Noël est proche maintenant. Alberto et moi avançons épaule contre épaule dans la longue file grise, le dos courbé pour mieux nous protéger du vent. Il fait nuit et il neige; ce n'est pas facile de se tenir debout, encore moins de marcher au pas et en rang: de temps en temps, devant nous, quelqu'un trébuche et roule dans la boue noire, et il faut faire un effort d'attention pour l'éviter et reprendre sa place dans la colonne.
Depuis que je suis au Laboratoire, Alberto et moi nous ne travaillons plus ensemble et nous avons toujours beaucoup de choses à nous dire. D'habitude, il ne s'agit pas de sujets très relevés: le travail, les camarades, le pain, le froid; mais depuis une semaine il y a du nouveau: Lorenzo nous apporte chaque soir trois ou quatre litres de soupe pris sur la ration des ouvriers civils italiens. Pour résoudre le problème du transport, nous avons dû nous procurer ce qu'on appelle ici une «menaschka», c'est-à-dire une gamelle hors série en tôle de zinc, plutôt un seau qu'une gamelle. Silberlust, le chaudronnier, nous en a fabriqué une avec deux morceaux de gouttière, pour trois rations de pain: c'est un splendide récipient, solide et profond, qui a tout de l'ustensile néolithique.
Personne au camp, sauf quelques Grecs, ne possède une menaschka plus grande que la nôtre, si bien qu'en plus de l'avantage matériel, notre condition sociale s'en est trouvée sensiblement améliorée. Une menaschka comme la nôtre, c'est un blason, et des titres de noblesse. Henri est en passe de devenir notre ami et nous parle d'égal à égal; L. a adopté à notre égard un ton paternel et condescendant, quant à Elias, il ne nous lâche pas d'une semelle, et tout en nous espionnant tenacement pour percer ie secret de notre «organisation», il nous accable d'incomprehensibles déclarations de solidarité et d'affection et nous gratifie régulièrement d'un chapelet d'obscénités monstrueuses et de jurons italiens et français qu'il a appris on ne sait trop ou, et par lesquels il entend visiblement nous rendre honneur
Quant a l'aspect moral de ce nouvel état de choses, nous avons dû convenir, Alberto et moi, qu'il n'y avait pas de quoi être très fiers, mais il est si facile de se trouver des justifications ' Et d'ailleurs le seul fait d'avoir de nouveaux sujets de conversation est déjà un gros avantage.
Nous parlons de notre projet d'acheter une deuxième menaschka pour établir un roulement avec la première, de façon a n'avoir plus a faire qu'une seule expédition par jour dans le coin perdu du chantier où Lorenzo travaille actuellement Nous parlons de Lorenzo et de la manière dont nous pourrions le dédommager, après, si nous en revenons, oui, c'est sûr, nous ferons tout ce que nous pourrons pour lui, mais à quoi bon parler de l'après? Aussi bien lui que nous, nous savons que nous avons peu de chance d'en réchapper Non, il faudrait faire quelque chose tout de suite, nous poumons essayer de lui faire réparer ses chaussures au service de cordonnerie du Lager où les réparations sont gratuites (cela peut sembler paradoxal, mais officiellement, dans les camps d'extermination, tout est gratuit) C'est Alberto qui s'en chargera: le chef cordonnier est une de ses connaissances, peut-être que quelques litres de soupe suffiront.
Nous parlons de nos trois dernières prouesses, et nous nous accordons à déplorer que, pour d'évidentes raisons de secret professionnel, il soit fortement déconseillé d'aller nous en vanter: dommage, notre prestige personnel y gagnerait
La première est une initiative de mon cru J'ai appns que le Blockaltester du 40 était à court de balais, et j'en ai volé un au chantier jusque-là, rien d'extraordinaire Mais la difficulté était de «passer» clandestinement le balai au Lager pendant la marche de retour, et c'est là que j'ai trouve une solution inédite, à ce que je crois, en démembrant le corps du délit en deux parties, brosse et manche, en sciant en deux ce dernier, en portant au camp les différents éléments séparément (les deux tronçons de manche attachés aux cuisses sous le pantalon), et en reconstituant le tout au Lager, après m'être dûment procuré un morceau de tôle, un marteau et des clous pour assembler les morceaux Le tout en quatre jours seulement
Contrairement à ce que je craignais, mon client, loin de dénigrer mon balai, l'a montré comme une curiosité à plusieurs de ses amis, qui m'ont passé régulièrement commande pour deux autres balais «du même modèle».
Mais Alberto a bien d'autres exploits à son actif. Tout d'abord, il a mis au point l'«opération lime», et l'a déjà expérimentée deux fois avec succès Alberto se présente au magasin de l'outillage, demande une lime et en choisit une plutôt grosse Le magasinier inscrit «une lime» en face de son numéro matricule, et Alberto s'en va De là, il se rend tout droit auprès d'un civil de confiance (un Tnestin, filou de haute volée, qui a plus d'un tour dans son sac et prête son concours à Alberto plus par amour de l'art que par intérêt ou philanthropie) qui se fait fort de changer la grosse lime sur le marche libre contre deux petites de valeur égale ou inférieure Alberto rend «une lime» au magasin et vend l'autre
Et enfin il vient de mettre la dernière main à un véritable chef-d'œuvre, une combinaison audacieuse, sans précédent, et d'une rare élégance Il faut savoir que depuis quelques semaines, Alberto s'est vu confier une tâche un peu particulière: le matin, au chantier, on lui remet un seau avec des pinces, des tournevis et plusieurs centaines de plaquettes en celluloïd de différentes couleurs qu'il doit monter sur des petits supports spéciaux, pour différencier entre elles les nombreuses et interminables conduites d'eau chaude et froide, de vapeur, d'air comprimé, de gaz, de mazout, de vide, etc qui parcourent en tous sens la Section de Polymérisation. Il faut savoir aussi (et cela peut sembler sans rapport, mais l'ingéniosité ne consiste-t-elle pas justement à trouver ou à créer des relations entre ordres d'idées apparemment différents 9) que pour tous les Haftlinge la douche est un moment extrêmement désagréable pour de nombreuses raisons: il ne coule qu'un filet d'eau, l'eau est froide ou bouillante, il n'y a pas de vestiaire, nous n'avons pas de serviettes, nous n'avons pas de savon et, pendant notre absence forcée, nous nous faisons facilement voler. Comme la douche est obligatoire, les Blockàlteste ont besoin d'un système de contrôle pour pouvoir appliquer des sanctions à ceux qui cherchent à se défiler; la plupart du temps, un homme de confiance du Block s'installe devant la porte et, tel Polyphème, nous tâte au passage lorsque nous sortons: ceux qui sont mouillés reçoivent un ticket, ceux qui sont secs reçoivent cinq coups de fouet. Le lendemain matin, il faut présenter son ticket pour avoir droit à la ration de pain.
L'attention d'Alberto s'est portée sur les tickets. En général, ce sont de simples morceaux de papier que l'on rend le lendemain tout froissés, humides, en piteux état. Alberto connaît les Allemands, et les Blockàlteste sont tous allemands ou dressés à l'école allemande: ils aiment l'ordre, la méthode, la bureaucratie; de plus, tout en étant des êtres grossiers, emportés et brutaux, ils n'en nourrissent pas moins un amour infantile pour les objets brillants et multicolores.
Le thème ainsi introduit, en voici maintenant le brillant développement. Alberto a subtilisé systématiquement une série de plaquettes de même couleur; avec chacune d'elles il a confectionné trois rondelles (l'instrument nécessaire, un foret à bouchons, c'est moi qui l'ai «organisé» au Laboratoire); une fois arrivé à deux cents rondelles, chiffre correspondant aux effectifs d'un Block, il s'est présenté au Blockàltester et lui a offert la «Spezialitàt» pour la somme folle de dix rations de pain, en paiements échelonnés. Le client a accepté avec enthousiasme, et Alberto dispose à présent d'un sensationnel article de mode qu'il est sûr de placer dans toutes les baraques, une couleur par baraque (aucun Blockàltester ne voudra passer pour pingre ou rétrograde), et, détail essentiel, sans avoir à craindre la concurrence puisqu'il est le seul à avoir accès à la matière première. N'est-ce pas bien imaginé?
Nous parlons de tout cela, en pataugeant d'une flaque à l'autre, entre le noir du ciel et la boue du chemin. Nous parlons et nous marchons. Moi je porte les deux gamelles vides, Alberto la menaschka délicieusement pleine. Encore une fois la musique de la fanfare, la cérémonie du «Mùtzen ab», tout le monde enlève son calot d'un geste militaire devant les SS; encore une fois Arbeit Macht Frei et la formule consacrée du Kapo: «Kommando 98, zwei und sechzig Hàftlinge, Stàrke stimmt», «soixante-deux prisonniers, le compte est bon». Mais on ne nous donne pas l'ordre de rompre les rangs, on nous fait marcher jusqu'à la place de l'Appel. Est-ce qu'on va faire l'appel? Il ne s'agit pas de l'appel. Nous avons vu la lumière crue du phare et le profil bien connu de la potence.
Pendant plus d'une heure encore, les équipes ont continué à défiler, dans le piétinement dur des semelles de bois sur la neige glacée. Quand tous les Kommandos ont été de retour, la fanfare s'est brusquement tue, et une voix rauque d'Allemand a imposé silence. Dans le calme instantané qui a suivi, une autre voix allemande s'est élevée et a parlé longuement avec colère dans la nuit hostile. Enfin, le condamné est apparu dans le faisceau de lumière du phare.
Tout cet apparat et ce cérémonial implacable ne sont pas nouveaux pour nous. Depuis que je suis au camp, j'ai déjà dû assister à treize pendaisons; mais les autres fois, il s'agissait de délits ordinaires, vols aux cuisines, sabotages, tentatives d'évasion. Cette fois-ci, c'est autre chose.
Le mois dernier, un des fours crématoires de Birkenau a sauté. Personne parmi nous ne sait exactement (et peut-être ne le saura-t-on jamais) comment les choses se sont passées: on pa^le du Sonderkommando, le Kommando Spécial préposé aux chambres à gaz et aux fours crématoires, qui est lui-même périodiquement exterminé et tenu rigoureusement isolé du reste du camp. Il n'en reste pas moins qu'à Birkenau quelques centaines d'hommes, d'esclaves sans défense et sans forces comme nous, ont trouvé en eux-mêmes l'énergie nécessaire pour agir, pour mûrir le fruit de leur haine.
L'homme qui mourra aujourd'hui devant nous a sa part de responsabilité dans cette révolte. On murmure qu'il était en contact avec les insurgés de Birkenau, qu'il avait apporté des armes dans notre camp, et qu'il voulait organiser ici aussi une mutinerie au même moment. Il mourra aujourd'hui sous nos yeux: et peut-être les Allemands ne comprendront-ils pas que la mort solitaire, la mort d'homme qui lui est réservée, le vouera à la gloire et non à l'infamie
Quand l'Allemand eut fini son discours que personne ne comprit, la voix rauque du début se fit entendre à nouveau «Habt îhr verstanden?» (Est-ce que vous avez compris?)
Qui répondit «Jawohl» 9 Tout le monde et personne ce fut comme si notre résignation maudite prenait corps indépendamment de nous et se muait en une seule voix au-dessus de nos têtes Mais tous nous entendîmes le cri de celui qui allait mourir, il pénétra la vieille gangue d'inertie et de soumission et atteignit au vif l'homme en chacun de nous
«Kameraden, ich bin der letzte '«(Camarades, je suis le dernier')
Je voudrais pouvoir dire que de notre masse abjecte une voix se leva, un murmure, un signe d'assentiment Mais il ne s'est rien passe Nous sommes restes debout, courbes et gris, tête baissée, et nous ne nous sommes découverts que lorsque l'Allemand nous en a donné l'ordre La trappe s'est ouverte, le corps a eu un frétillement horrible, la fanfare a recommence a jouer, et nous, nous nous sommes remis en rang et nous avons défile devant les derniers spasmes du mourant
Au pied de la potence, les SS nous regardent passer d'un œil indifférent leur œuvre est finie, et bien finie Les Russes peuvent venir, désormais il n'y a plus d'hommes forts parmi nous, le dernier pend maintenant au-dessus de nos têtes, et quant aux autres, quelques mètres de corde ont suffi Les Russes peuvent bien venir ils ne trouveront plus que des hommes domptes, éteints, dignes désormais de la mort passive qui les attend
Détruire un homme est difficile, presque autant que le créer cela n'a ete ni aise ni rapide, mais vous y êtes arrives, Allemands Nous voici dociles devant vous, vous n'avez plus rien a craindre de nous ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge
Alberto et moi, nous sommes rentrés dans la baraque, et nous n'avons pas pu nous regarder en face Cet homme devait être dur, il devait être d'une autre trempe que nous, si cette condition qui nous a brisés n'a seulement pu le faire plier
Car nous aussi nous sommes brisés, vaincus même si nous avons su nous adapter, même si nous avons finalement appris à trouver notre nourriture et à endurer la fatigue et le froid, même si nous en revenons un jour
Nous avons hissé la menaschka sur la couchette, nous avons fait le partage, nous avons assouvi la fureur quotidienne de la faim, et maintenant la honte nous accable