Chapitre 6 Miche et Flaque

À deux jours du saut dans la contraction, Ram se réveilla sanglé dans son fauteuil. Un sacrifiable se tenait agenouillé devant lui, les yeux levés vers lui.

« Je me suis endormi ? demanda Ram.

— On a passé la contraction, Ram, lui annonça le sacrifiable.

— Au jour prévu ou avant ? Je ne me souviens pas des dernières quarante-huit heures…

— Nous avons généré le septième champ transversal, et la contraction s’est formée en avance de quatre périodes par rapport à nos prévisions.

— Était-ce la contraction, ou une contraction ?

La contraction, celle que nous cherchions. Nous sommes exactement là où nous devons.

— Alors le hasard fait bien les choses, constata Ram. On se loupe de quatre périodes et nous voilà à destination.

— Toutes les contractions, le croisement de tous les champs transverses, tout était polarisé, si je puis dire : ça nous a menés exactement où nous le voulions.

— Donc l’espace-temps, si capricieux soit-il, a soudain eu l’idée de génie de faire le grand saut devant nous ?

— On a été pris dans l’un de ses toussotements, expliqua le sacrifiable. On voulait éviter ça à tout prix parce que l’issue était incertaine – la plupart des ordinateurs prédisaient un sectionnement, pour ne pas dire une pulvérisation pure et simple, du vaisseau. »

Ram avait eu le temps de parcourir les comptes rendus sur l’état des différentes pièces du vaisseau.

« Mais rien de tout cela n’est arrivé. On est intacts.

— Plus qu’intacts, précisa le sacrifiable.

— Comment peut-on être plus qu’intacts ? » questionna Ram.


* * *

Malgré la dureté du sol et la température glaciale de la pièce, Rigg ne s’était pas réveillé dans une couche aussi douillette depuis bien longtemps. Il se laissa glisser au fond des couvertures pour grappiller quelques minutes de sommeil supplémentaires.

« On n’a plus d’habits », lui annonça Umbo.

Rigg ouvrit un œil. Umbo était emmitouflé dans une couverture, sur une chaise, l’air sombre dans la faible lueur matinale tamisée par le store.

« Quelqu’un a dû nous les prendre pour les laver », suggéra Rigg.

Quelqu’un qui était entré sur la pointe des pieds, sans faire de bruit, alors… Et si ce quelqu’un ne s’était pas contenté des habits ? Rigg bondit hors de ses couvertures et courut vers son sac. Il était là où il l’avait laissé ; la petite sacoche aussi, glissée dans sa cache.

« Pas des voleurs, souffla-t-il.

— Ça, on le savait déjà », répliqua Umbo.

Un bruyant cliquetis se fit entendre dans la serrure. Il paraissait plus doux la veille au soir. Normal, avec les cris des soûlards d’à côté. Mais cette nuit, lorsque le quelqu’un avait ouvert la porte ?

Flaque entra, les mains vides. Elle s’arrêta net, le regard froid. « Mettez-vous quelque chose sur le dos et suivez-moi. Tout de suite. »

Rigg ne savait pas comment interpréter son attitude. Elle paraissait furieuse, et en même temps plus respectueuse que la veille. Elle les laissa se fagoter dans les couvertures sans regarder, puis s’écarta pour les laisser passer.

La salle commune était vide, à part Miche appuyé des deux mains sur le comptoir, raide comme un piquet. Sous ses yeux s’étalait un petit baluchon blanc. Au bout du comptoir, une pile de vêtements. Les leurs, d’après Rigg. Et encore sales.

Il s’approcha et vit quelque chose briller à la surface du baluchon dans la lumière de la pièce aux volets entrouverts. Des pierres précieuses de belle taille et de différentes couleurs. Dix-huit en tout.

« Où est la bleue claire, en forme de larme ? » demanda-t-il.

Flaque le contourna par-derrière jusqu’à la pile d’habits, qu’elle envoya valser jusqu’au milieu du comptoir. « Trouve-la toi-même. Que les saints nous foudroient si c’est nous. » Rigg examina immédiatement la ceinture de son pantalon, cousue serrée en autant de petits compartiments que de pierres.

Miche prit la parole en grommelant d’une voix sourde. « Qu’est-ce que ça veut dire, se balader avec autant d’argent, et jouer les crève-la-faim comme vous le faites ? »

Comme sa femme, il bouillait, mais ne leur en montrait pas moins de la déférence.

« Nous demander l’aumône, ajouta Flaque, alors que tout ce temps vous aviez ça dans les poches.

— L’aumône ? Jamais de la vie ! se défendit Rigg. On vous a même offert de l’argent – trop, si je me souviens bien.

— Et à vous entendre, vous alliez bientôt manquer, continua Flaque d’un ton maussade. Vous avez plus qu’il n’en faut pour cent ans. »

Rigg continua à faire courir ses doigts le long de la ceinture. Il la sentit enfin, prise dans les fils d’une couture verticale sous deux épaisseurs de textile. Il la sortit et la posa sur le baluchon. Pourquoi la cacher ? Si Miche et Flaque étaient des voleurs, ils n’auraient pas exposé les pierres comme ça, ils auraient juste feint la surprise. Ou les auraient tués dans leur sommeil.

« Je les tiens de mon père, expliqua Rigg. Il m’a demandé de les porter à un banquier d’Aressa Sessamo.

— Un héritage ? dit Miche. Si ton père est si riche, pourquoi tu t’habilles comme un pauvre ? »

Rigg n’avait pas besoin de traduction : Miche demandait s’il avait volé les pierres précieuses. Ou alors, il voulait juste comprendre ce paradoxe.

« On vivait dans la forêt, se justifia Rigg. De la vente de fourrures. Je porte ce que j’ai toujours porté – on n’a jamais eu besoin de mieux. C’est ce qu’il y a de plus adapté à ce que je faisais, de toute façon. Quant à l’héritage, la première fois que j’ai entendu parler de ces cailloux, c’était après la mort de mon père, quand la femme qui les gardait me les a donnés.

— Une femme plus que digne de confiance, s’étonna Flaque.

— Vous aussi, dit Rigg, sinon je ne les verrais pas étalés comme ça sous nos yeux. »

Miche poussa un grognement. « Pour tes quelques pièces, dit-il, n’importe qui aurait pu te tuer avant de jeter ton corps aux poissons. Mais un garçon qui garde de telles pierres avec lui, quelqu’un viendra forcément demander après lui un jour. Et un homme pourrait rapidement se balancer au bout d’une corde. Si on les trouvait sur moi, qui croirait que je les ai gagnées honnêtement ?

— Et qui me croira, moi ? contra Rigg. Une lettre adressée à un banquier les accompagnait.

— Peut-on la voir ? » demanda Miche. Le ton était poli mais ferme. Une manière de dire : Écartons tout doute sur-le-champ.

Rigg hésita. Et s’ils avaient dans l’idée de les lui voler et de se couvrir avec la lettre ? Il balaya cette éventualité. S’ils lui voulaient du mal, rien ne les arrêterait. Pourquoi ne pas supposer qu’ils lui voulaient du bien ? Ou pas trop de mal, disons.

« Je vais la chercher, annonça-t-il. Elle est dans mon sac.

— Non, envoie l’autre garçon, préféra Miche. Je veux que tu gardes les pierres précieuses bien en vue. »

Umbo lança un regard furieux à Miche, puis à Rigg. « Tu aurais pu me le dire, au moins, pesta-t-il.

— Te dire quoi ? J’ai partagé avec toi tout ce que je pouvais, mon argent, ma nourriture. Mais ça… l’occasion ne s’est jamais présentée de les dépenser ou de les échanger, à quoi bon en discuter ? »

Umbo lui tourna le dos et partit. Quelques secondes plus tard, le sac atterrissait dans les bras de Rigg.

Celui-ci le posa sur un tabouret et en sortit la lettre, qu’il coucha à plat sur le comptoir.

Miche la parcourut en fronçant les sourcils. Flaque la saisit et la lui arracha des mains. « Par tous les saints, Miche, tout le monde sait que tu lis aussi vite qu’un aveugle. » Elle la parcourut de haut en bas, ponctuant sa lecture de frémissements des lèvres et de raclements de gorge. « Un faux, de toute évidence », conclut-elle.

Miche se raidit. Il fixa Rigg.

Rigg ne doutait pas une seconde de son authenticité ; et même dans le cas contraire, qui était Flaque pour juger ? « Si c’est un faux, je n’en suis pas l’auteur, dit-il. Celle de qui je la tiens m’a affirmé que c’était mon père qui l’avait rédigée. Il ne me l’a jamais montrée de son vivant, mais je reconnais son écriture. » Rigg observa Flaque. « Et vous, vous la connaissez, son écriture ?

— Pas besoin, répondit-elle. C’est signé “le saint Voyageur”. Pourquoi pas “le Grand Anneau”, pendant qu’on y est ?

— Ce serait complètement stupide, et ce n’est pas le genre de mon père, dit Rigg. Relisez la signature. »

Flaque s’exécuta à contrecœur, articulant plus distinctement. « Ah, dit-elle. Exact, c’est “le simple Voyageur”, pas “le saint Voyageur”. Mais ce n’est pas un nom non plus.

— C’est l’un des noms de son père, intervint Umbo.

— Et son vrai nom, c’est quoi ?

— Il n’avait que des vrais noms, on utilisait l’un ou l’autre », expliqua Umbo.

Ils se tournèrent vers Rigg. « Moi, je l’ai toujours appelé “Père”, expliqua-t-il.

— De quel droit vous permettez-vous de dire si c’est un faux ou pas, d’abord ? demanda Umbo. Elle ne vous est pas adressée. Elle est adressée à un banquier d’Aressa Sessamo. C’est donc à lui et à lui seul que nous allons la remettre. Rendez-moi ça. »

Umbo ne manquait pas d’air de demander à quelqu’un de lui « rendre » ce qui ne lui avait jamais appartenu. Mais Flaque céda et lui remit la missive.

Umbo la lut rapidement – l’instituteur de Gué-de-la-Chute avait bien fait son travail – et la passa à Rigg.

« Comme ça, ton père s’invente des noms et signe des documents officiels avec ? commenta Flaque. Tu sais déjà ce que je pense des gens qui se cachent sous de fausses identités.

— Peu importe ce que tu penses du père mort de ce petit, intervint Miche brusquement, s’attirant les foudres de sa femme. Je les crois, lui et sa lettre, et que son père ait gagné cet argent honnêtement ou non, le fils n’a sûrement rien à se reprocher.

— Et que vas-tu faire alors ? tempêta Flaque. L’adopter ? Tu oublies qu’il nous a menti.

— Je n’ai pas prononcé la moindre parole qui ne soit la stricte vérité, corrigea Rigg.

— Tu as dit que ces pièces étaient tout l’argent que tu possédais !

— Parce que ces pierres ressemblent à de l’argent, selon vous ? intervint Umbo.

— Et commencez par nous expliquer comment nos habits sont arrivés là, lança Rigg. Les victimes, ici, c’est nous. »

Piquée au vif, Flaque se sentit obligée de se justifier : « J’allais les laver.

— Ils n’ont pas l’air beaucoup plus propres.

— Parce que lorsque j’ai pris ton pantalon, j’ai senti quelque chose au niveau de la ceinture.

— Et vous étiez obligée de la découdre pour tout sortir ?

— Ma femme n’est pas une voleuse, la défendit Miche, le regard noir.

— Je le sais bien, dit Rigg. Mais après nous avoir salis de ses accusations et soupçons, à elle de voir que je peux en faire autant. J’ai plus à me plaindre qu’elle et pourtant je m’abstiens. Il est temps qu’elle se montre moins suspicieuse, surtout sans preuve.

— Voilà que le gamin se transforme en avocat, dit Miche en se tournant vers sa femme.

— Les honnêtes gens n’en ont pas besoin, lança-t-elle, vexée.

— Les honnêtes gens sont ceux qui en ont le plus besoin, au contraire… », la contredit son mari dans un murmure. Elle fit mine de vouloir poursuivre la polémique mais, sans même la regarder, il leva le bras à hauteur de son visage, comme pour la gifler d’un revers de main. Sans s’exécuter toutefois, et il n’eut certainement jamais l’intention de le faire ; néanmoins, elle roula des yeux et se tut. Ici, au bord de la rivière, une main levée, menaçante, semblait vouloir dire la même chose qu’un index posé sur la bouche à Gué-de-la-Chute.

« Si vous me rendez mes habits, reprit Rigg, je pourrai refaire les coutures et nous pourrons partir.

— Non, dit Miche. Cette lettre vous servira à Aressa Sessamo, mais pas ici. Mieux vaut sacrifier l’une de ces pierres contre un peu d’argent.

— Je croyais que j’en avais assez, rétorqua Rigg. Trop, même.

— J’ai dit que tu en avais assez pour te faire tuer, précisa Miche. Mais plus bas sur la rivière, elles ne vaudront plus rien. Vous serez sur la paille bien avant Aressa Sessamo, même en vous montrant très économes.

— Il y a une banque ici ?

— Pas encore, répondit Miche. Mais je peux vous accompagner jusqu’à la prochaine ville où vous en trouverez une. On me connaît là-bas, je pourrai me porter garant de vous. Et vous protéger.

— Pourquoi feriez-vous ça ? s’étonna Rigg.

— Pour ton argent, petit bêta. Je suis peut-être honnête, mais je ne roule pas sur l’or. Là-bas, le banquier – Tonnelier, c’est son nom – vous donnera de l’argent, et à moi une commission. Ne craignez rien, c’est lui qui la fixera, comme ça, pas d’arnaque. Une juste rétribution pour mes services de guide et de garde du corps.

— Le banquier est votre ami, pas le nôtre, fit observer Umbo.

— Vous avez les pierres, dit Miche. Quand il les verra, ce sera vous ses amis, pas moi. » Il pointa Rigg du doigt. « Ou plutôt lui, pour être exact.

— “Tonnelier”, c’est pas un nom de banquier ça ! s’exclama Umbo. Et les tonneliers dans le coin, ils s’appellent tous “Banquier” ?

— C’est la loi en vigueur dans cette ville : les noms de famille se transmettent de père en fils, de mari à femme, même s’ils ne correspondent plus à rien. Pour son malheur, l’un de ses lointains ancêtres était tonnelier, voilà tout.

— Une bien triste manière d’appeler les gens », commenta Flaque.

Miche se tourna à nouveau vers Rigg. « Je me fais de l’argent en vous accompagnant, mais il ne sera pas volé. Sans moi, vous ne sortirez jamais vivants de Halte-de-Flaque.

— C’est le nom de la taverne ? » demanda Rigg, étonné que le nom de « Miche » n’apparaisse pas dans un lieu de restauration. Celui de « Flaque » sonnait plutôt comme une invitation à passer la nuit sur place en cas de pluie.

« C’est le nom du village, expliqua Flaque.

— Ils l’ont appelé comme ça en votre honneur ? demanda Umbo.

— Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, répondit-elle.

— Cette termitière ? Ils ont bien dû lui donner une quinzaine d’appellations différentes avant qu’on arrive. “Pas de nom, pas de taverne”, voilà ce qu’on leur a dit à notre arrivée. Et comme je leur ai suggéré d’utiliser le mien, ils ont pris celui de ma femme, histoire de montrer qu’ils étaient encore libres de leurs décisions, même si c’était probablement le meilleur conseil qu’ils avaient jamais reçu. La population a triplé dans les quinze années qui ont suivi.

— C’est si important que ça, un nom ? » s’étonna Umbo.

Miche leva les yeux au ciel. « Essaie un peu d’attirer du monde en disant : “Venez acheter de beaux terrains et vous installer dans un trou tellement paumé que personne ne connaît son nom !” ou un voyageur qui proposerait une petite halte “dans l’auberge de ce village, vous savez là, comment c’est déjà… celui qui n’a pas de nom”.

— Je crois qu’ils ont compris », dit Flaque.

Rigg désirait en savoir plus sur la suite des opérations. « Donc on part pour… cette ville… dont le banquier s’appelle Tonnelier…

— Et cette ville, elle a un nom ? demanda Umbo. Ou elle attend que vous déménagiez pour lui en trouver un ?

— Halte-de-Flaque n’a que quelques années, expliqua Miche. Celle où nous allons est peuplée depuis deux fois cinq mille ans. Elle est aussi vieille que le monde. Personne ne sait même quelle langue parlaient ses premiers habitants.

— Elle s’appelle “O”, abrégea Flaque.

— C’est là-bas que se trouve la Tour d’O, renchérit Miche, comme si tout le monde la connaissait.

— Il ne devait pas y avoir beaucoup de villes dans le monde à cette époque, s’ils n’en étaient qu’à “O” », constata Umbo.

Miche jeta un regard désespéré à sa femme. « Le voyage va être long. » Il se tourna ensuite vers Rigg. « Pour répondre à la question que tu aurais dû poser, avant de nous mettre en route, nous allons vous acheter quelques habits passe-partout. Ni trop riches ni trop pauvres, pas de cuirs de trappeur, et pas non plus les dernières tenues en vogue. Toi, dit-il en désignant Umbo, tu seras mon fils, tu porteras les mêmes vêtements que moi.

— Trop content, murmura Umbo.

— Et en bon père que je suis, je te donnerai une calotte sur le crâne à chaque bêtise qui sortira de ta bouche, prévint Miche.

— Il ne le fera pas, promit Rigg en se rapprochant de son ami.

— Si j’avais voulu prendre des coups, dit Umbo, je serais resté à la maison. Mon père ne se gênait pas. Et pour moins que ça. »

Flaque rigola. « Il blaguait, imbéciles. La vie est dure ici, et les coups partent vite, mais Miche ne lève jamais la main sur qui que ce soit, sauf pour mettre les fauteurs de troubles à la porte.

— J’ai blessé bien assez de gens à l’armée, confirma Miche. Tu ne crains rien. »

Umbo était rassuré, Rigg aussi.

« Donc Umbo est mon fils, reprit le tavernier, et Rigg le neveu de Flaque, le fils de son frère. Ton cousin, donc. Sa famille est plus riche que la nôtre. Il est passé nous rendre visite et, maintenant, nous l’emmenons voir les hommes de son père à O.

— Pourquoi toute cette histoire ? demanda Rigg.

— Pour justifier le fait que tu sois mieux habillé que nous. Il va falloir convaincre Tonnelier que tu es bien celui que tu prétends être. La lettre ne suffit pas, elle ne lui est pas adressée. Et “le simple Voyageur”, ça ne lui parle pas plus qu’à moi. Il doit voir au premier coup d’œil que tu viens d’une famille aisée.

— Si le banquier sent qu’on lui ment, dit Rigg, il ne croira jamais que les pierres sont à moi.

— On lui dira toute la vérité qu’il a besoin d’entendre. Les mensonges, on les réserve aux curieux sur la route, s’ils s’étonnent de nous voir habillés différemment. Et de t’entendre parler bien mieux que mon fils.

— Il ne parle pas mieux que moi ! protesta Umbo.

— Tu dois être sourd alors, dit Flaque. Le petit Rigg ici présent semble avoir été bien sage à l’école. Écoute un peu cette diction parfaite.

— Moi aussi j’ai été à l’école ! continua à s’indigner Umbo.

— Je voulais dire, pas une école de queuneux, précisa Flaque. On reçoit des voyageurs comme ça, de temps à autre. Tu n’entends vraiment pas la différence ?

— Il parle comme son père, dit Umbo. Vous vous attendiez à quoi ?

— C’est ce que je dis, confirma Miche. Toi tu parles comme un queuneu, et lui comme un petit écolier qui se mouche dans la soie. Il sent l’argent.

— Eh bien, moi, je préfère rester qui je suis, décida Umbo.

— C’est bien pour ça que je te fais passer pour mon fils, dit Miche. Et lui pour mon riche neveu, alors pourquoi discuter ? C’est moi qui parlerai de toute façon. Interdiction de l’ouvrir si on s’adresse à vous, vous me regardez et c’est tout. Compris ?

— Compris, acquiesça Rigg.

— C’est complètement stupide, décréta Umbo.

— On voit que ce n’est pas ton argent, dit Flaque.

— Ni le vôtre, que je sache, riposta le garçon.

— Il ne lâche jamais, celui-ci, grommela Miche.

— C’est à ça qu’on reconnaît les vrais amis, souligna Rigg.

— C’est en partie le nôtre, continua Flaque à l’intention d’Umbo. En échange des vêtements que nous allons vous acheter, des traversées qu’il va falloir payer, du manque à gagner dû à l’absence de Miche et des videurs qu’il va falloir embaucher en son absence pour maintenir l’ordre dans notre maison. Si nous ne tirons pas un profit équitable de ce beau et noble geste à votre égard, alors mon mari n’est qu’un crétin et vous deux, deux sacrés pingres.

— Vous serez payés comme il se doit, assura Rigg. Et soit dit en passant, Umbo s’exprime comme tout garçon éduqué à Gué-de-la-Chute. Père m’a appris différents accents, et différentes langues, voilà tout. Chez moi, je parle comme Umbo, mais j’imite les tournures d’Aressa Sessamo depuis la semaine dernière, car les gens semblent mieux me comprendre. Et ils se moquent moins, aussi.

— Pas étonnant, commenta Miche. C’est la cité impériale. Ton père avait de grands projets pour toi, on dirait. »

Rigg en avait plus d’une fois voulu à Père de le forcer à apprendre ce dont il n’avait pas besoin – sans se douter à l’époque que sa vie dans les bois touchait presque à sa fin. Père, lui, le savait, et l’avait secrètement préparé à vivre un avenir qu’il s’était bien gardé de lui dévoiler, en en faisant un garçon capable de se faire comprendre partout. En lui enseignant des tas de choses sur l’astronomie et la physique également, qui lui serviraient peut-être un jour aussi. Se servir du fait que le Grand Anneau se composait de poussière et de minuscules pierres en orbite autour du monde, dont la lueur nocturne était due à la réflexion des rayons du soleil… ça, ce serait quelque chose !

Ils passèrent chez le tailleur le matin même ; le soir, ils étaient livrés. Deux tenues chacun, de textiles différents. « Pourquoi deux ? demanda Umbo.

— Pour ne pas te retrouver cul nu quand tu en laveras une, lui expliqua Flaque. “Laver”, ça te parle ? »

Rigg intervint avant que la discussion ne dégénère.

« Je peux défaire une couture pour y glisser les pierres ? Et si oui, de quel pantalon ? Si je porte le mauvais et que je me fais voler l’autre ou que je dois me sauver en courant, ça va être la panique.

— Les pierres ne sont pas si grosses, suggéra Umbo. Pourquoi tu ne les gardes pas dans ta poche, dans un petit sac ? »

Miche s’y opposa catégoriquement. « Les voleurs à la tire prennent tout ce qu’ils y trouvent. Si tu as envie de te débarrasser de quelque chose, mets-le dans ta poche.

— Je pourrais te coudre un ruban, suggéra Flaque. Tu le porteras à la hanche, bien serré. Et tu y pendras un petit sac coincé dans le pantalon, sous ton nombril. Si on le voit, on pensera que c’est ton attirail de petit bonhomme.

— Tes bijoux de famille », pouffa Umbo, content de sa blague.

Rigg crut déceler à ce moment dans les yeux de son ami un je-ne-sais-quoi, une émotion qu’il ne lui connaissait pas. Il ne m’a pas complètement pardonné pour la mort de Kyokay, songea-t-il. Avant, c’était différent, il ne savait pas pour les pierres précieuses. Les torts étaient partagés. Aujourd’hui, j’ai changé à ses yeux, je suis devenu le gosse de riche qui lui a caché des choses.

Pourquoi lui faire confiance ? doit-il se dire. Est-ce que ça veut dire que moi non plus, je ne dois plus lui faire confiance ?


La descente en bateau vers O leur prit quatre jours. Le capitaine accueillit leur réservation d’un « Pèlerins ? », que Miche expliqua en leur disant que des milliers d’entre eux se rendaient chaque année à la Tour d’O. Au capitaine, il livra la version convenue. Rigg se rendit compte que la partie sur les « hommes de son père » faisait son petit effet. Pour le capitaine, le message était clair – on est attendus, et pas chez n’importe qui. Il veillerait à ce que rien ne leur arrive durant la traversée.

Voyager en bateau fut un régal, au début du moins. Le courant faisait tout, les membres d’équipage presque rien. Ils étaient là pour le retour, pour remonter le courant à grands coups de perche et de rame. Pour l’heure, on les voyait se prélasser sur le pont ; Miche, Rigg et Umbo les imitaient sur le toit de la cabine principale, où les passagers étaient tenus de rester.

Rigg ne tarda pas à avoir des fourmis dans les jambes. Du temps de Père, jamais il n’avait été autorisé à rester allongé une journée complète – même malade, ce qui était rare. Umbo, lui, semblait plutôt content. Miche, carrément aux anges, somnolant jour et nuit, dès que l’occasion se présentait.

Ce fut au cours d’une de ces nombreuses siestes, alors que Rigg tournait en rond autour du corral – comme il appelait la petite plateforme ceinte d’une barrière qui y ressemblait étrangement – qu’Umbo vint le trouver. « Tu as la bougeotte, on dirait.

— Rester immobile, ce n’est pas mon truc. Ce n’est pas donné à tout le monde, d’être paresseux.

— Bon, et qu’est-ce que tu vois ? Des traces sur la rivière ? Hormis les dérangés du cerveau, les gens ne marchent pas ici, ils restent assis tranquilles. J’imagine qu’ils ne laissent pas de traces.

— Si, répliqua Rigg. À partir du moment où ils bougent dans l’espace, ils en laissent une.

— Très bien, deuxième question alors. À l’école, on m’a appris que notre monde était une planète en mouvement, comme le soleil. Donc, quand ce monde bouge, pourquoi ne laissons-nous aucune trace dans l’espace ? Imaginons que le monde est ce bateau. Même si nous restons immobiles, nous devrions en laisser dans l’air puisque le monde nous déplace, de la même manière que ce bateau nous déplace, même lorsque nous restons assis. »

Rigg ferma les yeux pour mieux visualiser la scène – le monde, l’espace, des traces un peu partout.

« Nous devrions, oui, finit-il par répondre. Mais ce n’est pas le cas. C’est tout ce que je peux te dire. Les traces marquent le passage des individus sur terre ou sur l’eau. J’imagine que quelque chose maintient ces traces à l’endroit exact du Jardin où ils sont passés, peu importe quand. Peut-être la gravité. Je ne sais pas. »

Au silence d’Umbo, Rigg pensa la discussion terminée. Il réfléchissait juste à la prochaine question. « Tu crois qu’on peut faire quelque chose sur ce bateau ? demanda-t-il. Tu vois ce que je veux dire… s’entraîner un peu ?

— Ça va être difficile, répondit Rigg. Les bateliers se demanderaient ce que j’ai à marcher comme ça à droite à gauche. Et puis, comme je t’ai dit, il n’y a pas de traces ici, elles planent toutes au-dessus de l’eau, là où les autres bateaux sont passés. Les nôtres aussi flottent derrière nous, pile à cette hauteur.

— Justement, c’est encore mieux. Tu attends qu’une trace traverse la plateforme et hop, tu fais ton truc.

— Et quoi exactement ? Je pousse à l’eau un pauvre gars qui est passé là il y a cinq cents ans ? S’il ne sait pas nager, c’est un meurtre. »

Umbo soupira. « Je sais pas quoi faire, ça m’énerve.

— Moi je sais. Et si on essayait d’apprendre chacun ce que fait l’autre ?

— Personne ne nous l’a jamais appris, on est nés avec, contra Umbo.

— Je ne suis pas d’accord. Père t’a fait travailler, non ? Il t’a aidé à affûter ton don, à le maîtriser.

— Oui, d’accord, c’est vrai, mais je savais déjà faire, il m’a juste entraîné.

— Peut-être qu’on a chacun en nous un tout petit peu du don de l’autre, mais si peu qu’on ne l’a jamais remarqué, suggéra Rigg. Vas-y, essaie de me l’expliquer pendant que tu le fais, moi je te montre les traces quand on passe à travers.

— Ça ne marchera jamais.

— On va bien voir. Allez, on n’a rien de mieux à faire, de toute façon.

— Chut, dit Umbo. Je crois avoir entendu Miche.

— Peut-être qu’il nous espionne depuis le début… »

Umbo lui lança un clin d’œil complice. « Ça lui ressemblerait bien. »

Miche semblait n’avoir rien entendu du tout. Il se montra fidèle à son habitude – bourru, déférent et serviable à la fois.

Rigg lui demanda : « Vous aussi, vous avez travaillé sur la rivière, n’est-ce pas ?

— Jamais, répondit-il.

— Pourtant, vous êtes aussi fort que ces hommes.

— Non, dit Miche. Bien plus. »

Rigg l’examina attentivement. « Et taillé différemment, mais je n’arrive pas à dire en quoi.

— Regarde mon épaule droite, puis la gauche. Ensuite, observe ces hommes. »

Rigg et Umbo s’exécutèrent tous les deux. Umbo fut le premier à le remarquer. Sa découverte le fit rire. « Ils ne sont pas symétriques. »

Rigg s’en rendit compte à son tour. À force de travailler exclusivement à bâbord ou tribord, ces hommes étaient plus musclés d’un côté que de l’autre.

« Sur les navires militaires, ça n’arrive pas, expliqua Miche. Ils doivent échanger leurs postes régulièrement, pour rester équilibrés.

— Vous étiez dans la marine militaire ?

— Militaire, oui, mais pas sur un bateau, indiqua Miche. Avant de rencontrer Flaque, de me marier et de construire la taverne. J’étais sergent, une bonne troupe de soldats durs au mal.

— Vous avez fait la guerre ? demanda Umbo.

— Il n’y en a pas eu pendant mes années de service. Je n’étais qu’un enfant que la Révolution du Peuple était déjà loin derrière. Mais tant qu’il y aura des gens pour s’opposer à la volonté du Conseil révolutionnaire du Peuple ou des barbares pour violer les lois et les frontières, il y aura de la bagarre et des morts.

— Vous êtes quoi alors, un archer ? insista Umbo, l’œil soudain pétillant. Un bretteur ? Ou alors vous vous battiez à la pique, ou au bâton ? Vous allez nous montrer ?

— Ça te plaît, la guerre, on dirait, repartit Miche. C’est parce que tu n’as jamais vu un homme avec les intestins dans les bras, te suppliant de lui donner un peu d’eau pour étancher sa soif, mais sans estomac pour la recevoir. »

Umbo avala sa salive. « Je sais bien que les gens meurent, dit-il. Chez nous aussi ils meurent, et parfois dans d’horribles souffrances. »

Rigg repensa à son Père écrasé et à la chute de Kyokay. Au moins, il n’avait pas vu ce que l’arbre avait infligé au premier, ni dans quel état les eaux sans merci, minées de roche, avaient laissé le second.

« Rien n’est plus moche que la façon dont les hommes meurent à la guerre, affirma Miche. Une glissade et l’ennemi te transperce. Et alors que tu marches tranquillement, une flèche te traverse la gorge, l’oreille, l’œil ou que sais-je encore, et si tu ne meurs pas sur le coup, tu sais déjà que c’est la fin, et tes forces t’abandonnent.

— Mais vous étiez à égalité avec l’ennemi, dit Rigg. Ou au moins, vous étiez préparés. À tuer, mais aussi à mourir. Un soldat ne devrait pas être surpris quand il meurt.

— De toi à moi, mon garçon, la mort te prend toujours par surprise, même lorsque tu la regardes droit dans les yeux. Lorsqu’elle arrive, une seule chose te traverse l’esprit : “Pourquoi moi ?”

— Comment le savez-vous ? demanda Umbo. Vous n’êtes jamais mort. »

En guise de réponse, Miche souleva sa surchemise, dévoilant sa poitrine et son abdomen. Rigg l’avait imaginé plus grassouillet, énorme comme il était. Il n’en était rien : sa peau épousait au plus près les lignes tantôt bombées tantôt creuses de ses muscles, ses veines saillaient, sans une once de graisse.

Une mauvaise balafre lui remontait le torse un peu sur la droite, encore rouge, mal recousue. Des plis de peau s’en échappaient de chaque côté, sur toute la longueur. « Je suis celui qui tenait ses intestins dans ses mains, dit-il. Pour moi, j’étais déjà mort. J’ai refusé que mes hommes perdent du temps à me dégager du champ de bataille. J’ai nommé un soldat sergent à ma place et lui ai ordonné de sonner la retraite. Plus tard, ils ont réussi à repousser l’ennemi et à l’emporter, mais ils ne sont jamais revenus. Ils savaient qu’ils ne trouveraient rien derrière.

— Pourquoi ça ? demanda Umbo.

— Pas très loyal de leur part, ajouta Rigg.

— Les nettoyeurs, mes enfants, expliqua Miche. Le champ de bataille n’était pas déserté depuis une minute que femmes, vieillards et enfants couraient parmi les tombés, achevant les blessés, emportant les habits, les armes et tout le reste. Le sang les attire, comme la charogne attire le corbeau. Donc me voici gisant à terre à attendre la mort, l’espérant rapide car la douleur traverse mon corps par vagues, et à chacune d’elles je me dis : “Voici celle qui va enfin m’emporter”, mais non. Puis j’entends des pas, je lève les yeux, et là je la vois, debout au-dessus de moi.

— Flaque, devina Umbo.

— Bien sûr, Flaque, abruti, mais c’est moi qui raconte l’histoire, ne m’interromps pas, je te prie.

— Désolé.

— Donc je disais : Et là je la vois, debout au-dessus de moi. Elle me regarde, gisant au sol, et dit : “Vous êtes sacrément gros”, ce qui me laisse sans voix car quoi de plus idiot que de parler de la corpulence d’un mort, si gros soit-il ? Là-dessus, elle ajoute : “Vous ne saignez plus”, et je lui réponds : “C’est que je dois être vide.” Je dis ça dans un dernier souffle mais elle m’entend quand même et se met à rire. “Si vous pouvez parler et blaguer, c’est que vous n’allez pas mourir.” Elle défait mon armure, dans laquelle les épées de l’ennemi ont pénétré comme dans du beurre, comme toute armure forgée par le cousin de je ne sais qui dans une ferraille à deux sous. Bref, elle me recoud – un travail bien salopé, je dirais, mais bon, la nuit tombe et je suis déjà à moitié mort, donc qui va s’en plaindre ? Elle me dit : “La peau est découpée sur toute l’épaisseur mais l’estomac et l’intestin ne sont pas touchés, ce qui explique que vous soyez toujours en vie. Une phalange de plus et vous étiez mort.” Là-dessus, elle me charge sur son épaule – moi ! lourd comme une vache même vidé de mon sang – et me ramène chez elle en me disant que, d’après les lois des nettoyeurs, je suis désormais son esclave. À peine remis, me voilà amoureux, et elle aussi, comme deux héros. On se marie, je retourne chez moi, vire mon ancienne femme, vends ma maison, mes terres et mets toute ma fortune dans la construction d’une taverne au beau milieu d’un hameau crasseux où les bicoques avaient poussé les unes sur les autres, et dont nous avons fait un vrai village, et une halte appréciée le long de la rivière. De me prendre moi au lieu de me tuer et de me dépouiller a changé la face du monde, mes enfants.

— Dur pour votre première femme, constata Rigg.

— Ma première mission a duré huit ans et, à mon retour, j’avais trois enfants de moins de cinq ans, et la nette impression que trois géniteurs différents avaient assuré l’intérim. Et tu me dis que j’ai été dur ?

— Au moins, elle aura attendu trois ans, calcula Umbo.

— Au moins je ne l’ai pas tuée, ce qui était mon droit. J’ai préféré la virer car, comme m’a dit Flaque : “Commencer une histoire dans le sang n’est jamais une bonne chose”, et aussi parce que je me rappelais vaguement l’avoir aimée un jour. Et même si elle n’a jamais eu d’enfants de moi, pas plus que Flaque, d’ailleurs, elle doit encore pouvoir s’occuper de ceux qu’elle a eus avec d’autres, non ? Ici ou ailleurs.

— Belle preuve de tolérance. Elle a quand même entretenu la ferme pendant huit ans, et vous la lui avez retirée du jour au lendemain.

— Ce sont les domestiques qui l’ont entretenue, rectifia Miche. C’était ma ferme et ma femme au demeurant, mais ses enfants. Je n’ai jamais levé la main sur elle, et même un saint aurait vendu la ferme avant d’empocher l’argent. Rien ne l’empêchait d’aller toquer chez l’un des autres pères.

— Vous êtes presque un ange, finalement, dit Rigg avec un sourire délibérément taquin.

— C’est ça, mon petit, plaisante tant que tu veux, moque-toi bassement, mais je suis un ange. Grâce à Flaque. Et à celui qui m’a fait cette cicatrice. Ils ont tué le guerrier qui était en moi. Mais je continue à m’entraîner. Chaque jour, une heure ou deux, toutes les armes. Je sais encore décocher une flèche en plein dans le mille, à cent mètres. Si ce cheval ne m’avait pas désarçonné sans prévenir, jamais cette épée ne m’aurait ouvert en deux comme ça, j’étais l’un des meilleurs. Et je le suis toujours, malgré les traces que quinze années sans adversaire plus coriace à se mettre sous la dent qu’un batelier ivre peuvent laisser sur un vieux vétéran comme moi. »

Il était rassurant d’entendre que son ancienne femme devait sa survie à Flaque. Elle pouvait toujours répéter qu’elle n’aurait pas hésité une seconde avant de les jeter à l’eau, ou de les mettre à la porte le premier soir, à la merci des brutes du coin, Rigg savait désormais qu’elle et Miche étaient de vrais gentils, qui ne se donnaient l’air de durs que pour en imposer à leur rude clientèle.

« Flaque s’entraîne avec toi ? » demanda Umbo.

Rigg s’attendait à voir une petite calotte partir pour prix de son insolence, mais Miche se contenta d’un bon éclat de rire. « Bien sûr ! répondit-il. Non, elle ne se bat pas, mais elle enfile quand même les protections pour me faire travailler mes passes et mes attaques. C’est la seule personne que je connaisse qui ait mon allonge. On s’entraîne à la nuit tombée, une heure. Et tant mieux si les riverains nous voient, ceux qui ne cuvent pas de la veille en tout cas. Comme ça, ils savent que même en mon absence, la maison est bien gardée. »


Tôt dans l’après-midi du quatrième jour, ils la virent : la Tour d’O, émergeant de la rangée d’arbres en bordure de rivière. Elle se fondait presque entièrement dans la grisaille du ciel hivernal et pourtant, personne ne pouvait la rater, cylindre métallique fièrement dressé vers le ciel, coiffé d’un dôme à son sommet.

« Enfin arrivés, dit Umbo en se dirigeant vers l’échelle menant au pont inférieur, Rigg sur ses talons.

— Attendez, les rappela Miche. Il reste encore une bonne journée de voyage jusqu’à O, au bas mot.

— Mais c’est juste là ! s’exclama Umbo.

— Regarde comme c’est brumeux. Et pourtant l’air est clair. Si c’était juste là comme tu dis, ça ne ressemblerait pas à ça. »

Si la tour était encore à une journée de bateau, se demanda Rigg, comment pouvait-elle dépasser des arbres à ce point ? « Elle est vraiment haute ? comprit-il.

— Plus que tu ne peux l’imaginer. Penses-tu que les gens y viendraient de partout en pèlerinage, si elle était juste un peu haute ? La rivière fait un grand coude, on va la perdre de vue pendant quelques heures, mais de là où on arrivera après, on en appréciera mieux la hauteur. C’est l’une des merveilles de ce monde. Qu’une nation, une ville même, ait pu imaginer et construire un truc pareil dépasse l’entendement. Et pourtant, elle ne sert à rien. Il paraît qu’il faut une journée pour monter à son sommet, mais bien malin qui pourrait le dire, l’accès est bloqué. Pas à cause d’une quelconque loi du Conseil d’O, non, juste bloqué de l’intérieur, si bien que personne n’a jamais pu explorer la tour dans son ensemble et comprendre pourquoi ils l’avaient construite. »

Rigg contempla la Tour d’O jusqu’à la perdre de vue dans l’obscurité. Il se demanda ce que son père en aurait dit, lui qui semblait tout savoir. Apparemment, il n’avait jamais pensé à lui en parler.

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