8 EN DEÇÀ DU BIEN ET DU MAL

Nous avions une incorrigible propension à voir dans tout événement un symbole ou un signe. Il y avait maintenant soixante-dix jours que le Wàschetauschen, la cérémonie du changement de linge, se faisait attendre, et déjà le bruit courait avec insistance que si le linge de rechange tardait, c'était à cause du front dont la progression empêchait les transports allemands d'arriver jusqu'à Auschwitz; et «donc» cela voulait dire que notre libération était proche, ou bien, selon une interprétation contraire, ce retard était le signe certain qu'on allait procéder sous peu à la liquidation générale du camp. Mais le changement de linge arriva et comme d'habitude la direction du Lager prit ses dispositions pour que l'opération eût lieu à l'improviste et dans toutes les baraques en même temps.

Il faut savoir en effet qu'au Lager l'étoffe est rare et précieuse; le seul moyen que nous ayons de nous procurer un bout de chiffon pour nous moucher ou pour nous faire des chaussettes russes est justement de couper un morceau de chemise lors du changement de linge. Si la chemise a des manches longues, on coupe les manches; sinon on se contente d'un rectangle pris sur le bas ou bien on découd une des nombreuses pièces. En tout cas, il faut un certain temps pour se procurer une aiguille et du fil, et pour exécuter artistement le travail afin que le dommage ne soit pas trop apparent au moment du ramassage. Le linge sale et déchiré passe pêle-mêle au Service Couture du camp, où il est sommairement rapiécé, et de là à la désinfection à la vapeur (pas au lavage!), pour être ensuite redistribué; d'où la nécessité – pour préserver le linge de ces mutilations – de procéder au changement à l'improviste.

Mais, comme toujours, il s'est trouvé des indiscrets pour glisser un coup d'oeil sous la bâche du chariot qui sortait de la désinfection, si bien qu'en quelques minutes tout le camp était au courant qu'un Wàschetauschen se préparait et qu'en plus il s'agissait cette fois-ci de chemises neuves provenant d'un transport de Hongrois arrivé trois jours plus tôt.

La nouvelle a eu un effet immédiat. Tous les détenteurs d'une deuxième chemise volée ou obtenue par combine, ou même honnêtement achetée avec du pain – pour se protéger du froid ou pour placer leur capital en un moment de prospérité -, tous ceux-là se sont précipités à la Bourse dans l'espoir d'arriver à temps pour échanger leur chemise de réserve contre des produits de consommation, avant que l'afflux des chemises neuves ou la certitude de leur arrivée ne dévalue irrémédiablement le prix de leur article.

L'activité de la Bourse est sans relâche. Bien que tout échange et même toute forme de possession soient formellement interdits, et malgré les fréquentes rafles de Kapos ou de Blockàlteste qui de temps à autre provoquent une débandade confuse de marchands, de clients et de curieux, envers et contre tout, dès que les équipes sont rentrées du travail, le coin nord-est du Lager – l'endroit, fait significatif, le plus éloigné des baraques des SS – est occupé en permanence par une tumultueuse assemblée qui siège en plein air l'été et dans des lavabos l'hiver.

On y voit rôder par dizaines, les lèvres entrouvertes et les yeux brillants, les désespérés de la faim, poussés par un instinct trompeur là où les marchandises offertes rendent plus creux l'estomac vide et plus abondante la salivation. Ils viennent là munis, dans le meilleur des cas, d'une misérable demi-ration de pain économisée depuis le matin au prix d'efforts douloureux, dans l'espoir insensé d'un troc avantageux avec quelque naïf, ignorant des cotations du jour. Certains d'entre eux, avec une patience farouche, parviennent à échanger leur demi-ration contre un litre de soupe. Puis, un peu à l'écart, ils procèdent à l'extraction méthodique des quelques morceaux de pommes de terre qui se trouvent au fond; après quoi, ils échangent cette soupe contre du pain, et le pain contre un nouveau litre de soupe qu'ils traiteront comme le premier, et ainsi de suite jusqu'à ce que leurs nerfs cèdent, ou que l'une de leurs victimes, les prenant sur le fait, leur inflige une sévère leçon en les livrant à la raillerie publique. Autres représentants de cette espèce, ceux qui viennent à la Bourse pour vendre leur unique chemise; ils savent bien ce qui les attend, à la première occasion, quand le Kapo découvrira qu'ils sont nus sous leur veste. Le Kapo leur demandera ce qu'ils ont fait de leur chemise, pure formalité qui sert d'entrée en matière. Ils répondront qu'on la leur a volée aux lavabos, simple réponse d'usage elle aussi, et qui n'a pas la prétention d'être crue. En réalité même les pierres du Lager savent que, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, ceux qui n'ont plus de chemise l'ont vendue parce qu'ils avaient faim, et d'ailleurs chacun ici est responsable de sa chemise puisqu'elle est propriété du Lager. Alors le Kapo les frappera, on leur donnera une autre chemise, et tôt ou tard ils recommenceront.

Postés chacun dans son coin habituel, la Bourse accueille les marchands de profession; au premier rang desquels les Grecs, immobiles et silencieux comme des sphinx, accroupis sur le sol derrière leurs gamelles de soupe épaisse, fruit de leur travail, de leurs trafics et de leur solidarité nationale. Les Grecs ne sont plus maintenant que très peu, mais leur contribution à la physionomie générale du camp et au jargon international qu'on y parle est de première importance. Tout le monde sait que «caravana» désigne la gamelle et que «la comedera es buena» veut dire que la soupe est bonne; quant à «klepsi-klepsi», cette expression qui laisse transparaître clairement son origine grecque sert à évoquer l'idée générale de vol. Ces quelques rescapés de la colonie juive de Salonique, au double langage, grec et espagnol, et aux activités multiples, sont les dépositaires d'une sagesse concrète, positive et consciente où confluent les traditions de toutes les civilisations méditerranéennes. Que cette sagesse se manifeste au camp par la pratique systématique et scientifique du vol, par la lutte acharnée pour accéder aux postes importants et par le monopole de la Bourse du troc, ne doit pas faire oublier que leur répugnance pour toute brutalité gratuite et leur incroyable sens de la persistance, au moins virtuelle, d'une dignité humaine, faisaient des Grecs, au Lager, le groupe national le plus cohérent et de ce point de vue le plus évolué.

A la Bourse, on rencontre aussi les spécialistes du vol aux cuisines avec leurs vestes mystérieusement gonflées. Alors que le prix de la soupe est à peu près stable (une demi-ration de pain pour un litre), le cours des navets, des carottes et des pommes de terre est extrêmement capricieux et fortement influencé, entre autres facteurs, par le zèle des gardiens de service aux entrepôts et par leur facilité à se laisser corrompre.

C'est également le lieu où l'on vend le Mahorca: le Mahorca est un tabac de rebut, qui se présente sous forme de filaments ligneux et qui est officiellement en vente à la Kantine, en paquets de cinquante grammes, contre versement de «bons-prime» que la Buna est censée distribuer aux meilleurs travailleurs. Mais cette distribution n'a lieu que très irrégulièrement, avec une grande parcimonie et une injustice flagrante, de sorte que la plupart des bons finissent, directement ou par abus d'autorité, entre les mains des Kapos et des prominents; et pourtant les bonsprime de la Buna circulent sur le marché du Lager comme une véritable monnaie, et les variations de leur cours sont étroitement assujetties aux lois de l'économie classique.

Il y a eu des moments où avec un bon-prime on avait une ration de pain, puis une ration un quart et même une ration un tiers; un jour la cotation a atteint une ration et demie, mais aussitôt après, le ravitaillement en Mahorca de la Kantine a été interrompu et, la couverture venant à manquer, le cours s'est effondré d'un seul coup à un quart de ration. Puis il a connu une autre période de hausse, pour un motif peu banal: la relève de la garde au Frauenblock, accompagnée de l'arrivée d'un contingent de robustes Polonaises. Comme le bon-prime donne droit (aux prisonniers de droit commun et aux politiques, pas aux juifs, qui d'ailleurs ne souffrent guère de cette restriction) à une entrée au Frauenblock, les intéressés se les sont arrachés en un clin d'oeil, ce qui a entraîné une réévaluation immédiate mais de courte durée.

Les Hàftlinge ordinaires qui recherchent le Mahorca pour leur consommation personnelle sont peu nombreux; le plus souvent, le tabac sort du camp et aboutit entre les mains des travailleurs civils de la Buna. Voici un des types de combines les plus répandus: le Hàftling qui a économisé d'une manière ou d'une autre une ration de pain l'investit en Mahorca; il se met clandestinement en contact avec un «amateur» civil, qui achète le Mahorca en payant au comptant, avec une dose de pain supérieure à celle initialement investie. Le Hàftling mange sa marge de bénéfice et remet en circulation la ration restante. Ce sont les spéculations de ce genre qui établissent un lien entre l'économie interne du camp et la vie économique du monde extérieur: lorsque la distribution du tabac à la population civile de Cracovie a été interrompue, les répercussions, au-delà de la barrière de fil barbelé qui nous sépare de la communauté humaine, se sont fait sentir immédiatement à l'intérieur du camp par une hausse sensible de la cotation du Mahorca et par suite du bonprime.

Le cas qui vient d'être évoqué n'est que le plus simple: en voici un autre déjà plus complexe. Le Hàftling achète avec du Mahorca ou du pain, ou bien se fait offrir par un civil une quelconque loque ayant nom de chemise, même sale et déchirée, mais encore pourvue de trois trous par où passer tant bien que mal la tête et les bras. Du moment qu'il ne montre que des signes d'usure et non de dégradations délibérées, un tel objet, au moment du Wàschetauschen, vaut pour une chemise et donne droit à un rechange; au pis aller celui qui l'endosse recevra une correction en règle pour s'être montré négligent dans l'entretien des effets réglementaires.

Aussi, à l'intérieur du camp, n'y a-t-il pas grande différence de valeur entre une chemise digne de ce nom et un lambeau de tissu rapiécé; le Hàftling en question n'aura pas de mal à trouver un camarade en possession d'une chemise «commercialisable», mais sera dans l'impossibilité d'en tirer profit parce que l'endroit où il travaille, ou bien la langue, ou encore une incapacité intrinsèque l'empêchent d'entrer en contact avec des travailleurs civils. Ce camarade se contentera d'une petite quantité de pain en échange; car le prochain Wàschetauschen rétablira une certaine forme d'équilibre en répartissant le linge en bon ou mauvais état de manière purement fortuite. De son côté, le premier Hâftling pourra passer la chemise en bon état en contrebande à la Buna, et la vendre au civil de tout à l'heure (ou à un autre) pour quatre, six ou même dix rations de pain. Une marge de bénéfice de cette importance reflète la gravité du risque qu'on prend à sortir du camp avec plus d'une chemise sur le dos, ou à y rentrer sans chemise.

Les variations sur ce thème sont nombreuses. Certains n'hésitent pas à se faire arracher leurs couronnes en or pour les troquer à la Buna contre du pain ou du tabac; mais dans la plupart des cas, ce trafic se fait par personne interposée. Un «gros numéro», c'est-à-dire un nouveau venu, arrivé depuis peu mais déjà suffisamment abruti par la faim et l'extrême tension que requiert la vie au camp, est repéré par un «petit numéro» en raison d'une coûteuse prothèse dentaire; le «petit» offre au «gros» trois ou quatre rations de pain au comptant pour qu'il accepte de se la faire arracher. Si le gros est d'accord, le petit paie, emporte l'or à la Buna, et s'il est en contact avec un civil de confiance, dont il n'ait à craindre ni délation ni perfidie, il peut compter sur un gain de dix à vingt rations et plus, qui lui sont versées à tempérament, à raison d'une ou deux par jour. Il faut remarquer à ce propos que, contrairement à ce qui se passe à la Buna, le chiffre d'affaires maximum réalisable à l'intérieur du camp est de quatre rations de pain, car il serait pratiquement impossible aussi bien d'y conclure des contrats à crédit que d'y préserver de la convoitise d'autrui et de sa propre faim une plus grande quantité de pain.

Le trafic avec les civils fait partie intégrante de l'Arbeitslager et, comme on vient de le voir, il en conditionne la vie économique. Il constitue par ailleurs un délit explicitement prévu par le règlement du camp et assimilé aux crimes «politiques»; aussi lui a-t-on réservé des peines particulièrement sévères. S'il ne dispose pas de protections en haut lieu, le Hâftling convaincu de «Handel mit Zivilisten» se retrouve à Gleiwitz III, à Janina, ou à Heidebreck dans les mines de charbon; ce qui veut dire la mort par épuisement au bout de quelques semaines. Quant au travailleur civil, son complice, il peut être déféré à l'autorité allemande compétente et condamné à passer en Vernichtungslager, dans les mêmes conditions que nous, une période qui, si mes informations sont bonnes, peut aller de quinze jours à huit mois. Les ouvriers qui subissent cette espèce de loi du talion sont comme nous dépouillés à l'entrée, mais leurs affaires personnelles sont mises de côté dans un magasin spécial. Ils ne sont pas tatoués et conservent leurs cheveux, ce qui les rend facilement reconnaissables, mais pendant toute la durée de la punition, ils sont soumis au même travail et à la même discipline que nous: sauf bien entendu en ce qui concerne les sélections.

Ils travaillent dans des Kommandos spéciaux et n'ont aucun contact avec les Hàftlinge ordinaires. Pour eux en effet, le Lager représente une punition, et s'ils ne meurent pas de fatigue ou de maladie, il y a de fortes chances qu'ils retournent parmi les hommes; s'ils pouvaient communiquer avec nous, cela constituerait une brèche dans le mur qui fait de nous des morts au monde, et contribuerait un peu à éclairer les hommes libres sur le mystère de notre condition. Pour nous, en revanche, le Lager n'est pas une punition; pour nous aucun terme n'a été fixé, et le Lager n'est autre que le genre d'existence qui nous a été destiné, sans limites de temps, au sein de l'organisme social allemand.

Une section de notre camp, justement, est réservée aux travailleurs civils de toutes les nationalités qui doivent y séjourner pour une durée plus ou moins longue afin d'y expier leurs rapports illégitimes avec des Hàftlinge. Cette section, séparée du reste du camp par des barbelés, est appelée E-Lager et ceux qu'elle abrite E-Hàftlinge. «E» est l'initiale de «Erziehung», qui signifie «éducation».

Tous les trafics dont il a été question jusqu'ici reposent sur la contrebande de matériel appartenant au Lager. C'est pourquoi les SS les punissent aussi sévèrement: même l'or de nos dents leur appartient, puisque, arraché aux mâchoires des vivants ou des morts, il finit tôt ou tard entre leurs mains. Il est donc tout naturel qu'ils prennent leurs dispositions pour que l'or ne sorte pas du camp.

Cependant, la direction n'a rien contre le vol en soi. Il suffit de voir de quelle indulgence les SS savent faire preuve quand il s'agit de contrebande en sens inverse.

Là, les choses sont généralement plus simples. Il suffit de voler ou de receler quelques-uns des divers outils, instruments, matériaux, produits etc., que nous avons tous les jours à portée de la main durant notre travail à la Buna; après quoi il faut les introduire au camp le soir, trouver le client, et les troquer contre du pain ou de la soupe. Ce trafic est particulièrement intense: pour certains articles, qui sont pourtant nécessaires à la vie normale du camp, le vol à la Buna est l'unique voie d'approvisionnement régulière. C'est le cas en particulier des balais, de la peinture, du fil électrique, de la graisse à chaussures.

Prenons par exemple le trafic de ce dernier produit. Comme nous l'avons indiqué plus haut, le règlement du camp exige que les chaussures soient graissées et astiquées chaque matin; et chaque Blockàltester est responsable devant les SS de l'exécution de cette disposition par tous les hommes de sa baraque. On pourrait donc penser que chaque baraque bénéficie périodiquement d'une certaine quantité de graisse à chaussures, mais il n'en est rien: le mécanisme est tout autre. Il faut dire tout d'abord que chaque baraque reçoit tous les soirs une quantité de soupe passablement supérieure à la somme des rations réglementaires; le surplus est partagé selon le bon vouloir du Blockàltester, qui commence par prélever des suppléments à titre gracieux pour ses amis et protégés, puis les primes réservées aux balayeurs, aux gardiens de nuit, aux contrôleurs des poux et à tous les autres fonctionnaires-prominents de la baraque. Ce qui reste (et un Blockàltester avisé s'arrange toujours pour qu'il reste quelque chose) sert précisément aux achats.

La suite va de soi: de retour au camp, les Hâftlinge qui ont l'occasion, à la Buna, de remplir leur gamelle de graisse ou d'huile de machine (ou de quoi que ce soit d'autre: n'importe quelle substance noirâtre et huileuse fait l'affaire), font systématiquement le tour des baraques jusqu'à ce qu'ils trouvent un Blockàltester qui manque de cet article ou qui veuille le stocker. D'ailleurs chaque baraque a généralement son fournisseur attitré, auquel elle verse un fixe journalier, à condition qu'il fournisse de la graisse chaque fois que la réserve est sur le point de s'épuiser.

Tous les soirs, à côté des portes des Tagesraùme, les groupes de fournisseurs attendent patiemment: ils font le pied de grue pendant des heures et des heures sous la pluie ou la neige, parlant avec animation en étouffant leur voix de questions relatives aux fluctuations des prix et à la valeur du bon-prime. De temps à autre quelqu'un se détache du cercle, fait un saut à la Bourse et revient avec les nouvelles de dernière heure.

En plus de ceux déjà cités, la Buna est une inépuisable réserve d'articles susceptibles d'être utilisés au Block, de plaire au Blockàltester, de susciter l'intérêt ou la curiosité des prominents: ampoules électriques, brosses, savon ordinaire, savon à barbe, limes, pinces, sacs, clous; on vend aussi de l'alcool méthylique dont on tire des breuvages, et de l'essence pour les briquets de production locale, véritables prodiges de l'artisanat clandestin du Lager.

Dans ce complexe réseau de vols et de contre-vols, alimentés par la sourde hostilité qui règne entre la direction des SS et les autorités de la Buna, le K.B. joue un rôle de première importance. Le K.B. est le lieu de moindre résistance, la soupape de sécurité qui permet le plus facilement de tourner le règlement et de déjouer la surveillance des chefs. Il est de notoriété publique que ce sont les infirmiers eux-mêmes qui remettent sur le marché, à bas prix, les vêtements et les chaussures des morts et des sélectionnés qui partent nus pour Birkenau; ce sont eux encore, avec les médecins, qui exportent à la Buna les sulfamides destinés à la distribution interne et qui les vendent aux civils contre des denrées alimentaires.

Sans compter les énormes bénéfices réalisés sur le trafic des cuillères. Le Lager n'en fournit pas aux nouveaux venus, bien que la soupe semi-liquide qu'on y sert ne puisse être mangée autrement. Les cuillères sont fabriquées à la Buna, en cachette et dans les intervalles de temps libre, par les Hâftlinge qui travaillent comme spécialistes dans les Kommandos de forgerons et de ferblantiers: ce sont des ustensiles pesants et mal dégrossis, taillés dans de la tôle travaillée au marteau et souvent munis d'un manche affilé qui sert de couteau pour couper le pain. Les fabricants eux-mêmes les vendent directement aux nouveaux venus: une cuillère simple vaut une demiration de pain, une cuillère-couteau trois quarts de ration. Or, s'il est de règle qu'on entre au K.B. avec sa cuillère, on n'en sort jamais avec. Au moment de partir et avant de recevoir leurs vêtements, les guéris en sont délestés par les infirmiers, qui les remettent en vente à la Bourse. Si on ajoute aux cuillères des guéris celles des morts et des sélectionnés, les infirmiers arrivent à empocher chaque jour le produit de la vente d'une cinquantaine de ces objets. Quant à ceux qui sortent de l'infirmerie, ils sont contraints de reprendre le travail avec un handicap initial d'une demi-ration de pain à investir dans l'achat d'une nouvelle cuillère.

Enfin le K.B. est le principal client et receleur des vols commis à la Buna: sur la part quotidienne de soupe destinée au K.B., une bonne vingtaine de litres est allouée au fonds-vols et sert à acheter aux spécialistes les articles les plus variés. Il y a ceux qui volent de petits tuyaux de caoutchouc que le K.B. utilise pour les lavements et les sondes gastriques; ceux qui viennent proposer des crayons et des encres de couleur, très demandés pour la comptabilité compliquée du bureau du K.B.; à quoi s'ajoutent les thermomètres, les récipients en verre et les réactifs chimiques qui passent des entrepôts de la Buna aux poches des Hàftlinge pour aboutir au K.B. comme matériel sanitaire.

Je voudrais préciser en outre, au risque de paraître immodeste, que c'est Alberto et moi qui avons eu l'idée de voler les rouleaux de papier millimétré des thermographes du Service Dessication, et de les offrir au médecin-chef du K.B. en lui suggérant d'en faire des tablettes pour les courbes de température.

Conclusion: le vol à la Buna, puni par la Direction civile, est autorisé et encouragé par les SS; le vol au camp, sévèrement sanctionné par les SS, est considéré par les civils comme une simple modalité d'échange. Le vol entre Hàftlinge est généralement puni, mais la punition frappe aussi durement le voleur que le volé.

Nous voudrions dès lors inviter le lecteur à s'interroger: que pouvaient bien justifier au Lager des mots comme «bien» et «mal», «juste» et «injuste»? A chacun de se prononcer d'après le tableau que nous avons tracé et les exemples fournis; à chacun de nous dire ce qui pouvait bien subsister de notre monde moral en deçà des barbelés.

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