10 EXAMEN DE CHIMIE

Le Kommando 98, dit Kommando de Chimie, était censé être une section de spécialistes.

Le jour où on annonça officiellement sa création, un groupe clairsemé de quinze Hàftlinge se rassembla autour du nouveau Kapo, place de l'Appel, dans l'aube grise.

Ce fut pour nous une première déception: le Kapo était encore un «triangle vert», un criminel de profession, l'Arbeitsdienst n'ayant pas jugé bon de mettre un Kapochimiste à la tête du Kommando de Chimie. Ce n'était pas la peine de se fatiguer à lui poser des questions, il n'aurait pas répondu, ou bien il aurait répondu à grand renfort de hurlements et de coups de pied. D'un autre côté, sa faible corpulence et sa taille inférieure à la moyenne nous rassuraient.

Il nous gratifia d'un bref discours, dans un grossier allemand de caserne, et notre déception fut confirmée. Alors comme ça c'était nous, les chimistes: bon, eh ben lui, c'était Alex, et si on croyait que ça allait être le Pérou, on se gourait. Primo, tant que la production n'aurait pas commencé, le Kommando 98 serait un simple Kommandotransports préposé au magasin de Chlorure de Magnésium. Secundo, si on s'imaginait, parce qu'on était des Intelligenten, des intellectuels, qu'on allait se payer sa tête, à lui, Alex, un Reichsdeutscher, eh bien, Herrgottsacrament, il nous ferait voir, lui, il nous… (et, le poing fermé et l'index tendu, il fendait l'air obliquement, du geste de menace des Allemands); tertio, il ne fallait pas compter tromper son monde si on s'était présenté comme chimiste sans l'être; il y avait un examen, oui messieurs, dans quelques jours; un examen de chimie, devant le triumvirat de la Section Polymérisation: le Doktor Hagen, le Doktor Probst, le Doktor Ingénieur Pannwitz.

Bon, on avait perdu assez de temps comme ça, Meine Herren, les Kommandos 96 et 97 étaient déjà en route; alors, en avant marche, et pour commencer, ceux qui ne marcheraient pas au pas et en rang auraient affaire à lui.

C'était un Kapo comme tous les autres Kapos.


Quand on sort du Lager et qu'on passe devant la fanfare et le poste des SS, on marche en rang par cinq, le calot à la main, les bras au corps, le cou tendu, et on n'a pas le droit de parler. Ensuite, on se met trois par trois, et alors on peut tenter d'échanger quelques mots au milieu du claquement des dix mille paires de sabots en bois.

Qui sont mes compagnons de Kommando? Celui qui marche à côté de moi, c'est Alberto, étudiant de troisième année; nous avons réussi encore une fois à ne pas être séparés. Le deuxième à ma gauche, je ne l'ai jamais vu; il semble très jeune, il a un teint cireux et il porte le numéro des Hollandais. Devant moi, trois dos également inconnus. Derrière, mieux vaut ne pas se retourner, je pourrais perdre la cadence ou trébucher; je m'y risque tout de même, juste le temps d'entrevoir le visage d'Iss Clausner.

Tant qu'on marche, on n'a pas le temps de penser, il faut veiller à ne pas marcher sur les sabots de celui qui claudique devant vous, et à éviter que celui qui claudique derrière en fasse autant sur les vôtres; de temps en temps il faut enjamber un câble ou contourner une flaque boueuse. Je sais où nous sommes, je suis déjà passé par là avec mon ancien Kommando, c'est la H-Strasse, la rue des entrepôts. Je le dis à Alberto: on va vraiment au Chlorure de Magnésium, ça au moins c'est sûr.

Nous sommes arrivés, nous descendons dans un vaste sous-sol humide et plein de courants d'air; il s'agit du siège du Kommando, qu'ici on appelle la Bude. Le Kapo nous divise en trois équipes; quatre pour décharger les sacs du wagon, sept pour les transporter en bas, quatre pour les empiler dans l'entrepôt. Ces quatre-là, c'est nous, Alberto, Iss, le Hollandais et moi.

Finalement on peut parler, et à chacun de nous le discours d'Alex fait l'effet du rêve d'un fou.

Avec ces visages vides, ces crânes rasés, ces habits de honte, passer un examen de chimie! Et ce sera en allemand, bien sûr: et nous devrons comparaître devant quelque blond Doktor aryen en espérant ne pas avoir à nous moucher, parce que lui ne sait peut-être pas que nous n'avons pas de mouchoir, et nous ne pourrons certainement pas le lui expliquer. Notre vieille amie la faim nous tiendra compagnie et nous aurons du mal à nous tenir droits sur nos jambes, et le Doktor sentira sûrement l'odeur que nous dégageons, et à laquelle nous sommes maintenant habitués, mais qui nous poursuivait les premiers jours: l'odeur des navets et des choux crus, cuits et digérés.

C'est bien ça, confirme Clausner. Les Allemands ont-ils donc tellement besoin de chimistes? Ou est-ce un nouveau truc, un nouveau système «pour faire chier les juifs»? Est-ce qu'ils se rendent compte de l'épreuve grotesque et absurde qui nous est imposée, à nous qui ne sommes déjà plus des vivants, à nous dont l'attente morne du néant a fait des demi-fous?

Clausner me montre le fond de sa gamelle. Là où les autres ont gravé leur numéro, là où Alberto et moi avons gravé notre nom, Clausner a écrit: «Ne pas chercher à comprendre

Bien que nous n'y pensions pas plus de quelques minutes par jour, et encore, d'une manière étrangement détachée, extérieure, nous savons bien que nous finirons à la sélection. Je sais bien, moi, que je ne suis pas de l'étoffe de ceux qui résistent, je suis trop humain, je pense encore trop, je m'use au travail. Et maintenant je sais que je pourrai me sauver si je deviens Spécialiste, et que je deviendrai Spécialiste si je suis reçu à un examen de chimie.

Aujourd'hui encore, à l'heure où j'écris, assis à ma table, j'hésite à croire que ces événements ont réellement eu lieu.


Trois jours passèrent, trois de ces immémoriales journées ordinaires, si longues à passer, si brèves une fois écoulées, et déjà personne ne se donnait plus la peine de croire à l'examen de chimie.

Le Kommando ne comptait plus que douze hommes: trois avaient disparu, comme il arrivait couramment au Lager: peut-être transférés dans la baraque d'à côté, peut-être rayés de ce bas monde. Des douze, cinq n'étaient pas chimistes, et tous les cinq avaient aussitôt demandé à Alex de réintégrer leurs anciens Kommandos. Ils n'évitèrent pas les coups mais, contre toute attente et en vertu d'on ne sait quelle autorité, il fut décidé qu'ils resteraient en qualité d'auxiliaires du Kommando de Chimie.

Alex vint nous chercher à la cave du Chlorure et nous fit sortir tous les sept pour aller passer l'examen. Et nous voilà, comme sept poussins malhabiles derrière la mère poule, montant derrière Alex le petit escalier du Polymerisations-Bûro. Nous sommes sur le palier; sur la porte, une plaque où on peut lire les trois noms illustres. Alex frappe respectueusement, ôte son calot, entre; on entend une voix placide; Alex ressort: «Ruhe, jetzt. Warten.» Attendre en silence.

Voilà qui nous satisfait. Quand on attend, le temps avance tout seul sans qu'on soit obligé d'intervenir pour le pousser en avant, tandis que quand on travaille, chaque minute nous parcourt douloureusement et demande à être laborieusement expulsée. Nous sommes toujours contents d'attendre, nous sommes capables d'attendre pendant des heures, avec l'inertie totale et obtuse des araignées dans leurs vieilles toiles.

Alex est nerveux, il se promène de long eh large, et chaque fois qu'il passe, nous nous écartons. Nous aussi, chacun à sa façon, nous sommes inquiets; il n'y a que Mendi qui ne le soit pas. Mendi est rabbin; il vient de la Russie subcarpatique, de cette mosaïque de peuples où chacun parle au moins trois langues; et Mendi en parle sept. Il sait énormément de choses; il est rabbin, mais aussi sioniste militant, spécialiste de glottologie, ancien partisan et docteur en droit; il n'est pas chimiste, mais il veut quand même tenter sa chance; c'est un petit homme tenace, courageux et fin.

Bâlla a un crayon: tout le monde se précipite sur lui. Nous ne sommes pas sûrs de savoir encore écrire, nous voudrions faire un essai

Kohlenwasserstoffe, Massenwirkungsgesetz Les noms allemands des corps composes et des lois chimiques me reviennent en mémoire j'éprouve de la gratitude pour mon cerveau, dont je ne me suis plus beaucoup occupe et qui fonctionne encore si bien

Alex repasse Mais moi, je suis chimiste qu'est-ce que j'ai a voir avec cet Alex 7 Il se plante devant moi, rajuste rudement le col de ma veste, m'ôte mon calot et me le renfonce sur la tête, puis, reculant d'un pas, juge du résultat d'un air dégoûte et tourne le dos en grommelant «Was fur ein Muselmann Zugang '«Quelle lamentable recrue '

La porte vient de s'ouvrir Les trois Doktoren ont décide de faire passer ce matin six candidats Le septième reviendra Le septième, c'est moi, parce que j'ai le numéro matricule le plus eleve, et il me faut repartir au travail Alex viendra me chercher dans le courant de l'apres-midi, pas de chance ' Je ne pourrai même pas communiquer avec les autres pour savoir «ce qu'ils demandent»

Cette fois, ça y est Dans l'escalier, Alex me lance des regards torves, il se sent en quelque sorte responsable de mon aspect pitoyable Il m'en veut parce que je suis italien, parce que je suis juif, et parce que, de nous tous, je suis celui qui s'écarte le plus de son idéal caporalesque de virilité Par analogie, sans y rien comprendre, et fier de son incompétence, il affiche un profond scepticisme quant a mes chances de réussite a l'examen

Nous entrons Le Doktor Pannwitz est seul, Alex, le calot a la main, lui parle a mi-voix «un Italien, au Lager depuis trois mois seulement, déjà a moitié kaputt Er sagt er ist Chemiker «mais lui, Alex, semble faire ses reserves sur ce point

Le voilà rapidement congédie et invité à attendre à l'écart, et moi je me sens comme Œdipe devant le Sphinx J'ai les idées claires, et je me rends compte même en cet instant que l'enjeu est important, et pourtant j'ai une envie folle de disparaître, de me dérober a l'épreuve

Pannwitz est grand, maigre, blond, il a les yeux, les cheveux et le nez conformes a ceux que tout Allemand se doit d'avoir, et il siège, terrible, derrière un bureau compliqué Et moi, le Hafthng 174517, je suis debout dans son bureau, qui est un vrai bureau, net, propre, bien en ordre, et il me semble que je laisserais sur tout ce que je pourrais toucher une trace malpropre

Quand il eut fini d'écrire, il leva les yeux sur moi et me regarda

Depuis ce jour-là, j'ai pensé bien des fois et de bien des façons au Doktor Pannwitz Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer a l'intérieur de cet homme, comment il occupait son temps en dehors de la Polymérisation et de la conscience indo-germanique, et surtout, quand j'ai été de nouveau un homme libre, j'ai désire le rencontrer à nouveau, non pas pour me venger, mais pour satisfaire ma curiosité de l'âme humaine

Car son regard ne fut pas celui d'un homme à un autre homme, et si je pouvais expliquer a fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d'un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j'aurais expliqué du même coup l'essence de la grande folie du Troisième Reich

Tout ce que nous pensions et disions des Allemands prit forme en cet instant Le cerveau qui commandait à ces yeux bleus et à ces mains soignées disait clairement «Ce quelque chose que j'ai la devant moi appartient à une espèce qu'il importe sans nul doute de supprimer Mais dans le cas présent, il convient auparavant de s'assurer qu'il ne renferme pas quelque élément utilisable» Et, dans ma tête, les pensées roulent comme des graines dans une courge vide «Les yeux bleus et les cheveux blonds sont essentiellement malfaisants Aucune communication possible Je suis spécialiste en chimie minérale Je suis spécialiste en synthèses organiques Je suis spécialiste»

Et l'interrogatoire commença, tandis qu'Alex, troisième spécimen zoologique présent, bâillait et rongeait son frein dans son coin

– Wo sind Sie geboren?

Il me vouvoie le Doktor Ingénieur Pannwitz n'a pas le sens de l'humour Qu'il soit maudit, il ne fait pas le moindre effort pour parler un allemand un tant soit peu compréhensible.

– J'ai soutenu ma thèse à Turin, en 1941, avec mention très bien.

Au fur et à mesure que je parle, j'ai le sentiment très net qu'il ne me croit pas, et à vrai dire je n'y crois pas moi-même: il suffit de regarder mes mains sales et couvertes de plaies, mon pantalon de forçat maculé de boue. Et pourtant c'est bien moi, le diplômé de Turin, en ce moment plus que jamais il m'est impossible de douter que je suis bien la même personne, car le réservoir de souvenirs de chimie organique, même après une longue période d'inertie, répond à la demande avec une étonnante docilité; et puis cette ivresse lucide, cette chaleur qui court dans mes veines, comme je la reconnais! C'est la fièvre des examens, ma fièvre, celle de mes examens, cette mobilisation spontanée de toutes les facultés logiques et de toutes les notions qui faisait tant envie à mes camarades.

L'examen se passe bien. Au fur et à mesure que je m'en rends compte, j'ai l'impression que mon corps grandit. Maintenant, le Doktor Pannwitz s'informe du sujet de ma thèse. Je dois faire un effort violent pour rappeler des souvenirs aussi immensément lointains: c'est comme si je cherchais à évoquer les événements d'une vie antérieure.

Quelque chose me protège. L'Aryen aux cheveux blonds et à la confortable existence s'intéresse tout particulièrement à mes pauvres vieilles Mesures de constantes diélectriques: il me demande si je sais l'anglais, me montre le volume de Gattermann; et cela aussi me semble absurde et invraisemblable, qu'il y ait ici, de ce côté des barbelés, un Gattermann en tous points identique à celui sur lequel j'étudiais, en quatrième année, quand j'étais en Italie, chez moi.

L'épreuve est terminée: l'excitation qui m'a soutenu pendant toute la durée de l'examen tombe d'un seul coup, et je contemple, hébété et amorphe, cette pâle main de blond qui écrit mon destin en signes incompréhensibles, sur la page blanche.

– Los, ab!

Alex rentre en scène, me voilà de nouveau sous sa juridiction. Il salue Pannwitz en claquant les talons et obtient en retour un imperceptible battement de paupières. Je tâtonne un instant à la recherche d'une formule de congé appropriée, mais en vain: en allemand, je sais dire manger, travailler, voler, mourir; je sais même dire acide sulfurique, pression atmosphérique et générateur d'ondes courtes, mais je ne sais vraiment pas comment saluer un personnage important.

Nous revoici dans l'escalier. Alex descend les marches quatre à quatre: il porte des chaussures de cuir parce qu'il n'est pas juif, il a le pied léger comme un démon de Malebolge. D'en bas, il se retourne et me regarde d'un œil torve tandis que je descends bruyamment, empêtré dans mes énormes sabots dépareillés, agrippé à la rampe comme un vieux.

Apparemment, ça a bien marché, mais ce serait de la folie de penser que le tour est joué. Je connais déjà suffisamment le Lager pour savoir qu'il ne faut jamais faire de prévisions, surtout si elles sont optimistes. Ce qui est sûr, par contre, c'est que j'ai passé une journée sans travailler, donc que j'aurai un peu moins faim cette nuit, et ça c'est un avantage concret, un point d'acquis.

Pour rentrer à la Buda, il faut traverser un terrain vague encombré de poutres et de treillis métalliques empilés les uns sur les autres. Le câble d'acier d'un treuil nous barre le passage; Alex l'empoigne pour l'enjamber, mais, Donnerwetter, le voilà qui jure en regardant sa main pleine de cambouis. Entre-temps je suis arrivé à sa hauteur: sans haine et sans sarcasme, Alex s'essuie la paume et le dos de la main sur mon épaule pour se nettoyer; et il serait tout surpris, Alex, la brute innocente, si quelqu'un venait lui dire que c'est sur un tel acte qu'aujourd'hui je le juge, lui et Pannwitz, et tous ses nombreux semblables, grands et petits, à Auschwitz et partout ailleurs.

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