« Même si je ferme les yeux, une autre preuve que votre méthode n’a pas fonctionné me sera donnée, dit le sacrifiable.
— Et laquelle ?
— Le fait que le message existe après que je l’ai gravé, soit avant que je l’aie gravé dans un écoulement de temps ordinaire, ce qui signifie que le message se déplace dans la même direction temporelle que nous et sera absent de la coque du vaisseau qui effectuera – ou a déjà effectué – le saut.
— Contentez-vous de fermer les yeux et de graver, dit Ram. Et gardez-les fermés. Ensuite, revenez et dites-moi que vous l’avez fait, que ça ait fonctionné ou non.
— Pourquoi fermerais-je délibérément les yeux sur cette information ?
— Pour que je me sente mieux.
— Alors j’observerai, mais garderai le secret.
— Si vous savez, vous ne pourrez pas me le cacher si je vous le demande.
— Alors ne me demandez pas.
— Si je sais que vous savez, je ne vais pas pouvoir m’en empêcher, affirma Ram.
— Soit, j’agirai de manière totalement irrationnelle pour faire naître en vous un irrationnel espoir.
— Et ensuite, je mourrai.
— De quoi parlez-vous ? D’une mort médicale, émotionnelle, d’une intention ?
— D’une intention, répondit Ram.
— En agissant ainsi sans connaître le résultat final, je précipiterais donc l’heure à laquelle vous comptez vous ôter la vie ?
— Non, dit Ram. C’est vous qui m’ôterez la vie.
— Jamais je ne ferai ça.
— Si, si je vous le demande, continua Ram.
— Je ne peux pas, dit le sacrifiable.
— Notre passage à travers la contraction a généré au moins vingt versions de moi-même – dix-neuf toujours en route vers le futur, plus moi – ou plutôt dix-neuf de moi – renvoyées dans le passé. Il ne peut y avoir qu’un vrai Ram Odin.
— Vous, dit le sacrifiable.
— Je suis la version condamnée à ne rien faire, ne rien changer, ne rien influencer. Remonter le temps fait de moi un être inopérant, je n’existe déjà plus dans notre univers. Je déclare cette copie de moi-même viciée, inutile et – admettons-le – sacrifiable sans hésitation. Il ne peut y avoir qu’un seul vrai Ram Odin.
— Vous tuer ne fera qu’éliminer le ou les Ram qui remontent le temps, dit le sacrifiable. Cela ne changera rien aux dix-neuf autres, ceux qui vont dans le bon sens, dont dix-huit copies aussi inutiles que vous pensez l’être.
— C’est leur problème, pas le mien », trancha Ram.
Le voyage en bateau prit vingt-deux jours d’O à Aressa Sessamo. Une progression étonnamment lente pour un tel trajet, que Rigg expliqua de diverses manières.
La première : leurs haltes en fin de journée et leur ancrage loin des rives, mais hors courant – informations qu’il recueillit en tendant l’oreille aux ordres criés sur le pont. Une pratique courante au double avantage : celui de tenir l’équipage à l’écart des brigands sévissant à terre, et de conserver le bateau immobile, loin des bancs de sable et autres obstacles.
La deuxième était que, dans cette vaste plaine alluviale, la Stashik avait éclaté en une infinité de canaux au courant presque nul. S’y ajoutait un itinéraire labyrinthique dans lequel le pilote devait sinuer au hasard, tentant de deviner quels chenaux, autrefois empruntés, étaient aujourd’hui trop envasés pour espérer y passer. Par deux fois les pauvres bateliers durent faire machine arrière pour sortir d’une impasse et permettre au pilote de tenter le coup ailleurs.
Enfin, en ne précipitant pas trop le voyage, le Général Citoyen s’assurait que ses messagers les devancent, malgré une route plus tortueuse que les canaux encore et souvent barrée par les effondrements de terrain que causaient les eaux de la Stashik, qui la grignotaient par en dessous. (Plus d’un empire ayant choisi Aressa Sessamo pour capitale avait d’ailleurs tenu ainsi face à ses envahisseurs, perdus dans ce dédale de douves et d’obstacles naturels à la topographie impossible, qui s’étalait sur près de cinq cents kilomètres.)
Rigg fut laissé à lui-même tout le voyage. On lui avait remis des habits secs, il ne craignait plus d’être enchaîné à un nouveau Talisco et, tous les jours, un membre d’équipage lui apportait sa nourriture sur un plateau. Toujours sous la surveillance de deux gardes, muets, et avec pour ordre que le serveur et Rigg le restent également.
Rigg mangeait le chaud au petit déjeuner puis laissait le reste de côté – qui finissait fatalement par se gâter – jusqu’à entendre l’équipage s’activer au mouillage du bateau, la nuit venue. La nourriture était correcte pour ce type de voyage et des barques devaient accoster de temps en temps pour les ravitailler en fruits et en légumes frais, car il n’en manquait pas.
Deux fois par jour, la première au réveil et la seconde lorsqu’il sentait l’heure du dîner approcher – et son estomac se trompait rarement –, Rigg faisait le tour de la pièce à grands pas rapides, jusqu’à sentir son pouls battre fort et le souffle lui manquer, une heure et demie durant selon ses estimations. Dans un sens le matin, dans l’autre l’après-midi.
Quand les fourchettes s’activaient dehors pour le repas de midi, la sienne restait au repos. À la place, il s’adonnait à sa portion quotidienne d’exercices physiques, ceux que Père lui avait appris pour renforcer les muscles qu’il n’utilisait pas. Et comme, pendant la journée, il n’en utilisait aucun, il faisait tous les exercices.
Son sommeil se répartissait en deux grosses siestes de quatre heures chacune. Il savait depuis longtemps comment sortir de son sommeil à l’heure voulue. Il en faisait une après le petit déjeuner, une après le souper. Il passait donc ses après-midi et les premières heures du matin les yeux grands ouverts. Pour être sûr de ne pas se rendormir, il évitait de s’allonger sur son lit, préférant varier les positions qui le maintiendraient éveillé : assis sur une chaise, assis au sol, debout, voire debout sur les mains ou en appui sur la tête, les pieds contre le mur.
Comme exercice mental, il s’imposa de réfléchir. Impuissant, dans l’état actuel des choses, à obtenir de nouvelles informations ou à influencer le cours des événements, ses projets étaient de deux ordres : voir ce qu’il pouvait tirer des informations dont il disposait déjà, et essayer de passer un cap dans sa vision des traces, pour parvenir à ce qu’Umbo et lui savaient faire à deux, et qu’Umbo maîtrisait certainement seul maintenant. Une telle pensée lui faisait honte, mais il ne pouvait l’empêcher : si Umbo en était capable alors qu’il n’avait jamais vu une trace de sa vie, il ne voyait aucune raison de ne pouvoir y parvenir lui-même.
Et puis, quel mal y avait-il à penser cela ? Ce n’était pas lui faire injure : si l’un d’eux pouvait s’approprier ou compenser le rôle de l’autre dans leur maîtrise partagée du temps, l’autre devait le pouvoir aussi. Mais il ne se mentait pas non plus. Orgueil et mépris imprégnaient cette pensée, qui au fond de lui prenait cette tournure : Si même Umbo peut le faire, alors moi aussi, en mieux, et avec plus de facilités.
Dès le départ, Rigg avait jugé indiscutable le fait que, si voyage dans le temps il y avait eu, c’était bien grâce à lui. Bien sûr, Umbo l’y avait aidé, mais qui avait approché cet homme pour lui arracher sa dague ? Qui voyait les traces, qui les avait toujours vues et utilisées pour traquer du gibier, pister les gens ? Alors qu’Umbo… il était déjà dépassé par son propre don.
Est-ce l’arrogance naturelle de la royauté qui parle à ma place ? se demanda-t-il soudain. Est-ce que, automatiquement, tout ce qui me concerne doit forcément être mieux que ce qui concerne les autres ?
Que je sache, c’est bien Umbo qui possède ce précieux don – la capacité à altérer le temps, ou la rapidité d’action d’une personne dans ce temps, du moins – alors que moi, je serais plutôt l’éclaireur, celui qui repère les traces avant qu’il n’intervienne. Et lui peut transférer son pouvoir sur les autres, moi pas.
Et pourtant, quelque chose en Rigg le poussait invariablement à se croire supérieur.
Était-ce parce que Père avait passé tant de temps avec lui, et si peu avec Umbo ? Ou ces semaines passées à O à vivre dans l’opulence, qui lui avaient tourné la tête et fait perdre toute humilité ? Là-bas, il avait joué un rôle, celui d’un jeune homme fortuné, mais il n’était pas impossible que ce rôle ait déteint sur lui. Il était désormais résolu à ne plus se laisser gagner par cette arrogance, conscient que, sinon, il finirait comme l’un de ces pète-sec puants qui, contrariés, ne trouvent autre chose à dire que : « Vous savez à qui vous parlez ? »
Père lui avait toujours dit : « Une personne est ce qu’elle dit et ce qu’elle fait. C’est à cela qu’on distingue une réputation méritée d’une réputation usurpée. »
Rigg en était venu à cette conclusion au premier jour de son voyage et s’était dès lors attelé à la tâche avec assiduité et humilité, en essayant de reproduire sur lui-même les effets du pouvoir d’Umbo : aiguiser ses perceptions de manière à pouvoir observer, le temps voulu, une personne d’un lointain passé filer le long de sa trace.
Selon lui, deux choses l’empêchaient de faire des progrès. Tout d’abord, chaque fois qu’Umbo lui avait permis de voir une trace se matérialiser en individu, tous deux se tenaient immobiles, et il lui avait fallu plus de dix bonnes secondes d’observation. Le temps de discerner des figures humaines parmi toutes celles qui passaient en boucle devant lui et d’en choisir une sur laquelle se concentrer. La personne commençait alors à ralentir, jusqu’à ce que Rigg choisisse le bon moment pour entrer en action.
Sur la rivière, rien de tout cela n’était possible. On ne comptait plus les traces qui la remontaient, la descendaient ou la traversaient ; un vrai chaos. Mais à cause des mouvements du bateau, Rigg ne pouvait jamais les fixer suffisamment longtemps pour espérer en tirer quelque chose.
La nuit, au mouillage, il pouvait toujours s’attarder dessus – au moins jusqu’à ce que le courant ne les fasse dériver –, mais survenait alors un autre problème : il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire après. Il pouvait imaginer que, pour reproduire sa vision des traces, Umbo avait dû se demander sur qui se concentrer et avait résolu le problème en choisissant une personne dont il connaissait l’emplacement, et dont il savait aussi qu’elle avait dû y rester assez longtemps. En réunissant ces conditions, Umbo pouvait – presque – se passer de son ami.
Rigg voyait les traces depuis toujours, avait appris à les classer, les isoler, les suivre dans le temps – et dans l’espace, toujours dans la bonne direction, même s’il avait toujours été incapable de l’expliquer à Père – et pourtant il ne s’était jamais douté qu’elles représentaient leurs créateurs répétant le même parcours à l’infini. Jusqu’à ce qu’Umbo lui ouvre les yeux.
Rigg pouvait désormais expliquer ce qu’il avait toujours su : ce que deviennent les hommes et les animaux que les hasards du destin avaient amenés là un jour. Il devinait avec plus de précision le moment de leur passage, leur identité – homme ou femme, créature mâle ou femelle, jeune ou vieux. Il interprétait ces informations en termes de caractéristiques visuelles, comme la couleur, l’épaisseur, l’intensité, la texture, mais se savait désormais capable d’en savoir plus que ce que sa simple vision voulait bien lui en dire. En pénétrant les traces pour voir qui les habitait – même si la vue ne jouait aucun rôle là-dedans.
Enfin, pas tout à fait aucun non plus. Il était capable de sentir les traces qui se cachaient derrière les collines ou les murs – celles, par exemple, que lui cachaient les parois de sa petite cabine, si éloignées soient-elles. Elles formaient juste un flou dans l’obscurité et, lorsqu’il fermait les yeux, un brouillard indistinct. Mais elles étaient là, il pouvait les sentir et, avec un peu de concentration, en affiner les contours. Il voyait ainsi, en direct, les mouvements des hommes à bord du bateau, puis leurs traces filer dans son sillage à mesure qu’il avançait. Cela l’aidait aussi à mieux interpréter les sons autour de lui. Tout cela dépendait peu de ce qu’il voyait.
Mais ses yeux lui fournissaient un contexte. Il savait quel mur de sa cabine cachait quelle trace et, grâce à ses souvenirs du plan général de l’embarcation, il pouvait donner un sens à ses perceptions. En haut des chutes Stashi, les traces suspendues au beau milieu des airs, plusieurs mètres en avant de la cascade, marquaient un arc de cercle entre les deux rives. Les explications données par Père de la cascade grignotée peu à peu, et d’anciens ponts autrefois jetés par-dessus la rivière étaient donc tout à fait claires pour Rigg.
Ici, sur la rivière, la confusion était la plus totale car, hormis les rares nageurs et pataugeurs, les traces provenaient toutes de mouvements d’individus transportés par bateaux ou traversant des ponts effondrés depuis des années. Certaines prenaient leur envol avant de retomber en parabole, d’autres partaient dans d’étranges loopings ; d’autres encore donnaient la migraine à vouloir les comprendre, sans avoir sous les yeux l’échelle ou le mât qu’un homme ou une femme semblait avoir grimpé. S’ajoutait à cela le fait que, dans le delta, la rivière avait changé tant et tant de fois de cours que des traces le zébraient de toutes parts, sans aucune relation aucune avec l’actuel chenal.
Le problème le plus insoluble restait toutefois pour Rigg de se mettre dans la peau d’Umbo. Ils avaient déduit, en toute logique, que si Rigg était capable de voir plus vite, pour ainsi dire, c’est qu’Umbo accélérait ses perceptions. Mais rien dans cette expérience n’avait permis à Rigg d’en ressentir l’effet. En fait, il n’avait absolument rien ressenti du tout, alors comment le reproduire ? Ce qu’il voyait autrefois comme une trace avait juste pris l’apparence d’une traînée vaguement humaine puis, après une intense concentration, d’un individu qu’il pouvait ralentir visuellement. Et là, on parlait de vue.
Quoique…
Rigg se remémora ces interminables secondes en haut des chutes, à quatre pattes sur les rochers. Avait-il vu cet homme de ses yeux ? Touché, ça oui, puisqu’il l’avait décroché de son rocher. Mais vu ? Peut-être, mais par un sens différent de celui qui lui avait permis de voir les rochers et Kyokay. Pour Rigg, cet homme avait pénétré son cerveau, non pas par ses yeux, comme les autres éléments de la scène – l’eau, le ciel, le frère d’Umbo –, mais par autre chose. Son cerveau avait interprété cette présence comme une information visuelle et l’avait projetée au milieu des autres. Elle s’était juste retrouvée dans le décor – comme les traces, maintenant que Rigg y repensait.
Cela ne l’aidait pas beaucoup à comprendre comment Umbo avait réussi à faire d’un ruban coloré une forme humaine en mouvement, en le changeant lui, ou les traces, ou le temps. Il avait beau se tordre le visage de concentration, réceptif à la moindre émotion, rien n’y faisait.
En désespoir de cause, il essaya même, dès qu’une trace se présentait qu’il savait être humaine, de la coller au plus près en marchant à ses côtés, dans l’espoir d’en voir émerger une silhouette. En courant, même, une fois, mais il se prit le mur en face. « Je me suis endormi et je suis tombé de ma chaise », expliqua-t-il, penaud, au garde entré précipitamment, après avoir sauté sur la première chaise venue. Le garde, qui avait interdiction formelle de lui adresser la parole, pouvait soit retourner à son poste en verrouillant la porte derrière lui, soit prévenir le général. Il choisit la première solution.
Rigg prit même la peine de philosopher sur la nature du temps en s’éclairant des expériences vécues avec Umbo. Les traces n’épousaient pas les contours actuels du relief, elles restaient à l’endroit exact où elles étaient apparues, insensibles aux métamorphoses du monde alentour – du terrain, des maisons, des routes, de l’eau.
Or, le monde était un sphéroïde, savait Rigg, autour duquel courait un anneau de débris dans une orbite tantôt proche, tantôt éloignée du soleil, tel un homme ivre louvoyant le long d’un mur. Le soleil non plus ne restait pas immobile, mais se déplaçait dans une immense mer d’étoiles en orbite autour du centre de la galaxie, tandis que la galaxie elle-même dérivait dans l’espace. Donc, si le monde changeait continuellement de place, pourquoi les traces ne restaient-elles pas juste figées dans le vide intersidéral, là où elles étaient nées, au lieu d’accompagner le monde dans tous ses déplacements ?
Le passage des êtres vivants suivait des itinéraires liés non pas à la position absolue de ces créatures dans l’espace, mais à leur position relative par rapport au centre du Jardin, immuable sur cette planète en rotation.
Rigg y voyait le signe que toute chose vivante possédait un lien fort avec la planète elle-même, pas juste avec la surface à laquelle la gravité les collait. Le temps gardait la mémoire de leurs mouvements, dont il enregistrait la position exacte par rapport au centre de gravité de leur planète de résidence, en gardant intacte la relation initiale des uns avec les autres en une immense toile tissée à la surface du monde.
Que temps et gravité fussent liés était un fait, mais comment, cela restait un mystère. Dans sa solitude, Rigg s’étonnait de toutes sortes de choses. Pourquoi, par exemple, les mouvements n’étaient-ils pas conservés par rapport au soleil, dont la puissance gravitationnelle était telle qu’il pouvait maîtriser la course du Jardin, l’empêchant de chuter dans l’espace ? Est-ce qu’un homme capable de voler de monde en monde, comme d’autres le faisaient de port en port par bateau, laisserait une trace derrière lui et, si oui, celle-ci serait-elle droite ou courbe ? Il se rendait compte de l’étrangeté de ses pensées, et il s’imaginait Miche en train de lui dire d’arrêter de perdre son temps parce que, de toute façon, les hommes ne savaient pas voler, et encore moins d’une planète à l’autre. Mais Père avait répété à Rigg depuis ses plus jeunes années que toute pensée méritait qu’on s’y arrête, pour en déterminer l’utilité à l’épreuve de la logique. Rigg admettait volontiers ne pas savoir en quoi ses méditations sur d’éventuels voyages interplanétaires et sur la persistance de traces dans le vide pouvaient bien être utiles, mais ne pouvait cacher son plaisir de s’y adonner. Vu la rareté des loisirs offerts à bord, il ne se gênait pas de profiter au moins de ceux-ci.
D’autant plus qu’ils lui évitaient de s’imaginer tout et son contraire sur ce qui l’attendait à Aressa Sessamo.
Ces questions d’un autre ordre restaient constamment dans un coin de sa tête. Que savait-il ? Que pouvait-il déduire des informations dont il disposait ?
Le général avait parlé de divers clans à Aressa Sessamo : les royalistes, divisés entre les partisans d’une monarchie féminine et ceux qui rêvaient du retour sur le trône d’un héritier mâle, et les défenseurs de la Révolution du Peuple dont, à en croire Citoyen, certains appuis balanceraient entre le Conseil et les reines.
Citoyen ne semblait pas douter une seconde que Rigg soit le fils disparu d’Hagia Sessamin et de son défunt mari, Knosso Sissamik. Se déclarer pour ou contre la royauté signifiait donc se déclarer pour ou contre Rigg – seul descendant encore vivant, selon toute vraisemblance, des mâles de souche royale.
Mais Rigg ne parvenait pas encore à déterminer très clairement entre les mains de quel clan il était tombé. Si Citoyen était pour le retour des hommes au pouvoir, alors il serait susceptible d’utiliser Rigg pour restaurer la monarchie. Mais s’il était juste en train de le tester, en se faisant passer pour un tel partisan, deux possibilités : il servait soit la Révolution, soit la cause des femmes. Dans un cas comme dans l’autre, les jours de Rigg pouvaient être comptés.
D’autres scénarios étaient possibles, ni plus ni moins tirés par les cheveux que les précédents. Citoyen pouvait par exemple être un royaliste – de la branche masculine –, sans que son camp soit pour autant prêt à se servir de l’existence de Rigg pour arriver à ses fins. Dans ce cas, il serait livré en toute sécurité au Conseil révolutionnaire, dans des circonstances qui compliqueraient sérieusement son assassinat.
La famille royale pouvait également être bien plus puissante que ce qu’il imaginait, et sa mère déterminée à le faire assassiner – en vertu de la décision de sa grand-mère de voir disparaître tous les héritiers mâles de la famille. Leur rencontre à Aressa Sessamo signerait donc son arrêt de mort.
Tant de possibilités se bousculaient dans son esprit qu’il valait mieux les laisser toutes de côté. Je saurai quand je saurai et pas avant, se répétait-il. Je ne peux prédire l’avenir à partir des éléments présents, et donc espérer meilleure préparation que celle qu’avait prévue Père pour moi, en m’apprenant l’autorité et les rouages de la politique.
Ces réflexions le ramenaient encore et toujours vers la seule personne, le seul sujet auquel il ne pouvait échapper : Père.
Père lui avait menti. Tout ce que Père lui avait appris et raconté et dit et suggéré était entaché d’un profond et indélébile mensonge, ou du moins d’une rétention d’informations d’une ampleur telle quelle vidait à elle seule un mensonge.
Il ne m’a jamais dit qui j’étais, ou comment nos routes s’étaient croisées. Il m’a laissé croire qu’il était mon vrai père et n’a jamais cherché à rectifier la vérité.
D’un côté, il m’a muni de toutes ces armes dont j’ai pu tester l’efficacité. D’un autre, il a oublié de m’éclairer sur tellement de choses que je me suis retrouvé nez à nez avec le danger plus d’une fois sans le voir venir. Et aujourd’hui, me voilà dans l’impasse, faute d’informations suffisantes.
Rigg creusait cette piste puis se laissait distraire. Par une trace dérivant dans la cabine. Par un bruit dehors. Par la faim, une gêne soudaine, un petit soubresaut. Par tout ce qui pouvait l’empêcher de penser à Père et à ce terrible doute, son seul véritable héritage.
Rigg ne voulait plus penser à cet homme sous le nom de « Père ». Son vrai père était Knosso Sissamik et il était mort, tombé au Mur d’après la légende, peut-être même en essayant de le traverser. Quel homme remarquable – et complètement fou ! Tout le monde savait que la mort attendait tous ceux qui essayaient. Mon vrai père, c’était lui, celui dont je tiens la part d’homme qui est en moi. C’est lui que je dois apprendre à connaître pour mieux me connaître, moi. Voyait-il les traces ? Est-ce à lui que je le dois ?
Mais Knosso était mort, comment le connaître en personne ? Hagia était vivante, cependant Rigg craignait qu’elle veuille sa mort. Et puis, Père l’avait sauvé de ses griffes.
Surtout, Père – ou peu importe son nom – l’avait envoyé retrouver sa sœur, Param Sissaminka, pas sa mère. Pourquoi elle et pas quelqu’un d’autre ? Pourquoi elle, et pas une mission plus politique ? Comme si Père essayait de lui faire comprendre que sa mission à lui était Param elle-même, en tant que personne, et pas les luttes de pouvoir qui secouaient l’Empire et les manœuvres de la famille royale et de ceux qui l’avaient renversée et maintenue dans les fers.
Param en tant que personne aux talents un peu particuliers, comme Umbo et lui ? Était-ce cela dont se souciait Père ? En tout cas, il avait passé du temps à entraîner Umbo et Nox à maîtriser leurs pouvoirs, eux aussi. Et encore plus, lui semblait-il, avec lui et ses traces. Il l’avait préparé à sortir de son périple vivant – quoique sa détention sur ce bateau ne fût pas le plus criant des signes de réussite –, mais le but était de l’amener à sa sœur, rien d’autre. Père se fichait pas mal de savoir qui régnait à Aressa Sessamo. Que Rigg et Param se rencontrent était son seul souci.
Mais est-ce le mien ? Qu’était Père pour moi, pour que je continue à le laisser me dicter ses choix ? Et si moi, je voulais régner sur Aressa Sessamo ? Et si mon envie, c’était de revendiquer ma couronne ? Ou peut-être ai-je juste envie de découvrir mon vrai père, d’apprendre à connaître et à aimer ma vraie mère, une femme brisée par le chagrin d’avoir vu Père m’arracher à elle, peut-être, sauf si c’est elle qui lui a confié ma protection ?
Et si je faisais ce que je veux de ma vie, après tout ?
Le seul problème, c’est que je n’ai encore aucune idée de ce que je veux en faire.
Ils arrivèrent à Aressa Sessamo de nuit – comme prévu, songea Rigg, car ils ne s’étaient pas pressés pour lever l’ancre le matin de leur arrivée. Les chenaux menant au grand port semblaient parfaitement balisés dans la nuit. Lorsque Rigg sortit de sa cabine, fraîchement lavé et vêtu des plus beaux habits qu’on lui avait trouvés, ce fut un sac sur la tête, les jambes entravées et les mains liées dans le dos. On le transporta comme un sac de patates dans une chaise à porteurs, seul et silencieux, prévenu qu’au premier mot il serait bâillonné.
C’est ainsi qu’il pénétra dans la ville, encapuchonné, l’oreille tendue aux moindres bruits de la rue, dont il ne pouvait interpréter les changements au fil de leur progression.
Il restait sensible aux traces autour de lui, aux récentes comme aux plus vieilles ; il pouvait dresser la cartographie des rues d’aujourd’hui et d’hier, sans se faire une idée précise des bâtiments attenants, à l’exception de leur hauteur aux traces récentes grimpant d’étage en étage.
Lui apparaissaient également des recoins non visités depuis des millénaires, grâce aux traces sans âge qui s’y promenaient. Il ne pouvait toutefois deviner pourquoi personne n’y avait mis les pieds depuis tant d’années.
Enfin, on posa la chaise dans un jardin, comme semblaient l’indiquer les piaillements des oiseaux et leurs traces qui allaient et venaient dans le ciel. On ouvrit la portière et une main ôta le sac de sa tête.
C’était celle d’une femme habillée d’une simple tunique, aux cheveux coupés court, grossièrement, qui n’était pas belle mais plus que ça, comme Rigg.
« Bienvenue à Aressa Sessamo, Rigg, le salua-t-elle. Je suis ta mère. »