Chapitre 5 La taverne des bateliers

« Est-ce que ma décision de continuer a eu une conséquence quelconque ? demanda Ram.

— Oui, répondit le sacrifiable. C’est toujours vous qui dirigez le vaisseau. »

Ram se sentait passablement irrité d’apprendre que la décision n’avait finalement été qu’une simple mise à l’épreuve. « En gros, on continuait dans tous les cas ?

— Oui, répondit à nouveau le sacrifiable. C’est dans le programme de la mission. Ce choix ne vous a jamais appartenu.

— À quoi est-ce que je sers alors ? demanda Ram.

— À prendre les décisions après la contraction. On ne sait rien de ce qui arrivera après. Si vous aviez montré trop d’hésitation avant la contraction, on vous aurait déclaré inapte à prendre les décisions ultérieures.

— Et j’aurais été remplacé. Par vous ?

— Par le prochain membre d’équipage à être réveillé et testé. Ou le suivant.

— Mais alors, quand aura réellement lieu le saut ?

— Dans une semaine environ. Si on tient jusque-là. L’espace-temps fait des siennes à l’instant où je vous parle.

— On ne peut rien y faire ?

— Non, rien, Ram.

— Et si aucun membre d’équipage ne se montrait capable de prendre une décision, selon vos critères, que se passerait-il ?

— Nous fonctionnerions en autogestion jusqu’à destination.

— Nous… les sacrifiables ?

— Nous le vaisseau. Et ses ordinateurs.

— Mais un ordinateur ne donne pas son avis !

— C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles nous espérions tous que vous feriez le bon choix. »

Ram n’avait pas perdu une miette des derniers propos du sacrifiable. Les probabilités qu’il en ait trop dit malgré lui étaient nulles. « Qu’entendez-vous par “l’espace-temps fait des siennes” ?

— Nous générons continuellement des forces et des champs qui nous permettent d’infléchir le cours des choses. Mais elles n’évoluent pas comme prévu.

— Et quand aviez-vous prévu de m’en informer ?

— Quand vous me l’auriez demandé.

— Y a-t-il d’autres choses que je suis censé demander pour être tenu au courant de qui se trame ici ?

— Tout ce qui vous passe par la tête.

— Je veux savoir comment réagit l’espace-temps.

— Il toussote.

— Ce qui veut dire ? s’impatienta Ram.

— Que nous sommes confrontés à un flux temporel à régime quantique jamais observé ni même imaginé avant.

— Et donc qu’au lieu de nous offrir un plongeon progressif dans la contraction l’espace-temps s’est recomposé en une série d’intervalles discrets.

— Ça va secouer, Ram. »


* * *

Après trois semaines de route, les vivres de Rigg et d’Umbo étaient depuis longtemps épuisés. Les deux garçons passaient désormais le plus clair de leur temps à traquer du petit gibier pour subsister. Mais les dons de pisteur et les pièges de Rigg ne suffisaient pas toujours à rapporter la pitance de la journée. Dans cette partie du monde, les animaux se jouaient bien plus facilement de leurs prédateurs que sur les plateaux sauvages plus au sud.

C’est donc le ventre creux que les deux jeunes voyageurs s’approchèrent, Rigg en tête, d’un bâtiment dont les différentes dépendances remplissaient la trentaine de mètres séparant la route d’une rivière.

« Ça ne ressemble à rien, hésita Umbo.

— C’est tout ce qu’on peut s’offrir, contra Rigg. À condition qu’on puisse se l’offrir.

— Ça n’a rien d’une ville non plus », ajouta Umbo.

Rigg jeta un coup d’œil alentour. Bien que récents, les bâtiments qui constituaient les lieux n’en semblaient pas moins avoir été bâtis à la va-vite. Les uns sur les autres. L’endroit avait déjà grouillé de monde à en juger par le nombre de traces qui zigzaguaient sous les yeux de Rigg. « Si on mettait Gué-de-la-Chute au milieu, on ne le verrait même pas.

— Tu sais, ma notion d’un gros village a un peu évolué au cours de ces trois dernières semaines.

— Moi, c’est ma notion d’un gros repas qui a un peu évolué, dit Rigg. Si je pose quelques pièges, on aura peut-être un lapin ou un écureuil à se mettre sous la dent demain matin, mais rien de garanti. Ils doivent bien avoir quelque chose à manger, là-dedans. »

Alors qu’ils s’apprêtaient à pousser les portes de ce qui avait tout l’air d’une taverne, un groupe de riverains taillés dans la masse leur grillèrent la politesse avec diplomatie. « Cassez-vous, les queuneux. » Rigg avait entendu ce terme fuser plus d’une fois dans les villes qu’ils n’avaient pu éviter. En messe basse au début, puis lancé ouvertement, comme une insulte ou une moquerie. Le juron était peut-être blessant, mais Rigg n’avait pas la moindre idée de ce qu’il signifiait.

« Rentrons voir si les plats sont abordables, suggéra Umbo. Et si notre estomac peut les supporter. »

Un riverain tituba hors de l’établissement, lançant un juron par-dessus son épaule. Il tenta de dégager Rigg, qui lui barrait le passage bien malgré lui, d’un bon revers de main. Rigg esquiva mais bascula cul par-dessus tête, déclenchant les éclats de rire d’un groupe de badauds.

« On dirait que le queuneu aime la boue !

— Il essaie de se planter pour voir s’il pousse.

— Hé, le queuneu, va don’ te laver !

— Les queuneux ça se lave pas.

— Eh ben on va lui mettre la tête dans la rivière pour lui montrer comment qu’on fait ! »

Umbo aida Rigg à se remettre debout et tous deux s’éclipsèrent à l’intérieur de la taverne. Rigg ne savait pas si l’homme avait réellement essayé de lui faire mal, mais il n’avait eu aucune envie de prendre le coup juste pour voir. Tous ceux qu’ils avaient croisés jusque-là étaient de vrais costauds. Même le plus frêle d’entre eux avait des bras de bûcheron et le torse épaissi par les heures de navigation à la rame ou à la perche. Rigg savait se défendre, même à mains nues – mais à un contre un. S’il leur prenait l’envie de s’y mettre à plusieurs, il se savait cuit. Cette simple pensée le glaça, et la porte désormais refermée entre eux et lui ne lui offrait qu’un bien maigre réconfort.

L’intérieur était plongé dans la pénombre – tous volets tirés pour le calfeutrer, les lanternes éteintes. Une dizaine d’hommes levèrent la tête dans leur direction. Une vingtaine d’autres continuèrent à fixer ce qu’ils avaient dans les mains, chope, bol ou cartes.

Rigg s’approcha du comptoir, où le tavernier – un homme plus carré d’épaules que le plus carré d’entre tous – s’affairait à remplir une demi-douzaine de bols d’un épais ragoût. La faim qui tenaillait Rigg depuis deux jours manqua de le faire défaillir à cette vue. Mais elle ne parvint pas à faire taire la peur qui l’avait saisi dehors, et avait redoublé dedans.

« On sert les hommes ici, pas les gamins, déclara l’homme, l’air plus las que mauvais.

— Ça fait trois semaines qu’on marche. On vient du Sud », commença Rigg.

L’homme se mit à rire. « C’est pas vrai ? C’est écrit sur votre tête !

— On a juste besoin d’un repas, continua Rigg. Si vous ne pouvez pas nous servir, peut-être pouvez-vous nous dire où trouver du pain et du fromage pour la route.

— Gamin et mendiant, railla le tavernier. Les deux engeances que je rêve d’éviter en me levant le matin.

— On n’est pas des mendiants. On peut payer, si le prix est correct.

— Les queuneux peuvent payer maintenant, première nouvelle, s’esclaffa le tavernier. Me demande bien combien. »

Umbo restait généralement silencieux dans ces moments-là, car Rigg était capable d’utiliser un langage plus châtié que celui de leurs interlocuteurs, et personne ne lui demandait jamais de répéter. Mais là, il sortit de son silence, excédé. « Queuneu vous-même. Qu’est-ce que ça veut dire, d’abord ?

— C’est un ancien terme pour désigner ceux qui viennent d’en amont de la rivière », expliqua le tavernier.

Umbo haussa les sourcils. « C’est tout ? On dirait plutôt une insulte.

— Eh bien, continua le tavernier, les queuneux sont pas vraiment connus pour leur intelligence ni pour leur façon de parler ou de s’habiller comme des gens convenables, donc ça n’a rien d’un compliment.

— On est suffisamment convenables pour ne pas pisser dans l’eau de la rivière que vous allez boire, s’énerva Umbo. Et nous, on ne traite pas les voyageurs du Nord de je ne sais quoi.

— Parce que vous n’avez aucune raison de le faire ! gloussa le tavernier. Maintenant montrez-moi votre argent avant que je vous foute à la porte. »

Rigg trembla à nouveau à l’idée que cet homme puisse faire de lui ce qu’il voulait. Plutôt que de tâter l’intérieur de la bourse cousue à même son pantalon à la recherche d’un petit valdejean, il en vida le contenu entier dans le creux de sa paume, pensant qu’il serait plus facile de le trouver ainsi. Mais le tavernier tendit la main au moment où Rigg ouvrait la sienne bien à plat et les deux se télescopèrent. Les pièces volèrent contre le comptoir dans un tintamarre effrayant, brisant net le silence pesant de la salle.

Le tavernier fronça les sourcils, scrutant les lieux du regard. Rigg ne se retourna pas. Il savait déjà que, derrière lui, trente paires d’yeux le regardaient, et que tous avaient fait leurs petits calculs dans leur tête. Il s’en voulait ; sa peur incontrôlée l’avait poussé à se précipiter, il aurait dû prendre le temps de trier tranquillement les pièces du bout du doigt dans sa bourse. De savoir que le mauvais sort n’avait fait qu’empirer un geste déjà fort maladroit transforma sa peur en panique totale.

Les mots de Père lui revinrent à l’esprit : « Ne laisse personne contrôler tes actes », ou : « Montre peu, mais parle moins encore. » Il espérait au moins ne pas transpirer la peur. Son cerveau restait muet quant à la suite à donner aux événements quand le tavernier balaya d’une main rapide la surface du comptoir, ramassant les pièces de l’autre. Il marcha ensuite au bout du comptoir et ouvrit une trappe.

« Suivez-moi », dit-il.

Rigg ne comprenait pas bien s’il leur demandait pour ce faire d’escalader le comptoir, ou d’emprunter un autre chemin. Le temps de saisir, une autre trappe s’ouvrait de leur côté, que le tavernier pointa du menton. Celle-ci menait vers une pièce minuscule meublée en tout et pour tout de deux chaises et d’une table encombrée de quelques livres et feuilles de papier.

Le tavernier posa les pièces sur la table. « Le mot “stupide” n’a jamais été aussi riche de sens que depuis votre arrivée, dit-il, exaspéré.

— Si vous ne m’aviez pas cogné la main, les pièces n’auraient pas volé comme ça », se défendit Rigg.

Le tavernier lui fit signe de se taire. « À qui avez-vous volé ça, et qu’est-ce qui vous fait croire que je ne vais pas vous dénoncer ? »

Ne laisse pas celui d’en face prendre le contrôle – il n’était peut-être pas trop tard pour appliquer ce principe. Plutôt que de se défendre contre cette accusation de vol, Rigg reprit la conversation là où elle s’était arrêtée. « C’est assez pour un repas et un lit alors ?

— Bien sûr que c’est assez, quelle idée !

— Sept rivières ont rejoint la Stashik depuis notre départ de Gué-de-la-Chute, dit Rigg. Elle est devenue si large qu’on peine parfois à distinguer l’autre rive, et il semble qu’à mesure que la rivière enfle les prix en font autant. Lors de notre dernière halte, un boulanger nous a demandé un valdejean pour un quart de miche de pain rassis et deux valderois pour une nuit sous son toit. »

Le tavernier secoua la tête. « Il vous a roulés dans la farine, c’est tout. Qui voudrait d’une pièce minuscule infestée de puces chez un boulanger ? Pour un malheureux pli, vous pouvez passer deux nuits chez moi, ou une seule et je vous rends cinq bouts. »

Rigg effleura les pièces des doigts. « Vous appelez ça un “pli” ? Et ça un “bout” ? » Rigg connaissait les noms de toutes les pièces – et même des tellement longs qu’aucune pièce n’en avait jamais été frappée – mais il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’après quelques semaines de marche seulement il puisse être perdu à ce point.

« Pourquoi, vous les appelez comment chez vous ?

— “Valderoi” et “valdereine”, mais on a vite arrêté de les nommer comme ça quand les gens ont commencé à se moquer.

— Je suis surpris que vous soyez encore en vie pour me raconter tout ça, dit le tavernier, vu la facilité avec laquelle vous étalez votre fortune sous le nez de tout le monde.

— C’est vous qui avez tout envoyé valdinguer, rétorqua Rigg. J’ai cm que vous l’aviez fait exprès. »

Le tavernier se passa la main sur le visage. « Je pensais que tu avais une pièce grand maximum dans ta bourse. » Il posa la main sur la tête de Rigg et l’amena à lui faire face. « Écoute, mon garçon, peut-être avez-vous réussi à traverser le Sud sains et saufs, mais ici vous êtes au bord d’une rivière, dans une taverne remplie de gaillards qui n’hésiteraient pas une seconde à vous balancer à l’eau pour délester vos poches de quelques bouts, sans parler d’un pli. Surtout si vous commencez à les agacer. À l’heure qu’il est, tout le monde sait que vous avez beaucoup d’argent, et pas beaucoup de cervelle.

— Ils n’ont pas pu voir, tenta de se convaincre Umbo.

— Et tu les crois sourds, aussi ? Chacun d’eux peut te donner le nom de chaque pièce tombée rien qu’à son bruit. »

Les choses devenaient plus claires pour Rigg, à présent. Les règles du jeu avaient changé. À Gué-de-la-Chute, une pièce restait à l’abri dans la poche ou dans la paume d’un homme, car il ne serait venu à l’idée de personne d’aller la lui voler. La richesse des uns ou la pauvreté des autres n’était un secret pour personne ; si quelqu’un se pointait les poches pleines alors qu’un autre s’était fait détrousser, il n’allait pas bien loin. Ici, dans un tel endroit, les riverains allaient et venaient, et personne ne connaissait personne. Ni vu ni connu, sans témoins les crimes restaient impunis, et les coupables voguaient déjà loin au petit matin – ou restaient simplement endormis dans leur bateau, leurs fidèles prêts à prouver leur innocence ou à empêcher quiconque de monter à bord.

Père l’avait prévenu : la donne change avec les kilomètres et plus la ville est importante, moins elle est civilisée. Il comprenait seulement maintenant. Les règles d’une civilisation ont beau être respectées par le plus grand nombre, il suffit d’une poignée prête à les transgresser pour que naisse le danger. « Il n’y a pire prédateur que l’homme, lui avait dit Père un jour, car il tue ce dont il n’a pas besoin.

— Comme nous, avait alors répondu Rigg. Nous laissons la viande sur place, la plupart du temps.

— Oui, car elle nourrit les charognards de la forêt, lui avait expliqué Père. Nous, ce sont les peaux qui nous intéressent.

— Je suis d’accord, c’est bien ce que je dis. Nous tuons comme tous les autres hommes », avait insisté Rigg. Père lui avait répondu sèchement : « Parle pour toi, mon garçon. »

Rigg pouvait désormais se faire sa propre opinion. « Pour moi, dit-il, celui qui nous a fait le plus de mal ici est encore le boulanger qui nous a roulés.

— Parce que vous n’avez pas encore franchi la porte de ma taverne. Ils n’oseront pas vous attaquer ici, mais je peux vous assurer que vous n’allez pas manquer de copains en sortant. Et vous serez chanceux s’ils se contentent de vous détrousser sans vous briser les os et vous taillader la peau.

— Mais comment font les gens pour sortir d’ici vivants, alors ? » murmura Umbo.

Le tavernier se retourna brusquement et le saisit par le crâne, la main plus autoritaire, cette fois. « Pour sortir d’ici vivants, deux garçons ne voyageraient jamais seuls, des adultes les accompagneraient. Ils n’iraient pas pieds nus et ne seraient pas habillés comme deux benêts de queuneux. Ils laisseraient la rivière à bonne distance et ne s’éloigneraient pas de la route ; ils marcheraient de jour seulement. Ils n’entreraient jamais dans une taverne. Ils ne sèmeraient pas leurs pièces sur un comptoir et n’emporteraient jamais plus que le strict minimum. Et si malgré tout il leur prenait l’envie de transgresser ces règles, ils ne resteraient en vie qu’à condition de tomber sur moi, et dans un de mes bons jours. Maintenant, la course va bientôt commencer. Ces rudes gaillards vont se lancer dans une nuit de beuverie et d’excès en tout genre, et j’ai bien l’intention de les délester de leur argent avec un minimum de casse. Vous, vous restez ici.

— Ici ? s’étonna Rigg. Et qu’est-ce qu’on va faire, ici ?

— Un sur la table, l’autre en dessous. Et vous essayez de dormir. Mais ne chantez pas, parlez à voix basse, ne montrez pas votre tête à la fenêtre, et ne…

— À quelle fenêtre ? intervint Umbo.

— S’il n’y en a pas tu n’auras pas de mal à m’obéir, répondit le tavernier. Une dernière chose : lorsque je verrouillerai la porte de l’extérieur, vous serez gentils de ne pas paniquer, crier à l’aide ou chercher à vous échapper, je ne vous fais pas prisonniers.

— N’est-ce pas exactement ce que vous nous diriez si vous vouliez nous séquestrer pour demander une rançon ?

— Si, dit le tavernier. Mais à qui ? » Il ouvrit la porte puis la referma derrière lui. Ils entendirent le cliquetis métallique de la clé dans le verrou.

En une seconde, Rigg était debout pour tapoter de la main haut sur le mur.

« Tu cherches la fenêtre ? s’enquit Umbo.

— Trouvée », répondit Rigg. Il pointa du doigt le dessus de la porte. Peut-être donnait-elle sur l’intérieur de la taverne, mais la seule chose qui filtrait pour l’instant par les lames craquelées de son vieux store était la lumière du jour.

« Comment as-tu deviné qu’elle ne se trouvait pas sur le mur extérieur ? demanda Umbo.

— Aux traces des artisans. Presque personne n’a grimpé aussi haut et les seules que je vois vont par là.

— J’ai l’impression que ton petit talent ne te permet de voir que ce que les gens ont fait, pas ce qu’ils vont faire.

— C’est vrai, admit Rigg. Et ton petit talent à toi, il va nous servir à quoi si on se fait attaquer ?

— Je ralentirai le temps, répondit Umbo.

— Si seulement. Ça, au moins, ce serait utile.

— Je crois encore savoir ce que je sais faire ! s’offusqua Umbo.

— J’y ai repensé, dit Rigg. Tu n’as pas ralenti le temps pour moi l’autre jour… je marchais à la même vitesse que l’homme que je suivais.

— Et à qui tu as fait les poches…

— Tu veux que je le retrouve pour aller lui rendre la dague ?

— Si je ne ralentis pas le temps, qu’est-ce que je fais selon toi, quand tu vois les traces se transformer en vrais gens ?

— Tu accélères mon esprit. »

Umbo leva les bras au ciel avant de tomber le derrière sur sa chaise. « Accélérer ton esprit, ralentir le temps, ça revient au même. C’est même ce que je répète depuis le début.

— Tu vis avec ce don depuis toujours, Umbo. Tu t’en es fait une certaine idée tout petit, et tu n’as jamais cherché à la remettre en cause depuis. Maintenant, réfléchis un peu. Lorsque tu as ralenti le temps autour de moi, et que je me suis mis à suivre ces autres personnes, qu’as-tu vu de l’extérieur ? Tu pouvais toujours me voir, non ?

— Oui.

— Est-ce que je marchais moins vite ? Plus vite ? »

Umbo rejeta la démonstration d’un haussement d’épaules. « Qu’est-ce que je fais alors ? Je fais bien quelque chose, puisque tu n’avais jamais pu voir tous ces gens avant.

— Oui, tu fais tourner mon cerveau plus vite. Tu accélères mon sens de l’observation, ma vision et ma compréhension des choses. Tous ces gens qui ont laissé leur trace sont toujours là, mais il n’y a qu’à partir du moment où mon cerveau accélère que je peux les distinguer. Et il faut que je me concentre pour pouvoir les toucher, leur prendre quelque chose ou leur faire lâcher ce satané rocher pour pouvoir sauver Kyokay. » À ces mots, Rigg sentit l’émotion l’envahir ; il se tut.

Umbo ferma les yeux et resta pensif un instant. « Donc je te rends plus intelligent ?

— Si seulement. Mais je vois et touche juste des choses que je ne pouvais pas voir ou toucher avant. »

Umbo acquiesça. « J’ai toujours vu ça comme un ralentissement du temps. Lorsque j’ai commencé à le faire, les gens disaient des choses comme : “Tout allait moins vite” ou : “Le monde entier a commencé à ralentir autour de moi.” Ils ne savaient pas que c’était moi, ils pensaient juste que quelque chose s’était… passé. Et c’est l’impression que ça me donnait à moi aussi. Puis ton père a entendu ma mère en parler. Il m’a regardé, et il a su que c’était moi. Ensuite, il a commencé à me prendre à part, pour m’entraîner à mieux le contrôler. Pour que je limite ça à une seule personne. Moi ou quelqu’un d’autre. Qui je voulais.

— En haut des chutes, tu as visé Kyokay et tu m’as pris aussi, par accident.

— Je n’ai jamais dit que je le maîtrisais à la perfection. Vous n’étiez pas tout près, Kyokay et toi, et je remontais la falaise en courant. La plupart du temps, je ne pouvais même pas vous voir. » Umbo posa les coudes sur la table et se prit la tête entre les mains. « Mais à quoi bon savoir ce qu’on fait, de toute façon ? Toi, tu vois le passé, moi, j’aide les gens à réfléchir plus vite, et ensuite, on fait quoi avec ça ?

— J’ai une dague.

— À la lame bien aiguisée », compléta Umbo en montrant sa paume. La balafre était encore rouge. « Tu crois pouvoir te battre contre un de ces hommes avec ? Et s’ils s’y mettent à trois ?

— Si tu pouvais vraiment accélérer mes mouvements, je pourrais me faufiler entre eux si vite que six seraient à terre avant même d’avoir compris ce qui se passe.

— Magnifique, dit Umbo. Et pendant ce temps, les autres cogneraient sur celui qui est planté sur sa chaise, moi. Et au premier coup, j’arrêterais de t’accélérer et tu te ferais attraper.

— Eh bien, dans ce cas, c’est aussi bien qu’on ne puisse pas le faire alors, non ? »

Un brouhaha filtrait par les murs depuis la salle commune de la taverne. Pas de disputes, juste des conversations. Nombreuses, vives et bruyantes. Mais dans une bonne ambiance, aux quelques mots que Rigg parvint à distinguer. Même les pires jurons sonnaient comme des blagues entre amis.

« Je ne lui en voudrais pas de nous apporter un petit quelque chose à manger, dit Umbo.

— Imagine que des gens viennent nous agresser dans notre sommeil. Mais nous laissent en vie, suggéra Rigg.

— Espérons.

— Plus tard, nous revenons et je retrouve le chemin qu’ils ont pris pour venir jusqu’à nous. Toi, tu ralentis le temps…

— Tout à l’heure tu disais que ce n’était pas ça…

— On a toujours appelé ça comme ça, l’interrompit Rigg, impatient. Tu fais ce truc, moi j’ai une masse à la main et alors qu’ils s’approchent de nous, prêts à nous frapper, c’est moi qui les frappe, chacun leur tour, en plein dans le genou. Dès qu’ils s’approchent. »

Umbo souriait. « Quand tu en auras deux ou trois par terre, à hurler de douleur le genou plié à l’envers, je te parie que les autres vont détaler comme des mare-becs !

— Et finalement, on ne reçoit pas un coup, dit Rigg. On s’en sort sans une égratignure. »

Umbo éclata de rire. « Mieux qu’une vengeance, on les prend de vitesse !

— Une chose m’échappe : comment ça fonctionne, tout ça ? demanda Rigg. Je veux dire, la seule raison de faire ça serait d’avoir été frappés. Mais si après on finit sans un bleu ni rien, on ne se rappellera même plus pourquoi on s’en est pris à des gars qui ne nous avaient rien fait. »

Umbo y réfléchit un instant. « Peu importe, répondit-il. Quelle importance que l’on s’en souvienne ou pas ? Il nous suffit de savoir qu’on ne l’aurait jamais fait sans une bonne raison.

— Mais si la seule chose dont on se sourient, c’est d’avoir explosé les genoux de ces gars à la masse, et pas pourquoi…

— Ne t’en fais pas pour ça, dit Umbo. Avec un peu de chance, ils nous tueront et on ne pourra même pas revenir pour les arrêter, et donc on ne se souviendra de rien, parce qu’on sera morts.

— Merci, ça m’aide beaucoup », bougonna Rigg.

Une idée germa soudain dans la tête d’Umbo. « Tu te rappelles avoir grandi sans histoires du saint Voyageur, pas vrai ? Donc tu te souviens des choses telles qu’elles se sont passées avant que tu ne les modifies.

— Et toi non.

— Du coup, c’est pratique, reprit Umbo. L’un de nous se remémore ce qui s’est passé avant, l’autre de ce qui s’est passé après. »

Quelque chose chagrinait Rigg dans le raisonnement de son ami, sans qu’il parvienne à mettre le doigt dessus. « Mettons que nous sommes attaqués, comme je le disais. Je n’oublie rien, les coups, tout ça. Je me souviens également de tout ce que l’on a fait après : où on s’est cachés, qui nous a aidés à nous remettre sur pied, notre retour ici pour nous venger. Mais toi, tu ne te souviens de rien. Tu te souviens juste de la nouvelle version, celle où ils s’approchent de nous, que certains tombent en hurlant avec le genou en miettes et les autres se sauvent en courant. Donc… tu n’es jamais allé nulle part te faire soigner, puisque tu n’as jamais été blessé. Où étais-tu pendant ce temps ? Et pourquoi revenir avec moi empêcher que quelque chose arrive, puisque tu n’en as aucun souvenir ? C’est absolument impossible.

— Je t’explique, dit Umbo. On se souvient des deux versions. Seulement, au moment précis où tu leur pètes les genoux, tu oublies une version, et moi l’autre.

— Ça ne colle toujours pas, le stoppa Rigg, parce que si on voit tous les deux nos agresseurs tomber et qu’on s’en va, il nous faut bien refaire ce que l’on avait fait avant, pour pouvoir revenir ici au bon moment pour leur péter les genoux. Et là, comment savoir quel est ce moment ? »

Umbo se courba en deux et commença à se balancer d’avant en arrière en tapant du front contre la table. « J’ai trop faim, je n’arrive pas à réfléchir.

— Et il fait trop froid pour dormir, renchérit Rigg.

— Et on a toujours le pouvoir de modifier le passé tous les deux, seulement, ce qu’on peut faire, on vient de démontrer qu’on ne peut pas le faire.

— Et pourtant on le fait.

— On est comme les plus inutiles des saints. On fait des miracles qui ne servent à rien.

— On sait faire ce qu’on sait faire, tempéra Rigg. C’est déjà pas mal.

— Explique-moi pourquoi on n’est pas allés se balader un peu dans le passé pour soutirer de quoi s’offrir la descente de la rivière en bateau alors ? »

Rigg s’allongea à même le sol. « Ouh là ! C’est froid.

— Remonte sur la chaise te mettre les fesses au chaud.

— On va mourir ici, gémit Rigg.

— Ça résoudra pas mal de problèmes. »

La porte s’ouvrit. Une matrone presque aussi large que le tavernier entra. Elle tenait dans une main deux bols fumants dont dépassaient deux cuillères.

« Tiens, en parlant de saints, dit Umbo. Voici accompli le miracle du bol plein.

— Je ne suis pas une sainte, le coupa la femme. Miche vous en parlera mieux que moi.

— Miche ? » répéta Rigg, les narines en émoi et les yeux rivés sur le ragoût. Elle déposa les bols sur la table. Rigg et Umbo sautèrent sur les chaises.

« Miche, mon mari, répondit-elle. Celui qui vous a enfermés ici plutôt que de vous jeter à la rue vous et votre argent, comme moi je l’aurais fait.

— Il s’appelle Miche ? s’étonna Umbo, la bouche déjà pleine.

— Et moi c’est Flaque. Pourquoi, vous trouvez ça drôle ?

— Non, mentit Rigg en étouffant un rire. Je me demande juste qui vous a donné ces noms. »

Elle s’appuya contre le mur, les regardant enfourner de grandes cuillerées de ragoût. « On vient d’un village du désert occidental. Chez nous, les enfants sont toujours baptisés avant le crépuscule, en fonction de ce que l’on fait, de ce à quoi ou de celui à qui on fait penser, ou d’un rêve, d’une blague ou que sais-je encore. On doit garder ce nom jusqu’à mériter notre nom de héros, ce qui n’arrive presque jamais. Miche ressemblait à une grosse miche de pain à sa naissance, d’après un voisin. Moi, je finissais toujours dans une flaque de quelque chose, de bave ou de vomi. D’où ce nom donné par mon père, que ma mère a tout fait pour changer en vain le jour de mon baptême. J’ai dû enfoncer pas loin d’une centaine de têtes dans le sol depuis, des gens que ça faisait rire. Ça ne me dérange pas d’en enfoncer deux de plus.

— Je n’ai absolument aucun doute là-dessus, dit Rigg, et je ferai tout mon possible pour rester à la surface. Mais pourquoi ne pas avoir changé de nom en arrivant ici, puisque personne ne vous connaissait ?

— Parce que mon mari et moi, on n’est pas du genre à débarquer dans un nouvel endroit en mentant à tout le monde.

— Mais ce ne serait pas un mensonge de changer de nom. Il vous suffit de dire : “Je m’appelle Dame Merveille” et voilà, c’est votre nouveau nom.

— Quiconque m’appellerait Dame Merveille serait un fieffé menteur, même si ça me va comme un gant, affirma-t-elle. Toi, ta tête se rapproche du sol un peu plus à chaque fois que tu ouvres la bouche. La prochaine fois, pense à y fourrer un peu de ragoût. »

Rigg n’avait pas arrêté de mâcher et d’avaler depuis le début de la conversation, mais il avait bien saisi le message.

« Vous dormez ici cette nuit, annonça Flaque. Je vous apporte des couvertures.

— Oui, plein, s’il vous plaît, dit Umbo.

— Bien assez, comparé à une nuit à la belle étoile par un froid pareil. C’est bien ce que vous avez fait ces dernières semaines, non ?

— Mais on n’aime pas trop, expliqua Umbo.

— Parle pour toi, dit Rigg.

— Et moi je me fous pas mal que vous aimiez ou pas, les coupa Flaque.

— Moi, j’aime bien cette soupe, continua Umbo.

— C’est du ragoût, corrigea Flaque. M’étonne pas d’un queuneu de pas savoir faire la différence. » Elle partit en verrouillant derrière elle. Rigg et Umbo se replongèrent immédiatement dans leurs bols, s’appliquant à attaquer le moindre morceau à portée de cuillère.

Leur travail de nettoyage terminé, ils se redressèrent pour parler un peu.

« J’ai encore faim, dit Umbo, mais mon estomac est plein comme un œuf, je peux plus rien y mettre.

— C’est comme ça qu’on devient gros, dit Rigg. En continuant à manger quand on est plein.

— En fait, je me rappelle tellement bien comme c’était d’avoir faim que d’être plein ne me rassasie même pas.

— Si les habitants de Gué-de-la-Chute appelaient leurs enfants comme ceux du village de Miche et Flaque, j’ai une petite idée du nom qu’ils t’auraient donné. Gouffre-à-Bouffe !

— Et le tien, ça aurait été Bébé Zinzin.

— Ma folie ne s’est déclarée que bien plus tard, corrigea Rigg. Quand je t’ai rencontré, à peu près. »

Comme promis, Flaque revint assez vite, et parut surprise qu’ils aient déjà terminé. Elle retourna les bols à bout de bras en faisant mine d’y chercher en vain un reste de ragoût. « Si vous rendez tout parce que vous avez mangé trop vite, visez bien la couverture sinon je vous fais récurer le sol jusqu’à ce qu’il sente bon la sciure.

— Ça sentait pire que le vomi quand on est arrivés, rétorqua Umbo. Ce serait une remise à neuf.

— C’est la seule raison pour laquelle je garderais un bon souvenir de votre passage. Retirez-moi ces habits crasseux avant de vous glisser sous les couvertures. Tous vos habits. » Là-dessus, elle quitta la pièce. Et ils entendirent à nouveau le bruit du verrou – bien couvert, cette fois, par les rires provenant de la salle commune.

« Elle nous aime bien, estima Umbo.

— Je l’ai senti aussi, confirma Rigg. En fait, elle est contente qu’on soit là. Je pense qu’elle nous aime comme ses propres enfants.

— Qu’elle a étranglés et découpés pour les mettre dans le ragoût.

— Un vrai délice. »

Rigg se déshabilla dans le froid, bien aidé par la promesse d’une nuit douillette. Sous une telle épaisseur de couvertures, il n’aurait pas à se coller à Umbo pour garder un peu de chaleur. Rien à voir avec ces nuits dans les bois à se réveiller toutes les heures gelé, à cause d’Umbo qui gesticulait dans tous les sens.


Rigg étala sa couverture, la dédoubla et s’en couvrit de deux supplémentaires pendant qu’Umbo faisait de même. La lumière du Grand Anneau filtrait à travers la fenêtre haute, qui avait visiblement été orientée dans ce but. Aucun branchage au-dessus de leurs têtes ne venait faire écran.

« C’était plus confortable dehors avec les feuilles, grommela Rigg.

— Oui, mais au moins, pas de cailloux dans les côtes, se réjouit Umbo. Et pas de serpent, de mille-pattes ou je ne sais quelle autre bestiole qui te grimpe dessus.

— Pour l’instant. »

Rigg attendit une réplique à la Umbo, du genre « Tant que je ne les vois pas, ça me va », mais rien ne vint.

Je n’y crois pas, pensa Rigg. Il dort déjà. Et il sombra à son tour.

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