Chapitre 7 O

« Était-ce la contraction ou simplement une contraction ? demanda Ram.

— La contraction était bien là, répondit le sacrifiable. Les dix-neuf ordinateurs de bord sans exception indiquent qu’elle… a été passée. »

Tout dans les phrases des sacrifiables était pesé avec soin. Ils n’hésitaient jamais, ou alors c’était que l’hésitation sous-entendait quelque chose. « Tu as dit “a été passée”, mais tu n’as pas dit si nous l’avions passée, remarqua Ram, méfiant.

— Parce que nous n’avons apparemment pas effectué le saut. Nous sommes ressortis à l’endroit exact où nous étions entrés.

— Ressortis en continuant à avancer ? s’étonna Ram.

— Oui.

— Où sommes-nous maintenant, alors ?

— Dans notre position physique d’il y a deux jours. Nous nous sommes rapprochés de la Terre de deux jours.

— La contraction nous a fait faire demi-tour, en déduisit Ram. On va dans le mauvais sens.

— Pas exactement, Ram, dit le sacrifiable. À notre sortie de la contraction, nous tournions le dos à la Terre, exactement comme à notre entrée.

— Il n’y a pas de marche arrière sur ce vaisseau, corrigea Ram. On ne peut aller que droit devant.

— Tout indique que nous avançons à la même vitesse qu’avant. Et également que nous nous rapprochons de la Terre.

— Donc nous avançons et nous reculons en même temps, déduisit Ram.

— Notre propulsion se fait vers l’avant, notre progression vers l’arrière.

— Vous me retirez le commandement si je vous avoue être perdu ?

— Je remettrais en question votre santé mentale si vous ne l’étiez pas, Ram.

— Avez-vous la moindre idée de ce qui se passe ?

— Nous ne sommes pas programmés pour avoir des idées, répondit le sacrifiable, nous sommes des instruments. Et rappelez-vous ce que je vous ai dit : la responsabilité des décisions prises après le saut incombe à une créature pleine de ressources et de créativité, triée sur le volet et surentraînée. Et je n’en vois qu’une ici. »

Ram commença à réfléchir au problème.


* * *

En apercevant les premières maisons d’O, Rigg fut frappé par un tel contraste. Pendant leurs journées de marche le long de la Grande Route du Nord, les changements s’étaient faits en douceur. Les fermes s’étaient densifiées, les villages agrandis, les bâtiments embellis. Bardeaux et tuiles avaient remplacé la chaux, et la toile qui pendait habituellement aux fenêtres avait disparu au profit de volets, parfois même de carreaux vitrés. Si Halte-de-Flaque sentait le neuf, elle gardait une certaine homogénéité de construction dans ses maisons de bois : mêmes angles de toit et, dans les rues, même alternance de galets, de gravier et de rondins, selon le bon vouloir des propriétaires des maisons attenantes.

Mais les arbres bordant la rivière avaient depuis masqué ces changements et le courant les avait portés si vite qu’en approchant du port d’O Rigg et Umbo eurent l’impression d’entrer dans un nouveau monde.

La pierre régnait en maître – et pas le caillou terreux des montagnes, une belle roche pâle, presque blanche, marbrée de tons chauds. La mousse n’avait pas eu le temps de s’y accrocher, sauf près de la rivière. Elle rayonnait de chaleur sous le soleil de midi.

En contraste, la Tour d’O renvoyait l’éclat glacé d’une lame d’acier. D’une monumentalité écrasante, son dôme dans les nuages, elle donnait à la ville une impression de main pâle de femme blafarde pointant une dague impitoyable vers les deux.

Cette impression s’estompa vite à l’approche des quais, aussi crasseux, chaotiques et grouillants que tous les quais du monde. Loin d’être tous de pierre, la plupart des bâtiments faisaient apparaître une structure de bois, avec quelques toits de tuiles ou, au plus grand étonnement de Rigg, d’étain. Tout ce métal pour un toit ! L’omniprésence trompeuse de la pierre était due en fait à plusieurs dizaines de vastes constructions en dur surplombant le fatras boisé du dessous : entrepôts, tavernes et boutiques de souvenirs. De loin, Rigg n’avait vu qu’eux et leurs murs clairs ; sur place, il les distinguait à peine, perdus dans le labyrinthe de rues étroites d’où s’élevaient des bâtiments de plusieurs étages, dont chacun s’avançait un peu plus que le précédent, tant et si bien qu’au troisième ou quatrième, comme disait Miche, « un homme pouvait prendre sa maîtresse à travers la rue sans qu’aucun d’eux quitte sa maison ».

Rigg s’attendait à ce qu’ils cherchent une chambre pour commencer, mais Miche grimaça un non.

« Ça veut dire qu’on va trimballer nos sacs et tout le reste jusque chez le banquier ? » s’inquiéta Rigg.

Miche les guida hors des rues bondées jusqu’à une esplanade déserte. « Écoute, dit-il, la descente en bateau, la nourriture et vos habits m’ont presque mis sur la paille. Il me reste tout juste de quoi payer un endroit tellement miteux que personne ne voudrait y laisser quoi que ce soit. Je suis tavernier, les garçons, et les tavernes sur les quais d’O, je connais. Tout va se jouer sur notre capacité à convaincre M. Tonnelier de nous donner le maximum pour notre… petit article, et sans s’attirer les regards des curieux. Après seulement on pourra se payer un endroit respectable, qui devrait à peine entamer ta petite fortune. Donc le prochain arrêt, ce sera chez Tonnelier. »

Miche semblait chez lui dans le dédale des rues ; il ne fit demi-tour qu’à deux reprises. Un miracle, selon Rigg, vu la rareté des panneaux perchés en haut des bâtiments, qui n’indiquaient pas toujours la bonne direction.

« Oh, ça c’est l’ancien nom, expliquait Miche en réponse aux interrogations d’Umbo. Ils ont fait un boulevard depuis et lui ont donné ce nom. Maintenant ça s’appelle… je ne sais plus, mais peu importe, ici on ne s’oriente pas aux noms mais aux angles de rue et aux repères.

— Aux repères ? s’étonna Umbo. Toutes les rues se ressemblent.

— Si tu vivais ici, les différences te sauteraient aux yeux, dit Miche. Tout le monde te donnera la direction de la banque de Tonnelier si tu demandes. Il a choisi une pierre grise pour sa façade – pour rester discret, c’est mieux que le blanc – puis fait accrocher une horloge tout en haut. Il te suffit de demander : “Où est l’horloge du banquier ?” et si on ne te répond pas, c’est que tu es tombé sur un pèlerin, parce que ici, tout le monde le sait. »

Ils passèrent de nombreuses échoppes de nourriture où Umbo proposa une halte, jusqu’à ce que Miche l’attrape par le col et le remette manu militari sur la route. « Pour qu’ils te servent un morceau de viande bien gras et que tu t’en mettes partout avant d’aller voir M. Tonnelier, non merci. C’est un coup à se faire jeter dehors en passant pour des gens qui n’ont ni maison où manger, ni table où s’asseoir, ni même une serviette pour s’essuyer.

— Ben ça tombe bien, on n’a rien de tout ça, ricana Umbo.

— Exactement, mais il va falloir le faire croire, donc à la banque on aura faim et soif, mais on n’aura pas l’air de queuneux sans le sou.

— C’est bien ce qu’on est pourtant », marmonna Umbo. Miche ne releva pas.

Cela donna à réfléchir à Rigg. Umbo était bien un queuneu sans le sou, quoique son père ait réussi comme tout le monde, et que sa famille n’ait jamais connu la faim, pas plus qu’aucune autre à Gué-de-la-Chute d’ailleurs. Pendant les périodes de vaches maigres, les villageois partageaient de bon cœur là-bas, sachant que pas un homme ni une femme ne rechignait à la tâche, et que tous veillaient à ce qu’on ne retrouve pas une veuve ou une vieille femme morte de faim ou gelée chez elle au plus froid de l’hiver. Mais manger à une échoppe de rue, ça, ça n’existait pas. Seule Nox cuisinait pour des inconnus, et il fallait se présenter à l’heure de la soupe pour en avoir un bol ; jamais on ne l’avait vue sortir ses casseroles dans la rue, pour hurler le nom des plats aux passants.

Bizarre comme le simple fait de changer d’endroit avait pu faire d’un petit garçon comblé hier un nécessiteux aujourd’hui, obligé d’aller le ventre creux par peur que l’on remarque sa misère.

Idem pour Miche. À Halte-de-Flaque, c’était un homme prospère, qui se bidonnait de railler les queuneux comme tout le monde. Mais ici, à O, si bas sur la rivière, c’était lui le queuneu, même si ses années à courir le monde l’avaient rendu plus difficilement repérable qu’un autre.

Je suis le seul à ne manquer de rien finalement, ou du moins à envisager l’avenir sereinement. Pourtant, c’est moi qui viens du plus loin en amont de la rivière, après une vie passée tout en haut des chutes à arpenter les forêts les plus obscures en seule compagnie de mon père, des bêtes et des arbres, et de rares traces d’hommes. Un malheureux sac lesté de dix-neuf pierres tapant contre ma hanche, et me voilà bientôt peut-être riche à côté d’eux.

Mais surtout, que je n’oublie pas que ce sont eux mes vrais amis, les seuls dans cette aventure. Et si je deviens riche, ce ne sera pas seul. L’argent remplira et mes poches et les leurs. Miche rentrera la bourse bien pleine en récompense de ses services. Et Umbo pourra rester avec moi ou rentrer s’il le désire, habillé comme un prince et avec de quoi se payer une remontée en bateau aussi loin que rames et perches pourront le porter. Qu’il franchisse les portes de Gué-de-la-Chute comme le jeune homme le plus fortuné du village, et nous verrons s’il continue à trouver porte close chez son père. Non, Tegay le cordonnier la lui ouvrira bien grande, et le pressera de reprendre sa place à table comme avant.

Les gens parlent de magie, de miracles accomplis par les saints – et s’ils avaient vu Rigg et Umbo sortir ensemble de nulle part cette dague sertie de pierres, nul doute qu’on les aurait pris pour tels – mais aucun miracle, si puissant ou utile soit-il, ne vaut la fortune subite d’un homme, un heureux coup du sort qui n’a d’égal que de changer la pluie en soleil. Mais ça, ni les plus généreux des saints ni les plus démoniaques des mages n’en sont capables, à part dans les vieilles histoires à dormir debout.

Alors qu’ils arrivaient au bâtiment gris, l’horloge à son sommet se mit à sonner l’heure, dans un vacarme tel que Rigg s’étonna de ne pas l’avoir remarquée depuis les quais. Les passants ne semblaient même plus l’entendre. Un homme en gris était de faction devant la porte, armé d’une courte épée et d’un bâton long. Il les stoppa avant de les toiser de la tête aux pieds.

Rigg appliqua les consignes rabâchées par Miche – silence absolu, pas de geste inconsidéré –, arborant un regard aussi franc que possible, sans appréhension ni quoi que ce soit d’autre. Juste les yeux grands ouverts sur le garde. Restait à espérer qu’ils ne trahissent ni sa peur ni ses espoirs. Au moins, il ne s’était pas mis à bégayer ou à déballer ses pierres précieuses avant de tout envoyer valser, comme ses pièces dans la taverne de Miche.

L’homme s’attarda sur lui, comme pour le faire craquer. Mais Père l’avait entraîné à ce petit jeu, et plus le garde le fixait, plus Rigg gagnait en sérénité, et plus son regard s’intensifiait. L’homme finit par détourner le sien.

Ce fut Miche qui parla le premier. « Je vois que vous n’êtes pas insensible au rang de vos visiteurs, si éreintés soient-ils par leur voyage, dit-il. Cet enfant (il désigna Umbo) et moi-même assurons la sécurité du jeune maître jusqu’à M. Tonnelier. J’ai déjà fait affaire avec le propriétaire de ces lieux par le passé. Je suis aujourd’hui Miche, de Halte-de-Flaque, mais servais autrefois comme sergent-chef dans l’Armée du Peuple. Je possède des comptes ici même, de crédit comme de débit.

— Très bien, mais les enfants restent dehors, déclara le garde.

— Je suis ici non pas pour mes propres affaires, mais pour celles du jeune maître, nous allons entrer tous les trois.

— Vous allez plutôt rester dehors tous les trois. Quelle importance que vous ayez des comptes ici, si l’affaire qui vous amène ne vous concerne pas ? Et ce garçon (il pointa son bâton vers Rigg) n’est pas client chez M. Tonnelier.

— Et pourtant, M. Tonnelier serait navré d’apprendre qu’il ne l’est pas devenu, reprit Miche sans rien perdre de son aplomb. M. Tonnelier ne m’a jamais refusé un prêt, et je n’ai jamais hésité à faire un dépôt chez lui. Laissons-le décider par lui-même de ma bonne foi lorsque j’affirme que ce garçon vaut mille fois les transactions conclues entre nous autrefois. M. Tonnelier sait que je suis un homme de parole. Mes dettes ont toujours été honorées, et cela me paraît, comme à vous je suppose, suffisamment digne d’honneur pour nous valoir un droit d’entrée.

— M. Tonnelier ne veut voir personne pour l’instant, déclara le garde.

— Et moi j’affirme pourtant qu’il veut nous voir », continua Miche, d’un ton on ne pouvait plus aimable. Rigg pensa : Voilà le secret d’un tavernier prospère, calme et courtois en mots comme en actes en toutes circonstances. Il ne faisait pas l’ombre d’un doute que Miche pouvait soulever le garde à bout de bras et le broyer contre le mur si tel était son désir. Sans ça, l’autre n’aurait pas pris tant de plaisir à le contredire. Voir Miche le supplier d’entrer était son seul moyen de démontrer sa bravoure et sa virilité. C’était se tromper : Miche ne le suppliait pas, il exigeait, quoique d’un air souriant, rien de moins que ce pour quoi il était venu.

Voilà un bel exemple de ce que Père m’a appris à faire, sauf que je suis mort de trouille.

Rigg s’efforça de retrouver son calme par une respiration plus lente, un relâchement des muscles. S’il voulait se montrer le digne descendant de son père et prétendre à son héritage, il allait falloir garder la tête froide, prendre confiance et faire abstraction de sa peur. Et vite. Attendre d’atteindre l’âge de Miche pour y parvenir ne l’intéressait pas.

En moins de deux minutes, tractations comprises, le garde se retournait et disparaissait à l’intérieur du bâtiment – laissant la porte sans surveillance, observa Rigg. En bien moins de temps, il était de retour, et radicalement transformé : il laissa entrer Rigg le premier, le front à deux doigts du sol dans une révérence solennelle, signe qu’il le considérait désormais comme l’égal de Miche. Rigg entra d’une démarche assurée, comme si ce traitement de faveur était la chose la plus naturelle au monde.

À peine le seuil franchi, une vieille dame aux traits anguleux les fit monter une large volée de marches, tandis que le garde regagnait son poste.

« Pourquoi des marches si larges ? s’étonna Umbo. Il y a tant de monde que ça qui monte et qui descend en même temps ?

— Non », répondit Miche, sans agacement aucun, comme en réponse à la question d’un enfant couvé.

Il est entré dans son rôle, pensa Rigg – conscient aussi que le sien était de rester silencieux, dans une indifférence totale à ce lieu.

« C’est important pour un banquier d’impressionner ses futurs clients par des signes extérieurs de richesse. Un riche banquier ne sera jamais tenté de voler ses clients, et sa richesse est la preuve qu’il s’y connaît en placements. »

Umbo ouvrit la bouche mais Rigg l’arrêta tout de suite d’un doigt levé dans le dos de la vieille dame. Car il savait exactement ce qu’Umbo pensait, pour l’avoir lui-même pensé : un banquier riche n’est pas devenu riche par hasard. Mieux valait éviter pour l’instant que ce genre de propos parvienne aux oreilles de M. Tonnelier.

Ils montèrent en silence une volée de plus, qui débouchait sur une vaste pièce vide, fermée à son extrémité par deux imposantes portes vitrées et encadrée par d’autres plus modestes.

La vieille dame les arrêta à quelques pas de la porte vitrée. Bien qu’ils fussent apparemment seuls, elle se mit à parler d’une voix normale : « Miche, de Halte-de-Flaque, ancien sergent-chef de l’Armée du Peuple, accompagné de deux garçons, dont l’un dont il répond du rang, monsieur. »

Les portes coulissèrent d’elles-mêmes de chaque côté. Elles donnaient sur une immense pièce lumineuse aux murs percés de vitres hautes, au fond de laquelle trônait une table qui ridiculisait en taille les plus vastes de la salle à manger de Nox. Des bibliothèques comblaient les espaces vides entre chaque fenêtre, croulant sous les livres.

M. Tonnelier en personne se tenait debout à la plus haute des fenêtres, directement derrière la table, sa silhouette découpée à contre-jour dans la lumière éclatante. Il observait le mur d’en face par la fenêtre comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art.

« Entrez et prenez place », les invita-t-il dans un murmure à peine audible.

Alors qu’ils franchissaient la porte, Miche les arrêta le temps qu’ils voient bien le doigt appliqué sur ses lèvres, rappel que seul lui parlerait. Rigg décida de lui obéir au début, en lui laissant gérer la situation. Il s’en était plutôt bien sorti jusque-là.

Mais il savait au fond de lui que cette foi absolue en Miche était aussi un double aveu, de peur et de manque de confiance. Pourtant, comparé à Rigg, Miche ignorait tout ou presque des banques, surtout si l’on commençait à parler gros sous. Séparer deux bateliers ivres du fond d’un bouge obscur était son affaire, la banque et la finance, celle de Rigg. Père lui en avait suffisamment appris sur le sujet. Et sa crédibilité dans le rôle du bénéficiaire de plein droit des pierres précieuses dépendrait aussi de sa capacité à se montrer maître de ses décisions, et dur en affaires.

Les seules places à disposition étaient des tabourets disposés en cercle autour de la table. Aussi bas que des tabourets de traite, si bien qu’une fois dessus, même Miche paraissait ridicule, comme un petit assis à la table des grands. Sans parler d’Umbo, déjà pas bien grand pour ses quatorze ans, et à qui il ne manquait plus qu’un biberon pour jouer le rôle de bébé.

Voyant cela, Rigg refusa de s’asseoir. Père l’avait mis en garde contre ces hommes, jaloux de leur pouvoir et paniqués à l’idée de le perdre, capables des pires stratagèmes pour dominer les autres. « Si tu refuses de laisser ces hommes en user contre toi, ils prendront peur. Si c’est ce que tu veux, refuse de te soumettre. Mais si tu veux les amener à baisser leur garde, soumets-toi de bon gré, tout en continuant à résister en ton for intérieur. »

Dans la situation présente, Rigg pencha pour l’insoumission. Il venait enrichir la banque d’une belle somme, pas demander une faveur. C’était au banquier de montrer patte blanche, pas l’inverse – voilà la tournure que devaient prendre leurs négociations.

Il se rendit compte à cet instant précis que si Père avait passé toutes ses journées en forêt à le préparer, c’était pour des moments comme celui-ci. Ma vie était dans les bois parmi les bêtes sauvages, ensanglanté jusqu’aux coudes, le manche de mon couteau poli par mes mains calleuses et les heures à écorcher les bêtes – mais c’est dans des pièces comme celles-ci que mon éducation prend tout son sens.

Quand le bruit des tabourets cessa, M. Tonnelier se retourna. Il marqua une demi-seconde d’arrêt, le temps d’imprimer le fait que Rigg était là, debout face à lui, son sac ouvert sur la table.

Rigg accueillit son regard calmement, se donnant le même air neutre que celui répété face au garde. Ce faisant, il suivit le récent parcours de M. Tonnelier dans la pièce, à sa trace. De nombreux allers-retours entre la table et les bibliothèques, une petite dizaine. Surtout, un rangement précipité à l’annonce de leur arrivée, alors qu’ils attendaient dehors. Sa pose à la fenêtre ne devait rien au hasard. Sans doute considérait-il la venue de Miche comme une affaire de première importance, et s’il s’était donné la peine de les prendre de haut tout en faisant croire qu’il n’avait besoin de rien, c’est que justement, il devait avoir cruellement besoin d’eux.

« Monsieur Tonnelier, commença Rigg, coupant Miche dans son élan et s’attirant du même coup son regard le plus noir, je viens de toucher un héritage de feu mon père. Je comptais l’emporter avec moi à Aressa Sessamo, où m’attendent des proches dont j’ignorais jusqu’à peu l’existence. Mon père m’a remis une lettre de référence à remettre à des banquiers sur place, mais je trouve particulièrement incommode d’effectuer le reste du voyage sans convertir une partie de cet héritage en espèces sonnantes et trébuchantes. J’attends donc de vous que vous supervisiez la vente de ladite partie, m’en remettiez une fraction en bon argent et me fournissiez une lettre de crédit immédiatement convertible à mon arrivée à Aressa Sessamo. J’ose espérer que vous êtes en relation avec au moins un établissement bancaire, là-bas ? »

La colère de Miche avait glissé vers une sorte de respect ébahi. Sans doute les effets de l’art de la rhétorique enseigné par Père. « Dis la même chose, mais à quelqu’un que tu aimes, à qui tu dois énormément. Maintenant, dis ça à quelqu’un qui a de l’emprise sur toi, mais que tu cherches à intimider. Répète-le différemment, à un plus noble que toi, en te faisant passer pour quelqu’un du même rang. Maintenant, dis-le de manière à rabaisser ton interlocuteur, qu’il sente bien que vous n’êtes pas du même monde. » Rigg le prenait comme un jeu mais, à dix ans à peine, il montrait déjà tant de facilité dans le maniement du discours que ses tirades provoquaient parfois les fous rires de Père. Il en avait usé le long de la Grande Route du Nord, avec des paysans, des taverniers et d’autres voyageurs, et également avec Miche et Flaque, mais dans aucun autre but que celui d’apparaître sous son vrai visage – un enfant inoffensif appelant à l’aide.

À cette heure en revanche, celui que Miche et Umbo avaient sous les yeux était tout autre : c’était celui d’un garçon conscient de sa valeur, attendant d’un homme un service qu’il paierait le montant qu’il déciderait, et pas un valdecoche de plus.

« Oui, oui, confirma M. Tonnelier après une courte hésitation. Je suis effectivement en relation avec deux banquiers aressides, dont chacun assurera la meilleure réception qui soit à votre lettre de crédit.

— À quel taux d’escompte ? demanda Rigg, car Père lui avait bien fait comprendre que les lettres de crédit pouvaient être acceptées, mais avec une remise pouvant atteindre quatre-vingt-dix pour cent, le temps que les fonds soient transférés et vérifiés.

— Sans taux d’escompte, j’en réponds sur l’honneur ! répliqua M. Tonnelier, un brin confus et trahi par un léger rougissement dont la raison s’expliqua mieux lorsqu’il fut obligé de nuancer ses propos : Dans l’une d’elles, quoi qu’il en soit, la maison Rududory et Fils.

— Et l’autre, qui applique un escompte ? »

Le teint de Tonnelier vira à l’écarlate. « Est-ce important ?

— Je compte m’y rendre en premier, muni de votre lettre. Quand ils m’annonceront leur escompte, je refuserai et irai faire affaire chez Rududory. Soyez assuré qu’ils regretteront cette perte sèche, et que vous n’entendrez plus parler d’escompte à l’avenir avec eux.

— C’est… très généreux de votre part. » Mais il ne semblait qu’à moitié convaincu.

« Soyez généreux avec moi, et je le serai avec vous, continua Rigg. Le meilleur héritage qu’ait pu me laisser mon père sont ses principes d’équité et de justesse dans les choses du commerce. Il m’a appris qu’il vaut mieux s’attirer l’amitié d’un homme par des transactions honnêtes que son inimitié pour un profit à court terme. Le sergent-chef Miche m’a assuré que vous partagiez ces principes, d’où mon choix de m’arrêter à O pour vous entretenir de mon affaire, si toutefois elle vous intéresse. »

Jamais de la vie Miche ne lui avait parlé d’une telle chose, sans doute fausse au demeurant. Mais comme lui avait dit Père un jour : « Traite un homme comme s’il avait une réputation à défendre, et il fera tout pour s’en montrer digne. »

« Grandeau & Grandeau, lâcha Tonnelier. C’est le nom de l’autre établissement. »

Rigg hocha la tête d’un air grave. « Il est maintenant temps pour moi de vous montrer la pièce que je vous demande de vendre. Veuillez-vous retourner, je vous prie, monsieur. »

Miche écarquilla les yeux et ouvrit la bouche pour parler, mais se ravisa. Rigg savait parfaitement qu’à sa place, c’est Miche lui-même qui se serait retourné le temps de sortir la sacoche de son pantalon ; exiger cela de la part de M. Tonnelier, chez lui, dans son bureau, était d’un culot sans bornes – à moins, bien sûr, que l’ordre n’émane d’un noble héritier habitué à voir les autres lui témoigner leur respect, et non le contraire.

M. Tonnelier marqua une nouvelle hésitation puis se retourna, affectant à nouveau l’air de celui qui considère le moment on ne peut mieux choisi pour observer les oiseaux aller et venir autour de leurs nids dans les rives du toit d’en face.

Rigg plongea la main dans son pantalon, en sortit la sacoche, l’ouvrit en grand puis étudia les pierres précieuses, se demandant laquelle choisir. Il porta son choix sur la petite larme bleu clair qui s’était dissimulée dans les coutures de son pantalon à Halte-de-Flaque, la seule finalement à s’être distinguée des autres. Il s’en saisit avant de resserrer les cordons de la sacoche et de remballer le tout dans son pantalon, puis fit le tour de la table d’un pas décidé. « Voici, monsieur, dit-il. Examinons cela à la lumière du jour. »

Prendre la peine de venir lui présenter la gemme en personne… que de générosité pour un garçon du rang de Rigg. Après avoir rabaissé son interlocuteur, il lui faisait sentir que lui aussi méritait le respect, sinon l’amitié, de ce jeune et riche inconnu.

Rigg posa la pierre sur la table, loin du bord. « J’ai conscience que vous n’êtes pas joaillier, monsieur, et que de l’avis éclairé de vos conseillers dépendra votre estimation de la présente pierre. Mais j’imagine que vous vous y connaissez suffisamment en biens de valeur pour vous rendre compte de ce que vous avez sous les yeux. » Parce que moi, je n’y connais rien, ajouta Rigg intérieurement.

Avant même que M. Tonnelier ait eu le temps de s’approcher de son fauteuil, Rigg l’écarta d’un geste rapide. « Ne laissons pas son dossier gâcher la luminosité », expliqua-t-il.

Tonnelier n’eut d’autre choix que de prendre place sur l’un des tabourets pour examiner la pierre en plein jour, pendant que Rigg s’installait dans son fauteuil. De dominant, le banquier devenait dominé, et voyait sa ruse retournée contre lui. Pendant l’examen, Rigg jeta un coup d’œil rapide à ses deux compères et vit Miche lutter pour ne pas éclater de rire, car M. Tonnelier, bien plus petit que lui et pas plus grand qu’Umbo, battait de loin les deux autres en ridicule sur son tabouret, son âge n’aidant pas.

Rigg se leva en même temps que le banquier et reglissa le fauteuil à sa place. Autant s’y asseoir le temps de l’examen pouvait passer, autant y rester assis après risquait d’être interprété comme de l’insolence pure.

M. Tonnelier s’éclaircit la gorge. « Si cette pierre est bien celle que je pense et, vous l’aurez compris, je nourris peu de doutes à ce sujet, alors vous faites un immense honneur à notre modeste maison, monsieur.

— L’honneur dû à tous les honnêtes hommes d’affaires, repartit Rigg, quand la situation requiert la confiance la plus absolue.

— Désirez-vous une avance sur la vente, monsieur, pendant que je la poursuis en votre nom ?

— Je ne mets pas la pierre en gage, monsieur », déclara Rigg, écartant avec un dédain manifeste l’idée qu’un jeune homme de sa condition puisse se présenter avec un tel trésor contre un simple argent de poche. Même si, au fond, c’était le but. « Je suis sûr que votre note de reçu accompagnée de votre estimation suffira. » Cette note leur assurerait en effet de ne pas manquer de crédibilité dans les endroits les plus luxueux, mais ne servirait à rien dans les bonnes vieilles tavernes.

« Oui, j’entends bien, je ne voulais pas… Puis-je vous recommander une auberge qui compte parmi les meilleures de la ville ? Vous ne regretterez ni sa cuisine ni ses chambres.

— Nous serons ravis que vous nous en recommandiez trois, dit Rigg, et aurons une pensée reconnaissante pour vous lorsque notre choix sera arrêté. »

Tonnelier avait troqué ses mouvements empesés et sa dignité surfaite du début pour une alacrité presque fiévreuse. Il se précipita vers une étagère, en descendit un livre et une pile de feuilles puis courut chercher une plume et un encrier avant de s’attabler pour écrire. Entre-temps, Rigg avait sorti la lettre de référence de Père et l’avait couchée devant lui, pour qu’il puisse écrire son nom officiel sans faire de fautes.

Il erra ensuite jusqu’à sa bibliothèque et s’y arrêta un instant. Très peu de noms sur les tranches, mais beaucoup de dates – des livres de comptes pour la plupart. Ceux qui portaient un titre étaient écrits dans tant de langues étrangères que Rigg le suspecta de les avoir achetés uniquement pour leurs reliures anciennes et ouvragées, en ignorant tout de leur contenu. Ou alors, il venait de faire affaire avec un linguiste émérite à l’aise dans une dizaine de langues.

Père en était un, pensa Rigg. Il lui avait appris à parler et à écrire quatre langues, en plus de la sienne, et à en déchiffrer bien d’autres, tout en l’instruisant sur l’histoire de leurs locuteurs et l’étendue de leurs écrits. « Un homme qui ne connaît qu’une langue n’en comprend aucune », lui avait-il dit un jour, en réponse à ses plaintes sur l’inutilité complète d’une telle démarche.

« Votre commission, monsieur Tonnelier, lança Rigg, toujours le dos tourné. Il me semble normal, au vu des circonstances, qu’elle s’élève non pas à l’habituel demi pour cent, mais aux trois quarts, à toucher à signature de l’acte de vente. »

M. Tonnelier resta sans mot dire, continuant à noircir la feuille de sa plume. Rigg était persuadé qu’il avait prévu de se ménager une commission confortable, de l’ordre de trois ou quatre pour cent. En retournant à la table, il vit que Tonnelier avait raturé le contrat, ajoutant « trois quarts d’un pour cent » dans l’espace libre au-dessus du « un demi pour cent » barré. Peut-être avait-il spécifié la commission habituelle, finalement. Ou bien l’avait-il ajoutée par suite de l’intervention de Rigg, la barrant juste pour donner le change, mais pour le savoir il lui faudrait attendre de questionner Miche, qui n’avait pas quitté le banquier des yeux.

Rigg et Tonnelier apposèrent leur signature au bas des deux documents officiels : le contrat d’agence, qui stipulait que Tonnelier était habilité à conclure un contrat avec un joaillier et à recevoir les fonds correspondant à la vente de la gemme, et la note de reçu, qui déclarait que la maison Tonnelier était en possession d’un article d’une valeur au moins égale à une bourse, appartenant à Rigg Sessamekesh, fils de M. S.V. du Haut Stashi.

Il n’arrivait toujours pas à se faire à son nom complet, mais s’efforça de l’écrire avec soin et clarté. Il ne signait pas n’importe quoi non plus.

Au cours officiel d’Aressa Sessamo, une bourse valait deux cent dix mille plis, et bien plus encore en amont de la rivière. Avec ça, ils ne devraient pas avoir trop de mal à trouver une chambre – pourquoi pas dans la maison du maire, s’il se permettait la fantaisie d’aller s’annoncer lui-même et de lui en demander une.

Le nom de « bourse » n’était pas inconnu de Miche, qui se l’imaginait comme une montagne d’argent accessible aux seuls riches ; pour Umbo, ça n’avait rien à voir, c’était juste un petit sac pour les ranger dedans. Rigg avait quant à lui appris à jongler avec les bourses, les pluies, les lueurs, les comptes et les rais aussi facilement que d’autres avec les valderois, valdereines, valdejeans et valdecoches – ou avec les plis, bouts, tours et chances, comme on les appelait plus bas sur la rivière. Avec une bourse, on se payait déjà une belle propriété à Gué-de-la-Chute, avec du terrain pour nourrir trois cents âmes. Les revenus générés suffiraient à entretenir une grosse dizaine de serviteurs et les chevaux pour y atteler un joli carrosse. Une famille y prospérerait de génération en génération, à moins qu’un conflit familial ne vienne morceler les terres.

Voilà ce que valait à elle seule une unique petite bourse, si quelqu’un avait jamais frappé une telle monnaie ; Père disait que ces sommes astronomiques n’apparaissaient que de manière abstraite dans les registres des banques et au trésor, ou noir sur blanc sur les documents officiels.

Une chose était sûre : Père ne s’était pas payé ces pierres en vivant chichement sur le peu gagné de la vente des fourrures.

Rigg se rappela l’épisode malheureux du comptoir de Miche, qu’il avait involontairement recouvert de ses pièces, et se demanda ce que dirait Tonnelier de sa collection complète de pierres précieuses s’il lui venait l’idée de déballer le tout sous son nez pour une rapide estimation. Bien sûr, il n’en ferait rien ; Rigg doutait d’ailleurs qu’un seul joaillier de la ville ne dispose des fonds pour convertir en monnaie une seule d’entre elles. Ils remettraient à la place quelque chose à Tonnelier en dépôt, et ne verseraient le solde qu’une fois la pierre vendue à un collègue d’Aressa Sessamo.

Mais le contrat qui le liait à un joaillier suffirait à Tonnelier pour avancer le montant exigé par Rigg, dans la mesure du raisonnable – deux ou trois lueurs par exemple. Aucun banquier d’O n’accepterait de lui remettre une pluie, et que ferait-il d’une telle somme de toute façon ? La différence, notée en toutes lettres sur la lettre de crédit, serait perçue auprès de banquiers d’Aressa Sessamo. Là-bas, il diviserait ses fonds entre plusieurs établissements de renom et déléguerait à des agents mandatés l’achat de ses terres et la gestion de ses affaires.

Il avait retourné cette question dans tous les sens. Avait imaginé tout faire lui-même, et ce qu’il lui en coûterait de se tromper ou de se faire escroquer : une fortune. Est-ce comme ça que je veux finir ma vie ?

Courir après les banquiers et les conseillers, ne pas les lâcher de peur qu’ils m’arnaquent, décider de leur futur au gré de mes caprices d’achats et de ventes ? Non, c’est dans la forêt que je veux la finir, pas dans ces pièces, si éclatante soit la lumière qui les baigne.

Une fois le tout copié, signé, plié et la larme bleu clair rangée dans son écrin, M. Tonnelier se montra presque radieux. Rigg suspectait qu’en quelques minutes à peine les actifs de la maison Tonnelier venaient de tripler. La plupart des fonds passeraient bientôt de main en main vers Aressa Sessamo, et chacune d’entre elles ressortirait de cette affaire bien plus argentée qu’avant et M. Tonnelier, avec une réputation qui ne serait plus à faire à O, car la rumeur se propagerait vite. Le banquier y veillerait tout particulièrement, prenant les joailliers à témoin.

« Sans vouloir vous presser, dit M. Tonnelier, je dois sans plus tarder soumettre la pierre aux experts et, pour cela, relever mon garde, Bill Brasseur, de sa faction pour qu’il assure ma protection dans les rues.

— Vous fonctionnez comme ça d’habitude ? demanda Miche, plus prudent que jamais. Les gens ne risquent pas de se douter de quelque chose ?

— Votre inquiétude est légitime, répondit Tonnelier. Mais oui, je procède toujours ainsi lorsque je sors pendant la journée, et tout le monde sait que je n’ai jamais d’argent sur moi dans ces cas-là, pas plus qu’à mon arrivée à la banque le matin. Il n’y a rien à craindre – jusqu’à ce qu’un joaillier ne balance tout, du moins. » Tonnelier rougit légèrement, surpris lui-même d’avoir laissé échapper un mot indigne de son rang.

Ne vous en faites pas, Tonnelier. On joue tous un rôle, ici.

Moins d’une heure après, ils étaient installés dans la plus grande suite de l’auberge recommandée par Tonnelier. « On ne va pas voir les deux autres ? demanda Umbo.

— Celle-ci est très bien, et j’ai besoin d’un bon bain », dit Miche. Il signala aux serviteurs de les laisser seuls.

« J’ai demandé plusieurs adresses, expliqua Rigg, pour bien faire comprendre à M. Tonnelier que nous nous laissions d’autres choix que l’auberge avec laquelle il a ses petits arrangements, un pourcentage sur nos dépenses par exemple.

— Les gens font ça ? » s’étonna Umbo.

Miche rigola. « Il en avait probablement avec les trois. Sans compter les espions qui doivent épier nos faits et gestes. Rarement vu plus prudent que ce gars-là.

— Il fallait bien que je sauve les apparences, dit Rigg.

— Les apparences ? pouffa Miche. Où as-tu appris à parler comme ça ? Déjà avec Flaque et moi, je t’avais trouvé pas mal dans le rôle du petit seigneur, mais là !

— Et moi qui croyais qu’il allait mouiller son pantalon, murmura Umbo.

— Avec Flaque et toi, j’ai juste parlé comme un garçon bien élevé, parce que les gens de chez vous ne me comprenaient pas quand je parlais comme à Gué-de-la-Chute, expliqua Rigg. Mais avec M. Tonnelier, il fallait plus qu’un simple accent, il fallait un dialecte de la haute, et l’attitude qui va avec. Est-ce que ça aurait marché avec toi si j’avais parlé comme un riche ? demanda Rigg. Ou avec Flaque ?

— Sûrement pas avec moi, et encore moins avec elle.

— C’est pour ça qu’avec toi j’ai parlé comme un petit garçon bien élevé, mais d’un petit patelin de queuneux quand même. Père répétait toujours : “Exprime-toi comme un homme que l’on craint, et on t’obéira. Exprime-toi comme un homme qui craint de ne pas être obéi, et on te méprisera.”

— Qu’est-ce qu’il a dit d’autre ? demanda Umbo. Il ne m’a jamais appris ça, à moi. »

Il ne servait à rien d’expliquer à Umbo que Père avait passé chaque journée à lui enseigner du matin au soir des choses que Rigg avait toujours crues inutiles. « Si seulement dans tout son blabla il avait pu me glisser un petit mot sur l’endroit où l’on peut trouver une pierre pareille.

— Dix-neuf pierres, rectifia Miche. Je pense que tu as dans le pantalon l’équivalent de toutes les richesses cumulées de notre entremur. » Il se mit à rire de bon cœur. « En même temps, tous les garçons ont un peu cette impression, pas vrai ? »

Trois bains et un dîner plus tard, les trois somnolaient tranquillement sur leur lit douillet lorsqu’un léger grattement se fit entendre à la porte. Miche se leva pour ouvrir. Rigg pensa à un émissaire du banquier mais non, le banquier avait fait le déplacement en personne. Miche le pressa d’entrer au salon leur faire part des nouvelles.

« Les trois joailliers arrivent à la même conclusion, monseigneur, dit Tonnelier à Rigg. J’avais vu juste, c’est bien elle. Hélas, si je puis dire, car c’est trop, beaucoup trop. Vous avez là une pierre de légende, reconnaissable entre toutes à ses marques, que chaque joaillier a repérées au premier coup d’œil. À ce que l’un d’eux m’a raconté, cette pierre était le joyau maître d’une ancienne couronne appartenant à une vieille famille royale du Nord-Ouest, régnant sur un royaume dont je n’avais jamais entendu parler. C’était la prise de guerre d’un général célèbre, un héros. Je pensais que cet homme n’était qu’un mythe, mais selon les joailliers, il a bel et bien existé. D’après eux, ce général aurait sorti la pierre d’un coup d’épée, d’où les traces, et l’aurait offerte à son grand ami, le héros Garde-Murs, qui arpentait les frontières du monde, à ce qu’ils disent. Comment la gemme bleu ciel de Garde-Murs est arrivée entre les mains de votre père, c’est un mystère, mais en tout cas c’est bien elle, ils sont formels. Personne ne veut l’acheter car aucun ne pourra la vendre. Son prix dépasse de loin une simple bourse. »

Rigg se crispa en entendant Tonnelier émettre des doutes à demi voilés sur la manière dont Père avait bien pu se procurer le trésor de Garde-Murs. Allait-il dire à qui voulait l’entendre qu’elle avait été volée ? Non, le Conseil révolutionnaire du Peuple la lui confisquerait et il ne toucherait pas un malheureux valdecoche. Tonnelier lui expliquait juste qu’il allait avoir du mal à la vendre. Rigg se calma et réfléchit au meilleur moyen de sortir de cette impasse.

Miche demanda : « Le prix dépasse une bourse de combien ?

— Sans acheteur, qui peut le dire ? Un bond au moins. Mais qui, dans cette République du Peuple, est suffisamment riche pour l’acheter, ou oserait seulement l’admettre ? Il ne la garderait pas longtemps.

— Quel est le problème ? demanda Rigg. Cette pierre doit juste être vendue à quelqu’un en privé, qui en fixera le prix sans rien dévoiler de ses richesses à qui que ce soit d’autre.

— Mais son prix serait sans commune mesure avec sa valeur réelle. De cinquante bourses, on passerait à cinq, voire deux peut-être.

— Et un consortium ? suggéra Rigg. Vos trois joailliers seraient-ils prêts à s’associer pour réaliser l’achat et la vente ensemble ?

— Oui, si je leur glissais l’idée. Un partenariat à trois, en m’impliquant également dans l’affaire.

— Avec à la clé un intéressement, et non plus une commission ?

— Sauf si Votre Seigneurie désapprouve, dit Tonnelier.

— Je ne suis pas un seigneur, ou alors mon père s’est bien gardé de me le dire. Contentez-vous de m’appeler Maître Rigg.

— Entendu, monsieur.

— Si je comprends bien, nous allons devoir prolonger notre séjour ici. Je vous charge de faire en sorte que tout se passe comme je viens de le décrire. J’imagine qu’un joaillier d’Aressa Sessamo va négocier la pierre en sous-main avec un acheteur privé, à trois bourses, dont deux et demi vous reviendront, à vous et vos associés, et que vous me créditerez de deux d’entre elles. En me déclarant bien sûr que chacun d’entre vous n’a touché qu’une malheureuse pluie au passage », assena Rigg, un sourire aux lèvres. Il accueillit les protestations de Tonnelier d’un hochement de tête : « Je n’ai aucun problème avec les gens dont la commission fait la fortune, monsieur Tonnelier.

— Il m’est difficile d’accepter une telle chose, peu importe ma commission, répliqua Tonnelier. Cette pierre n’a pas de prix.

— Il va pourtant falloir lui en trouver un.

— Même si tout fonctionne comme vous le suggérez, Maître Rigg, vous ne toucherez qu’un vingt-cinquième tout au plus de sa valeur réelle.

— Lorsqu’il me l’a léguée en héritage, mon père se doutait fort que la vente ne serait pas facile, j’imagine. S’il l’avait estimée valoir plus que le prix auquel il semble qu’elle partira, il l’aurait emportée dans la tombe. »

Les trois lui lancèrent des regards choqués et consternés.

« Je plaisantais. C’est une blague que mon père aurait faite. Il ne pouvait garder la pierre, sinon il ne me l’aurait pas donnée. Elle ne m’est d’aucun usage sauf vendue, car j’ai besoin d’argent. J’attends de ce souvenir d’un autre âge non pas le prix de sa légende, mais celui du marché. Entre-temps, j’aurai tout le loisir de réfléchir au parcours qui l’a menée jusqu’à mes mains. Mon défunt père ne me le dira plus, maintenant. Au travail, monsieur Tonnelier, et hâtez-vous. Et commencez par régler nos frais d’auberge sur vos deniers, et non les miens, cela vous incitera à plus de diligence. »

Tonnelier sourit. « J’allais vous le proposer.

— Je pensais que les trois quarts de un pour cent vous étaient restés en travers de la gorge, dit Rigg, toujours aussi souriant.

— Vu les taux habituels, vous m’avez gâté plus que de raison, monsieur, assura Tonnelier. Vous avez vous-même proposé le consortium et je ne vois aucune raison pour que les joailliers fassent fortune tandis que je me contenterais de mes trois quarts de point – qui représentent un joli profit dans l’absolu, soit dit en passant.

— Jamais je ne vous en voudrai d’en faire, affirma Rigg. Je vous demande juste de garder les termes de notre transaction aussi secrets que le nom de l’acheteur, que je ne passe pas pour une vache à lait. Et soyez assuré de ceci : le moment venu, je saurai combien l’acheteur a payé et si ma part n’atteint pas les deux tiers, je viendrai toquer à votre porte, et si seuls des avocats m’accompagnent, vous pourrez vous estimer heureux. »

Rigg dit cela d’une manière si enjouée que sa menace tacite de sanglante rétribution passa presque inaperçue. Tonnelier sourit, mais n’en manqua rien.

Après son départ, Rigg se retourna immédiatement vers Miche et lui dit : « Ta bourse aussi risque de peser plus lourd que prévu.

— Elle pèsera ce qui a été convenu, dit Miche.

— Si j’avais su ce que valaient ces pierres, j’aurais refusé de te payer si peu.

— Et moi, si j’avais su ce que valait une seule, j’aurais refusé tout net de vous accompagner, répliqua Miche. Je sais maintenant que tout cela était bien au-dessus de mes forces, avant même que tu ne montres la pierre à M. Tonnelier. Tout ça, c’est trop pour moi. Le prix convenu était juste, et il l’est toujours. »

Rigg en resta là. Lorsqu’ils en rediscuteraient avec Flaque, elle saurait lui faire comprendre que se faire payer dix fois plus n’aurait pas ruiné Rigg ; les risques courus par Miche à son insu les valaient bien. Inutile d’essayer de le persuader maintenant, Flaque le ferait plus tard.


Il fallut finalement plus de deux semaines au consortium pour se former. Rigg, Umbo et Miche en profitèrent pour visiter les tavernes, restaurants, galeries, boutiques, parcs, bibliothèques et autres lieux de divertissement d’O, jusqu’à l’ennui. L’attente en valait la peine. Lorsque la vente fut conclue, la part de Rigg avait gonflé : trois bourses.

Le dernier jour, Rigg repartit de chez Tonnelier plus riche d’une lueur et de douze rais, dont un en monnaie, soit cent vingt plis après conversion entre la devise de la Rivière et celle du Peuple.

Deux documents signés devant témoins lui avaient également été remis. L’un était une lettre de crédit d’une valeur de deux bourses, à dépôt de laquelle, dans une ou plusieurs banques d’Aressa Sessamo, les fonds seraient transférés. Sans jamais passer ni par O ni par la banque de Tonnelier, très probablement.

Le second était un certificat de dépôt d’une bourse, au taux de trois pour cent, garanti par nantissement des biens personnels de Tonnelier ; Rigg avait en effet acheté sa banque et l’avait laissée en bail à Tonnelier. Si ce dernier ne pouvait pas (ou refusait) de payer les intérêts que Rigg était en droit de lui réclamer, un huissier saisirait ses biens.

En affaires, la confiance entre amis est toujours une bonne chose. Encore faut-il que l’amitié résiste aux longues absences et à la distance. Les documents officiels pouvaient y aider.

Rigg, comme Miche et Umbo, d’ailleurs, gardait à l’esprit que dix-huit autres pierres pendaient toujours d’un ruban à sa taille, dont il ignorait tout de la valeur. Toutes ne pouvaient sortir de mythes anciens. Le hasard avait fait que Rigg tombe sur la seule à valoir plus d’une pluie ou deux. Soit déjà de quoi racheter Gué-de-la-Chute sans même entamer sa fortune. Il avait là un trésor incalculable, de quoi dépenser l’argent de plusieurs vies chaque jour. L’eût-il voulu, Rigg n’aurait même pas su comment s’y prendre.

Du coup, il ne savait même plus comment définir le mot « fortune ». Tout ce qu’il savait, c’est qu’en s’y prenant bien on pouvait aisément la dilapider. Comme disait Père : « Aucun homme n’est si infortuné qu’il manque d’amis empressés de dépenser son argent à sa place. »

Miche et Umbo n’étaient pas de ceux-là, pour l’instant du moins. L’argent les effrayait. Ils s’entendaient encore bien tous les trois, riaient de bon cœur ensemble ; mais ils gardaient aussi leurs distances de temps à autre, semblant parfois surpris, sinon reconnaissants, de ses marques d’attention les plus ordinaires à leur égard.

Leur dire qu’ils avaient changé ne ferait qu’empirer les choses car ils se sentiraient jugés, considérés à tort dans le besoin ; ils en deviendraient maladroits, obséquieux.

Rigg devait juste rester lui-même et éviter de se comporter comme avec M. Tonnelier et ses acolytes.

À dire vrai, il en était presque venu à aimer son statut d’homme de richesses et de pouvoir et les ridicules déférences de ces adultes face à un gamin de treize ans. S’il était réellement de sang royal, comme Nox l’avait laissé entendre, et si cela signifiait encore quelque chose sous le régime du Peuple, peut-être avait-il grandi conscient de mériter un jour ces traitements de faveur.

Il savait aussi – combien de fois Père le lui avait-il répété ? – qu’on ne mesure pas sa valeur au renflement de sa bourse. « Tu peux tout perdre du jour au lendemain, lui avait-il expliqué. L’argent n’a d’autre valeur que celle que la société lui accorde. Combien se sont crus riches un jour pour se retrouver mendiants le lendemain, dans une nation en crise, sa monnaie effondrée, les poches pleines d’une ferraille sans valeur ? »

Rigg prenait cette mise en garde très au sérieux, car c’était l’histoire de milliers de familles nobles fauchées par la Révolution du Peuple. L’argent est un corps étranger à l’homme, savait-il encore. Je suis né et mourrai sans, il ne fait que passer.

Cette réflexion faite, il ne put s’empêcher de sentir cette douce chaleur de se savoir à l’abri du besoin. Un privilège dans ce monde. Il était impossible qu’une telle richesse vous laisse inchangé, et il le savait. Il ne tenait qu’à lui de faire mentir cette règle.

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