressa les cheveux et s'exclama ému :

Dieu bénira tes espoirs !...

Pendant un long moment ils restèrent en silence comme désireux de prolonger indéfiniment cet instant glorieux de compréhension et d'harmonie.

Démontrant dans son regard toutes ses inquiétudes, appréhensif, Saûl brisa le silence en disant :

Je prétends reprendre le métier de ma jeunesse, mais je suis sans argent pour le voyage. Si c'était possible, j'exercerais cette profession ici même, à Palmyre...

Il parlait avec hésitation, laissant percevoir à son vénérable ami la honte éprouvée à lui faire cette confession.

Et comment donc ? - reconnut Gamaliel avec sollicitude - les difficultés qui se présentent à toi ne sont pas des moindres. Néanmoins, je ne considère pas les questions d'argent comme un obstacle car nous pourrions en obtenir suffisamment pour les dépenses les plus urgentes. Je me rapporte simplement aux dangers de la situation que tu as vécus. Je pense qu'il est juste que tu retournes à Jérusalem ou à Tarse, pleinement intégré de tes nouveaux devoirs. Toute plante est fragile quand elle commence à grandir. Les intrigues du pharisaïsme, la fausse science des docteurs, les vanités familières pourraient étouffer la semence glorieuse que Jésus a déposée dans ton cœur ardent. Le fruit le plus prometteur ne se développera pas si nous le couvrons de débris et de boue. Il est bon que tu retournes au berceau, à nos compagnons et à ta famille comme un arbre luxuriant, honorant le dévouement du Divin Cultivateur.

Mais que faire ? - a réagi Saûl soucieux. L'ancien maître a réfléchi un instant et lui expliqua :

Tu sais que les zones du désert sont de grands marchés pour les articles en cuir. Le transport des marchandises dépend entièrement des tisserands les plus habiles et les plus dévoués. Sachant cela, mon frère a monté plusieurs tentes de travail dans les oasis les plus éloignées pour répondre aux besoins de son commerce. Je parlerai de toi à Ézéquiel. Je ne lui dirai pas que tu es un grand chef de Jérusalem qui prétend s'exiler pendant quelque temps, non pas par crainte de souiller ton nom ou ton origine, mais parce qu'il me semble utile que tu éprouves l'humilité et la solitude sur ton nouveau chemin. Les considérations conventionnelles pourraient te gêner maintenant que tu as besoin d'exterminer l'« homme vieux » qui est en toi à coup de sacrifice et de discipline.

Je comprends et j'obéis dans mon propre intérêt - a murmuré Saûl attentif.

D'ailleurs, Jésus a donné l'exemple de tout cela en restant parmi nous sans que nous ne le percevions.

Le jeune tarsien se mis à méditer à l'élévation des suggestions faites. Il commencerait une nouvelle vie. Il reprendrait le métier à tisser avec humilité. Il se réjouissait à l'idée que son Maître n'avait pas dédaigné, à son tour, la condition du charpentier. Le désert lui fournirait la consolation, le travail, le silence. Il ne gagnerait plus l'argent facile de l'admiration indue, mais les ressources nécessaires à l'existence, tout en augmentant la valeur des obstacles vaincus. Gamaliel avait raison. Il ne serait pas licite de supplier l'aide des hommes quand Dieu lui avait fait la plus grande de toutes les faveurs en illuminant sa conscience pour toujours. Il était vrai qu'à Jérusalem, il avait été un cruel bourreau, mais il avait à peine trente ans. Il chercherait à se réconcilier avec tous ceux qu'il avait offensés par sa rigueur sectaire. Il était jeune, il travaillerait pour Jésus tant qu'il lui resterait des forces.

La parole chaleureuse de l'ancien l'arracha de ses profondes pensées.

Tu as l'Évangile ? - a demandé le vieillard avec intérêt.

Saûl lui montra les fragments qui étaient en sa possession et lui expliqua le travail qui avait eu, à Damas, à copier les manuscrits du généreux prédicateur qui l'avait guéri de sa soudaine cécité. Gamaliel les a examinés avec attention et après s'être concentré dessus pendant un long moment, il a ajouté :

J'ai une copie intégrale des annotations de Lévi, collecteur d'impôts à Capharnaum, qui s'est fait apôtre du Messie - un généreux souvenir me venant de Simon Pierre pour ma pauvre amitié ; aujourd'hui, je n'ai plus besoin de ces parchemins que je considère sacrés. Pour graver dans ma mémoire les leçons du Maître, j'ai cherché à copier pour toujours tous les enseignements et je les ai appris par cœur. Je possède déjà trois exemplaires complets de l'Évangile, sans la coopération d'aucun scribe. De sorte que je considère le cadeau de Pierre comme une relique sanctifiée de notre noble affection que je veux déposer entre tes mains. Tu prendras avec toi les pages écrites dans l'église du « Chemin », comme fidèles accompagnateurs de ta nouvelle tâche.

L'ex-rabbin écoutait ses affectueuses déclarations, pris d'une profonde émotion.

Mais, pourquoi vous défaire d'un souvenir aussi précieux, pour moi ? - a-t-il demandé ému. - L'une des copies faite de vos mains me suffirait !...

Le vieux maître a fixé son regard tranquille dans le paysage alentours et lui dit sur un ton prophétique :

J'arrive au bout de ma carrière, maintenant je dois attendre la mort du corps. Si je dois abandonner le cadeau de Pierre à des personnes qui ne peuvent reconnaître la valeur que nous lui attribuons, il est juste de le livrer à un ami fidèle qui mesure son caractère sacré. De plus, j'ai la conviction que je ne pourrai plus retourner à Jérusalem ; en ce monde, je n'aurai plus l'occasion de parler aux apôtres galiléens de la lumière que le Sauveur a versé dans mon âme. Et Je crains que les adeptes de Jésus ne puissent tout de suite te comprendre quand tu retourneras à la ville sainte. Tu auras, alors, ce souvenir pour te présenter à Pierre en mon nom.

Ce ton prophétique impressionna le jeune homme tarsien qui baissa la tête, les yeux humides.

Après un long intervalle, comme s'il cherchait à reprendre ses idées pleines de sagesse,

Gamaliel continua avec sollicitude :

Je te vois, à l'avenir, voué à Jésus avec le même zèle empressé avec lequel je t'ai connu consacré à Moïse ! Si le Maître t'a appelé au service, c'est parce qu'il confie en ta compréhension de serviteur fidèle. Quand l'effort de tes mains t'aura donné la liberté de choisir le nouveau chemin à suivre, Dieu bénira ton cœur pour diffuser la lumière de l'Évangile parmi les hommes jusqu'au dernier jour de ta vie, ici sur terre. Dans ce labeur, mon fils, si tu te heurtes à l'incompréhension et aux combats à Jérusalem, ne te désespère pas, n'abandonne pas. Tu as semé là-bas une certaine confusion dans les esprits, il est juste que tu récoltes ce que tu as semé. Dans toute tâche, néanmoins, souviens-toi du Christ et va de l'avant en déployant tes sincères efforts. Que les méfiances, la calomnie et la mauvaise foi ne te gênent pas, attentif au fait que Jésus a vaincu courageusement tout cela !...

Saûl ressentait une profonde sérénité à cette exhortation aimante, tendre et loyale. À l'entendre, il est resté là, pendant un long moment, entre les larmes brûlantes qui témoignaient son repentir du passé et les espoirs de l'avenir.

En cet après-midi, Gamaliel quitta sa modeste hutte et se rendit avec l'ex-disciple chez son frère qui dès lors accueillit le jeune tarsien sous son toit avec une indicible satisfaction.

L'intelligence fulgurante et la jeunesse communicative de l'ex-docteur de la Loi avaient conquis Ézéquiel et les siens dans une belle expression d'amitié spontanée.

Dans la soirée, une fois qu'ils eurent pris le dernier repas du jour, le vieux rabbin de Jérusalem a exposé au commerçant la situation de son protégé. Il lui a expliqué que Saûl était devenu son disciple alors qu'il n'était encore qu'un garçon, et exalta ses valeurs personnelles. Puis il conclut en lui parlant de ses besoins économiques vraiment critiques. Et devant l'intéressé lui-même, qui marquait son admiration pour le vieillard sage et généreux, il expliqua qu'il prétendait travailler comme tisserand dans les tentes du désert, et supplia Ézéquiel de soutenir par sa bonté de si nobles aspirations au travail et d'effort personnel.

Le commerçant de Palmyre était admiratif.

Mais pas du tout, - a-t-il dit attentionné - le jeune homme n'aura pas besoin de s'isoler pour gagner sa vie.

Je peux l'employer ici même, en ville, où il restera en contact permanent avec nous.

Néanmoins, je préférerais recevoir votre généreux soutien dans le désert - a souligné Saûl sur un ton expressif.

Pourquoi ? - a demandé Ézéquiel avec intérêt -je ne comprends pas les jeunes comme toi exilés dans des étendues de sable interminables. Les émigrants de Jérusalem en exode qui étaient célibataires n'ont pas supporté les conditions offertes dans les oasis lointaines. Seuls quelques couples ont accepté ces conditions et sont partis. Quant à toi, avec tes dons intellectuels, comment peux-tu préférer être un humble tisserand, éloigné de tous ?...

Gamaliel se dit que l'étrangeté de son frère pourrait l'amener à des hypothèses erronées concernant son jeune ami, et, avant que quelque soupçon injustifié ne se dessine dans son esprit curieux de nature, il dit avec prudence :

Ta question, Ézéquiel, est bien naturelle, car les résolutions de Saûl inspireraient un sentiment d'étrangeté à tout homme pratique. Il s'agit d'un jeune homme plein de talent, porteur de belles promesses d'avenir qui, de plus, est très instruit. Les moins avisés pourraient en arriver à soupçonner dans son attitude le désir de fuir les conséquences de quelques crimes. Mais ce n'est pas le cas. Pour être franc, je dois dire que mon ancien disciple veut se consacrer, plus tard, à la diffusion de la parole de Dieu. Tu penses, alors, que Saûl choisirait plutôt Palmyre à Jérusalem pour la carrière de sa jeunesse triomphante, à notre époque ? La situation n'est donc pas seulement une question pécuniaire, mais c'est aussi par manque de méditation sur les problèmes les plus graves de la vie. Nous savons bien que les prophètes et les hommes de Dieu se sont recueillis dans des lieux solitaires, afin de connaître les réelles inspirations du Très-Haut, avant de transmettre avec succès la sainteté de la parole.

S'il en est ainsi... a répliqué l'autre, vaincu.

Et après avoir réfléchi quelques instants, le commerçant a repris :

Dans la région que nous connaissons sous le nom de « oasis de Dan », distante de plus de cinquante milles, j'y ai justement installé il y a environ un mois un jeune couple de tisserands qui est arrivé avec le dernier groupe de réfugiés. Il s'agit d'Aquiles, dont la femme porte le nom de Prisca, elle fut la servante de ma femme quand elle était jeune, c'est une orpheline abandonnée. Ces bons ouvriers sont, actuellement, les seuls habitants de l'oasis. Saûl pourrait leur tenir compagnie. Là-bas, il y a des tentes appropriées, une maison confortable et les métiers à tisser indispensables au service.

Et en quoi consiste leur travail ? - a interrogé le jeune tarsien intéressé par sa nouvelle tâche.

La spécialité de ce poste avancé - a éclairci Ézéquiel avec une certaine fierté - est la préparation de tapis de laine et de tissus résistants de poils de troupeaux caprins destinés à la confection de tentes de voyage. Ces articles sont vendus en grande partie par notre maison commerciale, mais en plaçant la manufacture de ce travail aussi loin, j'ai l'intention de répondre aux besoins urgents des groupes de chameaux dont je suis propriétaire et que j'emploie dans mon trafic commercial avec toute la Syrie et les autres points florissants du commerce en général.

- Je ferai mon possible pour répondre à votre confiance - a confirmé l'ex-rabbin réconforté.

Ils ont encore discuté pendant un long moment et fait des commentaires sur les perspectives, les conditions et les avantages d'une telle affaire.

Trois jours plus tard, Saûl saluait son maître sous le coup d'une sincère émotion. Il se figurait que cette affectueuse accolade était la dernière et, jusqu'à ce que les chameaux de la caravane disparaissent en direction de l'immense plaine, le jeune homme a enveloppé le vénérable ancien des vibrations caressantes de ses angoissants adieux.

Le lendemain, les employés d'Ézéquiel accompagnés de la longue file de chameaux résignés, le laissaient avec un volumineux chargement de cuirs, en compagnie d'Aquiles et de sa femme dans la grande oasis qui fleurissait en plein désert.

Les deux ouvriers du petit atelier le reçurent avec de grandes démonstrations de fraternité et de sympathie. D'un regard, Saûl reconnut chez eux les plus nobles qualités spirituelles. C'est dans le travail et la bonne entente que ce couple jeune et généreux vivait. Prisca redoublait d'activités pour donner à tout ce qu'elle touchait la marque de son affection. Ses vieilles chansons hébraïques résonnaient dans le grand silence comme les notes d'une souveraine et harmonieuse beauté. Une fois les services domestiques terminés, elle restait près de son compagnon qui s'afférait au métier à tisser jusqu'aux heures les plus tardives du crépuscule. Son mari, à son tour, semblait avoir un excellent caractère, de ceux qui vivent sans émettre la moindre critique. Complètement intégré dans ses responsabilités, Aquiles travaillait sans repos à l'ombre des arbres accueillants et généreux.

Saûl comprit la bénédiction qu'il avait reçue. Il avait l'impression de trouver en ces deux âmes fraternelles, qui jamais plus ne se sépareraient spirituellement de la grandeur de sa mission, deux habitants d'un monde différent qu'il ne lui avait pas été donné de connaître dans sa vie, jusqu'à présent.

Aquiles et Prisca, avant d'être mari et femme, semblaient d'abord être frère et sœur. Dès leur premier jour de travail ensemble, l'ex-docteur de la Loi a pu observer le respect mutuel, la parfaite conformité de leurs idées face à la notion élevée du devoir qui caractérisait leurs moindres attitudes et, surtout, la joie saine qui rayonnait de leurs moindres gestes. Leurs habitudes pures et généreuses enchantaient son âme désappointée par les hypocrisies humaines. Les repas étaient simples ; chaque objet avait sa fonction et sa place, et leurs paroles, quand elles sortaient du cercle de la joie commune, n'étaient jamais empreintes de médisance ou de frivolité.

Le premier jour fut plein d'agréables surprises pour l'ex-rabbin, assoiffé de paix et de solitude pour ses nouvelles études et ses méditations. Avec la plus grande gentillesse, son compagnon de travail faisait son possible pour l'aider à vaincre les petites difficultés à la tâche qu'il ne pratiquait pas depuis de très longues années. Bien naturellement, Aquiles trouva étrange les mains délicates, les manières différentes qui ne paraissaient en rien à celles d'un tisserand ordinaire ; mais avec la noblesse d'esprit qui le caractérisait, il ne demanda rien concernant les motifs de son isolement.

Ce soir-là, une fois la tâche achevée, le couple s'est installé au pied d'un grand palmier. Non sans lancer à leur nouveau compagnon des regards interrogateurs qui traduisaient leur évidente inquiétude et silencieux, ils ont déroulé de vieux parchemins qu'ils se mirent à lire avec beaucoup d'attention.

Saûl perçut leur attitude craintive et s'est approché.

Effectivement - dit-il amicalement - les soirées dans le désert incite à la méditation... le drap infini de sable ressemble à un océan immobile... la douce brise renvoie le message des villes lointaines. J'ai l'impression d'être dans un temple de paix imperturbable, loin du monde...

Aquiles était étonné par ces images évocatrices et ressentit une plus grande affection pour ce jeune anonyme, séparé peut-être des affections qui lui étaient les plus chères, à contempler la plaine sans fin avec une immense tristesse.

C'est vrai - a-t-il répondu gentiment -, j'ai toujours pensé que la nature conservait le désert comme un autel de silence divin pour que les enfants de Dieu aient sur terre un lieu de repos parfait. Profitons donc de notre séjour dans cette solitude pour évoquer le Père juste et saint en admirant sa magnanimité et sa grandeur.

À cet instant, Prisca s'est penchée sur la première partie du rouleau de parchemins, absorbée dans sa lecture.

Lisant accidentellement de loin le nom de Jésus, Saûl s'est approché encore davantage et sans réussir à cacher son grand intérêt, il a demandé :

Aquiles, j'ai un tel amour pour le prophète nazaréen que je me permets de te demander si ta lecture sur la grandeur du Père céleste est faite à travers les enseignements de l'Évangile.

Le jeune couple fut profondément surpris face à une question aussi inattendue.

Oui... - a répondu l'interpellé hésitant -, mais si tu viens de la ville, tu n'es pas sans ignorer les persécutions dont souffrent ceux qui se trouvent liés au « Chemin » du Christ Jésus...

Saûl n'a pu dissimuler sa joie en découvrant que ses compagnons, amants de la lecture, étaient en condition d'échanger des idées éclairées sur son nouvel apprentissage.

Animé par la confession de l'autre, il s'est assis à même le sol et prenant les parchemins avec intérêt, il a demandé :

Les annotations de Lévi ?

Oui - répondit Aquiles plus sûr de lui, maintenant qu'il était certain de se trouver en présence d'un frère d'idéal -, je les ai copiées à l'église de Jérusalem, avant de partir.

Immédiatement, Saûl alla chercher la copie de l'Évangile qui était à son cœur l'un des plus précieux souvenirs de sa vie. Ils ont ainsi conféré, satisfaits, les textes et les enseignements.

Pris d'un sincère intérêt fraternel, l'ex-rabbin leur a demandé avec sollicitude :

Quand avez-vous quitté Jérusalem ? Quel immense soulagement que de rencontrer des frères qui connaissent de près notre ville sainte. Quand j'ai quitté Damas, je ne pensais pas que Jésus me réservait des surprises aussi gratifiantes.

Il y a plusieurs mois que nous sommes partis - lui dit Aquiles en toute confiance maintenant vu la spontanéité des propos entendus. - Nous y avons été poussés par le courant de persécutions.

Cette référence brusque et indirecte à son passé dérangeait le jeune tarsien au plus profond de son cœur.

As-tu connu Saûl de Tarse ? - a demandé le tisserand avec une grande naïveté qui transparaissait dans ses yeux. - D'ailleurs - continua-t-il, tandis que l'interpellé cherchait ce qu'il allait répondre, - le célèbre ennemi de Jésus porte le même nom que toi.

L'ex-rabbin a considéré qu'il valait mieux suivre à la lettre les conseils de Gamaliel. Il était préférable de se cacher, d'éprouver la juste réprobation de son passé condamnable, de s'humilier devant le jugement des autres, aussi implacable soit-il, jusqu'à ce que les frères du «Chemin » confèrent pleinement la fidélité de son témoignage.

Je l'ai connu - a-t-il vaguement répliqué.

Très bien - continua Aquiles pour initier l'histoire de ses vicissitudes -, il est bien possible que lors de ton passage dans Damas et à Palmyre, tu n'aies pas eu une connaissance parfaite des martyres que le célèbre docteur de la Loi nous a imposés, très souvent, arbitrairement. Il est probable que Saûl lui-même ne soit pas au courant, comme je le crois, des atrocités commises par les hommes sans scrupules qu'il a sous ses ordres, parce que les persécutions sont de telle nature que, comme frère du « Chemin », je ne peux admettre qu'un rabbin instruit puisse assumer la responsabilité personnelle de tant de faits iniques.

Tandis que l'ex-docteur cherchait en vain une réponse appropriée, Prisca entra dans la conversation, s'exprimant avec simplicité :

Bien sûr que le rabbin de Tarse ne peut pas connaître tous les crimes commis en son nom. Simon Pierre lui-même, à la veille de notre départ en cachette pendant la nuit, a affirmé que personne ne devait le haïr, car malgré le rôle qu'il avait Joué dans la mort d'Etienne, il était impossible qu'il ait ordonné tant de mesures odieuses et perverses.

Saûl comprenait maintenant qu'il entendait des plus humbles, l'extension de la campagne criminelle qu'il avait déchaînée en donnant libre cours à tant d'abus de la part de ses subalternes et de ses favoris.

Mais - a-t-il demandé surpris - tu as souffert à ce point ? Tu as été condamné à quelque peine ?

Ils sont nombreux ceux qui ont souffert de vexations égales à celles que j'ai dû supporter a murmuré

Aquiles pour s'expliquer -, étant donné les méthodes condamnables de tant d'énergumènes fanatiques, choisis comme assistants dignes du mouvement.

Comment cela ? a interrogé Saûl avec plus d'intérêt.

Je vais te donner un exemple. Imagine-toi qu'un patricien du nom de Yochai, à plusieurs reprises a interpellé mon père concernant la possibilité d'acheter une boulangerie à Jérusalem. Je m'occupais de la boutique ; mon vieux géniteur de ses affaires. Nous vivions heureux, en paix. Malgré les attaques de l'ambitieux Yochai, mon père n'avait jamais pensé se séparer de la source de ses revenus. Yochai, quant à lui dès le début des persécutions bénéficia d'une position plus influente. En de telles circonstances, les caractères mesquins prennent toujours le dessus. Il suffit de lui donner un peu d'autorité et l'envieux a bientôt réalisé ses désirs criminels. Il est vrai que Prisca et moi avons été les premiers à fréquenter l'église du « Chemin », non seulement par affinité de sentiment, comme par devoir pour Simon Pierre qui m'avait soigné d'anciens maux qui me venaient de mon enfance. Mon père, néanmoins, malgré sa sympathie pour le Sauveur, a toujours allégué être trop âgé pour changer d'idées religieuses. Attaché à la Loi de Moïse, il ne pouvait concevoir une rénovation générale de principes en matière de foi. Cela, néanmoins, n'a pas retenu les instincts pervers de l'ambitieux. Un beau jour, Yochai a frappé à notre porte accompagné d'une escorte armée, avec un ordre d'emprisonnement pour nous trois. Il était inutile de résister. Le docteur de Tarse avait lancé un décret qui disait que toute résistance signifiait la mort. Alors nous avons été incarcérés. En vain mon père a juré fidélité à la Loi. Après l'interrogatoire, Prisca et moi, nous avons reçu l'ordre de retourner à la maison, mais notre vieux père a été incarcéré sans compassion. Ses modestes biens lui ont été immédiatement confisqués. Après de nombreux efforts, nous avons réussi à faire en sorte qu'il revienne à nous et ce valeureux vieillard dont le seul soutien était mon dévouement filial, dans sa vieillesse et son veuvage, a expiré dans nos bras le lendemain de sa libération que nous avions tant attendue. Quand il nous est revenu, on aurait dit un fantôme. Des gardes charitables l'ont apporté presque agonisant. J'ai pu voir ses os cassés, ses blessures ouvertes, sa chair déchirée par le fouet. Avec des mots balbutiés, il m'a décrit les scènes lamentables de la prison. Yochai, en personne, entouré de ses partisans, a été l'auteur de ses derniers supplices. Ne pouvant pas résister aux souffrances, il a livré son âme à Dieu !

Aquiles était profondément ému. Une larme furtive est venue s'associer à ses pénibles souvenirs.

Et l'autorité du mouvement ? - a demandé Saûl terriblement troublé - serait-elle étrangère à ce crime ?

Je crois que oui. La cruauté a été excessive pour que la punition soit uniquement attribuée à des motifs religieux.

Mais tu n'es pas allé devant la justice ?

Qui aurait osé le faire ? - a demandé l'employé d'Ézéquiel avec effarement. - J'ai des amis qui sont parvenus à faire appel, mais ils ont payé leur désir de justice par des punitions encore plus violentes.

L'ex-rabbin comprit la justesse de son point de vue. Ce n'était qu'à présent qu'il avait suffisamment d'ouverture d'esprit qu'il était en mesure d'évaluer la vieille cécité qui avait noirci son âme. Aquiles avait raison. Très souvent il était resté sourd aux prières les plus émouvantes. Invariablement, il soutenait les décisions les plus absurdes venant de ses préposés inconscients. Il se rappelait de Yochai lui-même qui lui semblait si zélé en ses temps d'ignorance.

Et que penses-tu de Saùl ? - a-t-il brusquement demandé.

Loin d'imaginer avec qui il échangeait ses idées les plus personnelles, Aquiles a répondu sans hésiter :

L'Évangile nous demande de le considérer comme un frère qui a extrêmement besoin de la lumière de Jésus-Christ. Je ne l'ai jamais vu, mais craignant les iniquités pratiquées à Jérusalem, je me suis sauvé précipitamment pour finir ici, et j'ai prié Dieu pour lui, espérant qu'un rayon du ciel l'illumine, pas tant pour moi qui ne vaux rien, mais surtout pour Pierre que je considère comme un second père et qui m'est très cher. Je crois que des merveilles pourraient être faites si l'église du « Chemin » pouvait travailler librement. Je pense que les apôtres galiléens sont dignes de trouver un chemin sans épines pour la semence de Jésus.

S'adressant à son épouse, tandis que le jeune tarsien restait silencieux, le tisserand dit avec intérêt :

Tu te rappelles, Prisca, comme l'on implorait notre persécuteur dans nos prières à l'église?! Combien de fois, pour éclairer notre faible esprit du pardon, Pierre nous a enseigné à considérer l'implacable rabbin comme un frère que les violences noircissaient. Pour que nos ressentiments les plus vifs se défassent, il nous parlait de son passé et nous disait que lui aussi par ignorance en était arrivé à nier le Maître, plus d'une fois. Il faisait ressortir nos faiblesses humaines, nous induisait à une plus grande compréhension. Un beau jour, il en est arrivé à déclarer que toutes les persécutions de Saûl étaient utiles car elles nous amenaient à penser à nos propres misères afin de rester vigilants face à nos responsabilités avec Jésus.

L'ex-disciple de Gamaliel avait les yeux humides.

Sans aucun doute, le célèbre pêcheur de Capharnaum est le grand frère des malheureux - a-t-il murmuré convaincu.

La conversation se poursuivit vers d'autres commentaires après l'intervention de Prisca qui révéla connaître beaucoup de femmes à Jérusalem qui, tout en ayant un mari ou un fils incarcéré, demandaient sincèrement à Jésus l'illumination du célèbre persécuteur du « Chemin ». Puis, ils ont parlé de l'Évangile. Le manteau d'étoiles a couvert leurs grandioses espoirs, tandis que Saûl buvait à longues gorgées l'eau pure de l'amitié sincère, dans ce nouveau monde si restreint.

À ces échanges amicaux et fraternels, les jours passaient rapidement. De temps en temps, arrivaient de Palmyre des renforts d'approvisionnements et d'autres ressources. Les trois habitants de l'oasis silencieux tissaient leurs aspirations et leurs pensées autour de l'Évangile de Jésus, le seul livre de leurs méditations dans ces coins si reculés.

L'ex-rabbin avait même changé d'aspect au contact direct des forces agressives de la nature. Sa peau brûlée par le soleil donnait l'impression d'un homme habitué à la rigueur du désert. Sa barbe avait poussé et transformé son visage. Ses mains habituées au traitement des livres étaient devenues calleuses et rudes. Néanmoins, la solitude, les disciplines austères, le métier à tisser laborieux, avaient enrichi son âme de lumière et de sérénité. Ses yeux calmes et profonds certifiaient les nouvelles valeurs de son esprit. Il avait finalement compris cette paix inconnue que Jésus souhaitait à ses disciples ; il savait maintenant interpréter le dévouement de Pierre, la tranquillité d'Etienne à l'instant de la mort ignominieuse, la ferveur d'Abigail, les vertus morales de ceux qui fréquentaient le «Chemin » qu'il avait persécuté à Jérusalem. Son auto-éducation, en l'absence des ressources de l'époque, avait enseigné à son âme inquiète le secret sublime de se livrer au Christ et de se reposer dans ses bras miséricordieux et invisibles. Depuis qu'il s'était consacré au Maître, en son âme et en son cœur, les remords, les douleurs, les difficultés s'étaient comme éloignés de son esprit. Il recevait tout effort à fournir comme un bien, tout besoin comme une source d'enseignement. Finalement, il s'était attaché à Aquiles et à sa femme comme s'ils étaient nés ensemble. Un beau jour, son compagnon est tombé malade et était proche de la mort, prostré par une violente fièvre. La situation pénible, la multiplication des tempêtes de sable avaient aussi beaucoup abattu Prisca qui était aussi alitée avec peu d'espoirs de vie. Saûl, néanmoins, s'est montré d'un courage et d'un dévouement inédits. Pris d'une sincère confiance en Dieu, il attendit le retour au calme et à la joie. Jubilant, il vit revenir Aquiles au métier à tisser et sa compagne aux travaux domestiques, pleins de nouvelles expressions de paix et de confiance.

Après plus d'un an dans cette solitude, une caravane est arrivée de Palmyre lui apportant un billet laconique. Le commerçant l'informait de la mort soudaine de son frère, qu'ils attendaient depuis longtemps d'ailleurs.

Le départ de Gamaliel pour le royaume des deux n'en fut pas moins pour lui une pénible surprise. Le vieux maître, après son père, avait été dans sa vie son plus grand ami. Il a médité sur ses derniers conseils, a réfléchi à sa profonde sagesse. À son souvenir, il trouva la paix désirée pour s'ajuster à la situation spirituelle nécessaire, de manière à réorganiser son existence. Ce jour-là, des pensées teintées d'une profonde nostalgie martyrisèrent son âme sensible.

Dans la soirée, après leur repas et à l'heure des méditations habituelles, l'ex-rabbin a contemplé le couple avec la plus grande tendresse qui transparaissait dans son regard franc.

Chacun était plongé dans la méditation de l'Évangile divin quand le jeune tarsien leur a parlé avec une certaine timidité contrastant avec ses gestes résolus :

Aquiles, de nombreuses fois, dans la solitude de notre travail, j'ai pensé à tout le mal que t'a causé le docteur de Tarse. Que ferais-tu si un jour tu te trouvais brusquement en face du bourreau ?

Je chercherais à voir en lui un frère.

Et toi, Prisca ? - a-t-il demandé à la femme qui le fixait curieuse.

Ce serait l'occasion parfaite de témoigner de l'amour que Jésus nous a donné en exemple dans ses divines leçons.

L'ex-docteur de la Loi a retrouvé sa sérénité et élevant la voix, il s'est exprimé convaincu :

J'ai toujours considéré qu'un homme appelé à diriger, doit répondre de toutes les erreurs commises par ses préposés en ce qui concerne les services en général. Donc, selon ma façon de penser, je n'accuserai pas tant Yochai qui s'est arboré comme un vulgaire criminel en abusant d'une prérogative qui lui a été conférée pour exécuter tant de viles vengeances.

À qui imputerais-tu, alors, l'assassinat de mon père ? - a demandé Aquiles impressionné tandis que son ami faisait une courte pause.

Je considère que Saûl de Tarse devrait répondre à de telles pratiques. Il est vrai qu'il n'a pas autorisé l'acte cruel, mais il s'est rendu coupable par son indifférence personnelle quant aux détails de la tâche qui était dans le cadre de ses activités.

Les conjoints se mirent à méditer au motif de telles questions, alors que le jeune homme se taisait, réservé.

Puis finalement, sur un ton humble et émouvant, il a repris la parole :

Mes amis, sous l'inspiration du Seigneur, il est juste que nous nous confessions les uns aux autres. Mes mains rendues calleuses par le travail, mes efforts pour bien apprendre les vertus de la foi dont vous êtes un exemple à mes yeux, doivent certifier de mon renouvellement spirituel. Je suis Saûl de Tarse, l'odieux persécuteur, transformé en serviteur pénitent. Si j'ai commis beaucoup d'erreurs et aujourd'hui je suis dans un grand besoin. Dans sa miséricorde, Jésus a déchiré la misérable tunique de mes illusions. Les souffrances régénératrices sont arrivées à mon cœur, le lavant de pénibles larmes. J'ai perdu tout ce qui signifiait honneurs et valeurs du monde pour prendre la croix libératrice et suivre le Maître sur la voie de la rédemption spirituelle. Il est vrai que je n'ai pas encore pu embrasser la poutre des luttes constructives et sanctifiantes, mais je persévère dans mon effort de me nier à moi- même, en méprisant mon passé d'iniquités pour mériter la croix de mon ascèse pour Dieu.

Aquiles et sa femme le regardaient atterrés.

Ne doutez pas de mes paroles - a-t-il continué les yeux humides. - J'assume la responsabilité de mes tristes actes. Pardonnez-moi, néanmoins, en tenant compte de mon ignorance criminelle !...

Le tisserand et sa femme comprirent que les larmes étouffaient sa voix. Comme gêné par une singulière émotion, Saûl se mit à pleurer convulsivement. Aquiles s'est approché et l'a étreint. Cette attitude affectueuse semblait aggraver son laborieux repentir car des sanglots jaillirent plus abondamment. Il s'est rappelé le moment où il avait trouvé la sincère affection d'Ananie, et se sentant là, dans les bras d'un frère, il a laissé couler des larmes qui lavaient complètement son cœur. Il ressentait le besoin de développer des sentiments affectueux. Sa vieille vie à Jérusalem n'était que conventionnalisme et sécheresse. En tant que docteur de renom, il avait eu beaucoup d'admirateurs, mais chez aucun d'eux il n'avait ressenti des affinités fraternelles. Dans ce coin de désert, néanmoins, le tableau était tout autre. Il avait devant lui un homme digne et honnête, un compagnon dévoué et travailleur, une ancienne victime de ses persécutions inflexibles et cruelles. Combien étaient-ils, comme Aquiles et sa femme, dispersés en ce monde à manger le pain de l'amertume de l'exil par sa faute ? Les grands sentiments ne peuplent jamais l'âme d'un seul coup dans leur beauté intégrale. La créature empoisonnée par le mal est comme un flacon de vinaigre qui doit être vidé peu à peu. La vision de Jésus constituait un événement vivant, immortel ; mais pour qu'il puisse comprendre toute l'extension de ses nouveaux devoirs, le chemin étroit des épreuves rudes et arrières lui serait imposé. Il avait vu le Christ ; mais pour être avec Lui, il était indispensable de retourner en arrière et franchir les abîmes. Les désillusions de la Synagogue de Damas, le réconfort auprès des humbles frères sous la direction d'Ananie, le manque de moyens financiers, les conseils austères de Gamaliel, l'anonymat, la solitude, l'abandon des êtres les plus chers, le lourd métier à tisser sous le soleil brûlant, le manque de tout et de confort matériel, les méditations quotidiennes sur les illusions de la vie - tout cela avait été une aide précieuse pour sa décision victorieuse. L'Évangile avait été une véritable lanterne dans les moments difficiles pour se découvrir lui-même afin d'évaluer ses besoins les plus pressants.

Serrant fortement son ami qui cherchait à sécher ses larmes, il se rappelait que dans Damas, après la grande vision du Messie, il gardait encore peut-être au fond de lui l'orgueil de savoir enseigner, son amour pour la chaise de maître en Israël, sa tendance despotique à obliger son prochain à penser comme lui ; alors que maintenant il pouvait examiner son passé coupable et sentir la joie de la réconciliation en s'adressant avec humilité à sa victime. À cet instant, il eut l'impression qu'Aquiles représentait la communauté de tous ceux qui avaient été offensés par ses désobéissances cruelles. Une douce sérénité remplissait son cœur. Il se sentait plus loin de l'orgueil, de l'égoïsme, des idées amères, des remords terribles. Chaque larme était un peu de fiel qu'il expulsait de son âme, rénovant ses sensations de tranquillité et de soulagement.

Frère Saûl - a dit le tisserand sans cacher sa joie -, réjouissons-nous au nom du Seigneur car en tant que frères, nous étions séparés et maintenant nous sommes à nouveau unis. Ne parlons pas du passé, commentons plutôt le pouvoir de Jésus qui nous transforme par son amour.

Prisca, qui pleurait aussi, est intervenue avec tendresse :

Si Jérusalem connaissait cette victoire du Maître, elle rendrait grâce à Dieu !...

Tous trois assis sur l'herbe rare de l'oasis, au souffle du vent qui diminuait la rigueur d'un soir chaud, unis dans la sublimité de leur foi commune, le jeune tarsien leur a raconté l'exploit inoubliable de son voyage à Damas, leur révélant les profondes transformations de sa vie.

Le couple pleurait d'émotion et de joie en l'entendant narrer les manifestations de la miséricorde de Jésus qui, à leurs yeux pieux, ne représentait pas seulement un geste d'attachement au serviteur dévié, mais une bénédiction d'amour pour l'humanité toute entière.

À partir de là, la tâche leur sembla plus légère, les difficultés moins pénibles. Jamais plus, ils n'ont vécu un crépuscule sans commenter le don glorieux du Christ aux portes de Damas.

- Maintenant que le Maître nous a réunis - s'exclama Aquiles satisfait -, sortons du désert, nous proclamerons les faveurs de Jésus au monde entier. Prisca et moi n'avons pas beaucoup d'obligations familiales. Depuis la mort de mon père, nous sommes seuls à en assumer les devoirs et il est juste de ne pas rater l'occasion qui nous est donnée d'apporter notre soutien à la diffusion de la Bonne Nouvelle. En plus des leçons de Lévi, nous avons maintenant la vision de Jésus ressuscité pour illustrer notre parole.

Après un long moment, à la veille de retourner aux luttes des grands centres qui entendraient leurs appels enthousiastes, Saûl les a questionnés sur les projets qu'ils caressaient.

Depuis ta révélation - dit le tisserand confiant et plein d'espoirs - je nourris un grand idéal. Cela semble incroyable à première vue, mais avant de mourir, je rêve d'aller à Rome pour y annoncer le Christ aux frères de l'Ancienne Loi. Ta vision sur le chemin de Damas me remplit de courage ! Je narrerai ces faits aux plus indifférents et je donnerai un peu de lumière aux plus insensés. Comme humble serviteur des hommes, je saurai me consacrer aux intérêts du Sauveur.

Mais quand prétends-tu partir ?

Quand le Maître nous montrera le chemin, à la première occasion. Nous abandonnerons alors Palmyre.

Après une pause alors que Saûl réfléchissait, l'autre a demandé :

Pourquoi ne viens-tu pas avec nous à Rome ?

Ah ! Si je le pouvais !... - a dit l'ex-rabbin laissant entrevoir son désir. - Cependant, je pense que Jésus souhaiterait me voir, avant tout, entièrement réconcilié avec ceux que j'ai offensés à Jérusalem. De plus, je dois revoir mes parents et faire taire les nostalgies de mon cœur.

Et effectivement, après le passage de la grande caravane qui apportait leurs remplaçants, suivis d'un chameau, les trois frères du « Chemin » quittèrent l'oasis en direction de Palmyre où la famille de Gamaliel les accueillit avec bonté.

Aquiles et sa femme restèrent là pendant quelques temps au service d'Ézéquiel, jusqu'à ce qu'ils puissent réaliser leur bel idéal de travail dans la puissante Rome des Césars, quant à Saûl de Tarse, maintenant fort comme un bédouin, après avoir remercié la générosité de son bienfaiteur et avoir salué ses amis avec les larmes aux yeux, il a repris la route de Damas, radicalement transformé par les méditations de trois années consécutives, passées dans le désert.

LUTTES ET HUMILIATIONS

Le voyage se passa sans incidents. Mais dans sa nouvelle solitude, le jeune tarsien reconnaissait que des forces Invisibles remplissaient son esprit d'inspirations grandioses et consolatrices. Dans la nuit pleine d'étoiles, il avait l'impression d'entendre une voix affectueuse et sage qui se traduisait par des appels d'amour et d'espoirs infinis. Dès l'instant où il s'était éloigné de la compagnie amicale d'Aquiles et de sa femme, une fois qu'il se sentit complètement seul face aux grands projets de sa nouvelle destinée, il trouva des énergies intérieures imprévisibles qui lui étaient inconnues jusque là.

Il n'arrivait pas à définir cet état spirituel, mais le fait est que dès lors, sous la direction de Jésus, Etienne se trouvait à ses côtés comme un fidèle accompagnateur.

Ces exhortations, ces voix douces et amicales qui l'assistaient pendant tout son parcours épistolaire et attribuées directement au Sauveur, provenaient du généreux martyr du « Chemin », qui le suivit spirituellement pendant trente ans, renouvelant constamment ses forces pour la bonne exécution des tâches rédemptrices de l'Évangile. Jésus avait ainsi voulu que la première victime des persécutions de Jérusalem reste pour toujours liée au premier bourreau des prosélytes de sa doctrine de vie et de rédemption.

Plutôt que des sentiments de remords et de perplexité face à son passé coupable, ou de la nostalgie et du découragement qui parfois menaçaient son cœur, il sentait maintenant de radieuses promesses dans son esprit transformé sans pouvoir expliquer l'origine .sacrée de si profonds espoirs. Malgré les singulières modifications physionomiques que la vie, le régime et le climat du désert avaient eues sur lui, il entra dans Damas avec une joie sincère dans l'âme, pleinement voué maintenant au service de Jésus.

C'est avec une infinie allégresse qu'il a étreint le vieil Ananie et le mit au courant de son avancement spirituel. Le respectable vieillard lui rendit son affection avec une grande bonté. Cette fois, Fex-rabbin n'eut pas besoin de s'isoler dans une pension chez des inconnus car les frères du « Chemin » lui offrirent leur hospitalité franche et amicale. Quotidiennement, II se rappelait l'émotion réconfortante de la première réunion à laquelle il avait comparu avant de se recueillir dans le désert. La petite assemblée fraternelle se réunissait tous les soirs, échangeait des idées nouvelles sur les enseignements du Christ, et commentait les événements mondains à la lumière de l'Évangile, tout en partageant des objectifs et des conclusions. Saûl avait été informé de toutes les nouveautés concernant la doctrine, et vérifia les premiers effets du choc entre les Juifs et les amis du Christ, relatif à la circoncision. Son tempérament passionné perçut alors toute l'extension de la tâche qui lui était réservée. Les pharisiens formalistes de la synagogue ne se révoltaient plus contre les activités du « Chemin », dès lors que les partisans de Jésus étaient, avant tout, de fidèles observateurs des principes de Moïse. Seul Ananie et quelques autres perçurent la subtilité des casuistes qui provoquaient délibérément la confusion dans tous les domaines, retardant ainsi la marche victorieuse de la Bonne Nouvelle rédemptrice. L'ex-docteur de la Loi reconnut qu'en son absence, la procédure de persécution était devenue plus dangereuse et plus imperceptible, car aux caractéristiques cruelles mais franches, du mouvement initial, avaient succédé des manifestations d'hypocrisie pharisienne qui, sous prétexte de concessions et de bienveillance, plongeaient la personnalité de Jésus et la grandeur de ses leçons divines dans un oubli criminel et délibéré. En cohérence avec les nouvelles dispositions alimentées en son for intérieur, il ne prétendait pas retourner à la synagogue de Damas pour ne pas paraître être un maître prétentieux prêt à se battre pour le salut d'autrui, avant d'avoir soigné son propre perfectionnement. Mais face à ce qu'il voyait et ce qu'il pouvait en déduire avec son sens élevé de la psychologie, il comprit qu'il était utile d'en tirer toutes les conséquences et de démontrer les disparités existantes entre le formalisme pharisien et l'Évangile : ce qu'était la circoncision et ce qu'était la nouvelle foi. En exposant à Ananie le projet de fomenter la discussion autour du sujet, le généreux vieillard stimula son intention de rétablir la vérité dans ses légitimes fondements.

Pour cela, le deuxième samedi après son arrivée en ville, le vigoureux prédicateur a comparu à la synagogue. Personne n'a reconnu le rabbin de Tarse dans sa vieille tunique, la peau bronzée, le visage décharné, une lueur plus vibrante dans ses yeux profonds.

Une fois la lecture et l'exposition consacrée terminées, après que la parole fut donnée aux fidèles studieux de la religion, voici qu'un inconnu est monté à la tribune des maîtres d'Israël et chercha à attirer l'attention de la grande assemblée présente. Il a parlé d'abord du caractère sacré de la Loi de Moïse et s'est arrêté passionné sur les promesses merveilleuses et sages d'Ésaïe, jusqu'à ce qu'il en arrive à pénétrer dans l'étude des prophètes. Tout le monde l'écoutait avec une profonde attention. Quelques-uns s'efforçaient d'identifier cette voix qui ne leur semblait pas complètement inconnue. Ce vibrant discours suscitait des déductions d'une grande portée et d'une grande beauté. Une immense lumière spirituelle débordait d'une sublime extase.

Ce fut alors que l'ex-rabbin, connaissant le pouvoir magnétique déjà exercé sur son large auditoire, se mit à parler du Messie nazaréen et compara sa vie, ses actes et ses enseignements aux textes qui l'annonçaient dans les Écritures saintes.

Lorsqu'il aborda le problème de la circoncision, l'assemblée se mit à crier furieusement.

C'est lui !... C'est le traître !... clamèrent les plus audacieux, après avoir identifié l'ex- docteur de Jérusalem. - Des pierres pour le blasphémateur !... C'est le hors-la-loi de la secte du « Chemin » !...

Les chefs du service religieux, à leur tour, ont reconnu leur ancien compagnon maintenant considéré comme transfuge de la Loi et qui devait supporter des punitions rudes et cruelles.

Saûl assistait à la répétition de la scène à laquelle il se fit entendre lors de la fameuse réunion en présence des sacerdotes de Chypre. Impassible, il a affronté la situation jusqu'à ce que les autorités religieuses réussissent à calmer les esprits turbulents.

Après les phases les plus bruyantes du tumulte, l'archiprêtre prit position et décida que l'orateur descendrait de la tribune pour répondre à son interrogatoire.

Le converti de Damas a compris d'un regard tout le calme dont il avait besoin pour se sortir avec succès de cette difficile aventure et a immédiatement obéi sans protester.

Vous êtes Saûl de Tarse, ancien rabbin à Jérusalem ? - a demandé l'autorité avec emphase.

- Oui, par la grâce du Christ Jésus ! - a-t-il répondu sur un ton ferme et résolu.

Toutes références faites au charpentier de Nazareth n'ont pas lieu d'être ! Seul votre emprisonnement immédiat nous intéresse, conformément aux instructions reçues du Temple - a expliqué le Juif dans une attitude solennelle.

Mon emprisonnement ? - a demandé Saûl surpris.

Oui.

Je ne vous reconnais pas le droit de le faire - a réagi le prédicateur.

Devant cette attitude énergique, il y eut un mouvement d'étonnement général.

Pourquoi réagir ? Quand vous n'avez qu'à obéir. Saûl de Tarse l'a fixé avec fermeté et lui expliqua :

Je m'y refuse car bien qu'ayant modifié mes conceptions religieuses, je suis docteur de la Loi et de plus dans le cadre de la situation politique, je suis un citoyen romain et je ne peux répondre à des ordres verbaux d'emprisonnement.

Mais tu es arrêté au nom du Sanhédrin.

Où est le mandat ?

Cette question imprévisible désorienta l'autorité. Il y avait plus de deux ans que le document officiel était arrivé à Jérusalem, mais personne ne pouvait prévoir cette éventualité. L'ordre avait été soigneusement archivé mais ne pouvait être immédiatement exhibé, comme l'exigeaient les circonstances.

Le parchemin sera présenté dans quelques heures -a ajouté le chef de la synagogue un peu déconcerté.

Et comme pour se justifier, il ajouta :

Depuis le scandale de votre dernier sermon à Damas, nous avons reçu l'ordre de Jérusalem de vous arrêter.

Saûl l'a fixé avec énergie et se tournant vers l'assemblée qui observait son courage moral, prise d'étonnement et d'admiration, il dit fort et clairement :

Hommes d'Israël, j'ai apporté à vos coeurs ce que je possède de meilleur, mais vous rejetez la vérité en l'échangeant pour les formalités extérieures. Je ne vous condamne pas. Je vous plains parce que moi aussi j'ai été comme vous. Néanmoins quand mon heure est arrivée, je n'ai pas refusé la généreuse aide que le ciel m'a offerte. Vous me jetez des accusations, vous insultez mes actuelles convictions religieuses ; mais qui parmi vous serait disposé à discuter avec moi ? Où est-il le sincère combattant au niveau spirituel qui désirerait sonder en ma compagnie les Écritures saintes ?

Un profond silence fit suite au défi lancé.

Personne ? - a demandé l'ardent artisan de hi nouvelle foi avec un sourire de triomphe. - Je vous connais car moi aussi j'ai parcouru ces chemins. Néanmoins, nous devons reconnaître que dans le pharisaïsme nous nous sommes perdus, attirant nos espoirs les plus sacrés dans un océan d'hypocrisies. Vous vénérez Moïse dans la synagogue ; vous prenez grands soins à prononcer des formules extérieures, mais quel est le caractère de votre vie domestique ? Combien de douleurs cachez-vous sous votre brillante tunique ! Combien de blessures dissimulez-vous sous des paroles fallacieuses ! Comme moi, vous devez sentir l'immense dégoût de tant de masques ignobles ! Si nous devions indiquer les actes criminels qui se pratiquent à l'ombre de la Loi, nous n'aurions pas suffisamment de fouets pour punir les coupables ; ni le nombre exact des malheurs nécessaires pour peindre de telles abominations ! J'ai souffert de vos ulcères, je me suis aussi empoisonné dans vos ténèbres et je suis venu vous apporter le remède indispensable. Vous refusez ma coopération fraternelle ; néanmoins, en vain vous résisterez devant les processus régénérateurs, car seul Jésus pourra nous sauver ! Je vous ai apporté l'Évangile, je vous offre la porte de la rédemption à nos vieilles infirmités mais vous voulez récompenser mes efforts par la prison et la malédiction ? Je me refuse à recevoir de telles valeurs en échange de mon initiative spontanée !... Vous ne pourrez pas m'arrêter, parce que la parole de Dieu n'est pas enchaînée. Si vous la rejetez, d'autres me comprendront. Il n'est pas juste de m'abandonner à vos caprices quand le service à réaliser demande mon dévouement et ma bonne volonté.

Les directeurs de la réunion eux-mêmes semblaient dominés par des forces magnétiques puissantes et indéfinissables.

Le jeune tarsien a promené son regard dominateur sur tout le monde, révélant la fermeté de son esprit puissant.

Votre silence parle plus fort que n'importe quel mot - a-t-il conclu presque avec audace. - Jésus ne vous permet pas d'emprisonner son humble et fidèle serviteur. Que sa bénédiction illumine votre esprit dans la vraie compréhension des réalités de la vie.

Disant cela, il a marché résolu vers la porte de sortie, tandis que le regard sombre de l'assemblée accompagnait son ombre jusqu'à ce que d'un pas ferme, il ait disparu dans l'une des rues étroites qui débouchaient sur la grande place.

Comme s'ils s'éveillaient après l'audacieux défi, la réunion a dégénéré en discussions échauffées. L'archiprêtre, qui semblait grandement impressionné par les déclarations de l'ex- rabbin, ne cachait pas son indécision, résistant entre les vérités amères de Saûl et l'ordre de son emprisonnement immédiate. Les compagnons les plus énergiques cherchaient à le soutenir dans son autorité. Il fallait arrêter l'intrépide orateur à tout prix. Les plus déterminés se sont immédiatement lancés à la recherche du parchemin de Jérusalem et dès qu'ils l'eurent trouvé, ils décidèrent de demander de l'aide aux autorités civiles pour prendre des mesures. Trois heures plus tard, toutes les dispositions pour l'incarcération de l'audacieux prédicateur étaient prises. Les premiers contingents furent envoyés aux portes de la ville. Devant chacune d'elles un petit groupe de pharisiens s'est posté, secondé par deux soldats, afin d'éviter toute tentative d'évasion.

Ensuite, ils ont initié des perquisitions en bloc, chez quiconque était suspecté d'être sympathisant ou ayant des relations avec les disciples du Nazaréen.

Quant à Saûl, une fois qu'il se fut éloigné de la synagogue, il voulut voir Ananie, désireux d'entendre sa voix aimante et ses bons conseils.

Le sage vieillard a écouté son récit et approuva son attitude.

Je sais que le Maître - dit le jeune homme finalement - a condamné les conflits et n'a jamais été enclin à la discussion ; mais il n'a pas non plus négocié avec le mal. Je suis prêt à réparer mon passé d'erreurs. J'affronterai les incompréhensions à Jérusalem afin d'attester de ma transformation radicale. Je demanderai pardon aux offensés pour la folie de mon ignorance, mais en aucune façon, je ne pourrai fuir l'opportunité qui m'est donnée d'affirmer le caractère sincère et authentique de ma démarche. Cela servirait-il le Maître que je m'humilie devant les explorations inférieures ? Jésus a combattu autant qu'il l'a pu et ses disciples ne peuvent agir différemment.

Le bon vieillard accompagnait ses propos avec des signes affirmatifs. Après l'avoir réconforté en l'approuvant, il lui a recommandé la plus grande prudence. Il ferait mieux de s'éloigner aussi vite que possible de sa chaumière. Les Juifs de Damas connaissaient le rôle qu'il avait joué dans sa guérison. À cause de cela, très souvent, il avait dû supporter les injures et la dérision. Ils viendraient certainement le chercher là pour l'arrêter. Aussi, était-il d'avis qu'il ferait mieux de se rendre chez une consœur blanchisseuse où ils avaient l'habitude de prier et d'étudier l'Évangile. Elle saurait l'accueillir avec bonté.

Saûl accepta son conseil sans hésiter.

Trois heures plus tard, le vieil Ananie était recherché et interpellé. Vu sa conduite discrète, il fut jeté en prison pour des interrogatoires ultérieurs.

Le fait est que lorsqu'il fut interrogé par l'autorité religieuse, il répondit seulement :

Saûl doit être avec Jésus.

Face à ses scrupules, le généreux vieillard se disait que, de cette manière, il ne mentait pas aux hommes ni ne compromettait un ami fidèle. Après avoir été emprisonné pendant vingt-quatre heures sans pouvoir se communiquer avec quiconque, sa liberté lui fut rendue après de douloureuses punitions. Vingt coups de bastonnade avaient gravement blessé son visage et ses mains. Néanmoins, dès qu'il s'est vu libre, il a attendu la nuit et, avec précaution, il est allé à la modeste hutte où se réalisaient les prêches du « Chemin ». En retrouvant son ami, il lui exposa le plan qui allait remédier à la situation.

Quand j'étais enfant - raconta Ananie avec plaisir -j'ai assisté à l'évasion d'un homme sur les murs de Jérusalem.

Et comme s'il se souvenait des détails présents dans sa mémoire fatiguée, il a demandé:

Saûl, aurais-tu peur de fuir dans un panier en osier ?

Pourquoi ? - a demandé le jeune homme souriant. - Moïse n'a-t-il pas commencé sa vie dans un panier sur les eaux ?

À cette allusion, le vieil homme fut agréablement surpris et lui expliqua son projet. Pas très loin de là, il y avait de grands arbres près des remparts de la ville. Ils montraient le fugitif dans un grand panier, et ensuite, avec de petits mouvements, ils le feraient descendre de l'autre côté, de sorte à commencer son voyage pour Jérusalem comme il le prétendait. L'ex- rabbin a ressenti une immense joie. Dans l'heure qui suivit, le propriétaire de la maison alla chercher l'aide de trois frères de confiance. Et quand le ciel se fit plus sombre, aux premières heures après minuit, un petit groupe se réunissait près de la muraille, à l'endroit le plus éloigné du centre. Saûl a baisé les mains d'Ananie presque en larmes. Il a salué ses amis à voix basse alors que l'un deux lui remettait un gros paquet de galettes d'orge. En haut de l'arbre touffu et sombre, le plus jeune attendait le signal, le jeune tarsien est entré dans son embarcation improvisée et l'évasion s'est déroulée au moment le plus calme de la nuit.

Une fois de l'autre côté, agilement, il est sorti du panier se laissant emporter par d'étranges pensées. Était-il juste de fuir ainsi ? Il n'avait commis aucun crime quel qu'il soit. N'était-ce pas lâche que de refuser de comparaître devant l'autorité civile pour des explications nécessaires ? En même temps, il se disait que sa conduite ne venait pas de sentiments puérils et inférieurs puisqu'il partait pour Jérusalem l'esprit tranquille, il chercherait à revoir ses anciens compagnons, leur parlerait ouvertement, et se dit finalement qu'il ne serait pas plus raisonnable de se livrer sans défense au fanatisme tyrannique de la Synagogue de Damas.

Aux premiers rayons de soleil, le fugitif était loin. Il emportait avec lui les galettes d'orge comme unique provision et l'Évangile offert par Gamaliel en souvenir de tant de solitude et de combats.

Le voyage fut difficile et laborieux. La fatigue l'obligeait à s'arrêter constamment. Plus d'une fois, il fit appel à la charité d'autrui sur son pénible trajet. Avec l'aide de chameaux, de chevaux ou de dromadaires, le voyage de Damas à Jérusalem n'exigeait pas moins d'une semaine de marche exhaustive. Saûl, lui, était à pied. Il aurait peut-être pu bénéficier du concours décisif de quelque caravane qui lui aurait donné l'aide nécessaire, mais il préféra mesurer sa puissante volonté avec les obstacles les plus durs. Quand la fatigue lui suggérait le désir d'attendre la coopération éventuelle d'autrui, il cherchait à vaincre son découragement, se mettait à nouveau en marche, se soutenait à des cannes improvisées.

Après de doux souvenirs sur les lieux où il avait eu la vision glorieuse du Messie ressuscité, il éprouva à nouveau de tendres émotions en pénétrant en Palestine, alors qu'il traversait lentement les vastes régions de la Galilée. Il voulait à tout prix connaître le théâtre des premières luttes du Maître, s'identifier aux paysages les plus chers, visiter Capharnaum et Nazareth, entendre la parole des enfants de la région. À ce moment-là, le brûlant apôtre des gentils désirait déjà connaître tous les actes afférents à la vie de Jésus, anxieux qu'il était de les coordonner avec assurance, de manière à léguer aux frères de l'humanité le plus grand nombre d'informations sur l'Émissaire divin.

Quand il arriva à Capharnaum, un crépuscule d'or déversait des merveilles de lumière sur le paysage bucolique. L'ex-rabbin descendit religieusement sur le rivage du lac. Il resta ainsi absorbé à la contemplation des eaux agitées. Tout en pensant à Jésus, au pouvoir de son amour, il se mit à pleurer, dominé par une singulière émotion. Il aurait voulu être un humble pêcheur pour capter les enseignements sublimes à la source de ses paroles généreuses et immortelles.

Pendant deux jours, il est resté là sous le coup d'un doux ravissement. Puis, sans dire qui il était, il est allé voir Lévi qui le reçut avec bonté. Il lui montra son dévouement et sa connaissance de l'Évangile, lui a parlé du caractère opportun de ses annotations. Le fils d'Alphée se réjouit en entendant ses propos intelligents et réconfortants. Saûl vécut à Capharnaum des heures délicieuses pour son esprit émotif. C'était le lieu de prédication du Maître ; un peu plus loin, il y avait la petite maison de Simon Pierre ; au-delà, son bureau de pûblicain où le Maître avait appelé Lévi à assumer un rôle important parmi les apôtres. Il a étreint des hommes forts de la localité qui avaient été des aveugles et des lépreux, tous guéris par les mains miséricordieuses du Messie ; il se rendit aussi à Dalmanutha où il connut Madeleine. Il a ainsi enrichi et influencé le monde de ses observations en récoltant des renseignements inédits.

De jour en jour, après s'être reposé à Nazareth, il se trouva là aux portes de la ville sainte des Israélites, exténué de fatigue par ses randonnées laborieuses, ses nuits d'éveil dont les souffrances très souvent lui semblaient sans fin.

À Jérusalem, cependant, d'autres surprises non moins pénibles l'attendaient.

Il était absorbé par d'inquiétantes interrogations. Il n'avait plus eu de nouvelles de ses parents, de ses amis, de sa chère sœur, de sa famille, tous toujours présents dans ses souvenirs. Comment ses compagnons les plus sincères allaient-il le recevoir ? Il ne pouvait pas s'attendre à une aimable réception au Sanhédrin. L'épisode de Damas lui laissait entrevoir l'état d'esprit des membres du Tribunal.

Il avait certainement été sommairement expulsé du cénacle le plus illustre de sa race. En compensation, il avait été admis par le Christ au cénacle infini des vérités éternelles.

Dominé par ces réflexions, il a traversé la porte de la ville se rappelant du temps où, dans une bige véloce, il sortait d'un autre endroit pour aller chez Zacarias, en direction de Joppé. Les réminiscences des heures les plus heureuses de sa jeunesse remplirent ses yeux de larmes. Les passants de Jérusalem étaient loin d'imaginer qui était cet homme maigre et pâle, portant une longue barbe, aux yeux profonds et qui passait se traînant de fatigue.

Après de grands efforts, il a atteint un édifice résidentiel qu'il connaissait, le cœur palpitant précipitamment. Comme un simple mendiant, il a frappé à la porte dans une angoissante attente.

Un homme au visage sévère l'accueillit sèchement.

Pouvez-vous me dire, s'il vous plaît - dit-il avec humilité -, si une dame du nom de Dalila habite encore ici ?

Non -, a répondu l'autre, rudement.

Ce regard dur ne laissait aucune place à d'autres questions, mais même ainsi, il a osé :

Pourriez-vous me dire, s'il vous plait, où elle est partie ?

Et bien ça alors ! - a répliqué le propriétaire de la maison irrité - pourquoi devrais-je rendre des comptes à un mendiant ? D'ici peu vous allez me demander si j'ai acheté cette maison ; ensuite vous me demanderez le prix, exigerez des dates, demanderez de nouvelles informations sur les anciens habitants, me ferez perdre mon temps avec mille questions futiles.

Et fixant sur Saûl ses yeux impassibles, il lui fit d'un seul coup :

Je ne sais rien, tu entends ? À la rue !...

Le fugitif de Damas est retourné calmement sur la voie publique tandis que le petit homme laissait libre cours à ses nerfs malades en claquant la porte avec fracas.

L'ex-disciple de Gamaliel se mit à réfléchir à l'amère réalité de cette première réception symbolique. Certainement que Jérusalem ne pourrait plus jamais le reconnaître. Malgré ce pénible sentiment, il ne se laissa pas dominer par le découragement. Il décida d'aller voir Alexandre, un parent de Caifa et son compagnon d'activités au Sanhédrin et au Temple. Très fatigué, il a frappé à sa celui-ci le recevait fraternellement. Il ne fallait pas le meurtrir. Néanmoins, il lui était impossible de déguiser la vérité.

Il sentit que ses yeux devenaient humides. Il devait donner le témoignage du Christ, à tout prix, même s'il devait perdre ses plus grandes affections en ce monde.

Alexandre - a-t-il dit humblement -, il est vrai que j'ai initié le grand mouvement de persécution du « Chemin » ; mais, maintenant, je dois vraiment admettre que je me suis trompé. Les apôtres galiléens ont raison. Nous sommes au seuil de grandes transformations. Aux portes de Damas, Jésus m'est apparu dans sa glorieuse résurrection et il m'a exhorté au service de son Évangile d'amour.

Ses mots étaient prononcés timidement, dépourvus du désir de blesser les croyances de son ami qui malgré tout laissait transparaître une profonde déception sur son visage livide.

Ne dis pas de telles absurdités ! - s'exclama-t-il ironique et souriant - malheureusement, je vois que le mal continue à miner tes forces physiques et mentales. La Synagogue de Damas avait raison. Si l'on ne te connaissait pas depuis ton enfance, on te donnerait maintenant le titre de blasphémateur et de déserteur.

Malgré son énergie virile, le jeune tarsien était désappointé.

D'ailleurs - a continué l'autre, en prenant des airs protecteurs -, dès le début de ton voyage, je n'étais pas d'accord avec le misérable cortège qui t'accompagnait. Jonas et Déméter sont presque des ignorants, et Jacob est atteint de caducité. Avec une telle compagnie, toute perturbation de ta part aurait causé de grands désastres moraux pour notre position.

Néanmoins, Alexandre - dit l'ex-rabbin quelque peu humilié -, je dois insister sur la vérité. J'ai vu de mes propres yeux le Messie de Nazareth ; j'ai entendu sa parole de vive voix. Comprenant les erreurs où je vivais dans ma défectueuse conception de la foi, je suis parti dans le désert. Là-bas, j'y suis resté pendant trois ans à effectuer des travaux rudes et de longues méditations. Ma conviction n'est pas superficielle. Je crois, aujourd'hui, que Jésus est le Sauveur, le Fils du Dieu vivant.

Alors ta maladie - répétait Alexandre hautain modifiant le ton amical de sa voix - a perturbé la vie de toute ta famille. Honteux face aux nouvelles qui arrivaient de Syrie, Jacques et Dalila ont quitté Jérusalem pour s'installer en Cilicie. Quand ils ont appris l'ordre d'emprisonnement lancé par le Sanhédrin contre toi, ta mère est décédée à Tarse. Ton père, qui t'a éduqué avec soins, attendant de ton intelligence les plus grandes récompenses de notre race, vit prostré et malheureux. Tes amis, fatigués de supporter les ironies du peuple à Jérusalem, vivent humiliées et à la dérobée après t'avoir cherché en vain. La vision de ce tableau ne te fait donc pas souffrir ? Une douleur comme celle-là ne suffit-elle pas pour te rendre ton équilibre mental ?

L'ex-docteur de la Loi était rongé d'angoisses. Tant de jours passés dans l'anxiété, tant d'amertumes vécues dans l'intention de trouver un peu de compréhension et de repos auprès des siens, il voyait, maintenant, que ce n'était qu'illusion et leurre. Sa famille désorganisée, sa mère morte, son père malheureux, ses amis qui l'exécraient, Jérusalem qui le raillait.

Le voyant dans une telle attitude, son ami se réjouissait au fond et attendait anxieusement l'effet de ses propos.

Après s'être concentré pendant une minute, Saûl a souligné :

Je déplore des incidents aussi tristes et je prends Dieu pour témoin que je n'ai pas intentionnellement coopéré à tout cela. Néanmoins, même ceux qui n'ont pas encore accepté l'Évangile devraient comprendre que selon l'Ancienne Loi, nous ne devons pas être fiers. Avec toute l'énergie de ses recommandations, Moïse n'a rien enseigné d'autre que la bonté. Les prophètes, qui lui ont succédé, ont été les émissaires de messages profonds pour notre cœur qui se perdait dans l'iniquité. Amos nous a incités à chercher Jéhovah pour réussir à vivre. Je déplore que ceux qui me sont chers se jugent offensés ; mais il faut se dire qu'avant d'écouter tout jugement oisif du monde, nous devons écouter la voix de Dieu.

Tu veux dire que tu persistes dans tes erreurs ? - a demandé Alexandre presque

hostile.

Je ne me sens pas trompé. Face à l'incompréhension générale - a commenté l'ex- rabbin dignement -, je me trouve aussi dans une pénible situation ; mais le Maître ne manquera pas de m'apporter son aide. Je me souviens de lui et je ressens un grand réconfort. Les affections de ma famille et la considération de mes amis étaient au monde mon unique richesse. Néanmoins, j'ai trouvé dans les annotations de Lévi le cas d'un jeune homme riche qui m'enseigne à procéder en cette heure12. Depuis mon enfance j'ai cherché à accomplir rigoureusement mes devoirs ; mais s'il faut que j'abandonne la richesse qui me reste pour atteindre l'illumination de Jésus, je renoncerai même à l'estime de ce monde!...

(12) Matthieu, chapitre 19, versets 16 à 23.

Alexandre sembla s'émouvoir au ton mélancolique de ces dernières paroles. Saûl donnait l'impression qu'il était prêt à pleurer.

Tu es profondément perturbé - a objecté Alexandre -, seul un fou pourrait procéder de la sorte.

Gamaliel n'était pas fou et il a accepté Jésus comme le Messie promis - a ajouté l'ex- docteur en évoquant la vénérable mémoire du grand rabbin.

Je ne le crois pas ! - dit l'autre d'un air supérieur.

Silencieux, Saûl a baissé son front. Quelle était grande l'humiliation de cette heure ! Après avoir été pris pour fou, il était considéré comme menteur. Malgré tout, au comble de sa perplexité, il se dit que son ami n'était pas en condition de le comprendre complètement. Il réfléchissait à la situation embarrassante quand Alexandre dit à nouveau :

Malheureusement, je dois être convaincu de l'état précaire de ton cerveau. Pour l'instant, tu pourras rester à Jérusalem autant que tu voudras, mais il vaudrait mieux ne pas augmenter le scandale de ta maladie avec de faux éloges du charpentier de Nazareth. La décision du Sanhédrin, que j'ai réussi à obtenir avec tant de sacrifices, pourrait être modifiée. Quant au reste - finissait-il comme pour le saluer -, tu sais que je suis à tes ordres si tu changes définitivement d'attitude, à tout moment.

Saûl comprit l'avertissement ; il n'était pas nécessaire de prolonger l'entrevue. Son ami l'expulsait avec de bonnes manières.

Deux minutes plus tard, il était à nouveau sur la voie publique. Il était presque midi, par une journée chaude. Il avait soif et faim. Il a regardé sa bourse, elle était presque vide. C'était le reste de ce qu'il avait reçu des mains généreuses du frère de Gamaliel en quittant Palmyre définitivement. Il a cherché la pension la plus modeste d'une des zones les plus pauvres de la ville. Puis après un repas frugal et avant que ne tombent les ombres caressantes de l'après-midi, il s'est dirigé plein d'espoirs vers la vieille demeure rénovée, où Simon Pierre et ses compagnons développaient leurs activités au profit de la cause de Jésus.

En chemin, il s'est souvenu du jour où il était allé entendre Etienne en compagnie de Sadoc. Comme tout, maintenant, se passait dans le sens inverse ! Le critique d'autrefois était maintenant le critiqué. Le juge était transformé en accusé, son cœur était plongé dans de singulières angoisses. Comment le recevraient-ils à l'église du « Chemin » ?

Il s'est arrêté devant une humble habitation. Il pensait à Etienne, plongé dans le passé, l'âme oppressée. Devant ses collègues du Sanhédrin, affrontant les autorités du judaïsme, son attitude était autre. Il connaissait leurs propres faiblesses, il était aussi passé devant les masques pharisiens et pouvait évaluer leurs criantes erreurs. Néanmoins, face aux apôtres galiléens, une vénération sacrée s'imposait à sa conscience. Ces hommes pouvaient être rudes et simples, ils pouvaient vivre loin des valeurs intellectuelles de leur époque, mais ils avaient été les premiers collaborateurs de Jésus. En outre, il ne pourrait pas s'approcher d'eux sans ressentir de profonds remords. Tous avaient souffert de vexations et d'humiliations à cause de lui. Si Gamaliel n'avait pas été là, Pierre lui-même aurait peut-être été lapidé... Il devait consolider ses notions d'humilité pour manifester ses brûlants désirs de coopération sacrée avec le Christ. À Damas, il avait combattu dans la synagogue contre l'hypocrisie de ses anciens compagnons ; à Jérusalem, il avait affronté Alexandre avec fermeté ; néanmoins, il lui semblait qu'à présent son attitude devait être différente, il devait faire preuve de résignation pour arriver à se réconcilier avec ceux qu'il avait blessés.

Plongé dans de profondes réflexions, il a happe a la porte presque tremblant.

L'un des assistants du service interne, du nom do Prochore, est venu lui répondre avec bienveillance.

Mon frère - a dit le jeune tarsien sur un ton humble -, pouvez-vous me dire si Pierre

est là ?

Je vais voir - a répondu l'interpellé, amicalement.

S'il est là - a ajouté Saûl un peu indécis -, dites-lui que Saûl de Tarse désire lui parler au nom de Jésus.

Prochore a bégayé un « oui » avec une extrême pâleur, il fixa sur le visiteur des yeux épouvantés et s'est éloigne avec difficulté sans dissimuler son énorme surprise C'était le persécuteur qui revenait, après trois ans. Il se souvenait, maintenant, de cette première discussion avec Etienne quand le grand prédicateur de l'Évangile avait souffert de tant d'insultes. Rapidement, il se trouva dans la pièce où Pierre et Jean discutaient de problèmes internes. Pour les deux hommes, la nouvelle fit l'effet d'une bombe. Personne n'aurait pu prévoir une telle chose. Ils ne croyaient pas à la légende que Jérusalem embellissait de détails inouïs à chaque commentaire. Il était impossible que le bourreau implacable des disciples du Seigneur se soit converti à la cause de son Évangile d'amour et de rédemption.

Avant de renvoyer Prochore au visiteur inattendu, l'ex-pêcheur du « Chemin », fit appeler Jacques pour décider tous trois de la décision à prendre.

Le fils d'Alphée, transformé en un rigide ascète, écarquilla les yeux.

Après les premiers avis qui traduisaient de justes craintes émises précipitamment, Simon s'exprima avec une grande prudence :

En vérité, il nous a fait tout le mal qu'il a pu ; néanmoins, ce n'est pas pour nous que nous devons craindre mais pour l'œuvre du Christ qui nous est confiée.

Je parie que toute cette histoire de conversion n'est qu'une farce, pour nous faire tomber dans de nouveaux pièges - répliqua Jacques un peu irrité.

Pour moi - a dit Jean -, je demande à Jésus de nous éclairer bien que je me souvienne des coups de fouets que Saûl a ordonné de me donner en prison. Avant tout, nous devons savoir si le Christ lui est effectivement apparu aux portes de Damas.

Mais le savoir comment ? - dit Pierre avec une profonde compréhension. - L'objet de notre reconnaissance est Saûl lui-même. C'est le sol qui révélera ou pas la plante sacrée du Maître. À mon avis, ayant à veiller sur un patrimoine qui ne nous appartient pas, nous sommes obligés de procéder comme le conseille la prudence humaine. Il n'est pas juste d'ouvrir nos portes quand nous ne connaissons pas ses intentions. La première fois qu'il est venu ici, Saûl de Tarse a été traité avec le respect que le monde lui consacrait. Je lui ai donné la meilleure place pour qu'il entende la parole d'Etienne. Malheureusement, son attitude irrespectueuse et ironique a provoqué le scandale qui a culminé avec l'emprisonnement et la mort de notre compagnon. Il est venu spontanément et est reparti pour nous faire arrêter. À l'affection fraternelle que nous lui avons offerte, il a répondu par des chaînes et des cordes. M'exprimant ainsi, je ne dois pas non plus oublier la leçon du Maître, concernant le pardon, je réaffirme donc que nous ne devons pas penser à nous, mais aux responsabilités qui nous ont été conférées.

Face à des considérations aussi justes, les autres se sont tus tandis que l'ex-pêcheur ajoutait :

Par conséquent, il ne m'est pas permis de le recevoir dans cette maison sans y réfléchir plus longuement, même si je ne manque pas d'une sincère bonne volonté pour cela. Pour résoudre l'affaire, je convoquerai une réunion pour ce soir. Le sujet est très grave. Saûl de Tarse a été le premier persécuteur de l'Évangile. Je veux que tous coopèrent avec moi quant à la décision à prendre car en ce qui me concerne, je ne veux ni paraître injuste ni imprévoyant.

Et après une longue pause, il dit à l'émissaire :

Va, Prochore. Dis-lui qu'il revienne plus tard que je ne peux abandonner ce que j'ai à faire immédiatement.

Et s'il insiste ? - a demandé le diacre inquiet.

S'il vient vraiment au nom de Jésus, il saura comprendre et attendre.

Saûl attendait anxieusement le messager. Il devait trouver quelqu'un qui le comprenne et qui sente sa transformation. Il était épuisé. L'église du « Chemin » était son dernier espoir.

Prochore lui a transmis le message avec une grande hésitation. Il n'en fallait pas plus pour qu'il comprenne. Les apôtres galiléens ne croyaient pas en sa parole. Maintenant il examinait la situation plus clairement. Il percevait combien était infinie et sublime la miséricorde du Christ en le visitant inopinément à l'auge de son abîme spirituel aux portes de Damas. D'après les difficultés qu'il avait pour aller vers Jésus, il pouvait évaluer combien de bonté et de compassion seraient nécessaires pour que le Maître l'accueille, Lui qui lui avait adressé des exhortations sacrées à l'occasion de leur rencontre inoubliable.

Le diacre l'a fixé avec sympathie. Saûl reçut la réponse fortement désappointé. Il est devenu pâle et tremblant, comme s'il avait honte de lui-même. De plus, il semblait malade, ses yeux étaient renfoncés, il était famélique.

Je comprends, mon frère - dit-il les yeux larmoyants - Pierre a de justes

motifs.

Ces mots ont ému Prochore au plus profond de son âme et manifestant son bon désir de l'aider, il dit tout en démontrant sa parfaite connaissance des faits :

Vous n'apportez pas de Damas quelque présentation d'Ananie ?

J'ai déjà avec moi celles du Maître.

Comment cela ? - a demandé le diacre surpris.

Jésus m'a dit à Damas - lui raconta le visiteur avec sérénité - qu'il me montrerait combien j'aurai à souffrir par amour pour son nom.

Dans son for intérieur, l'ex-docteur de la Loi ressentait une immense nostalgie des frères de Damas qui l'avaient traité avec la plus grande simplicité. Néanmoins, il se dit en même temps qu'un tel comportement était juste car à la synagogue et auprès d'Ananie, il avait donné la preuve que son attitude n'était pas une simulation. En se disant que Jérusalem le recevait, de toute part, comme un vulgaire menteur, il a senti des larmes chaudes lui monter aux yeux. Mais pour que Prochore ne remarque pas sa sensibilité blessée, il lui fit en se justifiant :

Mes yeux sont fatigués par le soleil du désert ! Vous pourriez me donner un peu d'eau fraîche ?

Le diacre alla en chercher immédiatement.

Quelques instants plus tard, Saûl plongeait ses mains dans une grande jarre, se lavant les yeux dans une eau pure.

Je reviendrai plus tard - a-t-il dit en tendant la main à l'assistant des apôtres qui s'est éloigné impressionné.

Éprouvé par sa faiblesse organique, la fatigue, l'abandon de ses amis, les plus âpres désillusions, le jeune homme de Tarse s'est retiré chancelant.

Dans la soirée et conformément à ce qu'il avait décidé, avec son admirable bon sens, Simon Pierre s'est réuni avec ses compagnons les plus proches. En plus des apôtres galiléens, étaient présents les frères Nicanor, Prochore, Parménas, Timon, Nicolas et Barnabe, ce dernier avait rejoint le groupe d'assistants les plus directs de l'église pour ses grandes qualités de cœur.

Avec l'autorisation de Pierre, Jacques a initié les débats en se prononçant contre toute espèce d'aide immédiate au converti de la dernière heure. Jean leur fit remarquer que Jésus avait le pouvoir de transformer les esprits les plus pervers, comme de relever les plus désertés par la chance. Prochore a donné ses impressions concernant l'obstiné persécuteur de l'Évangile, soulignant la compassion que son état de santé éveillait chez les plus insensibles. Une fois venu son tour, Barnabe a déclaré qu'avant son transfert définitif pour Jérusalem, alors qu'il était encore à Chypre, il a entendu quelques Lévitas décrire le courage avec lequel le converti avait parlé à la Synagogue de Damas, peu après sa vision de Jésus.

Impressionné par son opinion, l'ex-pêcheur de Capharnaùm a demandé des détails à ce compagnon. Barnabe a expliqué tout ce qu'il savait, et manifesta son désir qu'ils résolvent la question avec la plus grande bienveillance.

Percevant l'atmosphère de bonne volonté qui se créait autour du personnage de l'ex- rabbin, Nicolas objecta avec sa rigueur de principes :

Il est bon que nous n'oubliions pas les estropiés qui se trouvent dans cette maison, victimes de l'odieuse truculence des partisans de Saûl. Il est bien noté dans les Écritures que l'on doit faire attention aux loups qui pénètrent dans la bergerie déguisés en moutons. Le docteur de la Loi, qui nous a fait tant de mal, a toujours préféré les grandes manifestations spectaculaires contre l'Évangile au Sanhédrin. Qui sait s'il ne nous prépare pas actuellement un nouveau piège de grande ampleur ?

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