13 OCTOBRE 1944

Nous avons lutté de toutes nos forces pour empêcher l'hiver de venir. Nous nous sommes agrippés à toutes les heures tièdes; à chaque crépuscule nous avons cherché à retenir encore un peu le soleil dans le ciel, mais tout a été inutile. Hier soir, le soleil s'est irrévocablement couché dans un enchevêtrement de brouillard sale, de cheminées d'usines et de fils; et ce matin, c'est l'hiver.

Nous savons ce que ça veut dire, parce que nous étions là l'hiver dernier, et les autres comprendront vite. Ça veut dire que dans les mois qui viennent, sept sur dix d'entre nous mourront. Ceux qui ne mourront pas souffriront à chaque minute de chaque jour, et pendant toute la journée: depuis le matin avant l'aube jusqu'à la distribution de la soupe du soir, ils devront tenir les muscles raidis en permanence, danser d'un pied sur l'autre, enfouir leurs mains sous leurs aisselles pour résister au froid. Ils devront dépenser une partie de leur pain pour se procurer des gants, et perdre des heures de sommeil pour les réparer quand ils seront décousus. Comme on ne pourra plus manger en plein air, il nous faudra prendre nos repas dans la baraque, debout, sans pouvoir nous appuyer aux couchettes puisque c'est interdit, dans un espace respectif de quelques centimètres carrés de plancher. Les blessures de nos mains se rouvriront, et pour obtenir un pansement il faudra chaque soir faire la queue pendant des heures, debout dans la neige et le vent.

De même que ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu'on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d'avoir froid mériterait un nom particulier. Nous disons «faim», nous disons «fatigue», «peur» et «douleur», nous disons «hiver», et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la peine. Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d'une âpreté nouvelle; celui qui nous manque pour expliquer ce que c'est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec, pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche.


Comme on voit s'évanouir un espoir, ce matin nous avons constaté que l'hiver était là. Chacun s'en est aperçu en sortant de la baraque pour aller se laver: il n'y avait pas d'étoiles, l'air sombre et froid sentait la neige. Pendant le rassemblement place de l'Appel pour le départ au travail, dans les premières lueurs de l'aube, personne n'a parlé. Quand nous avons vu tomber les premiers flocons, nous nous sommes dit que si l'année dernière à pareille époque on nous avait dit que nous devions voir un autre hiver au Lager, nous serions allés toucher les barbelés électrifiés; que nous devrions y aller maintenant même, si nous étions logiques, s'il n'y avait pas encore en nous, tout au fond, cet espoir fou, irraisonné, que nous n'osons nous avouer.

Car l'hiver ici n'est pas que l'hiver.

Au printemps dernier, les Allemands ont dressé sur un des terrains vagues du Lager deux immenses tentes, dont chacune a accueilli pendant toute la saison un millier de prisonniers; à présent, elles sont démontées, et deux mille hommes se pressent en surnombre dans les baraques. Nous, les anciens, nous savons que ce genre d'irrégularité ne plaît guère aux Allemands et que tôt ou tard ils trouveront un moyen de réduire notre nombre.

On sent l'approche des sélections. «Selekcja»: le mot hybride, mi-latin mi-polonais, revient de temps en temps, puis de plus en plus souvent, dans les conversations en différentes langues. Au début, on n'y fait pas attention, puis il s'impose à nous, enfin il nous obsède.

Ce matin, les Polonais disent: «Selekcja». Les Polonais, qui sont toujours les premiers à connaître les nouvelles, s'arrangent en général pour n'en rien laisser transpirer, en vertu du principe que savoir quelque chose quand personne ne sait rien peut toujours être utile. Quand tout le monde saura que la sélection est imminente, le peu qu'on pourrait tenter de faire pour y échapper (corrompre un médecin ou un prominent avec du pain ou du tabac, saisir le moment opportun pour passer de la baraque au K.B., ou vice versa, de manière à croiser la commission) aura déjà été exploité à leur bénéfice exclusif.

Les jours suivants, l'atmosphère du Lager et du chantier est saturée de «Selekcja»: personne ne sait rien de précis, mais tout le monde en parle, même les ouvriers libres, polonais, italiens et français que nous rencontrons en cachette sur notre lieu de travail. On ne peut pas dire qu'il en résulte un abattement général. Notre moral collectif est trop égal et borné pour être instable. La lutte contre la faim, le froid et le travail laissent peu de place à la pensée, même s'il s'agit de cette pensée. Chacun réagit à sa façon, mais presque personne par les attitudes qui sembleraient les plus plausibles parce que les plus réalistes: la résignation ou le désespoir.

Ceux qui peuvent faire quelque chose le font; mais c'est une minorité, car il est très difficile d'échapper à la sélection, les Allemands faisant preuve en ce domaine d'un sérieux et d'une diligence exemplaires.

Ceux qui n'ont matériellement aucune chance de s'en tirer se consolent comme ils peuvent. Aux latrines, aux lavabos, c'est à qui exhibera son thorax, ses fesses, ses cuisses, pour obtenir de son voisin quelques paroles de réconfort: «Tu peux être tranquille, ce ne sera pas encore pour cette fois… du bist kein Muselman… tandis que moi par contre…» et l'autre, à son tour, de baisser son pantalon et de soulever sa chemise.

Personne ne refuse cette aumône à son voisin. Personne n'est suffisamment sûr de son propre sort pour avoir le courage d'en condamner un autre. Moi aussi, j'ai menti effrontément au vieux Wertheimer; je lui ai dit que, si on l'interroge, il n'a qu'à dire qu'il a quarante-cinq ans, et que surtout il n'oublie pas de se faire faire la barbe la veille au soir, quitte à y laisser un quart de ration de pain; qu'à part ça il n'a pas à s'en faire, et que d'ailleurs ce n'est pas sûr du tout qu'il s'agisse d'une sélection pour la chambre à gaz; est-ce qu'il n'a pas entendu dire lui-même par le Blockàltester que ceux qui seraient choisis iraient au camp de convalescence de Jaworzno?

Il est absurde que Wertheimer espère: on lui donnerait soixante ans, il a d'énormes varices, et il est tellement affaibli que c'est à peine s'il souffre encore de la faim. Et pourtant il va se coucher tranquille, rassuré, et quand on lui pose des questions, il répond par mes propres paroles, qui sont d'ailleurs le mot d'ordre du camp ces jours-ci: je les ai moi-même répétées, à quelques détails près, telles que je me les étais entendu dire par Chajim, qui est au Lager depuis trois ans, et qui, étant fort et robuste, est merveilleusement sûr de lui et m'a convaincu sur-le-champ.

C'est sur la foi d'assurances aussi précaires que j'ai moi aussi traversé la grande sélection de 1944 avec une incroyable tranquillité. J'étais tranquille parce que j'avais réussi à me mentir juste autant qu'il fallait. Le fait que je n'aie pas été choisi tient surtout au hasard et ne prouve pas que ma confiance ait été justifiée.

M. Pinkert est lui aussi, a priori, un condamné: il suffit de voir ses yeux. Le voilà qui me fait signe de m'approcher et me raconte d'un air confidentiel qu'il a su, de source secrète, qu'effectivement cette fois-ci, il y a du nouveau: le Saint-Siège, par le biais de la Croix-Rouge internationale… bref, il peut me garantir personnellement et de la manière la plus absolue qu'aussi bien pour lui que pour moi tout danger est exclu: personne n'ignore que dans le civil il était attaché à l'ambassade de Belgique à Varsovie.

Ainsi donc, à bien des égards, même ces jours d'attente, qui, à les raconter, sembleraient avoir été un supplice insoutenable, s'écoulèrent à peu près comme les autres jours.

Au Lager comme à la Buna, la discipline ne s'est nullement relâchée; le travail, la faim et le froid suffisent à absorber toute notre attention.

Aujourd'hui, c'est un dimanche ouvrable, Arbeitssonntag: on travaille jusqu'à treize heures, puis on rentre au camp pour la douche, le rasage, le contrôle des poux et de la gale. Et voilà qu'au chantier, mystérieusement, tout le monde a su que la sélection, c'était pour aujourd'hui.

Comme toujours, la nouvelle nous est arrivée nimbée de détails contradictoires et suspects: ce matin même, il y a eu sélection à l'infirmerie, avec un pourcentage de sept pour cent du total des hommes, et de trente ou cinquante pour cent de celui des malades. A Birkenau, la cheminée du four crématoire fume depuis dix jours. Il faut faire de la place pour un énorme convoi en provenance du ghetto de Posen. Les jeunes disent aux jeunes qu'ils choisiront les vieux. Les bien-portants disent aux bien-portants qu'ils ne prendront que les malades. Ils ne prendront pas les spécialistes. Ils ne prendront pas les juifs allemands. Ils ne prendront pas les petits numéros. Ils te prendront toi, pas moi.

Régulièrement, à partir de treize heures précises, le camp se vide et l'interminable troupeau gris défile pendant deux heures devant les deux postes de contrôle où, comme chaque jour, on nous compte et nous recompte, et devant l'orchestre qui, pendant deux heures d'affilée, joue comme chaque jour les marches sur lesquelles, à l'entrée et à la sortie, nous devons régler notre pas.

Tout a l'air d'aller comme d'habitude; la cheminée des cuisines fume comme à l'ordinaire, et déjà on commence à distribuer la soupe. Mais soudain la cloche a sonné, et nous avons compris que cette fois ça y était.

Car, d'habitude, cette cloche sonne à l'aube pour annoncer le réveil; mais quand elle sonne au milieu de la journée, c'est qu'il y a Blocksperre: ordre de rester enfermés dans les baraques; et cela se produit quand il y a sélection pour que personne ne puisse y échapper, et quand les sélectionnés partent à la chambre à gaz pour que personne ne les voie partir.


Notre Blockàltester connaît son métier. Il s'est assuré que nous étions tous rentrés, a fait fermer la porte à clef, a distribué à chacun la fiche où sont inscrits numéro matricule, nom, profession, âge et nationalité, puis il a donné l'ordre de se déshabiller complètement, et de ne garder que ses chaussures. C'est ainsi, nus et fiche en main, que nous attendrons l'arrivée de la commission dans notre baraque. Nous, nous sommes de la baraque 48, mais on ne peut pas savoir s'ils commenceront par la baraque n° 1 ou par la baraque n° 60. De toute façon, nous sommes tranquilles pour une bonne heure au moins, et il n'y a pas de raison de ne pas se glisser sous les couvertures pour se réchauffer un peu.


Beaucoup d'entre nous somnolent déjà, lorsqu'une bordée de jurons accompagnés d'ordres et de coups nous avertit que la commission arrive. Le Blockàltester et ses aides, tapant et hurlant, refoulent devant eux, en partant du fond du dortoir, une meute affolée d'hommes nus qu'ils entassent dans le Tagesraum. Le Tagesraum est une petite pièce de sept mètres sur quatre: quand la chasse à l'homme est terminée, la totalité de l'espace disponible est occupée par un conglomérat humain chaud et compact qui envahit les moindres interstices et exerce sur les parois en bois une pression à les faire craquer.

Nous sommes tous là, maintenant; et non seulement nous n'avons pas le temps d'avoir peur, mais nous n'en avons pas la place. Le contact de la chair chaude qui nous comprime de toutes parts est curieux mais pas désagréable. Il nous faut lever le nez pour avoir un peu d'air, et faire bien attention à ne pas froisser ou perdre la fiche que nous tenons à la main.

Le Blockàltester a fermé la porte de communication entre le Tagesraum et le dortoir et a ouvert les deux qui donnent sur l'extérieur, celle du Tagesraum et celle du dortoir. C'est là, entre les deux portes, que se tient l'arbitre de notre destin, en la personne d'un sous-officier des SS. A sa droite, il a le Blockàltester, à sa gauche le fourrier de la baraque. Chacun de nous sort nu du Tagesraum dans l'air froid d'octobre, franchit au pas de course sous les yeux des trois hommes les quelques pas qui séparent les deux portes, remet sa fiche au SS et rentre par la porte du dortoir. Le SS, pendant la fraction de seconde qui s'écoule entre un passage et l'autre, décide du sort de chacun en nous jetant un coup d'œil de face et de dos, et passe la fiche à l'homme de droite ou à celui de gauche: ce qui signifie pour chacun de nous la vie ou la mort. Une baraque de deux cents hommes est «faite» en trois ou quatre minutes, et un camp entier de douze mille hommes en un après-midi.

Moi, comprimé dans l'amas de chair vivante, j'ai senti peu à peu la pression se relâcher autour de moi, et rapidement mon tour est venu. Comme les autres, je suis passé d'un pas souple et énergique, en cherchant à tenir la tête haute, la poitrine bombée et les muscles tendus et saillants. Du coin de l'œil, j'ai essayé de regarder par-dessus mon épaule et il m'a semblé voir ma fiche passer à droite.

Au fur et à mesure que nous rentrons dans le dortoir, nous pouvons nous rhabiller. Personne ne connaît encore avec certitude son propre destin, avant tout il faut savoir si les fiches condamnées sont celles de droite ou de gauche. Désormais ce n'est plus la peine de se ménager les uns les autres ou d'avoir des scrupules superstitieux. Tout le monde se précipite autour des plus vieux, des plus décrépits, des plus «musulmans»: si leurs fiches sont allées à gauche, on peut être sûr que la gauche est le côté des condamnés.

Avant même que la sélection soit terminée, tout le monde sait déjà que c'est la gauche la «schlechte Seite», le mauvais côté. Bien entendu, il y a eu des irrégularités; René par exemple, si jeune et si robuste, on l'a fait passer à gauche: peut-être parce qu'il a des lunettes, peut-être parce qu'il marche un peu courbé comme les myopes, mais plus probablement par erreur; René est passé devant la commission juste avant moi, il pourrait bien s'être produit un échange de fiches. J'y repense, j'en parle à Alberto, et nous convenons que l'hypothèse est vraisemblable: je ne sais pas ce que j'en penserai demain et plus tard; aujourd'hui, cela n'éveille en moi aucune émotion particulière.

De même pour Sattler, un robuste paysan transylvanien qui était encore chez lui trois semaines plus tôt; Sattler ne connaît pas l'allemand, il n'a rien compris à ce qui s'est passé, et il est là dans un coin, en train de raccommoder sa chemise. Dois-je aller lui dire qu'il n'en aura plus besoin, de sa chemise?

Ces erreurs n'ont rien d'étonnant: l'examen est très rapide et sommaire, et d'ailleurs, ce qui compte pour l'administration du Lager, ce n'est pas tant d'éliminer vraiment les plus inutiles que de faire rapidement place nette en respectant le pourcentage établi.

Dans notre baraque, la sélection est maintenant finie, mais elle continue dans les autres, ce qui fait que nous restons enfermés. Toutefois, comme entre-temps les bidons de la soupe sont arrivés, le Blockàltester décide de procéder à la distribution sans plus attendre. Les sélectionnés auront droit à une double ration. Je n'ai jamais su si c'était là une manifestation absurde de la bonté d'âme des Blockâlteste ou une disposition formelle des SS; toujours est-il qu'à Monowitz-Auschwitz, durant l'intervalle de deux ou trois jours (et beaucoup plus parfois) qui s'écoulait entre la sélection et la partance, les victimes jouissaient de ce privilège.

Ziegler tend sa gamelle, reçoit la ration normale, puis reste là à attendre. «Qu'est-ce que tu veux encore?» lui demande le Blockàltester. Autant qu'il puisse en juger, Ziegler n'a pas droit au supplément; il le pousse de côté, mais Ziegler revient et insiste humblement: c'est vrai qu'on l'a mis à gauche, tout le monde l'a vu, le Blockàltester n'a qu'à consulter ses fiches; il a droit à la double ration. Et quand il l'a obtenue, il s'en va tranquillement la manger sur sa couchette.


Maintenant, chacun est occupé à gratter attentivement le fond de sa gamelle avec sa cuillère pour en tirer les dernières gouttes de soupe: un tintamarre métallique emplit la pièce, signe que la journée est finie. Peu à peu, le silence s'installe, et alors, du haut de ma couchette au troisième étage, je vois et j'entends le vieux Kuhn en train de prier, à haute voix, le calot sur la tête, balançant violemment le buste. Kuhn remercie Dieu de n'avoir pas été choisi.

Kuhn est fou. Est-ce qu'il ne voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui partira après-demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l'ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien? Est-ce qu'il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour? Est-ce qu'il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd'hui est une abomination qu'aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l'homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer?

Si j'étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre.

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