À une telle question, le gentil Barnabe a plié le front en silence. Pierre a remarqué que la réunion se divisait en deux groupes. D'un côté il y avait lui et Jean qui soutenaient les avis favorables ; de l'autre, Jacques et Philippe qui étaient pour le mouvement contraire. Après avoir entendu l'avertissement de Nicolas, il s'est exprimé avec douceur :
Mes amis, avant de prononcer tout point de vue personnel, il conviendrait de réfléchir à la bonté infinie du Maître. Au cours de ma vie, avant la Pentecôte, j'admets que toutes sortes d'erreurs sont apparues sur mon chemin d'homme fragile et pécheur. Je n'hésitais pas à lapider les plus malheureux et j'en suis même arrivé à conseiller le Christ d'en faire autant ! Comme vous le savez, j'ai été de ceux qui l'ont nié à l'heure extrême. Néanmoins, depuis que nous est arrivée la connaissance par l'inspiration céleste, il ne serait pas juste d'oublier le Christ dans toutes nos initiatives. Nous devons nous dire que si Saûl de Tarse cherche à se valoir de telles mesures expéditives pour affliger de nouveaux coups aux serviteurs de l'Évangile, alors il est devenu encore plus malheureux qu'avant quand il nous tourmentait ouvertement. Étant pour autant un nécessiteux comme les autres, je ne vois pas de raisons suffisantes pour lui refuser nos mains fraternelles.
Percevant que Jacques se préparait à défendre l'avis de Nicolas, Simon Pierre a continué, après une courte pause :
Notre frère vient de se rapporter au symbole du loup qui apparaît sous la peau d'un mouton généreux et humble. Je suis d'accord avec cette expression de zèle. C'est pourquoi, conformément à la responsabilité qui m'a été confiée, je n'ai pas pu accueillir Saûl quand aujourd'hui il a frappé à notre porte. Je n'ai rien voulu décider sans votre concours, le Maître nous a enseigné qu'aucune œuvre utile ne pourra se faire sur terre sans la coopération fraternelle. Mais profitant de l'avis énoncé, examinons avec sincérité le problème imprévu qui nous est posé. En vérité, Jésus nous a avertis contre le ferment des pharisiens en nous disant que le disciple devra posséder en lui la douceur des colombes et la prudence des serpents. Nous sommes d'accord sur le fait que Saûl de Tarse peut être le loup symbolique. Mais même ainsi, pourvus de cette connaissance hypothétique, nous aurions une profonde question à résoudre. Si nous fleurons pour la paix et l'amour, que faire du loup après l'avoir effectivement identifié ? Le tuer ? Nous savons que cela n'entre pas dans notre ligne de conduite. Ne serait-il pas plus raisonnable de réfléchir à la possibilité d'une domestication ? Nous connaissons des hommes rudes qui réussissent à dominer des chiens féroces. Où serait alors l'esprit que Jésus nous a légué en tant que patrimoine sacré, si par des craintes mesquines nous cessions de pratiquer le bien ?
La parole concise de l'apôtre eut un effet singulier. Jacques lui-même semblait désappointé par ses précédentes réflexions. En vain, Nicolas chercha de nouveaux arguments pour formuler d'autres objections. En observant le pesant silence qui s'était fait, Pierre a dit calmement :
En conséquence, mes amis, je propose de demander à Barnabe de rendre personnellement visite au docteur de Tarse, au nom de cette maison. Lui et Saûl ne se connaissent pas et profiteront d'autant mieux de cette occasion, car en le voyant, le jeune tarsien ne se rappellera pas de son passé à Jérusalem. Si c'était l'un de nous qui lui rendait visite pour la première fois, peut-être serait-il gêné, jugeant nos propos comme s'il s'agissait de quelqu'un qui lui demanderait des comptes.
Jean applaudit cette idée chaleureusement. En raison du bon sens révélé par les suggestions de Pierre, Jacques et Philippe se dirent satisfaits et tranquilles. Ils se mirent d'accord pour que Barnabe lui rende visite le lendemain. Ils attendraient Saùl de Tarse avec intérêt. Si sa conversion était vraiment réelle, ce serait d'autant mieux.
Le diacre de Chypre se démarquait par sa grande bonté. Son expression affectueuse et humble, son esprit conciliateur, contribuaient dans l'église à trouver des solutions pacifiques sur tous les points.
Dans la matinée du lendemain, c'est avec un sourire généreux que Barnabe a étreint l'ex-rabbin dans la pension où il était logé. Aucun trait de sa nouvelle personnalité n'accusait ce persécuteur célèbre qui avait amené Simon Pierre à convoquer ses amis pour décider de son accueil. L'ex-docteur de la Loi était toute humilité et il était malade. Une évidente fatigue transparaissait de ses moindres gestes. Sa physionomie ne cachait pas une grande souffrance. Il répondait aux paroles amicales de son visiteur avec un sourire triste et timide. On pouvait voir, néanmoins, la satisfaction que sa visite lui causait, il était sensible au geste spontané de Barnabe. À sa demande, Saûl lui a raconté son voyage à Damas et la glorieuse vision du Maître qui était un moment inoubliable dans sa vie. À ces paroles, l'auditeur n'a pas
dissimulé sa sympathie. En quelques heures, il se sentait aussi proche de ce nouvel ami que s'il l'avait connu de longue date. Après leur conversation, Barnabe trouva un prétexte pour aller voir le propriétaire de l'auberge et payer les dépenses du logement. Ensuite, il a invité Saûl à l'accompagner à l'église du « Chemin ». Saûl n'a pas manqué d'hésiter, tandis que l'autre insistait.
Je crains - a dit le jeune tarsien un peu indécis -, d'avoir déjà trop offensé Simon Pierre et les autres compagnons. Ce n'est que par la miséricorde du Christ que j'ai obtenu une étincelle de lumière pour ne pas perdre complètement mes jours.
Voyons ! - s'exclama Barnabe en lui tapotant l'épaule avec bonhomie - qui n'a pas commis d'erreur dans sa vie ? Si Jésus nous a tous estimés, ce n'est pas parce que nous le méritions, mais parce que devant notre condition de pécheurs nous en avions besoin.
Quelques minutes plus tard, ils étaient en chemin, alors que l'émissaire de Pierre remarquait le pénible état de santé de l'ancien rabbin. Très pâle et abattu, il semblait marcher difficilement, ses mains tremblaient, il le sentait fiévreux. Il se laissait guider comme quelqu'un qui reconnaissait son besoin de soutien. Son humilité émouvait l'autre qui avait entendu tant de réflexions désobligeantes à son sujet.
Une fois arrivés, Prochore leur a ouvert la porte, mais cette fois Saûl ne resta pas à attendre indéfiniment. Affectueusement, Barnabe a pris sa main et ils se sont dirigés vers le vaste salon où Pierre et Timon les attendaient. Ils se sont salués au nom de Jésus. L'ancien persécuteur est devenu encore plus pâle. À son tour, en le voyant, Simon n'a pas caché son étonnement en remarquant combien il était physiquement différent.
Ses yeux renfoncés, son extrême faiblesse organique, révélaient aux apôtres galiléens de profondes souffrances.
Frère Saûl - a dit Pierre ému -, Jésus veut que lu sois le bienvenu dans cette maison.
Qu'il en soit ainsi - a répondu l'arrivant les yeux larmoyants.
Timon l'a étreint avec des mots d'affection, à la placide Jean qui s'était absenté à l'aube au service de la confrérie de Joppé.
Au bout de quelques instants, réussissant à vaincre la gêne du premier contact avec les amis personnels du Maître après une si longue absence, le jeune tarsien, répondant à leur demande, leur raconta le grand événement de la journée de Damas dans ses moindres détails, tout en éprouvant une singulière émotion à verser les larmes qui baignaient son visage. Il fut excessivement ému au souvenir de telles grâces. Pierre et Timon n'avaient plus de doutes maintenant. La vision de l'ex-rabbin avait été réelle. Tous deux, en compagnie de Barnabe, ont suivi la description faite jusqu'au bout le regard plein d'émoi. Effectivement, le Maître était revenu pour convertir le grand persécuteur de sa doctrine. En convoquant Saùl de Tarse à l'apostolat de son amour, il avait révélé, une fois de plus, la leçon immortelle du pardon et de la miséricorde.
Son récit terminé, l'ex-docteur de la Loi était fatigué et abattu. Incité à exposer ses nouveaux espoirs, ses projets de travail spirituel, ainsi que ce qu'il prétendait faire à Jérusalem, il leur dit combien il leur était reconnaissant de lui manifester tant d'intérêt et leur énonça avec une certaine timidité :
-J'ai besoin d'entrer dans une phase active de travail qui me permette de rompre avec mon passé coupable. Il est vrai que j'ai fait beaucoup de mal à l'église de Jésus, à Jérusalem ; mais si la miséricorde de Jésus me permet de rester en ce monde, j'emploierai tout mon temps à divulguer cette maison d'amour et de paix dans d'autres endroits sur terre.
Oui - a répliqué Simon avec pondération -, il est certain que le Messie renouvellera tes forces afin que tu puisses répondre à un si noble engagement le moment opportun venu.
Saûl sembla être réconforté à ces paroles d'encouragement ; laissant percevoir qu'il désirait consolider la confiance de ses auditeurs, il arracha de la doublure de sa tunique usée un rouleau de parchemins et le présenta à l'ex-pêcheur de Capharnaum, à qui il dit ému :
Voici une marque d'amitié de la part de Gamaliel que je porte toujours sur moi. Peu avant de mourir, il m'a donné la copie des annotations de Lévi, concernant la vie et les actes du Sauveur. Il tenait beaucoup à ces notes parce qu'il les avait reçues de cette maison lors de la première visite qu'il vous avait faite.
À l'évocation de ces chers souvenirs, Simon Pierre a pris les parchemins avec un vif intérêt. Saûl remarqua que le cadeau de Gamaliel avait atteint l'objectif prévu par le généreux donneur. Dès lors, les yeux de l'ancien pêcheur se sont fixés sur lui avec plus de confiance. Pierre lui a parlé de la bonté du généreux rabbin et s'informa de sa vie à Palmyre, de ses derniers jours, de son décès. Le disciple lui répondait satisfait.
Revenant au thème de ses nouvelles perspectives, humblement toujours, il s'est plus amplement expliqué :
J'ai de nombreux projets de travail pour l'avenir mais je me sens abattu et malade. Les efforts du dernier voyage, sans moyen aucun, ont aggravé ma santé. Je me sens fiévreux, le corps douloureux, l'âme épuisée.
Tu manques d'argent ? - a interrogé Simon gentiment.
Oui... - a-t-il répondu hésitant.
Ces besoins - a éclairci Pierre - sont en partie déjà résolus. Ne t'en inquiète pas trop. J'ai demandé à Barnabe qu'il paie les premières dépenses de l'auberge et quant au reste, nous t'invitons à te reposer chez nous le temps que tu voudras. Cette maison est aussi la tienne. Utilise ce que nous avons comme bon te semble.
Leur hôte en fut touché. Se souvenant du passé, il se sentit blessé dans son amour propre ; mais en même temps, il suppliait Jésus de l'assister pour ne pas mépriser les occasions d'apprentissage qui se présentaient à lui.
J'accepte... - a-t-il répondu sur un ton réservé révélant son embarras -, je resterai chez vous tant que ma santé aura besoin de soins...
Et comme s'il avait une extrême difficulté à ajouter une demande à la faveur qu'il acceptait, après une longue pause pendant laquelle tous pouvaient remarquer l'effort qu'il faisait pour parler, il demanda avec émotion :
Si cela était possible, je désirerais occuper le lit où Etienne se reposait généreusement dans cette maison.
Barnabe et Pierre furent fortement émus. Ils s'étaient tous mis d'accord pour ne pas faire allusion au prédicateur massacré sous les huées et les lapidations. Ils ne voulaient pas rappeler le passé devant le converti de Damas, même si son attitude n'était pas vraiment sincère.
En l'entendant, l'ancien pêcheur de Capharnaûm s'est presque mis à pleurer. Avec un extrême dévouement, il a satisfait sa demande et, ainsi, il fut conduit à l'intérieur où il s'est installé dans des draps très propres. Pierre fit encore plus : comprenant la profonde signification de ce désir, il apporta au converti de Damas les simples parchemins que le martyr utilisait quotidiennement dans l'étude et la méditation de la Loi, des Prophètes et de l'Évangile. Malgré la fièvre, Saûl en fut réjoui. Pris d'une profonde commotion, à travers les passages favoris des parchemins sacrés, il lut le nom d'« Abigail », gravé plusieurs fois. Il y avait là des phrases particulières à la dialectique de sa fiancée bien-aimée, les dates coïncidaient parfaitement avec ses révélations personnelles quand tous deux évoquaient le passé dans le verger de Zacarias. Le mot « Corinthe » était répété plusieurs fois. Ces documents semblaient avoir une voix. Ils lui parlaient d'un amour fraternel grand et sacré. Il l'entendait en silence et gardait jalousement ses conclusions. Il ne révélerait à personne ses intimes douleurs. Il suffisait aux autres de connaître les grandes erreurs de sa vie publique, les remords, les rectifications qui, bien que vérifiées ouvertement, rares étaient ceux parmi ses amis qui arrivaient à le comprendre. Observant son attitude de constante méditation, Pierre a redoublé dans sa tâche d'assistance fraternelle par des paroles amicales, des commentaires concernant le pouvoir de Jésus, des bouillons succulents, des fruits nutritifs, des paroles de soutien. Et tout cela sensibilisait beaucoup le malade qui ne savait comment traduire son éternelle gratitude.
Cependant, il avait remarqué que Jacques, fils d'Alphée, méfiant peut-être à cause de ses antécédents, ne daignait pas s'adresser à lui. S'élevant en ferme pratiquant de la Loi de
Moïse à l'intérieur de l'église du « Chemin », de temps à autre, il était perçu par le jeune tarsien comme une ombre impassible qui se glissait et balbutiait des prières silencieuses parmi les patients. Au début, il ressentit combien ce dédain le blessait ; mais bientôt il éprouva le besoin de s'humilier devant tous. Il n'avait encore rien fait qui puisse enrichir ses nouvelles convictions. Quand il dominait au Sanhédrin, il ne pardonnait pas non plus les adhésions de dernière heure.
Dès qu'il entra en convalescence, déjà complètement reconnu par l'affection de Pierre, il lui a demandé des conseils sur les projets qu'il avait à l'esprit, lui demandant d'user de la plus grande franchise pour qu'il puisse affronter la situation, aussi dures qu'en soient les circonstances.
À mon avis - a dit l'apôtre avec modération - il ne me semble pas raisonnable de rester à Jérusalem pour l'instant dans cette période de renouvellement. Pour te parler avec sincérité, il faut considérer ton nouvel état d'âme comme une précieuse plante qui commence à germer. Il faut donner de la liberté au germe divin de la foi. Dans l'hypothèse où tu resterais ici, tu trouverais quotidiennement, d'un côté les prêtres intransigeants en guerre contre ton cœur ; et de l'autre, les personnes incompréhensibles qui parlent de l'extrême difficulté du pardon, bien qu'elles connaissent trop bien les leçons du Maître en ce sens. Tu ne dois pas ignorer que la persécution lancée aux sympathisants du « Chemin » a laissé des traces très profondes dans l'âme populaire. Il n'est pas rare de voir arriver ici des personnes mutilées qui maudissent le mouvement. Cela pour nous, Saûl, est dans un passé qui ne reviendra jamais ; néanmoins, ces créatures ne pourront pas le comprendre ainsi, de si tôt. À Jérusalem tu ne serais pas à ta place. Le germe de tes nouvelles convictions trouverait mille éléments hostiles et peut-être serais-tu à la merci de l'exaspération.
Le jeune homme a entendu ses avertissements rongé d'angoisse, sans protester. L'apôtre avait raison.
Dans toute la ville, il rencontrerait de viles critiques destructrices.
Je retournerai à Tarse... - a-t-il dit avec humilité -, il est possible que mon vieux père comprenne ma situation et aide mes pas. Je sais que Jésus bénira mes efforts. S'il faut recommencer une existence, je recommencerai là d'où Je viens...
Simon l'a dévisagé avec tendresse, admiratif devant cette transformation spirituelle.
Quotidiennement, tous deux reprenaient leurs entretiens amicaux. Le converti de Damas, d'une intelligence fulgurante, révélait une curiosité insatiable concernant la personnalité du Christ, ses moindres faits et ses plus subtiles enseignements. D'autres fois, il demandait à l'ex-pêcheur toutes les informations possibles sur Etienne, se réjouissant aux souvenirs d'Abigail, bien que gardant jalousement les détails de la romance de sa jeunesse. Il fut donc informé des lourds travaux du prédicateur de l'Évangile pendant sa captivité ; de son dévouement à un patricien nommé Serge Paul ; de son évasion dans un état de santé misérable dans le port palestinien ; de son admission dans l'église du « Chemin » comme indigent ; des premières notions de l'Évangile et de sa naturelle illumination en le Christ Jésus. Il était enchanté d'entendre les récits simples et aimants de Pierre qui révélait sa vénération pour le martyr, et qui évitait de le blesser dans sa condition de bourreau repenti.
Dès qu'il put se lever du lit, il alla entendre les prédications dans cette même enceinte où il avait insulté le frère d'Abigail pour la première fois. Les exposants de l'Évangile étaient le plus souvent Pierre et Jacques. Le premier parlait avec une profonde prudence, bien que s'efforçant d'utiliser de merveilleuses expressions symboliques. Le second, toutefois, semblait torturé par l'influence judaïsante. Jacques donnait l'impression à la majorité des auditeurs de réintégrer les règles pharisiennes. Ses sermons fuyaient le courant de liberté et d'amour de Jésus-Christ. Il se révélait prisonnier des conceptions étroites du judaïsme dominant. De longues périodes de ses discours se rapportaient aux chairs impures, aux obligations envers la Loi, aux impératifs de la circoncision. L'assemblée aussi semblait complètement modifiée. L'église ressemblait davantage à une synagogue ordinaire. Des Israélites, dans une attitude solennelle, consultaient des parchemins et des papyrus qui contenaient les prescriptions de Moïse. Saûl chercha, en vain, la figure impressionnante des souffrants et des infirmes qu'il avait vus dans l'enceinte quand il était venu là pour la première fois. Très curieux, il remarqua que Simon Pierre les recevait avec une grande bonté dans une salle contiguë. Il s'est approché davantage et put observer que, tandis que la prédication reproduisait exactement la scène des synagogues, les affligés se réunissaient sans interruption dans l'humble salle de l'ex-pêcheur de Capharnaum. Certains sortaient portant des flacons de remède, pour d'autres, c'était de l'huile et du pain.
Saûl fut impressionné. L'église du « Chemin » semblait bien changée. Il lui manquait quelque chose. L'ambiance générale asphyxiait visiblement toutes les idées du Nazaréen. Il ne trouvait plus en ces lieux la grande vibration de fraternité et d'unification des principes pour l'indépendance spirituelle. Après de longues réflexions, il attribuait tout cela à l'absence d'Etienne. Celui-ci mort, l'effort de l'Évangile libre s'était éteint ; car c'était lui le ferment divin de la rénovation. Ce n'est qu'alors qu'il prit conscience de la grandeur de sa tâche.
II voulut demander la parole, parler comme à Damas, critiquer les erreurs d'interprétation, agiter la poussière qui s'accumulait sur l'idéalisme du Christ immense et sacré, mais il se rappela les pondérations de Pierre et se tut. Il n'était pas Juste, pour l'instant, de réprimander les pratiques d'autrui tant qu'il n'avait pas donné la preuve de sa propre rénovation. S'il se mettait à parler, il pourrait peut-être entendre de justes reproches. En outre, il remarquait que les connaissances du passé qui fréquentaient maintenant l'église du « Chemin », sans abandonner pour autant leurs principes erronés, le regardaient de travers sans cacher leur dédain, le considérant perturbé mentalement. Et c'était dans un suprême effort qu'il retenait son désir de croiser les armes, ici même, pour restaurer la vérité pure.
Après la première réunion, il épia l'occasion de se retrouver seul avec l'ex-pêcheur de Capharnaum pour lui parler des innovations observées.
- La tempête qui s'est abattue sur nous - lui expliqua Pierre généreusement, sans faire allusion à son comportement d'autrefois - m'a incité à de sérieuses méditations. Depuis la première enquête du Sanhédrin dans cette maison, j'ai remarqué que Jacques avait souffert de profondes transformations. Il s'est livré à une vie de grand ascétisme, observant rigoureusement la Loi de Moïse. J'ai beaucoup réfléchi à son changement de comportement, mais d'autre part, je me suis dit qu'il n'était pas mauvais. C'est un compagnon ardent, dévoué et loyal. Je me suis tu pour en conclure plus tard que tout a une raison d'être. Quand les persécutions se firent plus pressantes, l'attitude de Jacques, bien que peu louable quant à la liberté de l'Évangile, a eu son côté bénéfique. Les délégués les plus acharnés ont respecté son dévouement mosaïque et ses amitiés sincères dans le judaïsme nous ont aidés à la manutention du patrimoine du Christ. Jean et moi avons passé des heures angoissantes à considérer ces problèmes. Serions-nous déloyales, falsifierions la vérité ? Anxieusement nous avons supplié l'inspiration du Maître. Avec l'assistance de sa divine lumière, nous sommes arrivés à de judicieuses conclusions. Serait-il juste de faire combattre la vigne encore tendre avec le figuier sauvage ? Si nous cédions à notre impulsion personnelle d'affronter les ennemis de l'indépendance de l'Évangile, nous oublierions fatalement l'œuvre collective. Il n'est pas licite que le timonier, pour témoigner de l'excellence de ses connaissances nautiques, jette le bateau contre les rochers au préjudice de la vie de tous ceux qui lui ont fait confiance. Nous avons ainsi considéré que les difficultés étaient nombreuses et que nous avions besoin, aussi minime qu'ait été notre capacité d'action, de conserver l'arbre de l'Évangile encore tendre pour ceux qui viendraient après nous. D'autant que Jésus nous a enseigné que nous n'arrivons à des objectifs élevés en ce monde qu'en cédant quelque chose de nous-mêmes. Par l'intermédiaire de Jacques, le pharisaïsme accepte de marcher avec nous. Et bien conformément aux enseignements du Maître, nous irons aussi loin que possible. Et je pense vraiment que si Jésus nous a enseigné cela, c'est parce qu'en marchant se présente l'occasion d'enseigner quelque chose et de révéler qui nous sommes.
Tandis que Saûl le dévisageait avec une admiration redoublée par les judicieux concepts évoqués, l'apôtre concluait :
Cela passera ! L'œuvre est du Christ. Si elle était nôtre, elle échouerait certainement, mais nous ne sommes que de simples et imparfaits coopérateurs.
Saûl a gardé cette leçon pour lui et est allé se coucher en réfléchissant. En son for intérieur, Pierre lui semblait bien plus grand maintenant. Cette sérénité, ce pouvoir de compréhension des moindres faits, lui donnaient une idée de sa profonde illumination spirituelle.
Une fois physiquement remis, avant toute décision sur le nouveau chemin à prendre, dans une impulsion naturelle d'attachement, le Jeune tarsien désira revoir à Jérusalem les endroits qui lui suggéraient tant de doux souvenirs. Il a visité le Temple, ressentant au fond de lui le contraste des émotions que lui suscitait maintenant ce lieu. Il n'eut pas envie de pénétrer dans le Sanhédrin, mais il se rendit hâtivement à la Synagogue des Ciliciens où il pensait retrouver des relations nobles et affables d'antan. Néanmoins, même là où se réunissaient les compatriotes résidants à Jérusalem, il fut froidement reçu. Personne ne l'invita au labeur de la parole. À peine quelques connaissances de sa famille lui serrèrent la main sèchement, évitant sa compagnie, de manière ostensible. Les plus ironiques, une fois que furent terminés les services religieux, lui posèrent des questions avec des sourires mesquins. Sa conversion aux portes de Damas était commentée avec des sarcasmes acerbes et désobligeants.
Ne s'agissait-il pas de quelques sortilèges des sorciers du « Chemin » ? - disaient certains. - N'était-ce pas plutôt Déméter qui s'était habillé en Christ et avait fasciné ses yeux malades et fatigués ? - interrogeaient d'autres.
Il perçut les ironies dont il était l'objet. Ils le traitaient comme un fou. C'est alors que sans contenir l'impulsivité de son cœur honnête, il est audacieusement monté sur une estrade et dit avec orgueil :
Frères de Cilicie, vous vous trompez. Je ne suis pas fou. Vous ne cherchez pas à argumenter avec moi parce que je vous connais et je sais mesurer l'hypocrisie pharisienne.
Immédiatement, une lutte se mit en place. De vieux amis vociféraient des injures. Les plus pondérés l'ont entouré comme s'ils le faisaient à un malade et lui ont demandé de se taire. Saûl dût faire un effort héroïque pour contenir son indignation. À grand peine, il réussit à se dominer et s'est retiré. Une fois sur la voie publique, il se sentit assailli par des idées accablantes. Ne serait-il pas mieux de combattre ouvertement, de prêcher la vérité sans considération pour les masques religieux qui remplissaient la ville ? À ses yeux, il était juste de réfléchir à une guerre déclarée aux erreurs des pharisiens. Et si, à l'inverse des pondérations de Pierre, il assumait à Jérusalem la direction d'un mouvement plus vaste en faveur du Nazaréen ? N'avait-il pas eu le courage de poursuivre les disciples quand les docteurs du Sanhédrin étaient tous complaisants ? Pourquoi ne pas assumer maintenant l'attitude de la réparation en dirigeant un mouvement contraire ? Il devait trouver quelques amis pour s'associer à son brûlant effort. À ce geste, il assisterait son frère lui-même dans sa tâche honorable au profit des nécessiteux.
Fasciné par de telles perspectives, il a pénétré dans le célèbre Temple. Il s'est souvenu des jours les plus reculés de son enfance et de sa première jeunesse. Le mouvement populaire de l'enceinte n'éveillait déjà plus en lui l'intérêt d'autrefois. Instinctivement, il s'est approché du lieu où Etienne avait succombé. La pénible scène lui revint en mémoire, détail après détail. Une douloureuse angoisse l'accablait. Il a prié avec ferveur le Christ. Il est entré dans la salle où il était resté seul avec Abigail, à entendre les derniers mots du martyr de l'Évangile. Il comprenait, enfin, la grandeur de cette âme qui l'avait pardonné in extremis. Chaque parole du mourant résonnait maintenant étrangement à ses oreilles. L'élévation d'Etienne le fascinait. Le prédicateur du « Chemin » s'était immolé pour Jésus ! Pourquoi n'en ferait-il pas autant ? Il était juste de rester à Jérusalem, de suivre ses pas héroïques pour que la leçon du Maître soit comprise. Noyé dans les souvenirs de son passé, le Jeune tarsien se plongeait dans de ferventes prières. Il implorait l'inspiration du Christ pour ses nouveaux chemins à parcourir. C'est alors que le converti de Damas, extériorisant ses facultés spirituelles, fruit de laborieuses disciplines, observa qu'une figure lumineuse apparaissait Inopinément à son côté, lui parlant avec une ineffable tendresse :
Quitte Jérusalem, car tes anciens compagnons n'accepteront pas, pour l'instant, ton témoignage !
Sous le pallium de Jésus, Etienne suivait ses pas sur le sentier de l'apostolat malgré la position transcendantale de son assistance invisible. Saûl, naturellement, se dit que c'était le Christ en personne l'auteur de l'affectueux avertissement et, profondément impressionné, il s'est rendu à l'église du « Chemin », informer Simon Pierre de ce qui s'était produit.
Néanmoins - finit-il par dire au généreux apôtre qui l'écoutait admiratif -, je ne dois pas vous cacher que je prévoyais d'agiter l'opinion religieuse de la ville pour défendre la cause du Maître et rétablir la vérité dans sa version intégrale.
Tandis que l'ex-pêcheur écoutait en silence, comme pour renforcer sa réponse, le nouveau disciple continuait :
Etienne ne s'est-il pas livré au sacrifice ? Je sens qu'il nous manque ici un courage égal à celui du martyr qui a succombé aux lapidations de mon ignorance.
Non, Saûl - a répliqué Pierre avec fermeté -, il ne serait pas raisonnable de penser cela. J'ai une plus grande expérience de la vie, bien que je n'aie pas la force de ton intelligence. Il est écrit que le disciple ne pourra pas être plus grand que le maître. Ici même, à Jérusalem, nous avons vu Judas tomber dans une embuscade analogue à celle-ci. En ces jours angoissants du Calvaire où le Seigneur a prouvé l'excellence et la divinité de son amour, nous, dans l'amer témoignage de notre foi exiguë, nous avons condamné notre malheureux compagnon. Quelques-uns de nos frères maintiennent, jusqu'à présent, l'opinion des premiers jours ; mais en contact avec la réalité du monde, j'en suis arrivé à la conclusion que Judas a été plus malheureux que pervers. Il ne croyait pas en la validité des oeuvres sans argent, il n'acceptait pas d'autre pouvoir que celui des princes du monde. Il était toujours soucieux du triomphe immédiat des idées du Christ. Combien de fois, l'avons-nous vu débattre impatient pour la construction du Royaume de Jésus, astreint aux principes politiques du monde. Le Maître souriait et feignait ne pas comprendre les insinuations, Seigneur de son divin programme. Judas, avant l'apostolat, était commerçant. Il était habitué à vendre de la marchandise et à recevoir en échange un paiement immédiat. Dans mes méditations maintenant, je pense qu'il n'a pas pu comprendre l'Évangile d'une autre manière, ignorant que Dieu est un créancier plein de miséricorde qui nous attend tous généreusement, qui ne sommes que de misérables débiteurs. Peut-être aimait-il profondément le Messie, néanmoins, l'empressement lui fit perdre l'occasion sacrée. Rien que par le désir de hâter la victoire, il a produit la tragédie de la croix par son manque de vigilance.
Saûl écoutait atterré ces justes considérations et le bon apôtre continuait :
Dieu est la providence pour tous. Personne n'est oublié. Pour que tu mesures mieux la situation, admettons que tu as été plus chanceux que Judas. Ta victoire personnelle dépendra de tes actes. Supposons que tu aies pu attirer au Maître toute la ville. Et après ? Tu devrais et tu pourrais répondre à tous ceux qui auraient adhéré à ton effort ? La vérité est que tu pourrais attirer, mais jamais convertir. Comme tu ne pourrais t'occuper de tout le monde en particulier, tu finirais exécré de la même manière. Si Jésus, qui peut tout en ce monde sous l'égide du Père, attend avec patience la conversion du monde, pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant à notre tour? La meilleure position dans la vie est celle de l'équilibre. Il n'est pas juste de vouloir en faire ni plus, ni moins que ce que nous devons, d'ailleurs le Maître nous a averti qu'à chaque Jour suffit sa peine.
Le converti de Damas était excessivement surpris. Simon présentait des arguments indiscutables. Son inspiration l'atterrait.
Vu ce qui s'est produit - a continué l'ex-pêcheur calmement -, il vaut mieux que tu partes dès la tombée de la nuit. La lutte initiée dans la Synagogue des Ciliciens est bien plus importante que les affrontements de Damas. Il est possible que dès demain, ils cherchent à t'incarcérer. D'autant que la mise en garde reçue dans le Temple n'est pas du genre à différer des mesures qui s'imposent.
Saûl accepta de bon gré cette thèse. Peu de fois dans la vie avait-il écouté des remarques aussi sensées.
Penses-tu retourner en Cilicie ? - a dit Pierre sur un ton paternel.
Maintenant, je n'ai plus où aller - a-t-il répondu avec un sourire résigné.
Très bien, tu partiras pour Césarée. Nous y avons des amis sincères qui pourront
t'aider.
Le programme de Simon Pierre fut rigoureusement accompli. Dans la nuit alors que Jérusalem était enveloppée d'un grand silence, un humble cavalier traversait les portes de la ville en direction des chemins menant au grand port palestinien.
Torturé par les constantes appréhensions de sa nouvelle vie, il est arrivé à Césarée décidé à ne pas y rester longtemps. Il remit les lettres de Pierre qui le recommandaient à ses amis fidèles. Par tous, il fut reçu avec sympathie et n'eut pas de difficultés à reprendre le chemin de sa ville natale.
Se dirigeant maintenant vers le scénario de son enfance, il se sentait extrêmement ému par ses moindres souvenirs. Ici, un accident en chemin lui suggérait de doux souvenirs ; là, un groupe d'arbres vieillis éveillait en lui une attention toute spéciale. À plusieurs reprises, il croisa des caravanes de chameaux qui lui rappelaient les activités de son père. Sa vie spirituelle de ces dernières années avait été si intense, si grandes ses transformations, que la vie du foyer lui semblait un agréable rêve depuis longtemps disparu. Alexandre lui avait donné les premières nouvelles de sa famille. Il déplorait le départ de sa mère juste quand il avait le plus grande besoin de sa compréhension affectueuse ; mais dans son cas, il la livrait aux bons soins de Jésus. De son vieux père, il n'était pas raisonnable d'attendre une plus juste compréhension. En tant qu'esprit formaliste, radicalement proche du pharisaïsme d'une manière intégrale, il était certain qu'il n'approuverait pas sa conduite.
Il atteint les premières rues de Tarse, l'âme oppressée alors que les souvenirs se succédaient sans interruption.
Il frappa à la porte du foyer paternel. À la physionomie indifférente des serviteurs, il comprit combien il revenait transformé. Les deux domestiques les plus anciens ne le reconnurent pas. Il garda le silence et attendit. Après un long moment, son père est venu le recevoir. Le vieil Isaac se soutenant à sa canne, souffrant d'un rhumatisme obstiné avancé, n'a pas dissimulé un grand geste d'étonnement. Il avait immédiatement reconnu son fils.
Mon fils !... - a-t-il dit d'une voix énergique en cherchant à dominer son émotion - serait-ce possible que mes yeux me trompent ?
Saûl l'a étreint affectueusement, puis tous deux se dirigèrent à l'intérieur.
Isaac s'est assis et voulut savoir ce que son fils avait au fond de son cœur et d'un regard perçant il l'a interrogé sur un ton de censure :
Serais-tu vraiment guéri ?
Pour le jeune homme, une telle question était un coup de plus porté à sa sensibilité affective.
Il se sentait fatigué, dérouté, déçu ; il avait besoin de courage pour recommencer son existence dans un idéalisme plus grand et même son père le désapprouvait avec des questions absurdes ! Désireux de trouver de la compréhension, il lui a répondu avec émotion :
Mon père, par pitié, accueillez-moi !... Je n'ai pas été malade, mais par l'esprit, maintenant, je suis dans le besoin ! Je sens que je ne pourrai pas recommencer ma carrière dans la vie sans un peu de repos !... Tendez-moi vos mains !...
Connaissant l'austérité paternelle et l'extension de ses propres besoins en cette heure difficile de son chemin, l'ex-docteur de Jérusalem s'humilia complètement, mettant dans sa voix toute la fatigue que renfermait son cœur.
Le vieil Israélite l'a dévisagé fermement, solennel, et se prononça sans compassion :
Tu n'as pas été malade ? Que signifie donc la triste comédie de Damas ? Les enfants peuvent être ingrats et réussissent à oublier, mais les parents, s'ils ne quittent jamais leur pensée, savent ressentir toute la cruauté de leur façon de procéder... Ça ne te fais pas mal de nous voir vaincus et humiliés, souillés de toute la honte que tu as jetée sur notre maison ? Rongée de chagrin, ta mère a trouvé le soulagement dans la mort ; mais, moi ? Me crois-tu insensible à ta désertion ? Si j'ai résisté, c'est parce que je gardais l'espoir de trouver Jéhovah, supposant que tout cela n'était qu'un malentendu, qu'une perturbation mentale s'était abattue sur toi te jetant dans l'incompréhension et dans les critiques injustifiables du monde !... Je t'ai éduqué avec tout l'amour qu'un père de notre race a l'habitude de consacrer à son fils unique...
Tu synthétisais de glorieuses promesses pour notre lignée. Je me suis sacrifié pour toi, je t'ai comblé de faveurs, je n'ai pas épargné mes efforts pour que tu puisses avoir les maîtres les plus sages, j'ai soigné ta jeunesse, je t'ai rempli de la tendresse de mon amour et c'est de cette manière que tu me rends les dévouements et les affections du foyer ?
Saûl pouvait affronter plusieurs hommes armés sans manquer du courage qui marquait sa conduite. Il pouvait réprimander les comportements condamnables des autres, occuper la plus dangereuse tribune pour l'examen des hypocrisies humaines, mais devant ce vieillard dont il ne pouvait plus renouveler la foi, et considérant la grandeur de ses sentiments paternels sacrés, il ne put réagir et se mit à pleurer.
Tu pleurs ? - a continué l'ancien très sèchement. -Mais, je ne t'ai jamais donné d'exemples de lâcheté ! Dans les jours les plus difficiles, j'ai lutté avec héroïsme pour que tu ne manques de rien. Ta faiblesse morale est fille du parjure, de la trahison. Tes larmes viennent du remords inéluctable ! Comment as-tu pu suivre, ainsi, le chemin du mensonge exécrable ? Pourquoi as-tu produit la scène de Damas pour répudier les principes qui t'ont nourri dès le berceau ?
Comment as-tu pu abandonner la brillante situation de rabbin dont nous attendions tant, pour t'afficher en compagnie d'hommes déclassés qui n'ont jamais cultivé la tradition aimante d'un foyer ?
Face aux accusations injustes, le jeune tarsien sanglotait, peut-être pour la première fois dans sa vie.
Quand j'ai su que tu allais épouser une jeune fille sans parents connus - continua le vieil homme implacable -, je fus surpris et j'ai attendu que tu te prononces directement. Plus tard, Dalila et son mari furent obligés de quitter Jérusalem précipitamment, rongés de honte par l'ordre d'emprisonnement que la Synagogue de Damas avait lancé contre toi. À plusieurs reprises, je me suis demandé si ce n'était pas cette créature inférieure, que tu avais élue, la cause de si grands désastres moraux. Voilà plus de trois ans que je me lève quotidiennement pour réfléchir à ta criminelle façon de procéder, au détriment de tes devoirs les plus sacrés !
En entendant ces propos injustes sur la personne d'Abigail, le jeune homme reprit ses esprits et dit avec humilité :
Mon père, cette créature était une sainte ! Dieu ne l'a pas voulue en ce monde ! Peut- être que si elle était encore vivante, mon cerveau serait plus équilibré pour harmoniser ma nouvelle vie.
Son père n'a pas apprécié sa réponse, bien que l'objection ait été faite sur un ton d'obéissance et d'affection.
Nouvelle vie ? - a-t-il commenté irrité - que veux-tu dire par là ?
Saûl a séché ses larmes et a répondu résigné :
Je veux dire que l'épisode de Damas n'a pas été une illusion et que Jésus a transformé
ma vie.
Ne pourrais-tu voir en tout cela une vraie folie ? - a continué son père avec étonnement. - Ce n'est pas croyable ! Comment peux-tu abandonner l'amour de ta famille, les traditions vénérables de ton nom, les espoirs sacrés des tiens, pour suivre un charpentier inconnu ?
Saûl comprit la souffrance morale de son père quand il s'exprimait de la sorte. Il eut envie de se jeter dans ses bras aimants, de lui parler du Christ, l'aider à se faire une réelle opinion de la situation. Mais entrevoyant simultanément la difficulté à se faire comprendre, il l'observait résigné, tandis qu'il continuait les yeux larmoyants, révélant la peine et la colère qui le dominaient.
Comment cela peut-il être ? Si la maudite doctrine du charpentier de Nazareth impose une criminelle indifférence des liens les plus sacrés de la vie, comment nier sa nocivité et sa bâtardise ? Serait-il juste de préférer un aventurier mort parmi des malfaiteurs, à un père digne et travailleur qui a vieilli au service honnête de Dieu ?
Mais, père - disait le jeune homme d'une voix suppliante -, le Christ est le Sauveur promis !...
La furie d'Isaac sembla s'aggraver.
Tu blasphèmes ? - s'est-il écrié. - Comment ne crains-tu pas d'insulter la Providence divine ? Les espoirs d'Israël ne pourraient se reposer sur un front qui s'est évanoui dans le sang de la punition, entre des voleurs !... Tu es fou ! J'exige la reconsidération de tes attitudes.
Alors qu'il faisait une pause, le converti a objecté :
Il est vrai que mon passé est plein d'erreurs quand je n'ai pas hésité à persécuter les expressions de la vérité ; mais depuis trois ans, je ne me rappelle pas d'un acte quel qu'il soit qui ait besoin de reconsidération.
L'ancien a semblé atteindre le summum de la colère et s'exclama durement :
Je sens que les paroles généreuses ne conviennent pas à ta raison perturbée. Je vois que j'ai attendu en vain, pour ne pas mourir en haïssant quelqu'un. Malheureusement, Je suis obligé de reconnaître dans tes décisions actuelles, un fou ou un vulgaire criminel. Donc, pour définir nos attitudes, je te demande de faire un choix définitif, entre mol et le méprisable charpentier !...
À l'énoncé d'une telle intimation, la voix paternelle était étouffée, vacillante, démontrant une profonde souffrance. Saûl a compris et, en vain, il chercha un argument conciliateur. L'incompréhension de son père l'angoissait. Jamais il n'avait tant réfléchi et si Intensément, aux enseignements de Jésus concernant les lien» familiaux. Il se sentait fortement attaché au généreux vieillard, il aurait voulu le soutenir dans sa rigidité intellectuelle, adoucir ses impressions tyranniques, mais il comprenait les barrières qui se dressaient devant ses désirs sincères. Il savait avec quelle sévérité son propre caractère avait été forgé. Préjugeant de l'inutilité de ses appels affectifs, il a murmuré à la fois humble et anxieux :
Mon père, nous deux avons besoin de Jésus !...
Le vieil homme, inflexible, lui a adressé un regard austère et rétorqua avec rudesse :
Ton choix est fait ! Tu n'as plus rien à faire dans cette maison !...
Le vieillard tremblait. On voyait l'effort spirituel qu'il avait du faire pour prendre cette décision. Eduqué dans les concepts intransigeants de la Loi de Moïse, Isaac souffrait en tant que père ; et pourtant, il expulsait son fils dépositaire de tant d'espoirs, comme s'il accomplissait un devoir. Son être aimant lui suggérait la pitié, mais la raison de l'homme, incarcéré dans les dogmes implacables de sa race, étouffait son impulsion naturelle.
Silencieux, Saûl l'a dévisagé dans une attitude suppliante. Son foyer était le dernier espoir qui lui restait. Il ne voulait pas croire à cette dernière perte. Il a fixé l'ancien avec des yeux presque larmoyants et, après de longues minutes d'attente, il l'a imploré d'un geste émouvant qui ne lui était pas habituel :
Je manque de tout, mon père. Je suis fatigué et malade ! Je n'ai pas argent, j'ai besoin de la pitié de mon prochain.
Et soulignant sa douloureuse plainte :
Vous aussi vous m'expulsez ?...
Isaac sentit que cette supplique vibrait au plus profond de son cœur. Mais, jugeant peut-être que l'énergie était plus efficace que la tendresse, dans le cas présent, il a répondu sèchement :
Corrige tes impressions, parce que personne ne t'a expulsé. C'est toi qui as voué tes amis et tes affections les plus pures au suprême abandon !... Tu as des besoins ? Il est juste que tu demandes au charpentier les mesures appropriées... C'est lui qui a généré de telles absurdités, il aura suffisamment de pouvoir pour te secourir.
Une immense douleur suffoquait l'esprit de l'ex-rabbin. Les allusions au Christ lui faisaient plus mal que les reproches directs qu'il avait reçus. Sans réussir à réprimer sa propre angoisse, il sentit que des larmes ardentes roulaient sur ses joues brûlées par le soleil du désert. Il n'avait jamais éprouvé des sanglots aussi amers. Pas même dans sa cécité angoissante après sa vision de Jésus, il pleurait si douloureusement. Bien qu'oublié dans une pension sans nom, aveugle et prostré, il sentait la protection du Maître qui le convoquait à son divin service. Il avait l'impression d'être plus près du Christ. Il se réjouissait des douleurs les plus acerbes, du fait d'avoir reçu aux portes de Damas son appel glorieux et direct. Mais depuis, il cherchait en vain de l'aide auprès des hommes pour initier sa tâche sacrée. Ses meilleurs amis lui recommandaient de garder ses distances. Et finalement, son père était là, vieux et riche, à lui refuser sa main au moment le plus pénible de sa vie. Il l'expulsait. Il ressentait de l'aversion pour ses idées régénératrices. Il ne tolérait pas sa condition d'ami du Christ. Dans les larmes qui bouillonnaient de ses yeux, il s'est alors rappelé d'Ananie. Quand tous l'abandonnaient à Damas, est apparu le messager du Maître, lui rendant son allant. Son père lui avait parlé, ironiquement, des pouvoirs du Seigneur. Oui, Jésus ne le laisserait pas sans ressources. Il a lancé à son géniteur un regard inoubliable et lui dit humblement :
Alors, adieu, mon père !... Vous l'avez bien dit, je suis sûr que le Messie ne m'abandonnera pas !...
Le pas indécis, il s'est approché de la porte de sortie. Il a jeté un regard furtif sur l'ancienne décoration de la salle. Le fauteuil de sa mère était dans sa position habituelle. Il s'est rappelé du temps où les yeux maternels lisaient pour lui les premières notions de la Loi. Il crut voir son ombre lui envoyer un sourire aimant. Jamais il n'avait ressenti un vide aussi grand. Il était seul. Il eut peur de lui-même, car il ne s'était jamais retrouvé dans de telles circonstances.
Après cette pénible réflexion, il s'est retiré en silence. Il a regardé, indifférent, le mouvement de la rue, comme quelqu'un qui aurait perdu tout intérêt pour la vie.
Il n'avait fait que quelques pas vers son destin incertain qu'il entendit appeler avec insistance.
Il s'est retourné et remarqua qu'il s'agissait du vieux serviteur de son père qui courait à sa poursuite.
Peu après, le domestique lui donnait une lourde bourse en lui disant sur un ton amical :
Votre père vous envoie cet argent en guise de souvenir.
Saûl a ressenti alors au fond de lui la révolte de l'« homme vieux ». Il s'est imaginé invoquer sa propre dignité et rendre ce cadeau humiliant. En procédant de la sorte, il apprendrait à son père qu'il était son fils et non un mendiant. Il lui donnerait une leçon, lui montrerait sa propre valeur, mais il se dit aussi que les rudes épreuves peut-être se faisaient avec le consentement de Jésus, pour que son cœur encore volontaire apprenne la véritable humilité. Il sentit qu'il avait vaincu de nombreux obstacles ; qu'il s'était montré supérieur à Damas et à Jérusalem ; qu'il avait dominé les hostilités du désert ; qu'il avait supporté l'ingratitude des climats et de pénibles fatigues ; mais que le Maître maintenant lui suggérait de lutter contre lui-même pour que l'« homme du monde » cesse d'exister, désirant la naissance du disciple plus énergique, plus aimant et plus tendre. Ce serait, peut-être, la plus grande de toutes les batailles. Il l'a ainsi brusquement compris et cherchant à se vaincre lui même, il a pris la bourse avec un sourire résigné, l'a gardée humblement entre les plis de sa tunique, a salué le serviteur avec des expressions de remerciement et a dit en s'efforçant de manifester de la joie :
- Synésius, avise mon père de la satisfaction qu'il m'a procurée avec son affectueuse offre et dis lui que je prie Dieu de l'aider.
Suivant le cours incertain de sa nouvelle situation, il reconnut dans l'attitude paternelle le réflexe de» anciennes traditions du judaïsme. En tant que père, Isaac ne voulait pas paraître ingrat et inflexible, cherchant A le soutenir ; mais comme pharisien jamais il ne supporterai! la rénovation de ses idées.
Avec un air indifférent, il a pris un léger repas dans une modeste auberge. Néanmoins, il ne réussissait pas à supporter l'agitation des rues. Il avait soif de méditation et de silence. Il avait besoin d'entendre sa conscience et son cœur avant de décider de la nouvelle tournure qu'allait prendre sa vie. Il chercha à s'éloigner de la ville. En tant qu'ermite anonyme, il se dirigea vers la campagne en friche. Après avoir beaucoup marché au hasard, il réussit à atteindre la banlieue du Taurus. Le cortège des ombres tristes de l'après-midi commençait. Épuisé de fatigue, il s'est reposé près d'une des innombrables cavernes abandonnées. Au loin, Tarse reposait entre les bois. Les brises vespérales vibraient dans l'air, sans déranger la placidité des choses. Plongé dans la quiétude de la nature, Saùl est mentalement retourné au jour de sa transformation radicale. Il s'est souvenu de l'abandon vécu dans la pension de Judas, de l'indifférence de Sadoc pour son amitié, de la première réunion de Damas, où il avait supporté tant de huées, d'ironies et de sarcasmes. Il était parti pour Palmyre, avide d'y trouver l'assistance de Gamaliel afin de pénétrer la cause du Christ, mais le noble maître lui avait conseillé l'isolement dans le désert. Il s'est rappelé des dures difficultés du métier à tisser et le manque de moyens de toute sorte dans l'oasis solitaire. En ces jours silencieux et longs, jamais il n'avait pu oublier sa fiancée décédée, luttant pour s'élever spirituellement au-dessus des rêves déchus. Alors qu'il étudiait l'Évangile, au fond de lui-même, il ressentait un singulier remords pour le sacrifice d'Etienne, qui à son avis avait été la pierre tombale de son engagement futur. Ses nuits étaient pleines d'infinies angoisses. Parfois, lors d'effroyables cauchemars, il se voyait à nouveau à Jérusalem, signant des sentences iniques. Les victimes de la grande persécution l'accusaient d'un regard effrayant comme si sa physionomie fût celle d'un monstre. L'espoir en le Christ ranimait son esprit résolu. Après de dures épreuves, il avait quitté la solitude pour retourner à la vie sociale. À nouveau dans Damas, la synagogue le reçut avec des menaces. Ses amis d'antan, avec une profonde ironie, lui lançaient des invectives cruelles. Il lui avait fallu fuir comme un criminel ordinaire en sautant les remparts dans le silence de la nuit. Puis, il était retourné à Jérusalem dans l'espoir de se faire comprendre. Mais, Alexandre, avec son esprit cultivé en qui il espérait trouver une plus grande compréhension, l'avait reçu comme un visionnaire et un menteur. Extrêmement fatigué, il avait frappé à la porte de l'église du «Chemin », mais il fut contraint de s'arrêter dans un relais auberge, en raison des justes soupçons des apôtres de Galilée. Malade et abattu, il s'était retrouvé en présence de Simon Pierre qui lui avait donné des leçons d'une grande prudence et d'une excessive bonté, mais à l'exemple de Gamaliel, il lui avait conseillé le recueillement préalable, de la discrétion, l'apprentissage en somme. En vain, il avait cherché un moyen d'harmoniser les circonstances, de manière à coopérer à l'œuvre de l'Évangile, mais toutes les portes semblaient fermées à ses efforts. Et finalement, il s'était dirigé vers Tarse, soucieux d'y trouver le soutien familial pour recommencer sa vie. L'attitude paternelle n'avait fait qu'aggraver ses désillusions. En le repoussant, son géniteur l'avait jeté dans un abîme. Maintenant il arrivait à comprendre que recommencer une existence n'était pas retourner aux activités de l'ancien nid, mais commencer, du fond de l'âme, l'effort intérieur en se déchargeant du passé dans ses moindres détails, être un autre homme, en un mot.
Il comprenait sa nouvelle situation, mais il ne pouvait empêcher les larmes qui affleuraient abondamment.
Quand il reprit ses esprits, il faisait nuit noire. Le ciel oriental brillait d'étoiles. Des vents doux venant de loin soufflaient, rafraîchissant son front brûlant. Il s'était installé comme il avait pu entre les grosses pierres, sans le courage de s'exempter du silence de la nature amicale. Bien que poursuivant le cours de ses désolantes réflexions, il se sentait plus calme. Il confia au Maître ses âpres préoccupations, demanda le remède de sa miséricorde et chercha à se reposer. Après une ardente prière, il cessa de pleurer, se figurant qu'une force supérieure et invisible apaisait les plaies de son âme oppressée.
Bientôt, dans la douce quiétude de son cerveau endolori, il sentit que le sommeil commençait à l'envelopper. Une sensation très douce de repos lui apportait un grand soulagement. Serait-il en train de dormir ? Il avait l'impression d'avoir pénétré une région de rêves délicieux. Il se sentait agile et heureux. On aurait dit qu'il avait été emporté dans une campagne touchée d'une lumière printanière, libéré et loin de ce monde. Des fleurs brillantes, comme faites de brume colorée, s'ouvraient le long de routes merveilleuses qui parsemaient la région baignée de clartés indéfinissables. Tout lui parlait d'un monde différent. À ses oreilles résonnaient de douces harmonies, donnant l'impression de mélodies jouées au loin par des harpes et des luths divins. Il chercha à identifier le paysage, en définir les contours, enrichir ses observations, mais un sentiment profond de paix le fascinait entièrement. Il devait avoir pénétré dans un royaume merveilleux, car les prodiges spirituels qui se manifestaient à ses yeux dépassaient toute compréhension.13
13 Plus tard dans la 2eme Épître aux Corinthiens (chapitre 12, versets de 2 à 4), Saûl affirmait : - « Je connais un homme en Christ qui fut, il y a quatorze ans ravi jusqu'au troisième ciel (si ce fut dans son corps je ne sais, si ce fut hors de son corps je ne sais, Dieu le sait). Et je sais que cet homme fut enlevé au paradis et qu'il entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme d'exprimer ». De cette glorieuse expérience l'apôtre des gentils a tiré de nouvelles conclusions sur ses idées remarquables relatives au corps spirituel. - (Note d'Emmanuel)
À peine s'était-il éveillé de cet éblouissement qu'il se sentit captif de nouvelles surprises avec quelqu'un qui avançait légèrement et approchait doucement. Encore quelques instants et il avait Etienne et Abigail devant lui, jeunes et beaux, vêtus d'habits si brillants et si blancs qu'ils ressemblaient davantage à des péplos de neige translucide.
Incapable de traduire les commotions sacrées de son âme, Saûl de Tarse s'est agenouillé et se mit à pleurer.
Le frère et la sœur, qui revenaient pour l'encourager, s'approchèrent avec un généreux
sourire.
- Lève-toi, Saûl ! - a dit Etienne avec une profonde bonté.
Que se passe-t-il ? Tu pleures ? - a demandé Abigail sur un ton plein de douceur. - Serais-tu découragé quand la tâche commence à peine ?
Le jeune tarsien, maintenant debout, s'est effondré en sanglots. Ces larmes ne soulageaient pas seulement un cœur abandonné au monde. Elles témoignaient d'une joie infinie, d'une gratitude immense pour Jésus, toujours prodigue de protection et de bienfaits. Il voulut s'approcher, baiser les mains d'Etienne, supplier son pardon pour l'infâme passé, mais ce fut le martyr du « Chemin » qui, dans la lumière de sa résurrection glorieuse, s'est approché de l'ex-rabbin et l'a étreint avec ferveur, comme il l'aurait fait à un frère bien-aimé. Puis, il lui a baisé le front et il a murmuré avec tendresse :
Saûl, ne t'arrête pas au passé ! Qui, en ce monde, n'a pas commis d'erreurs ? Seul Jésus a été pur !...
L'ex-disciple de Gamaliel se sentait plongé dans un véritable océan de bonheur. Il aurait voulu parler de ses joies infinies, remercier de tels présents, mais une invincible émotion lui scellait les lèvres et le confondait. Soutenu par Etienne qui lui souriait en silence, il vit Abigail plus beËe que jamais, lui rappelant les fleurs du printemps de l'humble maison du chemin de Joppé. Il n'a pu éviter les réflexions de l'homme qu'il était, oublier ses rêves déchus, ils lui revenaient en mémoire par-dessus tout en cette glorieuse minute de sa vie. Il a pensé au foyer qu'il aurait pu avoir ; à l'affection avec laquelle la jeune fille de Corinthe se serait occupée de ses enfants aimants ; de l'amour irremplaçable que son dévouement aurait pu lui donner. Mais, comprenant ses plus intimes pensées, la fiancée spirituelle s'est approchée, a pris sa main droite toute calleuse des travaux rudes du désert et lui dit avec émotion :
Nous ne serons jamais sans foyer... Nous en aurons un dans le cœur de tous ceux qui seront sur notre route. Quant aux enfants, nous avons la famille immense que Jésus nous a confiée dans sa miséricorde...
Les enfants du Calvaire sont les nôtres aussi... Ils sont partout à attendre l'héritage du Sauveur.
Le jeune tarsien a compris l'affectueux avertissement le gardant en son for intérieur.
Ne te laisse pas aller au découragement - poursuivit Abigail, généreuse et suppliante - ; nos ancêtres ont connu le Dieu des Armées, qui était le maître des triomphes sanglants, de l'or et de l'argent du monde ; nous, néanmoins, nous connaissons le Père qui est notre Seigneur. La Loi avivait notre foi par la richesse des dons matériels des sacrifices ; mais l'Évangile nous connaît par notre confiance inépuisable et par notre foi active au service du Tout-puissant. Il faut être fidèle à Dieu, Saûl ! Même si le monde entier se retournait contre toi, tu posséderais le trésor inépuisable du cœur fidèle. La paix triomphante du Christ est celle de l'âme laborieuse qui obéit et qui confie... Ne réagis pas aux attaques. Vide-toi des pensées du monde. Quand tu auras épuisé la dernière goutte du puits des tromperies sur terre, Jésus remplira ton esprit de clartés immortelles !...
Ressentant une profonde consolation, Saûl en arrivait à être gêné de son incapacité d'articuler une phrase. Les exhortations d'Abigail l'obligeaient à se taire pour toujours. Jamais plus il ne permettrait que le découragement s'empare de lui. Un énorme espoir s'endiguait, maintenant, en son for intérieur. Il travaillerait pour le Christ partout et en toutes circonstances. Le Maître s'était sacrifié pour tous les hommes. Lui consacrer son existence était un noble devoir. Alors qu'il réfléchissait à cela, il s'est souvenu de sa difficulté à s'harmoniser avec les créatures. Il rencontrerait des obstacles. Il s'est souvenu de la promesse de Jésus disant qu'il serait présent là où il y aurait des frères réunis en son nom. Mais tout lui sembla soudainement difficile à cette rapide cogitation intellectuelle. Les synagogues se combattaient entre elles. L'église de Jérusalem elle-même tendait à nouveau aux influences judaïsantes. Alors Abigail a répondu à ses appels profonds en s'exprimant avec une infinie tendresse :
Tu réclames des compagnons pour t'aider à l'édification évangélique, mais tu dois te rappeler que Jésus n'en a pas eus. Les apôtres ne purent être d'accord avec le Maître qu'avec l'aide du ciel, après la Résurrection et la Pentecôte. Les plus aimants dormaient, tandis que lui, angoissé, priait sur le Mont des Oliviers. Les uns l'ont renié, d'autres se sont enfuis à l'heure décisive. Fais comme Jésus et travaille. Le chemin pour Dieu est subdivisé en une véritable infinité de plans. L'esprit passera seul d'une sphère à l'autre. Toute élévation est difficile, mais ce n'est que comme ça que nous arrivons à la vraie victoire. Souviens-toi de la « porte étroite » des leçons évangéliques et marche. Quand cela sera opportun, Jésus appellera à ton labeur ceux qui peuvent être d'accord avec toi, en son nom. Consacre-toi au Maître à chaque instant de ta vie. Sers-le avec énergie et tendresse, comme quelqu'un qui sait que la réalisation spirituelle demande le concours de tous les sentiments qui grandissent l'âme.
Saûl était en extase. Il n'aurait pu exprimer les sensations caressantes qui endiguaient son être pris d'un ineffable contentement. De nouveaux espoirs stimulaient son âme. Dans sa rétine spirituelle s'esquissait un radieux avenir. Il voulut bouger, remercier ce cadeau sublime, mais l'émotion empêchait toute manifestation affective. Néanmoins, planait dans son esprit une grande Interrogation. Que faire désormais pour triompher ? Comment appliquer concrètement les principes sacrés dont il devait donner l'exemple, sans notion de sacrifices ? Laissant percevoir qu'elle entendait ses questionnements les plus secrets, Abigail s'est avancée, toujours affectueuse :
Saûl, pour être sûr de la victoire sur les chemins ardus, rappelle-toi qu'il faut donner : Jésus a donné au monde tout ce qu'il possédait et, par dessus tout, il nous a donné la compréhension intuitive de nos faiblesses pour que nous tolérions les misères humaines...
Le jeune tarsien a remarqué qu'Etienne, pendant ce temps, le saluait lui adressant un regard fraternel.
Abigail, à son tour, lui serra les mains avec une immense tendresse. L'ex-rabbin aurait désiré prolonger la délicieuse vision pour le restant de ses jours, être auprès d'elle pour toujours ; néanmoins, la chère entité esquissait un geste aimant d'adieu. Il s'est alors efforcé de réfléchir précipitamment à ses besoins spirituels, désireux de l'entendre se prononcer quant aux problèmes qu'il devait affronter. Désireux de profiter des moindres instants de cette glorieuse mais fugace minute, Saûl énumérait mentalement un grand nombre de questions. Que faire pour acquérir la compréhension parfaite des concepts du Christ ?
Aime ! - a répondu Abigail spontanément.
Mais comment faire pour nous enrichir de vertu divine ? Jésus nous conseille d'aimer nos ennemis eux-mêmes. Mais, il se disait que cela était si difficile. Témoigner d'un tel dévouement lui semblait si laborieux, sans la nécessaire compréhension des autres. Comment faire pour que l'âme atteigne l'expression d'un effort aussi élevé avec Jésus-Christ ?
Travaille ! - a éclairci sa fiancée bien-aimêe en souriant avec bonté.
Abigail avait raison. Il fallait réaliser l'œuvre de perfectionnement intérieur. Il désirait ardemment le faire. Pour cela, û s'était isolé dans le désert pendant plus de mille jours consécutifs.
Et pourtant, à son retour dans l'environnement des efforts collectifs, au contact d'anciens compagnons, il berçait de sains espoirs qui s'étaient convertis en de pénibles questionnements. Quelles attitudes adopter contre le découragement destructeur ?
Espère ! - a-t-elle encore dit, avec un geste d'une tendre sollicitude, comme si elle désirait expliquer que l'âme doit être prête à répondre au programme divin, en toute circonstance, loin des caprices personnels.
À l'entendre, Saûl se dit que l'espoir avait toujours été la compagne de ses jours les plus âpres. Il saurait attendre l'avenir avec les bénédictions du Très-Haut. Il confierait en sa miséricorde. Il ne dédaignerait pas les opportunités du service rédempteur. Mais... et les hommes ? De toute part, la confusion grandissait dans les esprits. Il reconnaissait qu'en fait, l'acceptation générale autour des enseignements du Maître Divin représentait l'une des réalisations les plus difficiles pour diffuser l'Évangile ; mais au-delà de cela, les créatures semblaient également désintéressées de vérité et de lumière. Les Israélites s'accrochaient à la Loi de Moïse, intensifiant le régime des hypocrisies pharisiennes ; les partisans du « Chemin » se rapprochaient des synagogues, fuyaient les gentils, se soumettaient rigoureusement aux pratiques de la circoncision. Où était la liberté du Christ? Où étaient les vastes espoirs que son amour avait apportés à l'humanité entière, sans exclure les enfants des autres races ? Il reconnaissait qu'il était nécessaire d'aimer, de travailler, d'espérer ; toutefois, comment agir dans un contexte de forces aussi hétérogènes? Comment concilier les grandes leçons de l'Évangile avec l'indifférence des hommes ?
Abigail lui serra les mains avec plus de tendresse, lui faisant ses adieux, et souligna doucement :
Pardonne !...
Ensuite, son ombre lumineuse a semblé se diluer comme si elle était faite de fragments d'aurore.
Enthousiasmé par cette merveilleuse révélation, Saûl s'est retrouvé seul sans savoir comment coordonner les expressions de son enchantement. Dans la région, qui se couronnait de clartés infinies, on pouvait sentir des vibrations d'une mystérieuse beauté. À ses oreilles ne cessaient d'arriver les échos distants de sublimes harmonies sidérales qui semblaient traduire des messages d'amour, venant de lointains soleils... Il s'est agenouillé et a prié ! Il a remercié le Seigneur de l'émerveillement de ses bénédictions. Quelques instants plus tard, comme si des énergies impondérables le reconduisaient à l'ambiance de la terre, il a, à nouveau, senti le dur lit improvisé entre les pierres. Incapable d'expliquer ce fabuleux phénomène, Saûl de Tarse a contemplé les cieux, ivre d'émerveillement.
Le bleu infini du firmament n'était pas un abîme où au fond brillaient des étoiles... À ses yeux, l'espace acquérait une nouvelle signification ; il devait être plein d'expressions de vie que l'homme ordinaire ne pouvait comprendre. Y aurait-il des corps célestes, comme il y en avait des terrestres. La créature n'était pas abandonnée, et surtout pas par les pouvoirs suprêmes de la création. La bonté de Dieu dépassait toute intelligence humaine. Ceux qui s'étaient libérés de la chair retournaient au plan spirituel consoler ceux qui étaient restés à distance. Pour Etienne, il avait été un bourreau cruel ; pour Abigail, un fiancé ingrat. Et pourtant, le Seigneur permettait que tous deux reviennent au paysage ténébreux du monde, ranimer son cœur. Dans ses profondes élucubrations, l'existence planétaire avait un nouveau sens. Personne ne serait abandonné. Les hommes les plus misérables avaient au ciel ceux qui les accompagnaient avec un dévouement infini. Aussi dures que seraient les expériences humaines, la vie, maintenant, revêtait une nouvelle expression d'harmonie et de beauté éternelle.
La nature était calme. Le clair de lune resplendissait en haut dans des vibrations d'enchantement indéfini. De temps en temps, le vent murmurait légèrement, répandant des messages mystérieux. Des rafales caressantes calmaient le front du penseur qui s'abreuvait du souvenir immédiat de ses merveilleuses visions du monde invisible.
Éprouvant une paix jusqu'alors inconnue, à cet instant il crut naître à une nouvelle existence. Une singulière sérénité effleurait son esprit. Une compréhension différente l'exaltait pour le recommencement de son séjour en ce monde. Il garderait la devise d'Abigail pour toujours. L'amour, le travail, l'espoir et le pardon seraient ses compagnons inséparables. Plein de dévouement pour tous les êtres, il attendrait les occasions que Jésus lui accorderait en s'abstenant de provoquer des situations, et alors, il saurait tolérer l'ignorance ou la faiblesse d'autrui, conscient que lui aussi portait un passé condamnable qui en rien n'avait mérité la compassion du Christ.
Ce n'est que beaucoup plus tard quand les brises légères de l'aube annonçaient le jour, que l'ex-docteur de la Loi réussit à trouver le sommeil. Quand il s'éveilla, la matinée était déjà bien avancée. Très loin, Tarse avait repris son agitation habituelle.
Il s'est levé plus stimulé que jamais. Son entretien spirituel avec Etienne et Abigail avait renouvelé ses forces. Il s'est souvenu, instinctivement, de la bourse que son père lui avait envoyée. Il la retira pour calculer les possibilités financières dont il pouvait disposer pour de nouvelles entreprises. Le cadeau paternel avait été abondant et généreux. Néanmoins, il n'arrivait pas à trouver la décision appropriée à prendre.
Après avoir beaucoup réfléchi, il décida d'acquérir un métier à tisser. Ce serait le recommencement de la lutte. Afin de consolider ses nouvelles dispositions intérieures, il jugea utile d'exercer à Tarse l'activité de tisserand, vu que là, sur sa terre natale, il s'était exhibé comme un intellectuel de valeur et un fameux athlète.
Peu de temps après, il était reconnu par ses compatriotes comme un humble tapissier.
La nouvelle eut de désagréable répercussion sur le foyer familial et provoqua des changements chez le vieil Isaac qui, après l'avoir ostensiblement déshérité, avait déménagé dans une de ses propriétés au bord de l'Euphrate auprès d'une de ses filles où il attendit la mort incapable de comprendre son fils aine tant aimé.
Et c'est ainsi que pendant trois ans, le tisserand solitaire des alentours du Taurus donna l'exemple de l'humilité et du travail, attendant avec dévouement que Jésus le convoque au témoignage.
PREMIERS TRAVAUX APOSTOLIQUES
Transformé en un rude ouvrier, Saûl de Tarse présentait une différence physionomique notable. Son apparence d'ascète s'était accentuée. Ses yeux, néanmoins, dénonçaient l'homme prudent et résolu, et révélaient également une paix profonde et indéfinissable.
Comprenant que la situation ne lui permettait pas d'Idéaliser de grands projets de travail, il se contentait de faire ce qui était possible. Il ressentait du plaisir à afficher son changement de conduite à ses anciens camarades de gloire à l'occasion des festivités tarsiennes. Il était presque fier de vivre du modeste revenu de son laborieux travail. Souvent, il traversait lui-même les places les plus fréquentées, portant de gros ballots de laine caprine. Ses compatriotes admiraient son humble attitude qui était maintenant son trait de caractère dominant. Les illustres familles le dévisageaient avec pitié. Tous ceux qui l'avaient connu à la phase dorée de sa jeunesse ne cessaient de déplorer cette transformation. En majorité, il le traitait comme un aliéné pacifique. De sorte que pour le tisserand des alentours du Taurus, les commandes ne manquaient jamais. L'affection de ses concitoyens, qui ne comprendraient jamais intégralement ses nouvelles idées, avait la vertu de multiplier ses efforts, augmentant ainsi ses modestes revenus. Quant à lui, il vivait tranquille et satisfait. Les conseils d'Abigail étaient en permanence présents dans son cœur. Tous les jours, il se levait et cherchait à aimer tout ce qui l'entourait et tout le monde ; pour suivre le droit chemin, il travaillait activement. S'il lui arrivait de ressentir de l'anxiété, de vouloir intensifier ses activités en dehors des temps appropriés, il lui suffisait d'espérer ; si certains avaient pitié de lui, d'autres le disaient fou, le surnommaient de déserteur ou de fantaisiste, mais il cherchait à oublier l'incompréhension d'autrui en pardonnant sincèrement, se disant que lui aussi très souvent avait offensé les autres par ignorance. S'il n'avait pas de doux compagnons, il n'avait pas non plus à craindre les souffrances venant des amitiés infidèles vu qu'il était sans proches, sans affections, à supporter seul les désenchantements de la solitude. Il cherchait à trouver le précieux collaborateur qui ne se soustrairait pas au labeur du jour. Avec lui, il tissait des tapis compliqués et des tentes, s'exerçant à la patience indispensable aux autres travaux qui l'attendaient encore aux carrefours de la vie. La nuit était pour lui la bénédiction de l'esprit. L'existence courait sans autres détails d'une plus grande importance, quand un jour, il fut surpris par la visite inattendue de Barnabe.
L'ex-lévite de Chypre se trouvait à Antioche où il avait assumé de sérieuses responsabilités. L'église qui avait été fondée en ces lieux recherchait la coopération de serviteurs intelligents. Il y avait d'innombrables difficultés spirituelles à résoudre et beaucoup de travail à assurer. L'institution avait été créée à l'initiative des disciples de Jérusalem sur les généreux conseils de Simon Pierre. L'ex-pêcheur de Capharnaum s'était dit qu'ils devaient profiter de la période de calme, dans le contexte des persécutions, pour multiplier les liens au nom du Christ. Antioche était l'un des plus grands centres ouvriers. Les contribuables ne manquaient pas et sauraient participer aux dépenses des œuvres car l'entreprise grandiose avait eu des répercussions dans les milieux ouvriers les plus humbles ; néanmoins, de vrais travailleurs de la pensée faisaient défaut. Là encore, la compréhension de Pierre est intervenue pour que le tisserand de Tarse ne rate pas l'occasion qu'il attendait. Examinant les difficultés, après avoir indiqué Barnabe pour la direction du centre du « Chemin », il lui avait conseillé d'aller voir le converti de Damas afin que ses capacités abordent un nouveau domaine d'exercice spirituel.
Saûl reçut cet ami avec une immense joie.
Voyant que ses frères éloignés se souvenaient de lui, 11 eut l'impression de trouver un nouvel élan.
Son compagnon lui exposa le noble plan de l'église qui demandait son concourt fraternel, l'augmentation des services, la collaboration constante dont ils pourraient disposer pour la construction des œuvres de Jésus-Christ. Barnabe exaltait le dévouement des hommes humbles qui coopéraient avec lui. L'institution, néanmoins, demandait des frères dévoués qui connaissent profondément la Loi de Moïse et l'Évangile du Maître afin de ne pas porter préjudice au devoir d'illumination intellectuelle.
L'ex-rabbin fut impressionné par la narration de son compagnon et il ne douta pas devoir répondre à cet appel.
Il ne présentait qu'une condition, pouvoir continuer son métier, de manière à ne pas être un poids pour ses confrères d'Antioche. Il n'accepterait aucune objection venant de Barnabe dans ce sens.
Empressé et serviable, Saûl de Tarse s'est rapidement installé à Antioche où il se mit à coopérer activement avec ses amis de l'Évangile. Pendant de longues heures du jour, il réparait des tapis ou s'affairait au travail du tissage. De cette manière, il gagnait ce dont il avait besoin pour vivre, devenant un modèle au sein de la nouvelle église. S'utilisant de ses nombreuses expériences déjà acquises dans les luttes et les souffrances du monde, jamais il n'occupait les premières places. Dans les Actes des apôtres, quand on se rapporte aux collaborateurs de Barnabe, on voit toujours son nom mentionné en dernier. Saûl avait appris à attendre. Dans la communauté, il préférait le travail le plus simple. Il se sentait bien à s'occuper des nombreux malades. Il se rappelait Simon Pierre et cherchait à accomplir ses nouveaux devoirs avec bonté et sans prétention, bien qu'imprimant en tout les marques de sa sincérité et de sa franchise presque âpre.
L'église n'était pas riche, mais la bonne volonté de ses composants semblait la pourvoir de grâces abondantes.
La ville cosmopolite d'Antioche était devenue un foyer de grandes débauches. Dans son paysage décoré de marbres précieux, qui laissaient entrevoir l'opulence des habitants, proliféraient toutes les espèces d'abus. Les fortunés se livraient aux plaisirs licencieux de manière effrénée. Dans les jardins artificiels se réunissaient des assemblées galantes où une tolérance criminelle caractérisait toutes les intentions. La richesse publique offrait de grandes possibilités aux extravagances. La ville était pleine de négociants qui se combattaient sans trêve, d'ambitions inférieures, de drames passionnels. Mais quotidiennement, la nuit venue, dans la maison simple où fonctionnait la cellule du « Chemin » se concentraient de grands groupes de maçons, de misérables soldats, de pauvres agriculteurs, tous anxieux d'entendre le message d'un monde meilleur. Les femmes de condition modeste comparaissaient également en grand nombre. La majorité des personnes présentes désiraient recevoir des conseils et entendre des consolations, trouver un remède pour les plaies de leur corps et de leur esprit.
En règle générale, Barnabe et Manahen étaient les prédicateurs les plus remarqués qui enseignaient l'Évangile aux assemblées hétérogènes. Saûl de Tarse se limitait à coopérer. Lui- même avait remarqué que Jésus lui avait recommandé l'absolu recommencement de ses expériences. Un beau jour, il fit son possible pour conduire les prédications générales, mais il n'arriva à rien. Si prendre la parole lui était si facile en d'autres temps, elle semblait lui avoir été retirée de la gorge à présent. Il comprit qu'il était juste de souffrir des tortures du recommencement, en vertu de l'occasion qu'il n'avait pas su valoriser. En dépit des barrières qui se levaient dans ses activités, jamais il ne se laissait dominer par le découragement. S'il occupait la tribune, il avait une extrême difficulté à interpréter les idées les plus simples. Parfois, il en arrivait à rougir de honte devant le public qui attendait ses conclusions avec un brûlant intérêt vu sa renommée de prédicateur de Moïse au Temple de Jérusalem. De plus, le sublime événement de Damas l'entourait d'une noble et juste curiosité. Barnabe lui-même, à plusieurs reprises, avait été surpris par sa dialectique confuse dans l'interprétation des Évangiles et réfléchissait à son expérience passée de rabbin qu'il n'avait pas connu personnellement, et à la timidité qui l'assaillait juste au moment de conquérir le public. De ce fait, il fut discrètement éloigné de la prédication et fut mis à profit dans d'autres activités. Saûl, quant à lui, comprenait et ne se décourageait pas pour autant. S'il n'était pas possible de retourner rapidement au travail de prêche, il se préparerait, à nouveau, à cela. Raison pour laquelle, il retenait des frères humbles dans sa tente de travail, et pendant que les mains tissaient avec assurance, il entamait des conversations sur la mission du Christ. La nuit, il promouvait des conférences dans l'église avec la coopération de tous ceux qui étaient présents. Tandis que ne s'organisait pas la direction supérieure du travail des assemblées, il s'asseyait avec les ouvriers et les soldats qui comparaissaient en grand nombre. Il s'intéressait à la condition des blanchisseuses, des jeunes malades, des humbles mères. Il lisait, quelquefois, des morceaux de la Loi et de l'Évangile, il faisait des comparaisons, provoquait de nouvelles idées. Dans le cadre de ces activités constantes, la leçon du Maître semblait toujours touchée d'une lumière progressive. Bientôt, l'ex-disciple de Gamaliel était devenu un ami aimé de tous. Saûl se sentait immensément heureux. Il avait une énorme satisfaction chaque fois qu'il voyait sa pauvre tente pleine de frères qui venaient le voir, pris de sympathie. Les commandes ne manquaient pas. Il avait toujours assez de travail pour ne pas devenir un poids. Là, il connut Trophime qui lui serait un compagnon fidèle dans bien des moments difficiles ; c'est là aussi qu'il a étreint Tite pour la première fois, à l'époque où ce dévoué collaborateur sortait à peine de l'enfance.
L'existence, pour l'ex-rabbin, ne pouvait être plus tranquille, ni plus belle. Le jour était plein des marques harmonieuses d'un travail digne et constructif ; la nuit venue, il se retrouvait à l'église en compagnie de ses frères et se livrait avec plaisir aux questions sublimes de l'Évangile.
L'institution d'Antioche était, alors, bien plus attrayante que l'église de Jérusalem. On y vivait dans un environnement d'une pure simplicité, sans s'inquiéter des rigoureuses coutumes du judaïsme. Il y avait de la richesse parce que le travail ne manquait pas. Tous aimaient les obligations diurnes, et attendaient le repos de la nuit lors des réunions de l'église qui étaient une bénédiction de Dieu. Les Israélites, loin des exigences pharisiennes, coopéraient avec les gentils, se sentant tous unis par des liens souverains fraternels. Rares étaient ceux qui parlaient de circoncision et, comme ils représentaient une faible minorité, ils étaient amicalement incités à la fraternité et à l'union. Les assemblées étaient dominées par de profonds ascendants d'amour spirituel. La solidarité se pratiquait sur des bases divines. Les douleurs et les joies des uns appartenaient à tous. L'union de pensées autour d'un seul objectif donnait l'occasion à de belles manifestations de spiritualité. Certaines nuits, il y avait des phénomènes de « voix directes ». L'institution d'Antioche fut l'un des rares centres apostoliques où de telles manifestations réussirent à atteindre une culminance indéfinissable. La fraternité régnante justifiait cette concession du ciel. Les jours de repos, la petite communauté organisait des études évangéliques à la campagne. L'interprétation des enseignements de Jésus se faisait dans quelque coin doux et solitaire en pleine nature, presque toujours sur les bords de l'Oronte.
Saûl avait trouvé dans tout cela un monde différent. Sa permanence à Antioche était interprétée comme une aide de Dieu. La confiance réciproque, les amis dévoués, la bonne compréhension, étaient les aliments sacrés de l'âme. Il cherchait à profiter de cette occasion pour enrichir son for intérieur.
La ville était pleine de paysages moraux bien moins dignes, mais l'humble groupe des disciples anonymes augmentait toujours ses valeurs spirituelles légitimes.
L'église était devenue prestigieuse pour ses œuvres de charité et pour les phénomènes qui en firent l'organe central.
Des voyageurs illustres la visitaient avec intérêt. Les plus généreux voulaient à tout prix soutenir les œuvres de bienveillance sociale. C'est ainsi qu'un beau jour est apparu un très jeune médecin, du nom de Luc. De passage en ville, il s'est approché de l'église animée, motivé par un désir sincère d'apprendre quelque chose de nouveau. Son attention s'est fixée, de manière spéciale, sur cet homme à l'apparence presque rude qui préparait les opinions avant que Barnabe n'entreprenne l'ouverture des travaux. Les attitudes de Saûl, qui démontraient son généreux souci d'enseigner et d'apprendre simultanément, l'impressionnèrent à tel point qu'il se présenta à l'ex-rabbin, désireux de l'entendre plus souvent.
Bien sûr - a dit l'apôtre satisfait -, ma tente est à votre disposition.
Et tant qu'il resta en ville, tous deux s'engageaient quotidiennement dans des débats salutaires concernant les enseignements de Jésus. Reprenant, peu à peu, son pouvoir d'argumentation, Saûl de Tarse ne tarda pas à inculquer dans l'esprit de Luc les plus saines convictions. Depuis leur première entrevue, l'hôte d'Antioche n'a plus perdu une seule de ces assemblées simples et constructives. La veille de son départ, il fit une remarque qui allait modifier pour toujours la dénomination des disciples de l'Évangile.
Barnabe avait fini les commentaires de la soirée, quand le médecin prit la parole pour faire ses adieux.
C'est avec émotion qu'il a parlé et, finalement, il considéra avec justesse :
Frères, en vous quittant, j'emporte avec moi le projet de travailler pour le Maître, employant à cela tout le potentiel de mes faibles forces. Je n'ai aucun doute quant à l'extension de ce mouvement spirituel. Pour moi, il transformera le monde. Néanmoins, je remarque le besoin de donner une plus grande expression d'unité à ses manifestations. Je fais référence aux titres qui identifient notre communauté. Je ne vois pas dans le mot « chemin » une désignation parfaite qui traduise notre effort. Les disciples du Christ se font nommer de « voyageurs », « pèlerins », « promeneurs ». Mais il y a des voyageurs et des routes en tous genres. Le mal tient aussi à leurs chemins. Ne serait-il pas plus juste de nous appeler -chrétiens - entre nous ? Ce titre nous rappellera la présence du Maître, nous donnera de l'énergie en son nom et caractérisera de manière parfaite nos activités en accord avec ses enseignements.
La suggestion de Luc fut approuvée à la joie générale. Barnabe lui-même l'embrassa tendrement remerciant sa Judicieuse remarque qui venait satisfaire certaines aspirations de la communauté entière. Saûl vint conforter ces excellentes impressions concernant cette vocation supérieure qui commençait à s'extérioriser.
Le lendemain, le nouveau converti salua l'ex-rabbin avec des larmes de reconnaissance aux yeux. Il partait pour la Grèce, mais il voulait se le rappeler dans tous les détails de sa nouvelle tâche. De la porte de sa vieille tente, l'ex-docteur de la Loi regardait la figure de Luc qui disparaissait au loin et retourna à son métier à tisser, les larmes aux yeux. Profondément ému, il reconnaissait qu'en pratiquant l'Évangile, il avait appris à être un ami fidèle et dévoué. Il comparait ses sentiments d'à présent avec ses idées du passé et remarquait de profondes différences. Autrefois, ses relations se limitaient à des rapports sociaux, ses amitiés venaient et partaient sans laisser de traces marquantes dans son vibrant esprit ; maintenant que son cœur s'était rénové en Jésus-Christ, il était devenu plus sensible au contact avec le divin, les sentiments sincères se gravaient en lui pour toujours.
La suggestion de Luc se répandit rapidement dans tous les groupes évangéliques, Jérusalem inclus, qui l'a reçue avec une attention toute spéciale. Rapidement, de toute part, le mot « christianisme » remplaça le mot « chemin ».
L'église d'Antioche ne cessait d'offrir les plus belles expressions évolutives. De toutes les grandes villes affluaient de sincères collaborateurs. Les assemblées étaient toujours pleines de révélations. Inspirés par le Saint-Esprit14, de nombreux frères prophétisaient. C'est là qu'Agabus, sous l'influence des forces du plan supérieur, reçut le message afférent aux tristes épreuves dont Jérusalem serait victime. Les orienteurs de l'institution furent très impressionnés. À la demande insistante de Saûl, Barnabe envoya un messager à Simon Pierre pour l'avertir des nouvelles et l'exhorter à la surveillance. L'émissaire revint avec un message de l'ex-pêcheur qui manifestait sa surprise et les remerciait de leurs généreux avertissements.
14 Personne n'ignore que l'expression Saint-Esprit désigne la légion des Esprits sanctifiés dans la lumière et dans l'amour qui coopèrent avec le Christ depuis les premiers temps de l'humanité. - (Note d'Emmanuel)
Et en effet, plusieurs mois plus tard, un porteur de l'église de Jérusalem arrivait précipitamment à Antioche avec des nouvelles alarmantes et pénibles. Dans une longue lettre, Pierre disait à Barnabe les derniers faits qui l'accablaient. Il écrivait à la date où Jacques, fils de Zébédée, avait souffert de la peine de mort lors d'un grand spectacle en public. Hérode Agrippa n'avait pas toléré ses prêches pleins de sincérité et de justes appels, le frère de Jean venait de Galilée avec la franchise naturelle des annonces du nouveau Royaume. Inadapté au conventionnalisme pharisien, il avait poussé très loin le sens de ses exhortations profondes. Il se produisit une parfaite répétition des événements qui avaient marqué la mort d'Etienne. Les juifs étaient exaspérés par les notions de liberté religieuse. Son attitude, sincère et simple, fut prise pour de la révolte. D'énormes persécutions ont éclaté sans trêve. Le message de Pierre disait aussi les grandes difficultés de l'église. La ville souffrait de faim et d'épidémies. Tandis que la persécution cruelle resserrait son étreinte, d'innombrables affamés et malades frappaient à leurs portes. L'ex-pêcheur sollicitait toutes aides possibles venues d'Antioche.
Barnabe présenta ses nouvelles l'âme affligée. Ce fut bien volontiers que la laborieuse communauté se manifesta solidairement pour soutenir Jérusalem.
Une fois qu'il eut rassemblé toute l'aide requise, l'ex-lévite de Chypre se dit prêt à apporter la réponse de l'église ; toutefois, Barnabe ne pouvait partir seul. Ils eurent des difficultés à faire un choix quant au compagnon qui l'accompagnerait. Sans hésiter, Saûl de Tarse s'est offert pour lui tenir compagnie. Il travaillait pour son propre compte - avait-il expliqué à ses amis - de sorte qu'il pouvait prendre l'initiative d'accompagner Barnabe, sans oublier les obligations qui attendraient son retour.
Le disciple de Simon Pierre se réjouit de cette proposition. Heureux, il accepta son
offre.
Deux jours plus tard, tous deux se dirigeaient courageusement vers Jérusalem. Le voyage fut assez difficile, mais ils réussirent à faire la route en des délais records.
D'immenses surprises attendaient les émissaires d'Antioche qui ne trouvèrent déjà plus Simon Pierre à Jérusalem. Les autorités avaient emprisonné l'ex-pêcheur de Capharnaùm, juste après la pénible exécution du fils de Zébédée. D'amères épreuves étaient tombées sur l'église et ses disciples. Saûl et Barnabe furent spécialement reçus par Procore qui les informa de tous les événements. Pour avoir demandé personnellement le cadavre de Jacques pour lui donner une sépulture, Simon Pierre avait été fait prisonnier sans la moindre compassion et avec tout l'irrespect caractéristique aux partisans criminels d'Hérode. Mais, quelques jours plus tard, un ange avait visité la cellule de l'apôtre, lui rendant sa liberté. Le narrateur fit allusion au fait avec des yeux fulgurants de foi. Il raconta la joie des frères quand Pierre était apparu dans la nuit avec l'histoire de sa libération. Les compagnons les plus prudents le poussèrent immédiatement à sortir de Jérusalem et à attendre dans l'église naissante de Joppé que la situation se normalise.
Procore leur dit que l'apôtre avait refusé d'acquiescer cette suggestion des plus prudentes. Jean et Philippe étaient partis. Les autorités ne toléraient l'église que par considération à la personnalité de Jacques qui, par ses attitudes de profond ascétisme impressionnait la mentalité populaire créant autour de lui une atmosphère de respect intangible. Dans la nuit de sa libération, pour répondre à son insistance, ses amis conduisirent Pierre à l'église. Il ne voulait pas se soucier des conséquences, mais quand il vit la maison pleine de malades, d'affamés, de mendiants en haillons, il dut céder à Jacques la direction de la communauté et partir pour Joppé, afin que les pauvres ne voient pas leur situation aggravée par sa cause.
Saûl était très impressionné par tout cela. Avec-Barnabe, il décida tout de suite d'entendre l'opinion de Jacques, le fils d'Alphée. L'apôtre les reçut volontiers, mais ils purent rapidement remarquer ses craintes et ses inquiétudes. Il répéta les informations de Procore à voix basse comme s'il craignait la présence de délateurs ; allégua le besoin de transiger avec les autorités ; évoqua les faits qui avaient précédé la mort du fils de Zébédée ; se rapporta aux modifications fondamentales qui avaient été introduites dans l'église. En l'absence de Pierre, il avait créé de nouvelles disciplines. Personne ne pourrait parler de l'Évangile sans se rapporter à la Loi de Moïse. Les prêches ne pouvaient être entendus que par les circoncis. L'église équivalait à une synagogue. Saûl et son compagnon l'écoutaient très étonnés. Ils lui ont alors livré en silence l'aide financière d'Antioche.
L'absence éventuelle de Simon avait transformé structurellement l'œuvre évangélique. Tout semblait inférieur et différent aux deux arrivants. Barnabe avait surtout remarqué quelque chose en particulier. Le fils d'Alphée, élevé à la fonction de chef provisoire, ne les invita pas à loger dans l'église. Devant cela, le disciple de Pierre se rendit chez sa sœur Marie Marc, mère du futur évangéliste, qui les reçut avec une grande joie. Saûl se sentit mieux dans cette ambiance fraternelle pure et simple. Barnabe, à son tour, se rendit compte que la maison de sa sœur était devenue le point de rencontre favori des frères les plus dévoués à l'Évangile. Ils se réunissaient là tous les soirs en cachette, comme si la véritable église de Jérusalem avait transféré son siège à un cercle familier restreint. Observant les assemblées Intimes du sanctuaire domestique, l'ex-rabbin s'est souvenu de la première réunion à laquelle il avait assisté à Damas. Tout n'était qu'affabilité, affection, accueil. La mère de Jean-Marc était l'une des disciples les plus courageuses et généreuses. Reconnaissant les difficultés des frères de Jérusalem, elle n'avait pas hésité à mettre ses biens à la disposition de tous les misérables, ni à ouvrir ses portes pour que les réunions évangéliques, dans son modèle le plus pur, ne souffrent pas d'un manque de continuité.
Le message de Saûl l'impressionna vivement. Elle avait été surtout séduite par les descriptions du milieu fraternel de l'église d'Antioche dont Barnabe ne cessait de commenter les vertus à chaque instant.
Marie exposa à son frère son grand rêve. Elle voulait donner son fils, encore très jeune, à Jésus. Depuis longtemps, elle préparait le garçon à l'apostolat. Néanmoins, Jérusalem se noyait dans des luttes religieuses, sans trêve. Les persécutions apparaissaient et resurgissaient. L'organisation chrétienne de la ville passait par de profondes alternatives. Seule la patience de Pierre réussissait à maintenir la continuité de l'idéal divin. Ne vaudrait-il pas mieux que Jean-Marc soit transféré à Antioche, auprès de son oncle ? Barnabe ne s'est pas opposé au plan de sa sœur enthousiaste. Le jeune, à son tour, suivait les conversations, se montrant satisfait. Amené à donner son avis, Saûl perçut que les frères délibéraient sans consulter l'intéressé. Le jeune accompagnait les projets, toujours jovial et souriant. À ce moment là, l'ex-docteur de la Loi, profond connaisseur de l'âme humaine, a dévié la conversation cherchant à l'intéresser plus directement.
Jean - a-t-il dit gentiment -, ressens-tu effectivement une véritable vocation pour le ministère ?
Sans aucun doute ! - a confirmé l'adolescent légèrement perturbé.
Mais, comment définis-tu ces intentions ? -demanda à nouveau l'ex-rabbin.
Je pense que le ministère de Jésus est une gloire -a-t-il répondu un peu gêné sous l'examen de ces regards ardents et curieux.
Saûl réfléchit un instant et lui dit :
Tes intentions sont louables, mais il ne faut pas oublier que la moindre expression de gloire mondaine n'arrive qu'après le service. S'il en est ainsi dans le monde, qu'en est-il dans le travail pour le royaume du Christ ? C'est justement pourquoi sur terre toutes les gloires passent et celle de Jésus reste éternelle !...
Le jeune a pris note de ce commentaire et bien que déconcerté par la profondeur de ses concepts, il a ajouté:
Je me sens préparé pour les travaux de l'Évangile, de plus, mère désire sincèrement que j'apprenne les meilleurs enseignements en ce sens, afin de devenir un prédicateur des vérités de Dieu.
Marie Marc a regardé son fils, pleine d'orgueil maternel. Saûl perçut ce qui se passait, il fit quelques remarques plaisantes puis il souligna :
Oui, les mères désirent toujours pour leurs enfants toutes les gloires de ce monde et de l'autre. Pour elles, il n'y a jamais d'hommes pervers. Mais, en ce qui nous concerne, il convient de rappeler les traditions évangéliques. Hier encore, je me rappelais la généreuse-inquiétude de la femme de Zébédée, soucieuse de la glorification de ses petits enfants !... Jésus a reçu ses désirs maternels, mais il n'a pas omis de lui demander si les candidats au Royaume étaient dûment préparés pour boire son calice... Et maintenant, nous voyons que le calice réservé à Jacques contenait du vinaigre aussi amer que la croix du Messie !...
Tous se turent, mais Saûl a continué sur un ton Jovial cherchant à modifier l'impression générale :
Ceci ne veut pas dire que l'on doit se décourager face aux difficultés pour atteindre les gloires légitimes du Royaume de Jésus. Les obstacles renouvellent les forces. La finalité divine doit être notre objectif suprême. Si c'est ce que tu penses Jean, alors je ne doute pas de tes futurs triomphes.
La mère et son fils ont souri tranquillement.
Au même instant, ils ont organisé le départ du jeune garçon en compagnie de Barnabe. L'oncle a encore parlé des disciplines indispensables, de l'esprit de sacrifice que la noble mission réclamait. Naturellement, si Antioche représentait un environnement de profonde paix, c'était aussi un noyau de travail actif et constant. Jean devrait oublier toute expression d'abattement pour se livrer corps et âme au service du Maître, avec l'absolue compréhension des devoirs les plus justes.
Le jeune n'a pas hésité face à ces engagements, sous le regard aimant de sa mère qui cherchait à soutenir ses décisions avec le courage sincère d'un cœur dévoué à Jésus.
Quelques jours plus tard, tous trois se dirigeaient vers la belle ville de l'Oronte.
Tandis que Jean-Marc s'extasiait à la contemplation des paysages, Saûl et Barnabe entretenaient de longues conversations concernant les intérêts généraux de l'Évangile. L'ex- rabbin revenait très impressionné par la situation de l'église de Jérusalem. Il aurait sincèrement désiré aller jusqu'à Joppé pour s'entretenir avec Simon Pierre. Néanmoins, les frères l'en ont dissuadé. Les autorités restaient vigilantes. La mort de l'apôtre avait même été réclamée par plusieurs membres du Sanhédrin et du Temple. Toute agitation plus importante sur la route de Joppé serait une occasion parfaite pour que les préposés d'Hérode exercent leur tyrannie.
Franchement - dit Saûl à Barnabe, se montrant inquiet -, je retourne l'esprit presque abattu à nos services d'Antioche. Jérusalem donne l'impression d'un profond démantèlement et d'une grande indifférence pour les leçons du Christ. Les hautes qualités de Simon Pierre, en tant que chef du mouvement ne me laissent aucun doute, mais nous devons serrer les rangs autour de lui. Plus que jamais, je suis convaincu de la sublime réalité que Jésus est venu à point nommé, mais n'a pas été compris.
Oui - acquiesça l'ex-lévite de Chypre, désireux de dissiper les appréhensions de son compagnon -, je confie, avant tout, en le Christ ; ensuite, j'espère beaucoup de Pierre...
Néanmoins - insinua l'autre sans hésiter -, nous devons considérer qu'en tout il doit exister une forme d'équilibre parfait. Nous ne pourrons rien faire sans le Maître, mais il n'est pas licite d'oublier que Jésus a institué au monde une oeuvre éternelle et, pour l'initier, il a choisi douze compagnons. Il est vrai que ceux-ci n'ont pas toujours correspondu à l'attente du Seigneur ; néanmoins, ils n'ont pas cessé d'être les élus. Ainsi, nous devons aussi examiner la situation de Pierre. Il est, sans aucun doute, le chef légitime du collège apostolique par son esprit supérieur aiguisé à la pensée du Christ en toutes circonstances ; mais pourrait-il opérer seul. Comme nous le savons, des douze amis de Jésus, quatre sont restés à Jérusalem avec une résidence fixe. Jean a été obligé de s'en aller ; Philippe a dû abandonner la ville avec sa famille ; Jacques retourne peu à peu aux communautés pharisiennes. Qu'en sera-t-il de Pierre s'il manque de soutien ?
Barnabe semblait méditer sérieusement.
J'ai une idée qui semble me venir du ciel - a dit l'ex-docteur de la Loi sincèrement
ému.
Et il a continué :
Supposons que le christianisme n'atteigne pas ses fins parce que nous n'attendons que l'acceptation des Israélites ankylosés par l'orgueil de la Loi. Jésus a affirmé que ses disciples viendraient de l'Orient et de l'Occident. Nous, qui pressentons la tempête, et moi principalement qui en connais ses paroxysmes pour avoir joué le rôle de bourreau, devons attirer ces disciples. Je veux dire, Barnabe, que nous avons besoin d'aller chercher les gentils où qu'ils se trouvent. Il n'y a que comme cela que le mouvement intégrera une fonction d'universalité.
Le disciple de Simon Pierre eut un geste d'étonnement.
L'ex-rabbin perçut son étrangeté et réfléchit de manière concise :
Il est bien naturel de prévoir que de grandes luttes et de nombreuses protestations s'élèveront ; néanmoins, je ne vois pas d'autre issue. Il n'est pas juste d'oublier les grands services de l'église de Jérusalem aux pauvres et aux nécessiteux, même si je crois que l'assistance miséricordieuse de ces travaux a été très souvent son œuvre de salut. Il existe cependant d'autres secteurs d'activité, d'autres horizons essentiels. Nous pourrons soigner quantité de malades, offrir un lit aux plus malheureux ; mais il y a et il y aura toujours des corps malades et fatigués sur terre. Dans la tâche chrétienne, un tel effort ne pourra être oublié, mais l'illumination de l'esprit doit venir en premier lieu. Si l'homme portait le Christ en lui, le tableau des besoins serait complètement différent. La compréhension de l'Évangile et de l'exemple du Maître changerait les notions de douleur et de souffrance. Le nécessiteux trouverait des forces dans l'effort lui-même, le malade sentirait dans la maladie la plus longue, une
purification à ses imperfections ; personne ne serait mendiant parce que tous auraient la lumière chrétienne pour secours mutuel, et finalement, les obstacles de la vie seraient appréciés comme des corrections bénies du Père aimant à ses enfants turbulents.
À cette idée Barnabe sembla pris d'enthousiasme. Mais après avoir réfléchi une minute, il ajouta :
Mais cette entreprise ne devrait-elle pas partir de Jérusalem ?
Je pense que non - a immédiatement répondu Saûl. - Il serait absurde d'aggraver les soucis de Pierre. Ce mouvement de personnes nécessiteuses et affligées qui convergent de toutes les provinces pour frapper à sa porte excède tout. Simon n'est pas en mesure de s'atteler à cette tâche.
Mais et les autres compagnons ? - a demandé Barnabe révélant son esprit de solidarité.
Les autres, bien sûr, doivent réagir. Surtout que maintenant, le judaïsme va en absorbant les efforts apostoliques, il est juste de prévoir de grands mouvements de protestations. Néanmoins, la nature elle-même donne des leçons en ce sens. Ne nous élevons- nous pas contre la douleur ? Ne nous apporte-t-elle pas de grands bénéfices ? Parfois, notre rédemption est dans ce qui nous semblait avant être une véritable calamité. Il est indispensable d'agiter le marasme de l'institution de Jérusalem en appelant les incirconcis, les pécheurs, ceux qui sont hors la Loi. Sinon dans quelques années, Jésus sera présenté comme un vulgaire aventurier. Et bien évidemment, après la mort de Simon, les adversaires des principes enseignés par le Maître trouveront une grande facilité à dénaturer les annotations de Lévi. La Bonne Nouvelle sera rabaissée et, si quelqu'un demande qui était le Christ, d'ici à cinquante ans, il aura comme réponse que le Maître était un criminel ordinaire qui a expié sur la croix les erreurs de sa vie. Restreindre l'Évangile à Jérusalem serait le condamner à l'extinction, au foyer de tant de dissidences religieuses, sous la politique mesquine des hommes. Nous devons apporter la nouvelle de Jésus à d'autres peuples, lier les zones d'entente chrétienne, ouvrir de nouvelles routes... Il serait juste aussi de conserver ce que nous savons de Jésus et de son divin exemple. D'autres disciples, par exemple, pourraient écrire ce qu'ils ont vu et entendu, car avec la pratique, je remarque que Lévi n'a pas rapporté plus largement ce qui se savait du Maître. Il y a des situations et des faits qu'il n'a pas enregistrés. Il conviendrait aussi que Pierre et Jean notent leurs commentaires les plus personnels ? Je n'hésite pas à affirmer que ceux qui viendront, examineront minutieusement la tâche qui nous a été confiée.
Barnabe jubilait à des perspectives aussi séduisantes. Les conseils de Saûl étaient plus que justes. Il fallait transmettre l'information au monde.
Tu as raison - a-t-il dit admiratif -, nous devons penser à ces services, mais comment?
Voyons - a éclairci Saûl essayant de limiter les difficultés -, si tu veux faire des efforts en ce sens, tu peux compter sur ma coopération inconditionnelle. Notre plan serait développé dans le cadre de fidèles missions n'ayant d'autre objectif que de servir de manière absolue la diffusion de la Bonne Nouvelle du Christ. Nous commencerions, par exemple, dans des régions qui ne nous sont pas totalement inconnues, nous pourrions prendre l'habitude d'enseigner les vérités évangéliques aux regroupements les plus divers ; ensuite, une fois cette expérience terminée, nous nous dirigerions vers d'autres zones pour porter la leçon du Maître à d'autres peuples.
Caressant de sincères espoirs, son compagnon l'écoutait. Pris d'un nouvel enthousiasme, il dit au converti de Damas, esquissant la première étape du programme :
Depuis longtemps, Saûl, j'ai envie de retourner à ma terre natale, afin de résoudre certains problèmes de famille. Qui sait nous pourrions initier le service apostolique à travers les villages et les villes de Chypre ? En fonction du résultat, nous continuerions vers d'autres zones. Je sais que la région entre Antioche et Plsidie est habitée par des gens simples et généreux. Je suppose d'ailleurs que nous aurions de bons résultats.
Tu pourras compter sur moi - a répondu Saûl de Tarse, résolu. - La situation exige le concours de frères courageux et l'église du Christ n'a rien à gagner à s'accommoder de la situation. Je compare l'Évangile à un champ infini que le Seigneur nous a donné à cultiver.
Certains travailleurs doivent rester au pied des sources veillant à leur pureté, d'autres creusent la terre dans des zones déterminées ; mais la coopération de ceux qui doivent empoigner de rudes outils pour défricher l'épaisse broussaille, couper les épines pour Illuminer les chemins, ne peut être dispensée.
Barnabe reconnut l'excellence du projet, mais il lui dit :
Néanmoins, nous devons encore examiner la question d'argent. J'ai quelques moyens, mais Ils sont insuffisants pour répondre à toutes les dépenses. De plus, il ne sera pas possible de surcharger les églises...
Absolument ! - a avancé l'ex-rabbin - là où nous nous arrêterons, je pourrai exercer mon métier. Pourquoi pas, après tout ? Tout village très pauvre a toujours des métiers à tisser à louer. Je monterai donc une tente mobile !
Barnabe a trouvé cette idée originale et lui fit :
Tes sacrifices ne seront pas minces. Tu ne crains pas des difficultés imprévisibles ?
Pourquoi ? - a interrogé Saûl avec assurance. - A mon avis, si Dieu ne m'a pas permis d'avoir une vie de famille ce fut pour que je me consacre exclusivement à son service. Par où nous passerons, nous monterons notre modeste tente, et là où il n'y aura pas de tapis à réparer ou à tisser, il y aura des sandales.
Le disciple de Simon Pierre était enthousiaste. Le reste du voyage fut consacré aux projets de la future excursion. Il avait, néanmoins, une chose à considérer. Outre la nécessité de soumettre le plan à l'approbation de l'église d'Antioche, il devait penser au jeune Jean- Marc. Barnabe avait cherché à attirer l'attention de son neveu sur leurs conversations. Rapidement, le jeune fut convaincu qu'il devrait incorporer la mission au cas où l'assemblée antiochienne ne la désapprouve pas. Il s'est intéressé à tous les détails du programme tracé. Il suivrait l'oeuvre de Jésus où que ce soit.
Et s'il y a beaucoup d'obstacles ? - a demandé Saûl prévenant.
Je saurai les vaincre - a répondu Jean convaincu.
Mais il est possible que nous passions par de très grandes difficultés - continua l'ex- rabbin le préparant à cet état d'esprit - le Christ, qui était sans péché, a trouvé une croix entre les sarcasmes et les épreuves alors qu'il enseignait les vérités de Dieu ; à quoi ne devons-nous pas nous attendre dans notre condition d'âmes fragiles et indigentes ?
Je trouverai les forces nécessaires.
Saûl l'a dévisagé, il admirait la ferme résolution que ses paroles laissaient transparaître, et lui fit remarquer :
Si tu donnes un témoignage aussi grand que le courage que tu révèles, je n'ai pas de doutes de la grandeur de ta mission.
Entre de réconfortants espoirs, le projet finit par prendre de belles perspectives de travail pour tous trois.
A la première réunion, après avoir rapporté ses commentaires personnels concernant l'église de Jérusalem, Barnabe a exposé le projet à l'assemblée qui l'a écouté attentivement. Quelques anciens ont parlé du vide qui se ferait dans l'église et ont exposé leur désir de ne pas casser son ensemble harmonieux et fraternel. Néanmoins, l'orateur insista sur les nouveaux besoins de l'Évangile. Avec la plus grande fidélité, il a dépeint les tableaux perçus à Jérusalem, il a fait la synthèse de ses conversations avec Saûl de Tarse tout en soulignant l'utilité d'appeler de nouveaux travailleurs au service du Maître.
Quand il eut traité le problème avec toute la gravité qui lui était due, les chefs de la communauté ont changé d'attitude. Il y eut un accord général. En fait, la situation expliquée par Barnabe était très sérieuse. Son avis véhément était plus que juste. Si le marasme persévérait dans les églises, le christianisme était destiné à disparaître. A ce moment même, le disciple de Simon reçut l'approbation sans restriction et, à l'heure des prières, la voix du Saint- Esprit s'est fait entendre dans l'ambiance revêtue d'une pure simplicité, déclarant que Barnabe et Saûl seraient détachés à l'évangélisation des gentils.
Cette recommandation supérieure, cette voix qui venait des arcanes célestes, a résonné dans le cœur de l'ex-rabbin comme un cantique de victoire spirituelle. Il sentait qu'il venait de traverser un immense désert pour trouver à nouveau le doux message éternel du Christ. Pour conquérir la dignité spirituelle, il n'avait ressenti que des souffrances depuis sa pénible cécité de Damas. Il avait ardemment désiré Jésus. Il vécut une soif brûlante et terrible. Il avait demandé en vain la compréhension à ses amis, en vain il avait cherché la tendre douceur d'une famille. Mais, maintenant, que la parole du Plus-Haut l'appelait au service, il était plein de joies infinies. C'était le signe qu'il avait été considéré digne des efforts confiés aux disciples. Il se dit combien ses douleurs passées lui semblaient petites et infantiles, comparées à la joie immense qui inondait son âme, alors Saûl de Tarse a pleuré copieusement éprouvant de merveilleuses sensations. Aucun de ses frères qui étaient présents, pas même Barnabe, ne pouvait mesurer la grandeur des sentiments que ces larmes révélaient. Pris d'une profonde émotion, l'ex-docteur de la Loi reconnaissait que Jésus daignait accepter ses oblations de bonne volonté, ses luttes et ses sacrifices. Le Maître l'appelait et pour répondre à son appel, il irait aux confins du monde.
De nombreux compagnons collaborèrent aux premières mesures pour la bonne marche de cette entreprise.
Peu de temps après, pleins de confiance en Dieu, Saûl et Barnabe, suivis de Jean- Marc, saluaient leurs frères, en route vers Séleucie. Le voyage vers le littoral se fit dans un climat d'une très grande joie. De temps en temps, ils se reposaient aux bords de l'Oronte pour une collation salutaire. À l'ombre des chênes, dans la paix des forêts parsemées de fleurs, les missionnaires commentaient leurs premiers espoirs.
À Séleucie, l'attente pour prendre un bateau ne fut pas très longue. La ville était toujours pleine de pèlerins qui partaient pour l'Occident et était fréquentée par un grand nombre de navires de tous genres. Enthousiasmé par l'accueil que leurs frères de foi leur avaient réserve, Barnabe et Saûl embarquèrent pour Chypre sous l'impression d'émouvants et doux adieux.
Ils arrivèrent sur l'île avec le jeune Jean-Marc, saris grand incident. Ils s'arrêtèrent à Citiuni pendant plusieurs jours, là Barnabe résolut plusieurs problèmes d'ordre familial.
Avant de partir, un samedi, ils visitèrent la synagogue dans l'intention d'initier leur mouvement. Comme chef de mission, Barnabe prit la parole et chercha à conjuguer le texte de la Loi étudié ce jour avec les leçons de l'Évangile pour souligner la supériorité de la mission du Christ. Saûl remarqua que son compagnon exposait le sujet avec un respect légèrement excessif vis-à-vis des traditions judaïques. Il était évident qu'il désirait, avant tout, conquérir la sympathie de l'auditoire ; et en certains points, il semblait craindre d'initier le travail, d'entamer la lutte si contraire à son tempérament. Les Israélites furent surpris, mais satisfaits. Observant ce tableau, Saûl ne s'est pas senti entièrement convaincu. Faire des reproches à Barnabe serait une marque d'ingratitude et d'indiscipline ; être en accord avec le sourire des compatriotes qui persévéraient dans les erreurs de l'imposture pharisienne serait nier leur fidélité à l'Évangile.
Il chercha à se résigner et attendit.
La mission avait couvert de nombreuses localités où des vibrations de sympathie s'étaient largement manifestées. À Amathonte, les messagers de la Bonne Nouvelle s'arrêtèrent plus d'une semaine. La parole de Barnabe était profondément complaisante. Il cherchait avant tout à ne pas offenser les susceptibilités judaïques.
Après beaucoup d'efforts, ils arrivèrent à Neapuphos où habitait le proconsul. Le siège du gouvernement provincial était une belle ville pleine d'enchantements naturels qui se démarquait par de solides expressions culturelles. Le disciple de Pierre, néanmoins, était épuisé. Jamais, il n'avait eu de travail apostolique aussi intense. Connaissant l'insuffisance du talent oratoire de Saûl dans le cadre des services réalisés à l'église d'Antioche, il craignait de confier à l'ex-rabbin les responsabilités directes de leur enseignement. Bien que se sentant exténué, il prêcha dans la synagogue, le samedi suivant. En ce jour, néanmoins, il était divinement inspiré. La présentation de l'Évangile fut faite avec une éloquence rare. Saûl lui- même en fut profondément ému. Le succès fut inouï. À la deuxième assemblée, étaient réunis les éléments les plus brillants où s'étaient rassemblés avec empressement des Juifs et des Romains. L'ex-lévite avait fait une nouvelle apologie du Christ, révélant des idées d'une merveilleuse beauté spirituelle. L'ex-docteur de la Loi, quant à lui, dans le cadre des travaux d'information relatifs à leur mission, répondait avec amabilité à toutes les consultations, demandes ou renseignements. Aucune ville ne manifesta autant d'intérêt. En grand nombre, les Romains venaient solliciter des éclaircissements quant aux objectifs des messagers, ils recevaient des nouvelles du Christ, révélaient des joies et des espoirs, se distinguaient par des gestes spontanés de bonté. Enthousiasmés par leur succès, Saûl et Barnabe organisèrent des réunions chez des particuliers dont le foyer était spécialement cédé à ces fins par des sympathisants de la doctrine de Jésus, où ils commencèrent un beau mouvement de guérisons. Avec une Joie infinie, le tisserand de Tarse vit arriver la longue file des « enfants du Calvaire ». C'étaient des mères tourmentées, des malades déçus, des vieillards sans espoir, des orphelins souffrants qui maintenant venaient voir In mission. La nouvelle des guérisons jugées impossibles a rempli Neapaphos d'une grande stupeur. Les missionnaires imposaient leurs mains tout en faisant de ferventes prières au Messie nazaréen ; d'autres fois, ils distribuaient de l'eau pure en son nom. Extrêmement fatigué et se disant que le nouvel auditoire n'exigeait pas de plus grande érudition, Barnabe a donc chargé son compagnon de prêcher la Bonne Nouvelle ; mais à sa grande surprise, il constata que Saûl avait radicalement changé. Son verbe semblait enflammé d'une nouvelle lumière ; il tirait de l'Évangile des illations si profondes que l'ex-lévite l'écoutait maintenant sans dissimuler son étonnement. Il remarqua, plus particulièrement, la dévotion avec laquelle l'ex-docteur présentait les enseignements du Christ aux mendiants et aux malades. Il parlait comme quelqu'un qui aurait coexisté avec le Seigneur pendant de longues années. Il se rapportait à certains passages des leçons du Maître avec des larmes dans les yeux. De fabuleuses consolations se déversaient dans l'esprit des foules. Jour et nuit, il y avait des ouvriers et des studieux copiant les annotations de Lévi.
Ces événements agitèrent beaucoup l'opinion publique de la ville. Les résultats étaient des plus encourageants. Les missionnaires eurent bientôt une énorme surprise.
La matinée de ce jour était avancée et Saûl s'occupaient des nombreux nécessiteux quand un légionnaire romain s'est fait annoncer.
Barnabe et son compagnon laissèrent Jean-Marc s'occuper de leurs services pour entendre ce que le légionnaire avait à dire.
Le proconsul Serge Paul - a dit le messager, solennellement —vous invite à lui rendre visite dans son palais.
Le message était bien plus un ordre qu'une invitation. Le disciple de Simon comprit immédiatement et répondit :
Nous le remercions de tout cœur et nous viendrons aujourd'hui même.
L'ex-rabbin était confus, ce n'était pas seulement le contenu politique de cet événement qui le surprenait beaucoup. En vain, il cherchait à se rappeler quelque chose. Serge Paul ? Ne connaissait-il pas quelqu'un portant ce nom ? Il chercha à se souvenir des jeunes d'origine romaine de sa connaissance. Puis finalement, lui revint en mémoire la narration de
Pierre sur la personnalité d'Etienne et il en conclut que le proconsul ne pouvait être que le sauveur du frère d'Abigail.
Sans partager ses impressions personnelles avec Barnabe, il examina la situation en sa compagnie. Quels étaient les objectifs à cette délicate intimation ? Selon la rumeur publique, le chef politique souffrait d'une maladie tenace. Désirerait-il être soigné ou, peut-être, trouver un moyen de les expulser de l'île, induit à cela par les Juifs ? La situation, néanmoins, ne se résoudrait pas en conjectures.
Une fois qu'ils eurent chargé Jean-Marc de s'occuper de tous ceux qui s'intéressaient à la doctrine, concernant les informations à fournir, les deux amis se sont mis résolument en chemin.
Parcourant de longues galeries, ils se retrouvèrent devant un homme relativement jeune, allongé sur un large divan, qui laissait percevoir un abattement extrême. Maigre, pâle, il révélait un singulier désenchantement pour la vie. Le proconsul apparentait, néanmoins, une bonté immense dans la douce irradiation de son humble regard mélancolique.
Il reçut les missionnaires avec beaucoup de sympathie et leur présenta un mage juif du nom de Barjésus qui le soignait depuis longtemps. Prudemment, Serge Paul fit ordonner que les gardes et les serviteurs se retirent. Il ne restait plus qu'eux quatre, dans une certaine intimité, et le malade leur parla avec une amère sérénité :
Messieurs, de nombreux amis m'ont donné des nouvelles concernant vos succès dans la ville de Neapaphos. Vous avez guéri des maladies dangereuses, rendu la foi à un grand nombre, consolé de misérables souffrants... Depuis plus d'un an, je soigne ma mauvaise santé. Dans ces conditions, je suis presque inutile à la vie publique.
Indiquant Barjésus qui, à son tour, fixait de son regard malicieux les visiteurs, le chef romain a continué :
Depuis longtemps j'ai engagé les services de votre compatriote, soucieux et confiant en la science de notre temps, mais les résultats ont été insignifiants. J'ai ordonné de vous faire appeler, désireux d'expérimenter vos connaissances. Ne trouvez pas mon attitude étrange. Si je l'avais pu, je serais allé vous voir en personne car je connais les limites de mes prérogatives ; mais comme vous le voyez, Je ne suis avant tout qu'un nécessiteux.
Saûl écoutait ces déclarations, profondément ému par la bonté naturelle de l'illustre patient. Barnabe était stupéfait, sans savoir quoi dire. Mais l'ex-docteur de la Loi, maître de la situation et presque sûr que le personnage était le même que celui qui figurait dans l'existence du martyr victorieux, prit la parole et dit convaincu :
Noble proconsul, nous avons effectivement en nous le pouvoir d'un grand médecin. Nous pouvons guérir quand les malades sont prêts à le comprendre et à le suivre.
Mais qui est-il ? - a demandé le patient.
Il s'appelle le Christ Jésus. Sa parole est sacrée -continua le tisserand avec insistance - et cherche à traiter, avant tout, la cause de tous les maux. Comme nous le savons, tous les corps sur terre devront mourir. Ainsi, conformément aux lois naturelles inéluctables, jamais nous n'aurons en ce monde, la santé physique absolue. Notre organisme souffre de l'action de tous les processus ambiants. La chaleur dérange, le froid nous fait trembler, l'alimentation nous modifie, les actes de la vie déterminent le changement de nos habitudes. Mais le Sauveur nous enseigne à chercher une santé plus réelle et plus précieuse qui est celle de l'esprit. En la possédant, nous aurons transformé les causes d'inquiétude de notre vie, et nous serons habilités à jouir d'une relative santé physique que le monde peut offrir dans ses expressions transitoires.
Tandis que Barjésus, ironique et souriant, l'écoutait dans un premier temps, Serge Paul accompagnait la pensée de l'ex-rabbin, attentif et ému :
Mais alors comment trouver ce médecin ? - a demandé le proconsul, plus inquiet par sa guérison que par le sens métaphysique élevé des commentaires entendus.
Il est la bonté en personne - a déclaré Saûl de Tarse - et son action réconfortante est de toute part. Avant même que nous le comprenions, il nous entoure de l'expression de son amour infini !...
Observant l'enthousiasme avec lequel le missionnaire tarsien parlait, le chef politique de Neapaphos chercha l'approbation de Barjésus d'un regard interrogateur.
Le mage juif qui démontrait un profond dédain, s'exclama :
Nous pensions que vous étiez pourvus d'une nouvelle science... Je ne peux croire ce que j'entends. Supposeriez-vous que je suis ignorant concernant le faux prophète de Nazareth ? Vous osez franchir le palais d'un gouverneur, au nom d'un misérable charpentier ?
Saûl mesura toute l'extension de ces ironies et répondit sans s'intimider :
Ami, quand je portais le masque pharisien, moi aussi je pensais de cette manière ; mais maintenant que je connais la glorieuse lumière du Maître, le Fils du Dieu vivant !...
Ces mots furent prononcés avec une si grande conviction que le charlatan Israélite lui- même devin livide. Barnabe était pâle, tandis que le noble patricien observait le brûlant prédicateur avec un intérêt évident. Après une angoissante attente, Serge Paul a repris la parole :
Je n'ai pas le droit de douter de qui que ce soit tant que des preuves concluantes ne m'amènent pas à le faire.
Et cherchant à fixer le visage de Saûl qui affrontait son regard incisif, il poursuivit calmement :
Vous parlez de ce Christ Jésus et me remplissez d'étonnements. Vous alléguez que sa bonté nous assiste avant même que nous le connaissions. Comment avoir une preuve concrète d'une telle affirmation ? Si je ne comprends pas le Messie dont vous êtes les messagers, comment puis-je savoir si son assistance m'a un jour été donnée ?
D'un seul coup, Saûl se souvint des propos de Simon Pierre qui lui avait parlé des antécédents du martyr du christianisme. En quelques secondes, il alignait les moindres détails concernant cet épisode. Et profitant de toutes les occasions pour démontrer l'amour infini de Jésus, comme cela s'était produit lors de sa carrière apostolique, il a émis sur un ton singulier :
Proconsul, écoutez-moi ! Pour vous révéler, ou mieux, pour vous rappeler la miséricorde de Jésus de Nazareth, notre Sauveur, j'attirerai votre attention sur un événement important.
Pendant ce temps, Barnabe manifestait une profonde surprise face à la courageuse attitude de son compagnon qui aiguisait la curiosité de l'homme politique.
Ce n'est pas la première fois que vous passez par une grave maladie. Il y a presque dix ans, alors que vous faisiez vos premiers pas dans la vie publique, vous avez embarqué au port de Céphalonie en route vers cette île. Vous naviguiez vers Citium, mais avant que le navire n'ait accosté dans Corinthe, vous avez été attaqué par une terrible fièvre, votre corps était couvert de blessures venimeuses...
Une blancheur de cire couvrit le visage du chef de Neapaphos. Posant sa main sur sa poitrine comme pour retenir les pulsations accélérées de son cœur, il s'est levé extrêmement troublé.
Comme savez-vous tout cela ? - a-t-il murmuré atterré.
Ce n'est pas tout - a dit le missionnaire serein -, attendez le reste. Pendant plusieurs jours vous êtes resté entre la vie et la mort. En vain, les médecins à bord ont commenté votre maladie. Vos amis ont fui. Quand vous êtes resté abandonné de tous, malgré le prestige politique de votre position, le Messie nazaréen vous a envoyé quelqu'un dans le silence de sa miséricorde divine.
A l'éveil de ces vieux souvenirs, le proconsul se sentit profondément ému.
Qui pouvait bien être le messager du Sauveur ? -continua Saûl, tandis que Barnabe le dévisageait avec stupeur. - L'un de vos proches ? Un ami éminent ? L'un des illustres collègues qui étaient témoin de vos douleurs ? Non ! Seul un humble esclave, un serviteur anonyme des rames homicides. Jeziel a veillé sur vous, jour et nuit ! Et ce que la science du monde n'a pas réussi à faire, son cœur dominé par l'amour du Christ le fit ! Vous comprenez maintenant ? Votre ami Barjésus parle d'un charpentier sans-nom, d'un Messie qui a préféré la condition d'humilité suprême pour nous apporter les précieux dons de ses grâces !... Oui, Jésus aussi, comme cet esclave qui vous a rendu la santé que vous aviez perdue, s'est fait le serviteur de l'homme pour vous conduire à une vie meilleure !... Quand tous nous abandonnent, II est avec nous ; quand nos amis fuient, Sa bonté s'approche davantage. Pour nous protéger des misères contingentes à cette vie mortelle, il faut croire en lui et le suivre sans relâche !...
Devant les larmes convulsives du proconsul, Barnabe, abasourdi se demandait : Où son compagnon avait-il pu recueillir de si profondes révélations ? À son avis, à cet instant, Saûl de Tarse était illuminé par le don merveilleux de prophétie.
Seigneur, tout cela est la pure vérité I Vous m'avez apporté la sainte nouvelle d'un Sauveur !... - s'exclama Serge Paul.
Reconnaissant la capitulation du généreux patricien qui remplissait grassement sa bourse, le mage Israélite, bien que très surpris, s'exclama avec énergie :
Mensonge !... Vous êtes des menteurs ! Tout cela est l'œuvre de Satan ! Ces hommes sont porteurs des sortilèges infâmes du « Chemin » ! À bas la vile exploration !...
Sa bouche écumait, ses yeux irradiaient de colère. Saûl restait calme, impassible, presque souriant. Ensuite, sur un ton fort, il dit :
Calmez-vous, l'ami ! La furie n'est pas l'ami de la vérité et cache presque toujours des intérêts inavouables. Vous nous accusez de menteurs, mais nos paroles ne se sont pas déviées d'une ligne de la réalité des faits. Vous alléguez que notre effort procède de Satan, néanmoins, où a-t-on déjà vu une plus grande incohérence ? Où trouverions-nous un adversaire qui travaillerait contre lui-même ? Vous affirmez que nous sommes porteurs de sortilèges ; si l'amour constitue ce talisman, nous le portons dans notre cœur, désireux de communiquer à tous les êtres sa bénéfique influence. Finalement, vous nous accusez d'explorateurs sagaces alors que nous sommes venus ici à l'appel de celui qui nous a honorés avec sincérité et confiance et, à qui d'aucune manière, nous ne pourrions offrir les grâces du Sauveur à titre mercantile.
Il s'en suivit une discussion échauffée : Barjésus faisait son possible pour démontrer l'infériorité des intentions de Saûl, alors que celui-ci s'efforçait de répondre avec noblesse et cordialité.
En vain, le proconsul essaya de dissuader le Juif de continuer à débattre et sur ce ton. Barnabe, à son tour, qui se fiait davantage aux pouvoirs spirituels de son ami, accompagnait l'altercation sans cacher son admiration pour les infinis recours que le missionnaire tarsien révélait.
La polémique durait déjà depuis plus d'une heure, quand le mage a fait une allusion plus perverse à la personnalité et aux actes de Jésus-Christ.
Dans une attitude plus énergique, l'apôtre l'a réprouvé :
J'ai tout fait pour vous convaincre sans démonstration plus directe, de manière à ne pas blesser la partie respectable de vos convictions ; néanmoins, vous êtes aveugle et c'est dans ces conditions que vous pourrez voir la lumière. Comme vous, moi aussi j'ai déjà vécu dans les ténèbres et, à l'instant de ma rencontre personnelle avec le Messie, il a fallu que l'obscurité se fasse dans mon esprit pour que la lumière resurgisse plus brillamment.
Vous aurez également cette chance. La vision du corps se fermera à vous pour que vous puissiez voir la vérité en esprit !...
A cet instant, Barjésus a poussé un cri.
Je suis aveugle !
La confusion se fit dans l'enceinte. Barnabe s'est avancé, soutenant l'Israélite qui tâtonnait angoissé. Le tisserand et le gouverneur se sont approchés surpris. Quelques serviteurs furent appelés pour répondre aux besoins du moment, attentifs et pleins de sollicitude. Pendant quatre longues heures, Barjésus a pleuré, plongé dans l'ombre épaisse qui avait envahi ses yeux fatigués. À la fin, les missionnaires ont prié à genoux... Une douce sérénité s'est faite dans la grande pièce. Puis Saûl a imposé ses mains sur son front et, avec un soupir de soulagement, le vieil Israélite a retrouvé la vue, se levant confus et vaincu.
Vivement intéressé par les événements intenses de ce jour, le proconsul a appelé les missionnaires en particulier et leur dit aimablement :
Amis, je crois aux vérités divines que vous annoncez et je désire sincèrement partager le Royaume attendu. Toutefois, il faudrait que je sois informé de vos objectifs de travail, de vos plans. Je sais que vous ne négociez pas les dons spirituels dont vous êtes porteurs et je me propose de vous assister en tout ce qui sera à ma portée. Pourrais-je connaître les projets qui vous animent ?
Les deux missionnaires se regardèrent, surpris. Barnabe n'était pas encore sorti de l'étonnement que son compagnon lui avait causé. Saûl, à son tour, dissimulait mal son propre trouble face à l'aide spirituelle qu'il avait obtenue afin de confondre les malveillantes intentions de Barjésus.
Reconnaissant pourtant l'intérêt élevé et sincère du chef politique de la province, il a éclairci sur un ton joyeux :
Le Sauveur a fondé la religion de l'amour et de la vérité, une institution invisible et universelle où sont accueillis tous les hommes de bonne volonté. Notre objectif est de donner une face visible à l'œuvre divine en créant des temples qui s'unissent dans les mêmes principes, en son nom. Nous évaluons la délicatesse d'une telle tentative et nous croyons que de grandes difficultés vont surgirent sur notre chemin. Il est presque impossible de trouver la force humaine indispensable à cette entreprise ; mais nous devons faire avancer ce projet. Quand les éléments de l'institution visible manquent, nous espérons en l'église infinie, où, dans la lumière de l'universalité, Jésus sera le chef suprême de toutes les forces qui se consacrent au bien.
Il s'agit d'une sublime initiative - interrompit le proconsul démontrant un noble intérêt. - Où avez-vous commencé la construction des sanctuaires ?
Notre mission commence précisément maintenant. Les disciples du Messie ont fondé les églises de Jérusalem et d'Antioche. Pour l'instant, nous n'avons pas d'autres noyaux éducatifs que ceux-là. Il y a beaucoup de chrétiens de toute part, mais leurs réunions se font chez des particuliers. Ils ne possèdent pas de temples à proprement parler qui leur permettent d'être plus efficaces dans leur effort d'assistance et de propagande.
Neapaphos aura alors sa première église, fille de votre travail direct.
Saûl ne savait pas comment traduire sa gratitude pour ce geste de générosité spontanée. Profondément ému, il s'est avancé et a remercié le citoyen chypriote du don qui venait honorer et faciliter l'œuvre apostolique.
Tous trois ont encore longuement parlé des entreprises en perspective. Serge Paul leur a demandé d'indiquer les personnes capables de construire le nouveau temple, tandis que Barnabe et son compagnon exposaient leurs espoirs.
Ce n'est que la nuit venue que les missionnaires ont pu retourner à leur humble tente de prêches.
Je suis impressionné ! - dit Barnabe se rappelant ce qui s'était passé. - Comment as-tu fait ? A mon avis aujourd'hui est le plus grand jour de ta vie. Ta parole avait un timbre sacré et différent ; tu es maintenant doté du don de prophétie... De plus, le Maître t'a récompensé du pouvoir de dominer les idées malignes. Tu as vu comme le charlatan a senti l'influence des puissantes énergies quand tu as fait ton appel ?
Saûl l'écoutait attentif et avec la plus grande simplicité il a souligné :
Je ne sais pas non plus comment traduire mon étonnement pour les grâces obtenues. C'est grâce au Christ que nous sommes devenus les instruments de conversion du proconsul, car la vérité est que nous-mêmes, nous ne sommes rien.
Jamais, je n'oublierai les événements d'aujourd'hui - a repris l'ex-lévite, admiratif.
Et après une pause, il lui demanda :
Saûl, quand Ananie t'a baptisé il n'a pas suggéré que tu changes de nom ?
Je ne m'en rappelle pas.
Et bien je suppose que, désormais, tu dois considérer ta vie comme nouvelle. Tu as été illuminé par la grâce du Maître, tu as eu ta pentecôte, tu as été sacré apôtre pour les travaux divins de la rédemption.
L'ex-docteur de la Loi n'a pas dissimulé son étonnement et finit par conclure :
C'est très significatif pour moi qu'un chef politique soit attiré par notre intermédiaire à Jésus, d'autant que notre tâche appelle les gentils au soleil divin de l'Évangile de salut.
En lui-même, il s'est souvenu des liens sublimes qui le rattachaient à la mémoire d'Etienne, la généreuse influence du patricien romain qui le libéra des durs travaux de l'esclavage et évoquant la mémoire du martyr dans un appel silencieux, il dit avec émotion :
Je sais, Barnabe, que de nombreux compagnons ont changé de nom quand ils se sont convertis à l'amour de Jésus ; ils ont ainsi voulu marquer une séparation avec les erreurs fatales du monde. Je n'ai vraiment pas voulu utiliser ce recours. Mais la transformation du gouverneur et la lumière de la grâce, qui nous a accompagnés au cours des événements d'aujourd'hui, m'amènent aussi à chercher un motif d'éternels souvenirs.
Après une longue pause, laissant comprendre combien il avait réfléchi à prendre cette décision, il dit :
Des raisons personnelles, tout à fait respectables, m'obligent à reconnaître désormais un bienfaiteur en ce chef politique. Sans changer formellement de nom je commencerai à me faire appeler à la romaine.
Très bien - a répondu son compagnon -, entre Saûl et Paul il n'y a aucune différence, si ce n'est d'écriture ou de prononciation. La décision sera un bel hommage rendu à notre premier triomphe missionnaire auprès des gentils, tout en faisant référence à l'agréable souvenir d'un esprit si généreux.
Sur ce fait fut basé le changement d'une lettre du nom de l'ex-disciple de Gamaliel. Aux portes du christianisme naissant, avec son caractère intègre et énergique, le rabbin de Jérusalem, même transformé en modeste tisserand, ne voulut altérer sa fidélité innée. S'il avait servi Moïse en tant que Saûl, c'est avec le même nom qu'il devait servir Jésus-Christ. S'il avait commis des erreurs et avait été pervers dans sa condition première, il profiterai! de l'occasion offerte par les cieux pour corriger son existence et devenir un homme bon et juste dans la seconde. Pour cela , il n'accepta aucune suggestion de la part de ses amis. Il fut le premier persécuteur de l'institution chrétienne, le bourreau implacable du prosélytisme naissant, mais il voulait rester Saûl pour se rappeler de tout le mal qu'il avait fait et redoubler d'efforts pour faire tout le bien à sa portée. À cet instant, le souvenir d'Etienne effleura doucement son cœur. Il avait été son plus grand exemple dans sa marche spirituelle. C'était le Jezlel bien-aimé d'Abigail. Pour se retrouver, sans lu moindre hésitation, tous deux s'étaient promis de se chercher où que ce soit. Le frère et la sœur de Corinthe étalent tellement vivants dans son âme sensible qu'il ne pouvait effacer de sa mémoire les moindres événements de leur vie. La main de Jésus l'avait mené au proconsul, le libérateur de Jeziel des chaînes de la captivité ; l'ex- esclave était parti pour Jérusalem pour devenir disciple du Christ ! L'ex-rabbin se sentait heureux d'avoir été aidé par les forces divines devenant à son tour le libérateur de Serge Paul, asservi à la souffrance et aux illusions dangereuses du monde. Il était juste d'enregistrer dans sa mémoire le souvenir indélébile de celui qui avait été sa victime à Jérusalem et qui était maintenant un frère béni qu'il ne pouvait oublier dans les plus fugaces instants de sa vie et de son ministère.
À partir de là, le converti de Damas, en mémoire à l'inoubliable prêcheur de l'Évangile qui avait succombé aux lapidations, se fit appeler Paul jusqu'à la fin de ses jours.
La nouvelle de la guérison et de la conversion du proconsul remplit Neapaphos d'un grand étonnement. Les missionnaires n'eurent plus de repos. En dépit des protestations étouffées des Israélites, la communauté prit énormément d'ampleur. Concerné par les questions de santé, le chef provincial fournit le nécessaire pour réaliser la construction de l'église. Le mouvement était extraordinaire. Et les deux messagers de l'Évangile ne cessaient de rendre grâce à Dieu.
Le triomphe les entourait d'une profonde considération quand Paul reçut la visite de Barjésus qui souhaitait lui parler en privé. L'ex-rabbin n'a pas hésité. C'était une bonne occasion de prouver au vieil Israélite leurs intentions généreuses et sincères. Il le reçut donc avec courtoisie.
Barjésus semblait pris d'un grand embarras. Après avoir salué le missionnaire respectueusement, il s'est exprimé avec une certaine gêne :
Après tout, je dois éclaircir le malentendu concernant le proconsul. Personne, plus que moi, ne désirait la santé du malade, et par conséquent, personne n'est plus reconnaissant que moi de votre intervention qui le libéra d'une si triste maladie.
Je vous remercie de votre considération et je me réjouis de votre compréhension - a dit Paul, avec bonté.
Néanmoins...
Le visiteur se demandait s'il devait ou non exposer ses véritables intentions. Attentif à ses réticences mais sans présumer de leur cause, l'ex-rabbin a avancé spontanément.
Que désirez-vous dire ? Parlez avec franchise. Ne faites pas de cérémonies !
Il se trouve - a-t-il rétorqué plus confiant - que je caresse l'idée de vous consulter concernant vos dons spirituels. Je pense qu'il n'est pas de plus grand trésor pour triompher dans la vie...
Paul était confus, il ne savait pas le cours que prendrait la conversation. Mais se concentrant sur le point le plus délicat de ses prétentions, Barjésus a continué :
Combien gagnez-vous dans votre activité ?
Je gagne la miséricorde de Dieu - a dit le missionnaire, comprenant alors tout la portée de cette visite inattendue -, je vis de mon travail de tisserand et il ne serait pas licite de marchander ce qui appartient au Père qui est aux cieux.
C'est presque Incroyable ! a murmuré le mage écarquillant les yeux. - J'étais convaincu que vous portiez sur vous certains talismans que j'étais prêt à acheter à tout prix.
Et tandis que l'ex-rabbin le dévisageait plein de commisération pour son ignorance, le visiteur a continué :
Mais, est-il possible que vous fassiez de telles œuvres sans faire appel à des sortilèges ?
Le missionnaire l'a fixé plus attentivement et a murmuré :
Je ne connais qu'un sortilège efficace.
Quel est-il ? - a interrogé le mage d'un regard étincelant et avide.
C'est la foi en Dieu avec le sacrifice de nous-mêmes.
Le vieil Israélite sembla ne pas comprendre toute la signification de ces mots, et objecta :
Oui, mais la vie a des besoins urgents. Il est nécessaire de prévoir et d'amasser des ressources.
Paul a réfléchi une minute et a dit :
En ce qui me concerne, je n'ai rien qui puisse vous éclairer. Mais Dieu a toujours une réponse pour nos préoccupations les plus simples. Consultez ses éternelles vérités. Voyons quel est le message destiné à votre cœur.
Il allait ouvrir l'Évangile comme à son habitude quand le visiteur fit observer :
Je ne connais pas ce livre. Pour moi, il ne pourra donc mettre d'aucun conseil.
Le missionnaire a compris sa réticence et a souligné :
Que connaissez-vous alors ?
Moïse et les prophètes.
Il prit un rouleau de parchemins où la Loi Antique pouvait être lue et il le donna au vieux malicieux pour qu'il l'ouvre sur un passage au hasard selon la coutume de l'époque. Cependant avec une évidente mauvaise volonté, Barjésus a dit :
Je ne lis les prophètes qu'à genoux.
Tu peux lire comme il te convient car le fait de comprendre est ce qui nous intéresse avant tout.
Démontrant sa fierté pharisienne, le charlatan s'est agenouillé et a ouvert solennellement le texte, sous le regard serein et incisif de l'ex-rabbin. Le vieil Israélite est devenu pâle. Il a esquissé un geste pour se soustraire à la lecture ; mais Paul perçut ce mouvement subtil et, s'approchant, il lui dit avec une certaine véhémence :
Lisons le message permanent des émissaires de
Dieu.
Il s'agissait d'un passage des Proverbes que Barjésus prononça à voix haute profondément désappointé :
« Je te demande deux choses : Ne me les refuse pas, avant que je ne meure ! Éloigne de moi la fausseté et la parole mensongère. Ne me donne ni pauvreté, ni richesse. Accorde- moi le pain qui m'est nécessaire, de peur que dans l'abondance, je ne te renie et ne dise : Qui est Jéhovah ? Ou que dans la pauvreté, je ne dérobe et n'attaque au nom de mon Dieu. »15
15 Proverbes, chapitre 30, versets 7 à 9.
Le mage s'est levé embarrassé, le missionnaire lui-même était surpris.
Tu vois, l'ami ? - a dit Paul - la parole de la vérité est très éloquente. Voilà un puissant talisman dans notre existence que de savoir vivre avec nos propres recours sans augmenter les besoins de notre enrichissement spirituel.
Effectivement - a répondu le charlatan - ce procédé de consultation est très intéressant. Je vais sérieusement méditer sur l'expérience d'aujourd'hui.
Juste après il se retirait, après avoir prononcé quelques monosyllabes qui cachaient mal son désappointement.
Impressionné, le tisserand consacré au Christ nota ses profondes exhortations pour consolider son programme d'activités spirituelles, dépourvu d'intérêts mesquins.
La mission est restée à Neapaphos encore quelques jours, surchargée de travail. Jean- Marc collaborait dans la mesure de ses possibilités ; néanmoins, de temps en temps, Barnabe le surprenait attristé à se plaindre. Il ne s'attendait pas à faire face à tant de travail.
Mais, c'est mieux ainsi - lui faisait remarquer Paul
le service du bien est le mur qui nous protège des tentations.
Le jeune se résignait, mais sa contrariété était évidente.
En outre, en fidèle observateur du judaïsme, malgré sa passion pour l'Évangile, le fils de Marie Marc ressentait beaucoup de scrupules vu la largeur de vues de son oncle* et du missionnaire à l'égard des gentils. Il désirait servir Jésus, oui, de tout son cœur, mais il ne pouvait éloigner le Maître des traditions du berceau.
Alors que les graines semées à Chypre commençaient à germer dans la terre des cœurs, les travailleurs du Messie abandonnaient Neapaphos, remplis d'espoirs.
Après avoir beaucoup discuté, Paul et Barnabe ont décidé d'élargir leur mission aux peuples de la Pamphylie, à la stupeur de Jean-Marc qui s'étonnait d'une telle nouvelle.
Mais qu'allons-nous faire avec ces gens si étranges ?
demanda le jeune garçon contrarié. - Nous savons, à Jérusalem, que ce pays est
peupl
é de créatures très ignorantes ; de plus il y a des voleurs de toute part.
Effectivement - acquiesça Paul convaincu -, je pense que c'est justement pour cela que nous devons voir cette région. Pour d'autres, un voyage à Alexandrie pourrait offrir un plus grand intérêt ; mais tous ces grands centres sont pleins de talentueux orateurs. Ils possèdent des synagogues importantes, des connaissances élevées, de grandes démonstrations de science et de richesse. S'ils ne servent pas Dieu, c'est par manque de bonne volonté ou parce que leur cœur est endurci. En Pamphylie, au contraire, c'est très pauvre, rudimentaire et sans lumière spirituelle. Avant d'enseigner à Jérusalem, le Maître a préféré se manifester à Capharnaûm et dans d'autres villages presque anonymes de la Galilée.
Devant cet argument inattaquable, Jean s'est abstenu d'insister.
Quelques jours plus tard, une modeste embarcation lés laissait à Âttalie où Paul et Barnabe trouvèrent un singulier enchantement aux paysages qui entouraient le Caystre.
Dans cette localité très pauvre, ils ont prêché la Bonne Nouvelle en plein air et eurent un immense succès. Observant chez son compagnon une expression supérieure, Barnabe avait presque livré la direction du mouvement à Tex-rabbin dont la parole savait maintenant éveiller de charmants enchantements L'humble peuple a accueilli le prêche de Paul avec un profond intérêt. Il parlait de Jésus comme d'un prince céleste qui avait visité le monde et attendait ses sujets aimés dans la sphère de là glorification spirituelle. L'attention que les habitants d'Attalié dispensaient au sujet était évidente. Quelques-uns demandèrent des copies des leçons de l'Évangile, d'autres cherchaient à gratifier les messagers du Maître avec ce qu'ils possédaient de mieux. Très émus, ils recevaient les aimables cadeaux de leurs nouveaux amis qui étaient presque toujours des assiettes de pain, des oranges' ou du poisson.
Leur séjour dans la localité généra de nouveaux problèmes. Il devait organiser l'activité culinaire. Délicatement, Barnabe avait désigné son neveu pour cela, mais le jeune ne réussissait pas à masquer sa contrariété. Le .remarquant, Paul lui dit instamment :
Ne nous impressionnons pas avec les problèmes d'ordre naturel. Cherchons à restreindre, désormais, nos besoins et nos besoins alimentaires. Nous ne mangerons que du pain, des fruits, du miel et du poisson. Ainsi le travail culinaire sera simplifié et restreint à la préparation des poissons cuits dont j'ai une grande pratique depuis que j'ai vécu au bord du Taurus. Que Jean ne se fasse pas de soucis car il est normal que cette partie me revienne.
Malgré l'attitude généreuse de Paul, le jeune continuait contrarié.
Bientôt, la mission loua un bateau et partit pour Pergé. Dans cette ville d'une certaine importance pour la région où elle se localisait, ils annoncèrent l'Évangile avec un immense dévouement. La petite synagogue se remplit ce samedi-là d'une grande agitation. Quelques juifs et de nombreux gentils en majorité des gens pauvres et simples ont accueilli les missionnaires avec une réelle joie. Les nouvelles du Christ ont éveillé une singulière curiosité et d'un certain enchantement. Le modeste édifice, loué par Barnabe, était plein de créatures soucieuses d'obtenir une copie des annotations de Lévi. Paul se réjouissait. Il ressentait une joie indéfinissable au contact de ces cœurs humbles et modestes qui donnaient à son esprit fatigué de casuistique la douce impression de virginité spirituelle. Quelques-uns cherchaient à connaître la position de Jésus dans la hiérarchie des dieux du paganisme ; d'autres désiraient savoir la raison pour laquelle ils avaient crucifié le Messie, sans considération pour ses titres de grandeur en tant que Messager de l'Éternel. La région était pleine de superstitions et de croyances. La culture judaïque se restreignait à l'environnement fermé des synagogues. Bien que la mission consacre son plus grand effort aux Israélites, prêchant dans le cercle de ceux qui suivaient la Loi de Moïse, elle s'intéressait aux couches les plus obscures du peuple en raison des guérisons et de l'invitation aimante à l'Évangile, mouvement qui suscitait tout l'engagement des travailleurs de Jésus.
Pleinement satisfaits, Paul et Barnabe décidèrent de se diriger à partir de là vers Antioche de Pisidie. Informé de ce projet, Jean-Marc ne réussit pas à calmer ses craintes plus longtemps et demanda :
En supposant que nous n'allions pas au-delà de Pamphylie. Comment arriver jusqu'à Antioche alors ? Nous n'avons pas comment traverser de tels précipices. Les forêts sont Infestées de bandits, le fleuve qui est plein de cascades ne facilite pas le passage des barques. Et les nuits ? Comment allons-nous dormir ? Ce voyage ne peut se faire sans animaux et sans serviteurs et nous n'en avons pas.
Paul a réfléchi une minute et dit :
Écoute, Jean, quand nous travaillons pour quelqu'un, nous devons le faire avec amour. Je pense qu'annoncer le Christ à ceux qui ne le connaissent pas, vu leurs nombreuses difficultés naturelles, est une gloire pour nous. L'esprit de service ne rejette jamais la partie la plus difficile sur les autres. Le Maître n'a pas donné sa croix à ses compagnons. Dans notre cas, si nous avions beaucoup d'esclaves et de chevaux, ne serait-ce pas eux les porteurs des responsabilités les plus lourdes en ce qui concerne les questions proprement matérielles ? Le travail de Jésus, néanmoins, est si grand à nos yeux que nous devons disputer aux autres chaque partie de son exécution dans notre propre intérêt.
Le jeune a semblé d'autant plus angoissé. L'énergie de Paul était déconcertante.
Mais ne serait-il pas plus prudent - a-t-il continué très pâle - de partir pour Alexandrie et de s'organiser au moins pour le faire dans des conditions plus faciles ?
Tandis que Barnabe accompagnait ce dialogue avec la sérénité qui le caractérisait, l'ex- rabbin a continué :
Tu donnes trop d'importance aux obstacles. As-tu déjà pensé aux difficultés que le Seigneur a certainement dû vaincre pour être parmi nous ? Même s'il pouvait traverser librement les abîmes spirituels pour arriver à notre cercle de perversité et d'ignorance, nous devons considérer la barrière de boue de nos misères viscérales... Et tu t'épouvantes à peine des quelques écarts de chemin qui nous séparent de Pisidie ?
Le jeune s'est tu, de toute évidence contrarié. L'argument était excessivement fort, à ses yeux, et ne laissait place à aucune autre objection.
Dans la soirée, Barnabe, visiblement inquiet s'est approché de son compagnon et lui exposa les intentions de son neveu. Le jeune avait décidé de retourner à Jérusalem. Paul a entendu calmement ces explications, mais ne put s'opposer à une telle décision.
Ne pourrions-nous pas l'accompagner un morceau, au moins, pour qu'il soit plus proche de sa destination ? -a demandé l'ex-lévite de Chypre, inquiet pour son neveu.
Une destination ? - a dit Paul surpris. - Mais nous avons déjà la nôtre. Depuis notre premier accord, nous avions programmé l'excursion à Antioche. Je ne peux t'empêcher de tenir compagnie au jeune ; moi, néanmoins, je ne dois pas modifier le parcours tracé. Au cas où tu déciderais de retourner avec lui, je continuerai seul. Je pense que les entreprises de Jésus ont leur juste moment de réalisation. Il faut en profiter. Si nous repoussons la visite à Pisidie au mois prochain, peut-être sera-t-il trop tard.
Barnabe réfléchit quelques minutes puis lui dit convaincu :
Ton commentaire est incontestable. Je ne peux rompre nos engagements. De plus, Jean est un homme et il pourra repartir seul. À ces fins, il a l'argent nécessaire donné par les soins maternels.
L'argent dont on ne fait pas bon usage - a conclu Paul calmement - dissout toujours les liens et les responsabilités les plus sacrés.
La conversation se finit ainsi, tandis que Barnabe retournait conseiller son neveu, franchement impressionné.
Deux jours avant de prendre la barque qui le mènerait à l'embouchure du Caystre, le fils de Marie Marc saluait l'ex-docteur de Jérusalem, un sourire embarrassé sur les lèvres.
Paul l'a étreint sans joie et lui dit sur un ton calme d'avertissement :
Que Dieu te bénisse et te protège. N'oublie pas que la marche vers le Christ est également faite de successions. Nous devons tous bien arriver ; néanmoins, ceux qui s'égarent doivent bien arriver par leur propre moyen.
Oui - a dit le jeune honteux -, je chercherai à travailler et à servir Dieu de toute mon
âme.
Tu fais bien et tu accompliras ton devoir en procédant ainsi - lui répondit l'ex- rabbin convaincu. -Souviens-toi toujours que David, tant qu'il était occupé, a été fidèle au Tout-Puissant, mais quand il s'est reposé, il s'est livré à l'adultère ; Salomon, pendant les durs services de la construction du Temple, a été pur dans sa foi, mais quand l'heure du repos fut venue, il fut vaincu par la débauche ; Judas a bien commencé et fut le disciple direct du Seigneur, mais l'impression triomphale de l'entrée du Maître dans Jérusalem a suffi pour qu'il cède à la trahison et à la mort. Il y a tant d'exemples devant nous, il serait bon que nous n'en venions jamais à nous reposer.
Le neveu de Barnabe est parti sincèrement touché par ces paroles qui le suivraient à l'avenir comme un appel constant.
Peu après l'incident, les deux missionnaires prirent à leur tour les routes impénétrables. Pour la première fois, ils furent obligés de passer la nuit à l'humidité, au sein de la nature. Triomphant des précipices, ils trouvèrent une grotte rocheuse dans laquelle ils se cachèrent pour reposer leur corps mortifié et douloureux. Le second jour de marche se passa avec le courage invincible de toujours. Leur alimentation était faite de quelques pains apportés de Pergé et de fruits sauvages ramassés ça et là. Résolus et de bonne humeur, ils affrontaient et triomphaient de tous les obstacles. De temps en temps, ils devaient regagner l'autre berge du fleuve, alors qu'ils se trouvaient face à des barrières infranchissables. Et les voilà à palper le fond des torrents, prudemment, avec de longs bâtons verts, ou à apprivoiser les chemins dangereux et inexplorés.
La solitude leur suggérait de belles pensées. Un optimisme sacré débordait de leurs moindres idées. Tous deux caressaient de tendres souvenirs du passé affectif et prometteur. En tant qu'hommes, ils ressentaient tous les besoins humains, mais la fidélité avec laquelle ils se livraient au Christ était profondément émouvante, confiant en son amour la réalisation des désirs sanctifiés d'une vie plus élevée.
Lors de la seconde nuit, peu après les dernières couleurs du crépuscule, ils se sont installés dans une petite caverne légèrement éloignée de l'étroit sentier. Après un repas frugal, ils se mirent à commenter avec entrain les faits de l'église de Jérusalem. Dans la nuit noire, leurs voix brisaient encore le grand silence. Multipliant les thèmes, ils se mirent à parler des excellences de l'Évangile, exaltant la grandeur de la mission de Jésus-Christ.
Si les hommes savaient... - disait Barnabe en faisant des comparaisons.
Tous se réuniraient autour du Seigneur et se reposeraient - conclut Paul plein de conviction.
C'est le Prince qui régnera sur tous.
Personne n'a apporté à ce monde une plus grande richesse.
Ah ! - commentait le disciple de Simon Pierre - le trésor dont il a été le messager grandira la terre pour toujours.
Et c'est ainsi qu'ils poursuivaient, profitant des précieuses images de la vie commune pour symboliser les biens éternels, quand un bruit singulier attira leur attention. Deux hommes armés se sont précipités sur eux deux à la faible lumière d'une torche allumée avec des résines.
La bourse ! - a crié l'un des malfaiteurs.
Barnabe est devenu légèrement pâle, mais Paul était calme et impassible.
Donnez-nous ce que vous avez ou vous mourrez -s'exclama l'autre bandit, levant un poignard.
Regardant fixement son compagnon, l'ex-rabbin a ordonné :
Donne-leur l'argent qu'il nous reste, Dieu répondra à nos besoins d'une autre manière.
Barnabe vida la bourse qu'il portait entre les plis de sa tunique, tandis que les malfaiteurs avides ramassaient la petite quantité.
Remarquant les parchemins de l'Évangile que les missionnaires consultaient à la lumière d'une torche improvisée, l'un des voleurs a interrogé méfiant et ironique :
Qu'est-ce que ces documents ? Vous parliez d'un riche prince... Nous vous avons entendu faire références à un trésor... Que signifie tout cela ?
Avec une admirable présence d'esprit, Paul a expliqué :
Oui, effectivement ces parchemins sont les manuscrits de l'immense trésor que nous a apporté le Christ Jésus qui régnera sur les princes de la terre.
L'un des bandits, très intéressé, a examiné le rouleau d'annotations de Lévi.
Celui qui trouvera ce trésor - continuait Paul, résolu -, ne sera plus jamais dans le
besoin.
Les voleurs gardèrent l'Évangile soigneusement.
Remerciez Dieu que nous ne vous ayons pas retiré la vie - a dit l'un d'eux.
Et éteignant la torche vacillante, ils ont disparu dans l'obscurité de la nuit. Quand ils se sont retrouvés seuls, Barnabe n'a pas réussi à dissimuler son étonnement.
Et maintenant ? - a-t-il demandé d'une voix tremblante.
La mission continue bien - a commenté Paul avec bonne humeur -, nous ne comptions pas sur l'excellente occasion de transmettre la Bonne Nouvelle aux voleurs.
Le disciple de Pierre resta admiratif face à une telle sérénité et reprit :
Mais, ils nous ont aussi pris les dernières galettes d'orge, ainsi que les couvertures...
Il y aura toujours quelques fruits en route - lui fit Paul, déterminé - quant aux couvertures, n'y faisons pas trop attention, car la mousse des arbres ne manquera pas.
Et, désireux de tranquilliser son compagnon, il a ajouté :
De fait, nous n'avons plus d'argent, mais je pense que ce ne sera pas difficile de trouver du travail avec les tapissiers d'Antioche de Pisidie. En outre, la région est très éloignée des grands centres et je peux apporter certaines nouveautés aux collègues de métier. Ces circonstances sont avantageuses pour nous.
Après avoir tissé de nouveaux espoirs, ils ont dormi sous la rosée en rêvant aux joies du Royaume de Dieu.
Le lendemain, Barnabe continuait inquiet. Interpellé par son compagnon, il reconnut d'un air affecté :
Je suis résigné par le manque absolu de recours matériels, mais je ne peux oublier que nous avons aussi perdu les annotations évangéliques que nous possédions. Comment reprendre notre tâche ? Si nous savons par cœur une grande partie des enseignements, nous ne pourrons conférer toutes les expressions...
Tu te trompes, Barnabe - a-t-il dit avec un sourire optimiste -, j'ai ici l'Évangile qui me rappelle la bonté de Gamaliel. C'est un cadeau de Simon Pierre à mon vieux mentor qui, à son tour, me l'a donné peu de temps avant de mourir.
Le missionnaire de Chypre a serré dans ses mains le trésor du Christ. La joie a illuminé à nouveau son cœur. Ils pouvaient dispenser tout le confort du monde, mais la parole de Jésus était indispensable. Triomphant des obstacles de toute sorte, ils sont arrivés à Antioche très affaiblis. Paul principalement, à certains moments de la nuit, il se sentait fatigué et fiévreux. Barnabe avait de fréquents accès de toux. Le premier contact avec la nature hostile avait causé aux deux messagers de l'Évangile de forts déséquilibres organiques.
Malgré sa santé précaire, le tisserand de Tarse chercha à s'informer, dès la matinée de leur arrivée, des ateliers d'artisans en cuir existants en ville.
Antioche de Pisidie comptait un grand nombre d'Israélites. Son mouvement commercial était plus que régulier, les rues exhibaient des magasins bien garnis et de petites industries variées.
Confiant en la providence divine, ils ont loué une chambre très simple, et tandis que Barnabe se reposait de sa fatigue extrême, Paul est allé voir l'un des ateliers indiqués par un commerçant de fruits.
Un Juif à l'aspect bienveillant, entouré de trois assistants, au beau milieu de nombreuses étagères avec des sandales, des tapis et bien d'autres produits de sa profession, dirigeait une grande boutique. Ayant été informé de son nom, compte tenu de sa recherche auprès du commerçant en question, l'ex-docteur de Jérusalem a demandé à voir Monsieur Ibrahim, alors qu'il était reçu avec une grande curiosité.
L'ami - a expliqué Paul, sans détours -, je suis un collègue de métier et j'ai des besoins urgents, je viens vous demander l'immense faveur de m'admettre dans le cadre des activités de votre commerce. Je dois faire un long voyage et, je ne possède plus rien, aussi je fais appel à votre générosité, et j'espère recevoir un accueil favorable.
Le tapissier le dévisagea avec sympathie, mais un peu méfiant. Il était étonné mais en même temps il appréciait sa franchise et son aisance. Après avoir un peu réfléchi, il répondit vaguement quelque chose :
Notre travail est très insuffisant et, pour être sincère, je ne dispose pas d'un capital suffisant pour rémunérer beaucoup d'employés. Tout le monde n'achète pas des sandales ; les équipements de troupe restent en attente des caravanes qui ne passent que de temps ni temps ; nous vendons peu de tapis, et sans les bâches ni cuir pour la confection de tentes improvisées, je suppose que nous ne serions pas en mesure de garder notre affaire. Comme vous voyez, ce ne sera pas facile de vous trouver du travail.
Néanmoins - a réagi l'ex-rabbin, touché par la sincérité de son interlocuteur -, j'ose insister dans ma demande. Ce ne sera que pour quelques jours... De plus, j'accepterais volontiers de travailler en échange d'un peu de pain et d'un toit pour moi et un compagnon malade.
Le bon Ibrahim fut sensible à cette confession. Après, une longue pause, pendant laquelle le tapissier d'Antioche hésitait encore à dire « oui » ou « non », Paul a conclu :
Mon besoin est si grand que j'insiste auprès de vous, au nom de Dieu.
Entre - a dit le commerçant, vaincu par cet argument.
Bien que malade, l'émissaire du Christ s'attela à la tâche avec empressement. Un vieux métier à tisser a été installé précipitamment près d'un panneau plein de couteaux, de marteaux et de pièces en cuir.
Paul se mit à travailler avec un regard amical et une bonne parole pour chacun des compagnons. Loin de s'imposer par les connaissances supérieures dont il disposait, il observait le système de travail des assistants d'Ibrahim et suggérait de nouvelles méthodes adaptées au service, avec bonté sans affectation.
Ému par ses déclarations sincères, le propriétaire de la maison fit envoyer un repas à Barnabe tandis que l'ex-rabbin triomphait gaillardement de ses premières difficultés, ressentant la joie d'une grande victoire..
Cette nuit-là, auprès de son compagnon de luttes, il a élevé à Jésus une prière pénétrée des plus grands remerciements. Tous deux commentèrent leur nouvelle situation. Tout allait bien, mais il fallait penser à l'argent nécessaire pour payer le loyer de la chambre.
Édifié par l'exemple de son ami, maintenant c'était Barnabe qui cherchait à le consoler:
- Peu importe, Jésus tiendra compte de notre bonne volonté, il ne nous laissera pas à l'abandon.
Le lendemain quand Paul revint de l'atelier, c'est un peu angoissé qu'il dut attendre son compagnon. Le coursier d'Ibrahim, qui avait apporté le repas de Barnabe, ne l'avait pas trouvé. Après un moment d'inquiétude, l'ex-rabbin lui a ouvert la porte et il eut une indicible surprise. Le disciple de Pierre semblait extrêmement abattu, mais une profonde joie débordait de son regard. Il lui expliqua que lui aussi avait trouvé un travail rémunérateur. Il serait employé chez un potier qui avait besoin d'ouvriers car il devait profiter du beau temps. Ils se sont étreints émus. S'ils avaient réussi à dominer le monde par les faits du hasard, ils n'auraient pas ressenti une plus grande joie. Mais un simple travail honnête suffisait à leur cœur illuminé par Jésus-Christ.
À leur premier samedi à Antioche, les hérauts de l'Évangile se sont dirigés vers la synagogue locale. Ibrahim, très satisfait de la coopération de son nouvel employé, lui avait donné deux vieilles tuniques que Paul et Barnabe ont enfilées avec joie.
Toute la population qui « craignait Dieu » s'était rassemblée dans l'enceinte. Paul et Barnabe se sont assis dans un coin réservé aux visiteurs ou aux étrangers. Une fois l'étude terminée et les commentaires de la Loi et des prophètes prononcés, le directeur des services religieux leur a demandé, à voix haute, s'ils désireraient dire quelques mots aux personnes présentes.
Immédiatement, Paul s'est levé et a accepté l'invitation. Il s'est dirigé vers la modeste tribune dans une attitude noble et se mit à parler de la Loi, pris d'une éloquence sublime. L'auditoire, qui n'était pas habitué à des raisonnements aussi élevés, suivait son discours fluide comme s'il s'agissait d'un prophète authentique qui semait des merveilles. Les Israélites ne dissimulaient pas leur contentement. Qui était cet homme dont le Temple de Jérusalem lui- même pouvait s'enorgueillir ? À un moment donné, néanmoins, les paroles de l'orateur devinrent presque incompréhensibles pour tous. Son verbe sublime annonçait un Messie qui était déjà venu au monde. Quelques juifs ont tendu l'oreille. Il s'agissait du Christ Jésus et par son intermédiaire les créatures devaient attendre la grâce et la vérité du salut. L'ex-docteur remarqua que de nombreuses physionomies se montrèrent contrariées, mais la majorité l'écoutait avec une Indéfinissable vibration de sympathie. Le rapport des faits concernant Jésus, son exemple divin, sa mort sur la croix, arrachaient des larmes à l'auditoire. Même le chef de la synagogue était profondément surpris...
Une fois sa longue oraison terminée, le nouveau missionnaire fut étreint par un grand nombre d'assistants. Ibrahim, qui venait de le connaître sous un nouvel aspect, le complimenta rayonnant.
Fortement impressionné, Eustache, le potier qui avait donné du travail à Barnabe, s'est approché pour les saluer. Cependant, les mécontents n'ont pas manqué. Le succès de Paul avait contrarié l'esprit pharisien de l'assemblée.
Le lendemain, Antioche de Pisidie était agitée par la rumeur. La tente d'Ibrahim et la poterie d'Eustache devinrent des lieux de grandes discussions et d'échanges. Paul leur a alors parlé des guérisons qui pouvaient être faites au nom du Maître. Une vieille tante de son employeur fut guérie d'une maladie persistante par la simple imposition des mains et des prières faites au Christ. Deux enfants du potier furent soignés par l'intervention de Barnabe. Les deux émissaires de l'Évangile furent bientôt très appréciés. Les gens simples venaient leur demander des prières, des copies des enseignements de Jésus, alors que de nombreux malades retrouvaient la santé. Si le bien grandissait, l'animosité contre eux aussi, elle venait de ceux qui étaient les plus hauts placés dans la ville. Un mouvement opposé au Christ s'est initié. En dépit des prêches prononcés par Paul, la persécution, la dérision et l'ironie, augmentait parmi les Israélites puissants. Les messagers de la Bonne Nouvelle n'étaient pas découragés pour autant. Consolés par les plus sincères, ils fondèrent leur église chez Ibrahim. Alors que tout allait bien, voici que l'ex-rabbin, souffrant encore des conséquences des vicissitudes vécues lors de leur passage dans les marais de Pamphylie, est tombé gravement malade et inquiéta tous ses frères. Pendant un mois, il resta sous l'influence maligne d'une fièvre dévorante. Barnabe et leurs nouveaux amis lui prodiguaient tous les soins possibles.
Analysant l'incident, les ennemis de l'Évangile partirent en campagne, ironisant sur la situation. Il y avait plus de trois mois que tous deux annonçaient le nouveau Royaume, reformulaient les notions religieuses du peuple, guérissaient les maladies les plus tenaces et, alors pour quelle raison le puissant prédicateur ne se guérissait-il pas lui-même ? Les propos cuisants et les idées mesquines bouillonnaient.
Ses confrères, néanmoins, témoignèrent d'un dévouement sans bornes. Paul fut soigné chez Ibrahim avec beaucoup de tendresse, comme s'il avait trouvé un nouveau foyer.
Après sa convalescence, le brave tisserand retourna aux prêches des nouvelles vérités, plus prometteur.
Observant son courage, rongés de dépit certains éléments judaïques conspirèrent son expulsion sans la moindre condescendance. Pendant plusieurs mois l'ex-docteur de Jérusalem dut lutter contre les coups du pharisianisme dominant en ville, se maintenant au-dessus des calomnies et des insultes. Mais, quand il révéla son pouvoir de résolution et de fermeté d'esprit, les Israélites mécontents menacèrent Ibrahim et Eustache de la suppression d'avantages et de leur bannissement. Les deux anciens habitants d'Antioche de Pisidie étaient accusés d'être des partisans de la révolte et du désordre. Hautement émus, ils reçurent la notification qui disait que seul le départ de Paul et de Barnabe pourrait les sauver de la prison et de la flagellation.
Devant la pénible situation de leurs amis, les missionnaires de Jésus décidèrent de partir. Ibrahim avait les yeux pleins de larmes. Eustache ne réussissait pas à cacher son découragement. Aux questions posées par Barnabe, l'ex-rabbin exposa le plan de leurs activités futures. Ils iraient vers Iconie. Ils prêcheraient là les vérités de Dieu. Le disciple de Simon Pierre approuva sans hésiter. En cette nuit mémorable, les frères se sont réunis avec tous ceux qui avaient partagé leurs profondes émotions, les messagers de la Bonne Nouvelle les quittaient. Pendant plus de huit mois, ils avaient enseigné l'Évangile. Ils avaient été confrontés à des plaisanteries et à des railleries, ils avaient connu des épreuves bien amères. Leurs travaux étaient salués dans le monde par le bannissement comme s'ils étaient des criminels ordinaires, mais l'église du Christ était fondée. Paul leur parla de cela, presque avec orgueil, malgré les larmes qui lui coulaient des yeux. Les nouveaux disciples du Maître ne devaient pas trouver étrange les incompréhensions du monde, le Sauveur lui-même n'avait pas échappé à la croix de l'ignominie et il ajouta que le mot « chrétien » signifiait partisan du Christ. Pour découvrir et connaître les sublimités du Royaume de Dieu il fallait travailler et souffrir sans repos.
L'assemblée amicale accueillit, à son tour, ses exhortations les larmes aux yeux.
Dans la matinée suivante, armés d'une lettre de recommandation rédigée par Eustache et chargés d'une grande provision de petits souvenirs de leurs compagnons de foi, ils se sont mis en route, intrépides et heureux.
Le parcours faisant plus d'une centaine de kilomètres fut difficile et pénible, mais les pionniers ne s'arrêtèrent pas à un tel obstacle.
Arrivés en ville, ils se sont présentés à l'ami d'Eustache qui portait le nom d'Onesiphore. Ils furent reçus avec une généreuse hospitalité le samedi suivant. Avant même de commencer leur travail professionnel, Paul exposa les objectifs de son passage dans la région. Leur premier jour dans la synagogue provoqua des discussions animées. Le courant politique de la ville était constitué de juifs riches et instruits dans la Loi de Moïse ; néanmoins, les gentils qui étaient en grand nombre constituaient la classe moyenne. Ces derniers reçurent le message de Paul avec beaucoup d'intérêt, mais les premiers réagirent vivement dès le début. Il y eut du tumulte. Les fiers enfants d'Israël ne pouvaient pas tolérer un Sauveur qui s'était livré sans résistance à la croix des voleurs. La parole de l'apôtre, néanmoins, fut si favorablement accueillie du public que les gentils d'Iconie lui offrirent un vaste salon pour qu'il puisse transmettre l'enseignement évangélique, tous les après-midi. Ils voulaient des nouvelles du nouveau Messie, s'intéressaient à ses moindres faits et à ses paroles les plus simples. Rempli de gratitude et de sympathie, l'ex-rabbin accepta la charge. Quotidiennement, une fois terminée sa tâche ordinaire, une foule compacte d'Iconiens s'agglomérait anxieuse pour entendre sa parole vibrante. A la tête de l'administration, les juifs n'ont pas tardé à réagir, mais toute tentative d'intimider le prédicateur avec les plus viles menaces était inutile. Intrépide, il continuait à prêcher courageusement. Onesiphore, à son tour, lui prêtait main forte et en peu de temps, ils avaient fondé l'église dans sa propre maison.
Les Israélites gardaient fermement en tête l'idée d'expulser les missionnaires, quand un incident se produisit et vint à leur secours.
Voilà qu'un beau jour, une jeune fiancée entendit occasionnellement les prêches de l'apôtre des gentils. Depuis, elle pénétrait quotidiennement dans le salon en quête de nouveaux enseignements. Émerveillée par les promesses du Christ et se sentant prise d'une forte passion pour le personnage saisissant de l'orateur, lamentablement, elle fut prise de fanatisme au point d'en oublier les devoirs qui l'attachaient à son fiancé et à la tendresse maternelle. Thècle, c'était son nom, ne s'occupait plus des liens sacrosaints qu'elle devait honorer dans son milieu domestique. Elle abandonna son travail de jour pour attendre le crépuscule avec anxiété. Théoclie, sa mère, et Tamiris, son fiancé, accompagnaient le cas avec une désagréable surprise. Ils attribuaient à Paul un tel déséquilibre. L'ex-docteur, à son tour, trouvait étrange l'attitude de la jeune femme qui, quotidiennement, Insinuait des questions, des regards et prenait de singulières expressions.
Une fois, alors qu'il était sur le point de retourner chez Onesiphore en compagnie de Barnabe, la jeune femme a demandé à lui parler en particulier.
Devant ses questions attentionnées, Thècle rougissait et bégayait :
-Je... je...
Parle, ma fille - a murmuré l'apôtre un peu inquiet -, tu dois te considérer en présence d'un père.
Seigneur - a-t-elle réussi à dire haletante -, je ne sais pas pourquoi, j'ai été très impressionnée par vos propos.
Ce que j'ai enseigné - a déclaré Paul - ne m'appartient pas, mais vient de Jésus qui désire notre bien à tous.
De toute façon - fit-elle avec une plus grande timidité -, je vous aime beaucoup !...
Paul en fut effrayé. Il ne comptait pas sur une telle déclaration. L'expression « je vous aime beaucoup » n'était pas prononcée sur un ton de fraternité pure, mais avec une marque personnelle qui laissa l'apôtre fortement impressionné. Après un moment de réflexion devant cette situation imprévisible, il répondit avec conviction :
Ma fille, ceux qui s'aiment en esprit, s'unissent dans le Christ pour l'éternité des émotions les plus sacrées ; mais qui sait si ce n'est pas la chair qui va mourir que tu aimes ?
J'ai besoin de votre affection - s'exclama la jeune fille, le regard larmoyant.
Oui - a répondu l'ex-rabbin -, mais tous deux nous avons besoin de l'affection du Christ. Ce n'est que soutenus en lui que nous pourrons ressentir de la force face à nos faiblesses.
Je ne pourrai pas vous oublier - pleurait la jeune femme, éveillant en lui de la compassion.
Paul restait pensif. Il s'est rappelé sa jeunesse. Il s'est rappelé les rêves qu'il avait tissés aux côtés d'Abigail. En une seconde, son esprit déversait en lui un monde de douces et angoissantes réminiscences ; et comme s'il revenait d'un mystérieux pays d'ombres, il s'exclama comme s'il se parlait à lui-même :
Oui, l'amour est sacré, mais la passion est toxique. Moïse a recommandé que nous aimions Dieu par-dessus tout ; et le Maître a ajouté que nous nous aimions les uns, les autres, en toutes circonstances dans la vie...
Et fixant ses yeux, maintenant très brillants dans ceux de la jeune fille qui pleurait, il lui dit très ému :
Ne tombe pas amoureuse d'un homme fait de boue et de péchés qui se destine à mourir !...
Thècle n'était pas encore revenue de sa surprise que son fiancé désolé a pénétré dans l'enceinte déserte. Tamiris fut le premier à pousser de grands cris, alors que le messager de la Bonne Nouvelle écoutait ses reproches avec une grande sérénité. La fiancée réagit avec mauvaise humeur. Elle réaffirma son affection pour Paul et exposa franchement ses intentions les plus intimes. Le jeune homme était scandalisé, l'apôtre attendait patiemment que le fiancé l'interroge. Et quand il fut convoqué à se Justifier, il lui expliqua sur un ton fraternel :
L'ami, ne sois pas contrarié, ni exalté en raison des événements qui donnent lieu à de profondes incompréhensions. Ta fiancée est simplement malade. Nous annonçons le Christ, mais le Sauveur a ses ennemis occultes de toute part, comme la lumière a pour ennemies les ténèbres permanentes. Mais la lumière triomphe des ténèbres de toute nature. Nous initions le travail missionnaire dans cette ville, sans grands obstacles. Les juifs nous ridiculisent, néanmoins, ils n'ont rien trouvé dans nos actes pour justifier une persécution déclarée. Les gentils nous étreignent avec amour. Notre effort se développe pacifiquement et rien ne nous induit au découragement. Les adversaires invisibles de la vérité et du bien se sont rappelé donc d'influencer cette pauvre enfant pour en faire un instrument perturbateur de notre tâche. Il est possible que tu ne me comprennes pas tout de suite ; néanmoins, la réalité est bien telle.
Tamiris, pourtant, laissant entrevoir qu'il souffrait de la même influence pernicieuse, s'est écrié enragé :
Vous n'êtes qu'un immonde sorcier ! Ça c'est la vérité. Mystificateur du peuple idiot et rude, vous n'êtes que de vils séducteurs de jeunes femmes impressionnables. Vous insultez une veuve et un honnête homme, ce que je suis, vous insinuant dans l'esprit fragile d'une orpheline de père.
Il écumait de colère. Paul a entendu ses injures avec une grande présence d'esprit.
Quand le jeune homme fut fatigué de sa rage, l'apôtre a pris son manteau, a fait un geste d'adieu et a ajouté :
Quand nous sommes sincères, nous sommes dans un repos invulnérable ; mais chacun accepte la vérité comme il peut. Pense et entends-le comme tu pourras.
Et il a abandonné l'enceinte pour retrouver Barnabe.
Les proches de Thècle, néanmoins, n'ont pas baissé les bras face à ce qu'ils considéraient comme une offense. La nuit même, profitant de cette excuse, les autorités judaïques d'Iconie ont ordonné l'emprisonnement de l'émissaire de la Bonne Nouvelle. La foule des mécontents a afflué à la porte d'Onesiphore, criant des injures. Malgré l'interférence de ses amis, Paul fut jeté en prison où lui fut affligé le supplice des trente-neuf coups de fouet. Accuse de séducteur et d'ennemi des traditions de la famille, ainsi que de blasphémateur et de révolutionnaire, il fallut beaucoup de dévouement de la part de ses confrères récemment convertis pour lui rendre sa liberté.
Après cinq jours de prison à supporter de sévères punitions, Barnabe l'a reçu exultant
de joie.
Le cas de Thècle avait pris les proportions d'un grand scandale, mais dès sa première nuit de liberté, l'apôtre a réuni l'église domestique fondée avec Onesiphore, et devant tous ceux qui étaient présents, il a éclairci la situation.
Barnabe se dit qu'il leur était impossible de rester là plus longtemps. De nouveaux accrochages avec les autorités pourraient nuire à leur tâche. Paul, néanmoins, se montrait très résolu. Si nécessaire, je retournerai prêcher l'Évangile sur la voie publique pour révéler la vérité aux gentils puisque les enfants d'Israël se complaisent dans des erreurs éclatantes.
Amené à donner son opinion, Qnesiphore a réfléchi à la situation de la pauvre jeune fille devenue l'objet de l'ironie populaire. Thècle était fiancée et orpheline de père. Tamiris avait répandu la rumeur que Paul n'était qu'un puissant sorcier. Si, en sa qualité de fiancée, elle était trouvée une fois de plus en compagnie de l'apôtre, la tradition voulait qu'elle fût condamnée au bûcher.
Conscient des superstitions régionales, l'ex-rabbin n'a pas hésité une minute. Il quitterait Iconie le lendemain. Non pas qu'il capitule devant l'ennemi invisible, mais parce que l'église était fondée et qu'il n'était pas juste de coopérer au martyre moral d'une enfant.
La décision de l'apôtre reçut l'approbation générale. Ils organisèrent les bases pour donner suite à l'apprentissage évangélique. Onesiphore et les autres frères assumèrent l'engagement de veiller aux semences reçues comme don céleste.
Au cours des conversations, Barnabe était pensif. Vers où iraient-ils ? Ne serait-il pas raisonnable de penser au retour ? Quotidiennement, les difficultés augmentaient et leur santé à tous les deux, depuis leur isolement sur les bords du Caystre, était très inconstante. Le disciple de Pierre, néanmoins, connaissant l'entrain et l'esprit de résolution de son compagnon, a attendu patiemment que le sujet soit abordé spontanément et naturellement.
Venant à son secours, l'un de leurs amis présents a interrogé Paul avec vivacité.
Quand prétendez-vous partir ?
Demain - a répondu l'apôtre.
Mais, ne vaudrait-il pas mieux vous reposer quelques jours ? Vous avez les mains gonflées et le visage blessé par les coups de fouet.
L'ex-docteur a souri et lui dit jovialement :
Le service est de Jésus et non le nôtre. Si nous faisons trop attention à nous-mêmes en ce qui concerne les souffrances, nous n'arriverons à rien ; et si nous nous arrêtons aux difficultés, nous resterons à trébucher et non avec le Christ.
Ses arguments originaux et convaincants répandirent une atmosphère de bonne humeur.
Vous retournerez à Antioche ? - a demandé Onesiphore avec bienveillance.
Barnabe a tendu l'oreille pour connaître exactement la réponse, alors que son compagnon leur dit :
Bien sûr que non : Antioche a déjà reçu la Bonne Nouvelle de la rédemption. Mais et la Lycaonie ?
Regardant maintenant l'ex-lévite de Chypre, comme pour solliciter son approbation, il souligna :
Nous irons de l'avant. Tu n'es pas d'accord, Barnabe ? Les peuples de la région ont besoin de l'Évangile. Si nous sommes si satisfaits par les nouvelles du Christ, pourquoi les nier à ceux qui ont besoin du baptême de la vérité et de la nouvelle foi ?...
Son compagnon a fait un signe affirmatif et fut d'accord, résigné :
Sans aucun doute. Nous irons de l'avant ; Jésus nous assistera.
Et ils se sont mis à commenter la position de Lystre ainsi que les coutumes intéressantes de ses gens simples. Onesiphore y avait une sœur qui était veuve et portait le nom de Loïde. Il donnerait une lettre de recommandation aux missionnaires. Ils seraient les hôtes de sa sœur pendant le temps qu'il leur faudrait.
Les deux prêcheurs de l'Évangile se réjouissaient. Surtout Barnabe qui ne retenait pas sa satisfaction voyant la triste idée de se retrouver complètement isolés s'éloigner.
Le lendemain, après d'émouvants adieux, les missionnaires reprenaient la route qui les conduirait vers de nouveaux combats.
Après un laborieux voyage, ils sont arrivés au crépuscule grisâtre dans la petite ville. Ils étaient épuisés.
La sœur d'Onesiphore, néanmoins, fut prodigue de gentillesses. Loïde qui était veuve d'un Grec aisé, vivait en compagnie de sa fille Eunice également veuve, et de son petit-fils Timothée dont l'intelligence et les généreux sentiments étaient le plus grand enchantement de ces deux femmes. Les messagers de la Bonne Nouvelle furent reçus dans ce foyer avec d'évidentes preuves de sympathie. L'indicible affection de cette famille fut un baume réconfortant pour eux deux. Comme à son habitude, à la première occasion Paul s'est rapporté à son désir immense de travailler, pendant le temps de sa permanence à Lystre, de sorte à ne pas se rendre passible de médisance ou de critique, mais la propriétaire de la maison s'y est fermement opposée. Ils étaient ses hôtes. La recommandation d'Onesiphore suffisait pour qu'ils soient tranquilles. De plus, expliqua-t-elle : Lystre était une ville très pauvre, il n'y avait que deux humbles commerces où l'on ne faisait jamais de tapis.
Paul était très sensible à cet aimable accueil. Le soir de leur arrivée, il observa la tendresse avec laquelle Timothée, qui avait à peine plus de treize ans, prenait les parchemins de la Loi de Moïse et les Saintes Écritures des prophètes. L'apôtre laissa les deux dames commenter les révélations en compagnie du garçon, jusqu'à ce qu'il soit amené à intervenir. Quand le moment fut venu, il profita de l'occasion pour faire la première présentation du Christ au cœur transporté de ses auditeurs. Dès qu'il se mit à parler, il observa la profonde impression des deux femmes dont les yeux brillaient de ferveur ; mais le petit Timothée l'écoutait avec tant d'intérêt que plusieurs fois il caressa son front songeur.
Les parents d'Onesiphore reçurent la Bonne Nouvelle avec des joies infinies. Le lendemain, ils ne parlèrent pas d'autre chose. Le jeune garçon posait des questions de toute sorte. L'apôtre lui répondait avec joie et un intérêt fraternel.
Pendant trois jours, les missionnaires se livrèrent au doux repos de leur corps. Paul profita de l'occasion pour parler longuement avec Timothée, près de la grande étable où les chèvres se reposaient.
Ce n'est que le samedi qu'ils cherchèrent à se rapprocher de la population. Lystre était pleine de légendes et de croyances les plus étranges. Les familles judaïques étalent très rares et le peuple simple acceptait comme des vérités tous les symboles mythologiques. La ville n'avait pas de synagogue, mais un petit temple consacré à Jupiter que les paysans acceptaient comme le père absolu des dieux de l'Olympe. Il y avait un culte organisé. Les réunions s'effectuaient périodiquement, les sacrifices étaient nombreux.
Sur une place nue, un petit marché avait lieu dans la matinée.
Paul comprit qu'il ne trouverait pas un meilleur local pour un premier contact direct avec le peuple.
Du haut d'une tribune improvisée de pierres entassées là, il se mit à prêcher d'une voix forte et émouvante. La foule se rassembla immédiatement. Quelques-uns apparaissaient des maisons calmes pour vérifier la raison d'un tel rassemblement. Personne ne se souvint d'acheter de la viande, des fruits, des légumes. Tous voulaient entendre l'étranger inconnu.
L'apôtre parla, premièrement, des prophéties qui avalent annoncé l'arrivée du Nazaréen, puis il se mit à exposer ce que Jésus avait fait parmi les hommes. Il a dépeint le paysage de Galilée avec les couleurs les plus brillantes de son génie descriptif, a parlé de l'humilité et de l'abnégation du Messie. Alors qu'il se rapportait aux guérisons prodigieuses que le Christ avait réalisées, U remarqua qu'un petit groupe d'assistants lui adressait des railleries. Enflammé de ferveur dans son éloquence, Paul se souvint du jour où il vit Etienne guérir une jeune muette, au nom du Seigneur.
Certain que le Maître ne l'abandonnerait pas, il a promené son regard parmi la foule nombreuse. À une distance de quelques mètres, il vit un mendiant misérable qui se traînait laborieusement. Impressionné par le discours évangélique, l'estropié de Lystre s'est approché se traînant par terre et s'asseyant avec difficulté, il a fixé ses yeux dans ceux du prêcheur qui l'observait grandement ému.
Renouvelant les valeurs de sa foi, Paul l'a dévisagé avec énergie et a parlé avec autorité :
- Ami, au nom de Jésus, lève-toi !
Les yeux fixés sur l'apôtre, le misérable s'est levé avec facilité, tandis que la multitude jetait des cris d'effarement. Certains reculèrent atterrés. D'autres se rapprochaient de Paul et de Barnabe, les dévisageant, fascinés et satisfaits. L'infirme se mit à sauter de joie. Connu dans la ville, depuis longtemps, la guérison prodigieuse ne laissait pas le moindre doute.
Nombreux furent ceux qui s'agenouillèrent. D'autres coururent aux quatre coins de Lystre pour annoncer que le peuple avait reçu la visite des dieux. La place se remplit en quelques minutes. Tous voulaient voir le mendiant qui avait retrouvé la liberté de ses mouvements. Le succès s'est répandu rapidement. Barnabe et Paul étaient Jupiter et Mercure descendus de l'Olympe. Les apôtres, jubilaient des dons prodigués par Jésus, mais profondément surpris par l'attitude des lycaoniens, ils comprirent bientôt leur malentendu. Au beau milieu du respect général, Paul est à nouveau monté à la tribune improvisée pour expliquer que lui et son compagnon n'étaient que de simples créatures mortelles et soulignaient la miséricorde du Christ qui avait daigné ratifier la promesse de l'Évangile en cet Instant inoubliable. En vain, néanmoins, il multiplia ses clarifications. Tous écoutaient ses propos agenouillés dans une attitude statique. Ce fut là qu'un vieux prêtre, portant les habits de l'époque, est apparu inopinément conduisant deux bœufs ornés de fleurs, faisant des manières et des gestes solennels. À voix haute, le ministre de Jupiter invita le peuple au cérémonial du sacrifice aux dieux vivants.
Paul perçut le mouvement populaire et descendit immédiatement au milieu de la place où il cria de toute la force de ses poumons en ouvrant sa tunique à la hauteur de sa poitrine :
Ne commettez pas de sacrilèges !... Nous ne sommes pas des dieux... Voyez !... Nous ne sommes que de simples créatures de chair !...
Suivi de près par Barnabe, il ravit des mains du vieux prêtre la délicate tresse en cuir qui retenait les animaux, libérant les deux taureaux pacifiques qui se mirent à dévorer leurs couronnes vertes.
Le ministre de Jupiter voulut protester, puis se tut, très déçu. Et face aux commentaires les plus extravagants, les missionnaires battirent en retraite, soucieux de trouver un lieu de prière où ils pourraient élever à Jésus leurs vœux de joie et de reconnaissance.
Grand triomphe ! - a dit Barnabe presque fier. - Les dons du Christ ont été nombreux, le Seigneur se souvient de nous !...
Paul était pensif et répliqua :
Quand on reçoit beaucoup de faveurs, nous devons penser aux nombreux témoignages. Je pense que nous passerons par de grandes épreuves. D'ailleurs, nous ne devons pas oublier que la victoire de l'entrée du Maître à Jérusalem a précédé les supplices de la croix.
Considérant le sens élevé de ces affirmations, son compagnon se mit à méditer dans un profond silence.
Loïde et sa fille étaient rayonnantes. La guérison de l'infirme conférait aux messagers de la Bonne Nouvelle une situation singulière notoire. Paul profita de l'occasion pour établir le premier noyau du christianisme dans la petite ville. Des mesures initiales furent prises dans la résidence de la généreuse veuve qui mit à la disposition des missionnaires tous les recours à sa portée.
Tout comme à Neapaphos, ils ont établi dans un abri très humble le siège des activités d'informations et de soutien. À la place de Jean-Marc, il y avait le petit Timothée qui les aidait en tout. De nombreuses personnes copiaient l'Évangile pendant le jour, tandis que les malades accouraient de toute part, désireux de recevoir une assistance immédiate.