Ainsi s'écoule la vie ambiguë du Lager, telle que j'ai eu et aurai l'occasion de l'évoquer. C'est dans ces dures conditions, face contre terre, que bien des hommes de notre temps ont vécu, mais chacun d'une vie relativement courte; aussi pourra-t-on se demander si l'on doit prendre en considération un épisode aussi exceptionnel de la condition humaine, et s'il est bon d'en conserver le souvenir.
Eh bien, nous avons l'intime conviction que la réponse est oui. Nous sommes persuadés en effet qu'aucune expérience humaine n'est dénuée de sens ni indigne d'analyse, et que bien au contraire l'univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale.
Enfermez des milliers d'individus entre des barbelés, sans distinction d'âge, de condition sociale, d'origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins: vous aurez là ce qu'il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d'expérimentation, pour déterminer ce qu'il y a d'inné et ce qu'il y a d'acquis dans le comportement de l'homme confronté à la lutte pour la vie.
Non que nous nous rendions à la conclusion un peu simpliste selon laquelle l'homme serait foncièrement brutal, égoïste et obtus dès lors que son comportement est affranchi des superstructures du monde civilisé, en vertu de quoi le Hâftling ne serait que l'homme sans inhibitions. Nous pensons plutôt qu'on ne peut rien conclure à ce sujet, sinon que sous la pression harcelante des besoins et des souffrances physiques, bien des habitudes et bien des instincts sociaux disparaissent.
Un fait, en revanche, nous paraît digne d'attention: il existe chez les hommes deux catégories particulièrement bien distinctes, que j'appellerai métaphoriquement les élus et les damnés. Les autres couples de contraires (comme par exemple les bons et les méchants, les sages et les fous, les courageux et les lâches, les chanceux et les malchanceux) sont beaucoup moins nets, plus artificiels semble-t-il, et surtout ils se prêtent à toute une série de gradations intermédiaires plus complexes et plus nombreuses.
Cette distinction est beaucoup moins évidente dans la vie courante, où il est rare qu'un homme se perde, car en général l'homme n'est pas seul et son destin, avec ses hauts et ses bas, reste lié à celui des êtres qui l'entourent. Aussi est-il exceptionnel qu'un individu grandisse indéfiniment en puissance ou qu'il s'enfonce inexorablement de défaite en défaite, jusqu'à la ruine totale. D'autre part, chacun possède habituellement de telles ressources spirituelles, physiques, et même pécuniaires, que les probabilités d'un naufrage, d'une incapacité de faire face à la vie, s'en trouvent encore diminuées. Il s'y ajoute aussi l'action modératrice exercée par la loi, et par le sens moral qui opère comme une loi intérieure; on s'accorde en effet à reconnaître qu'un pays est d'autant plus évolué que les lois qui empêchent le misérable d'être trop misérable et le puissant trop puissant y sont plus sages et plus efficaces.
Mais au Lager il en va tout autrement: ici, la lutte pour la vie est implacable car chacun est désespérément et férocement seul. Si un quelconque Null Achtzehn vacille, il ne trouvera personne pour lui tendre la main, mais bien quelqu'un qui lui donnera le coup de grâce, parce que ici personne n'a intérêt à ce qu'un «musulman [5]» de plus se traîne chaque jour au travail; et si quelqu'un, par un miracle de patience et d'astuce, trouve une nouvelle combine pour échapper aux travaux les plus durs, un nouveau système qui lui rapporte quelques grammes de pain supplémentaires, il gardera jalousement son secret, ce qui lui vaudra la considération et le respect général, et lui rapportera un avantage strictement personnel; il deviendra plus puissant, on le craindra, et celui qui se fait craindre est du même coup un candidat à la survie.
On a parfois l'impression qu'il émane de l'histoire et de la vie une loi féroce que l'on pourrait énoncer ainsi: «Il sera donné à celui qui possède, il sera pris à celui qui n'a rien.» Au Lager, où l'homme est seul et où la lutte pour la vie se réduit à son mécanisme primordial, la loi inique est ouvertement en vigueur et unanimement reconnue. Avec ceux qui ont su s'adapter, avec les individus forts et rusés, les chefs eux-mêmes entretiennent volontiers des rapports, parfois presque amicaux, dans l'espoir qu'ils pourront peut-être plus tard en tirer parti. Mais les «musulmans», les hommes en voie de désintégration, ceux-là ne valent même pas la peine qu'on leur adresse la parole, puisqu'on sait d'avance qu'ils commenceraient à se plaindre et à parler de ce qu'ils mangeaient quand ils étaient chez eux. Inutile, à plus forte raison, de s'en faire des amis: ils ne connaissent personne d'important au camp, ils ne mangent rien en dehors de leur ration, ne travaillent pas dans des Kommandos intéressants et n'ont aucun moyen secret de s'organiser. Enfin, on sait qu'ils sont là de passage, et que d'ici quelques semaines il ne restera d'eux qu'une poignée de cendres dans un des champs voisins, et un numéro matricule coché dans un registre. Bien qu'ils soient ballottés et confondus sans répit dans l'immense foule de leurs semblables, ils souffrent et avancent dans une solitude intérieure absolue, et c'est encore en solitaires qu'ils meurent ou disparaissent, sans laisser de trace dans la mémoire de personne.
Le résultat de cet impitoyable processus de sélection apparaît d'ailleurs clairement dans les statistiques relatives aux effectifs des Lager. A Auschwitz, abstraction faite des autres prisonniers qui vivaient dans des conditions différentes, sur l'ensemble des anciens détenus juifs – c'est-à-dire des kleine Nummer, des petits numéros inférieurs à cinquante mille – il ne restait en 1944 que quelques centaines de survivants: aucun de ces survivants n'était un Hàftling ordinaire, végétant dans un Kommando ordinaire et se contentant de la ration normale. Il ne restait que les médecins, les tailleurs, les cordonniers, les musiciens, les cuisiniers, les homosexuels encore jeunes et attirants, les amis ou compatriotes de certaines autorités du camp, plus quelques individus particulièrement impitoyables, vigoureux et inhumains, solidement installés (après y avoir été nommés par le commandement SS, qui en matière de choix témoignait d'une connaissance diabolique de l'âme humaine) dans les fonctions de Kapo, Blockâltester ou autre. Restaient enfin ceux qui, sans occuper de fonctions particulières, avaient toujours réussi grâce à leur astuce et à leur énergie à s'organiser avec succès, se procurant ainsi, outre des avantages matériels et une réputation flatteuse, l'indulgence et l'estime des puissants du camp. Ainsi, celui qui ne sait pas devenir Organisator, Kombinator, Prominent (farouche éloquence des mots!) devient inéluctablement un «musulman». Dans la vie, il existe une troisième voie, c'est même la plus courante; au camp de concentration, il n'existe pas de troisième voie.
Le plus simple est de succomber: il suffit d'exécuter tous les ordres qu'on reçoit, de ne manger que sa ration et de respecter la discipline au travail et au camp. L'expérience prouve qu'à ce rythme on résiste rarement plus de trois mois. Tous les «musulmans» qui finissent à la chambre à gaz ont la même histoire, ou plutôt ils n'ont pas d'histoire du tout: ils ont suivi la pente jusqu'au bout, naturellement, comme le ruisseau va à la mer. Dès leur arrivée au camp, par incapacité foncière, par malchance, ou à la suite d'un incident banal, ils ont été terrassés avant même d'avoir pu s'adapter. Ils sont pris de vitesse: lorsque enfin ils commencent à apprendre Tallemand et à distinguer quelque chose dans l'infernal enchevêtrement de lois et d'interdits, leur corps est déjà miné, et plus rien désormais ne saurait les sauver de la sélection ou de la mort par faiblesse. Leur vie est courte mais leur nombre infini. Ce sont eux, les Muselmànner, les damnés, le nerf du camp; eux, la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l'étincelle divine s'est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hésite à les appeler des vivants: on hésite à appeler mort une mort qu'ils ne craignent pas parce qu'ils sont trop épuisés pour la comprendre.
Us peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m'est familière: un homme décharné, ie front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée.
Si les damnés n'ont pas d'histoire, et s'il n'est qu'une seule et large voie qui mène à la perte, les chemins du salut sont multiples, épineux et imprévus.
La voie principale, comme nous l'avons laissé entendre, est celle de la Prominenz. On appelle Prominenten les fonctionnaires du camp: depuis le Hàftling-chef (Lagerâl-tester), les Kapos, cuisiniers, infirmiers et gardes de nuit, jusqu'aux balayeurs de baraques, aux Scheissminister et Bademeister (préposés aux latrines et aux douches). Ceux qui nous intéressent plus spécialement ici sont les prominents juifs, car, alors que les autres étaient automatiquement investis de ces fonctions dès leur entrée au camp en vertu de leur suprématie naturelle, les juifs, eux, devaient intriguer et lutter durement pour les obtenir.
Les prominents juifs constituent un phénomène aussi triste que révélateur. Les souffrances présentes, passées et ataviques s'unissent en eux à la tradition et au culte de la xénophobie pour en faire des monstres asociaux et dénués de toute sensibilité.
Ils sont le produit par excellence de la structure du Lager allemand; qu'on offre à quelques individus réduits en esclavage une position privilégiée, certains avantages et de bonnes chances de survie, en exigeant d'eux en contrepartie qu'ils trahissent la solidarité naturelle qui les lie à leurs camarades: il se trouvera toujours quelqu'un pour accepter. Cet individu échappera à la loi commune et deviendra intouchable; il sera donc d'autant plus haïssable et haï que son pouvoir gagnera en importance. Qu'on lui confie le commandement d'une poignée de malheureux, avec droit de vie et de mort sur eux, et aussitôt il se montrera cruel et tyrannique, parce qu'il "comprendra que s'il ne l'était pas assez, on n'aurait pas de mal à trouver quelqu'un pour le remplacer. Il arrivera en outre que, ne pouvant assouvir contre les oppresseurs la haine qu'il a accumulée, il s'en libérera de façon irrationnelle sur les opprimés, et ne s'estimera satisfait que lorsqu'il aura fait payer à ses subordonnés l'affront infligé par ses supérieurs.
Nous nous rendons bien compte que tout cela est fort éloigné de la représentation qu'on fait généralement des opprimés, unis sinon dans la résistance, du moins dans le malheur. Nous n'excluons pas que cela puisse arriver, à condition toutefois que l'oppression ne dépasse pas certaines limites, ou peut-être quand l'oppresseur, par inexpérience ou magnanimité, tolère ou favorise un tel comportement. Mais nous constatons que de nos jours, dans tous les pays victimes d'une occupation étrangère, il s'est aussitôt créé à l'intérieur des populations dominées une situation analogue de haine et de rivalité; phénomène qui, comme bien d'autres faits humains, nous est apparu au Lager dans toute sa cruelle évidence.
Le cas des prominents non juifs appelle moins de commentaires, bien qu'ils aient été de loin les plus nombreux (aucun Hàftling aryen qui n'ait bénéficié d'une charge, si modeste fût-elle). Qu'ils aient été stupides et brutaux, il n'y a pas là de quoi s'étonner quand on sait que la plupart d'entre eux étaient des criminels de droit commun, prélevés dans les prisons allemandes pour assumer des fonctions d'encadrement dans les camps de juifs; et nous voulons croire qu'ils furent triés sur le volet, car nous refusons de penser que les tristes individus que nous avons vus à l'œuvre puissent constituer un échantillon représentatif, non pas des Allemands en général, mais même des détenus allemands en particulier. On reste plus perplexe devant la manière dont les prominents politiques d'Auschwitz, qu'ils fussent allemands, polonais ou russes, ont pu rivaliser de brutalité avec les criminels de Droit commun. Il est vrai qu'en Allemagne, le terme de crime politique était indifféremment appliqué au trafic clandestin, aux rapports illicites avec les femmes juives ou aux vols commis aux dépens de fonctionnaires du parti. Les «vrais» politiques vivaient et mouraient dans d'autres camps, aux noms restés tristement célèbres, dans des conditions que l'on sait avoir été très dures mais à bien des égards différentes des nôtres.
En dehors des fonctionnaires proprement dits, il existe cependant une vaste catégorie de prisonniers qui, n'ayant pas été initialement favorisés par le destin, luttent pour survivre avec leurs seules forces. Il faut remonter le courant; livrer bataille tous les jours et à toute heure contre la fatigue, la faim, le froid, et l'apathie qui en découle; résister aux ennemis, être sans pitié pour les rivaux; aiguiser son intelligence, affermir sa patience, tendre sa volonté. Ou même abandonner toute dignité, étouffer toute lueur de conscience, se jeter dans la mêlée comme une brute contre d'autres brutes, s'abandonner aux forces souterraines insoupçonnées qui soutiennent les générations et les individus dans l'adversité. Les moyens que nous avons su imaginer et mettre en œuvre pour survivre sont aussi nombreux qu'il y a de caractères humains. Tous impliquaient une lutte exténuante de chacun contre tous, et beaucoup une quantité non négligeable d'aberrations et de compromis. Survivre sans avoir renoncé à rien de son propre monde moral, à moins d'interventions puissantes et directes de la chance, n'a été donné qu'à un tout petit nombre d'êtres supérieurs, de l'étoffe des saints et des martyrs.
Ce sont ces différentes manières d'atteindre le salut que nous voudrions maintenant illustrer en racontant l'histoire de Schepschel, d'Alfred L., d'Elias et d'Henri.
Schepschel vit au Lager depuis quatre ans. Dès le pogrom qui l'a chassé de son village de Galicie il a vu mourir autour de lui des dizaines de milliers de ses semblables. Il avait une femme et cinq enfants, et un magasin de sellerie prospère, mais depuis longtemps il a perdu l'habitude de penser à lui-même autrement que comme à un sac qui doit être régulièrement rempli. Schepschel n'est ni très robuste, ni très courageux, ni très méchant; il n'est pas non plus particulièrement malin et n'a jamais réussi à trouver un arrangement qui lui permette de respirer un peu: il en est réduit aux maigres expédients occasionnels, aux «kombinacje», comme on dit ici.
De temps en temps il vole un balai à la Buna et le revend au Blockàltester; quand il arrive à mettre de côté un peu de capital-pain, il loue les outils du cordonnier du Block, qui est du même village que lui, et travaille quelques heures à son compte; il sait fabriquer des bretelles avec du fil électrique tressé; Sigi m'a dit qu'il l'avait vu chanter et danser, pendant la pause de midi, devant la baraque des ouvriers slovaques, qui lui donnent parfois les restes de leur soupe.
On pourrait donc être tenté de penser à Schepschel avec une sorte de sympathie indulgente, comme à un pauvre diable dont l'esprit est désormais obnubilé par la plus humble et élémentaire des volontés de vivre, et qui mène vaillamment son petit combat personnel pour ne pas succomber. Mais Schepschel n'était pas une exception, et quand l'occasion se présenta il n'hésita pas à faire condamner au fouet son complice dans un vol aux cuisines, Moischl, espérant à tort acquérir quelque mérite aux yeux du Blockàltester et poser sa candidature au poste de laveur de marmites.
L'histoire de l'ingénieur Alfred L. prouve, entre autres, combien est vain le mythe selon lequel les hommes sont tous égaux entre eux à l'origine.
L. dirigeait dans son pays une importante usine de produits chimiques, et son nom était bien connu – et l'est toujours – dans les milieux industriels européens. C'était un homme robuste d'une cinquantaine d'années; j'ignore comment il avait été arrêté, mais il était entré au camp comme y entraient tous les autres: nu, seul, anonyme. Quand je fis sa connaissance, il était très affaibli mais son visage gardait encore les traces d'une énergie méthodique et disciplinée. A cette époque, ses privilèges se limitaient au nettoyage quotidien de la marmite des ouvriers polonais. Ce travail, dont il avait obtenu l'exclusivité je ne sais comment, lui rapportait une demi-gamelle de soupe par jour. Cela ne suffisait certainement pas à calmer sa faim, mais personne ne l'avait jamais entendu se plaindre. Au contraire, les quelques mots qu'il proférait laissaient supposer de grandioses ressources secrètes, et une «organisation» solide et fructueuse.
Tout dans sa façon d'être semblait le confirmer. L. s'était créé un style: son visage et ses mains étaient toujours parfaitement propres; il avait la rarissime abnégation de laver sa chemise tous les quinze jours sans attendre le changement bimestriel (et nous ferons remarquer que laver sa chemise, cela veut dire trouver du savon, trouver le temps, trouver l'espace dans les lavabos bondés, s'astreindre à surveiller attentivement, sans la perdre des yeux un seul instant, la chemise mouillée, et l'endosser, naturellement encore mouillée, au moment de l'extinction des feux); L. possédait une paire de socques pour aller à la douche, et son costume rayé, propre et neuf, semblait taillé sur mesure. Bref, L. avait tout du prominent bien avant de le devenir; et j'ai su plus tard qu'il devait ces apparences prospères à son incroyable ténacité: il avait payé chacun de ces services et de ces achats en prenant sur sa ration de pain, se soumettant ainsi à un régime de privations supplémentaires.
Son plan était de longue haleine, ce qui est d'autant plus remarquable qu'il avait été conçu dans un climat où dominait le sentiment du provisoire; et L. entreprit de le réaliser dans la plus stricte discipline intérieure, sans pitié pour lui-même, ni, à plus forte raison, pour ceux de ses camarades qu'il trouvait en travers de sa route. L. n'ignorait pas que passer pour puissant, c'est être en voie de le devenir, et que partout au monde mais plus particulièrement au camp, où le nivellement est général, des dehors respectables sont la meilleure garantie d'être respecté. Il mit tous ses soins à ne pas être confondu avec le troupeau: il travaillait avec une ardeur affectée, allant jusqu'à exhorter ses camarades paresseux, d'un ton à la fois mielleux et réprobateur; il évitait de se mêler à la lutte quotidienne pour la meilleure place dans la queue pour la soupe, et tous les jours se portait volontaire pour la première ration, notoirement la plus liquide, de manière à se faire remarquer pour sa discipline par le Blockàltester. Enfin, pour achever de maintenir les distances, il manifestait dans ses rapports avec ses camarades le maximum de courtoisie compatible avec son égoïsme, qui était absolu.
Lorsque le Kommando de Chimie fut créé, comme nous y reviendrons plus loin, L. comprit que son heure était venue: son costume impeccable, son visage décharné, certes, mais rasé, auraient suffi, au milieu du ramassis de collègues crasseux et débraillés, à convaincre sur-le-champ Kapo et Arbeitsdienst qu'il était un authentique élu, un prominent en puissance; et effectivement (à qui possède, il sera donné), il fut immanquablement promu «spécialiste», nommé technicien en chef du Kommando et engagé par la direction de la Buna comme chimiste attaché au laboratoire de la section Styrène. On le chargea par la suite de tester l'une après l'autre les nouvelles recrues du Kommando de Chimie pour juger de leurs aptitudes professionnelles, mission dont il s'acquitta avec une extrême sévérité, notamment à l'égard de ceux en qui il pressentait de possibles rivaux.
J'ignore la suite de son histoire, mais il est fort probable qu'il a échappé à la mort et qu'il mène aujourd'hui la même existence glacée de dominateur résolu et sans joie.
Elias Lindzin, 141565, atterrit un beau jour, inexplicablement, au Kommando de Chimie. C'était un nain, d'un mètre cinquante tout au plus, mais pourvu d'une musculature comme je n'en ai jamais vu. Quand il est nu, on voit chaque muscle travailler sous la peau, avec la puissance, la mobilité et l'autonomie d'un petit animal; agrandi dans les mêmes proportions, il ferait un bon modèle pour un Hercule; mais il ne faut pas regarder la tête.
Sous le cuir chevelu, les sutures crâniennes forment de monstrueuses protubérances. Le crâne est massif, on le dirait de métal ou de pierre; la ligne noire des cheveux rasés descend à un doigt des sourcils. Le nez, le menton, le front, les pommettes sont durs et compacts; le visage tout entier fait penser à une tête de bélier, à un instrument fait pour frapper. Une impression de vigueur bestiale émane de toute sa personne.
C'est un spectacle déconcertant que de voir travailler Elias; les Meister polonais, les Allemands eux-mêmes s'arrêtent parfois pour l'admirer à l'œuvre. Alors que nous arrivons tout juste à porter un sac de ciment, Elias en prend deux à la fois, puis trois, puis quatre, les faisant tenir en équilibre on ne sait comment; et tout en avançant à petits pas rapides sur ses jambes courtes et trapues, de sous son fardeau il fait des grimaces, il rit, jure, hurle et chante sans répit comme s'il avait des poumons de bronze. Malgré ses semelles de bois, Elias grimpe comme un singe sur les échafaudages et court d'un pied léger sur les charpentes suspendues dans le vide; il porte six briques à la fois en équilibre sur la tête; il sait se faire une cuillère avec une plaque de tôle et un couteau avec un morceau d'acier; il déniche n'importe où du papier, du bois et du charbon secs et sait allumer un feu en quelques instants même sous la pluie. Il peut être tailleur, menuisier, cordonnier, coiffeur; il crache à des distances incroyables; il chante, d'une voix de basse pas désagréable, des chansons polonaises et yiddish absolument inconnues; il est capable d'avaler six, huit, dix litres de soupe sans vomir et sans avoir la diarrhée, et de reprendre le travail aussitôt après. Il sait se faire sortir entre les épaules une grosse bosse, et déambule dans la baraque, bancal et contrefait, en poussant des cris et en déclamant d'incompréhensibles discours, pour la plus grande joie des autorités du camp. Je l'ai vu lutter avec un Polonais beaucoup plus grand que lui et l'envoyer à terre d'un seul coup de tête dans l'estomac, avec la violence et la précision d'une catapulte. Je ne l'ai jamais vu se reposer, je ne l'ai jamais vu silencieux ou immobile, je ne sache pas qu'il ait jamais été blessé ou malade.
De sa vie d'homme libre, personne ne sait rien. Il faut d'ailleurs un gros effort d'imagination et d'induction pour se représenter Elias dans la peau d'un homme libre. Il ne parle que le polonais et le yiddish abâtardi de Varsovie, et de toute façon il est impossible d'obtenir de lui des propos cohérents. Il pourrait avoir aussi bien vingt ans que quarante; il aime à dire, quant à lui, qu'il est âgé de trente-trois ans et père de dix-sept enfants, ce qui n'est pas impossible. Il parle continuellement, et des sujets les plus disparates, toujours d'une voix tonnante, sur un ton grandiloquent, et avec une mimique outrée de déséquilibré, comme s'il s'adressait en permanence à un nombreux auditoire: et bien entendu le public ne lui manque jamais. Ceux qui le comprennent se délectent de ses grands discours en se tordant de rire et lui donnent de grandes claques dans le dos pour l'encourager à poursuivre; et lui, farouche et renfrogné, continue son va-et-vient de bête fauve à l'intérieur du cercle de ses auditeurs, qu'il ne se fait pas faute d'apostropher au passage: il en agrippe un au collet de sa patte crochue, l'attire à lui à la force du poignet, lui vomit au visage une incompréhensible invective, fixe un instant sa victime interdite puis la rejette en arrière comme un fétu de paille, tandis que, au milieu des rires et des applaudissements, les bras tendus vers le ciel comme un petit monstre vaticinant, le voilà déjà repris par son éloquence furibonde et insensée.
Sa réputation de travailleur émérite se répandit très vite, et, conformément à la logique absurde du Lager, dès ce moment il cessa pratiquement de travailler. Les Meister le contactaient directement, et seulement pour les travaux requérant une adresse ou une force particulière. Outre ces prestations, il supervisait avec arrogance et brutalité notre monotone labeur quotidien, s'éclipsant pour des visites et des aventures mystérieuses dans quelque recoin inconnu du chantier, dont il revenait les poches gonflées, et souvent l'estomac manifestement plein.
Elias est voleur par nature et en toute innocence: il témoigne en cela de la ruse instinctive des animaux sauvages. Il ne se laisse jamais prendre sur le fait car il ne vole que lorsque l'occasion est sans risque; mais lorsqu'une telle occasion se présente, Elias vole, fatalement, infailliblement, comme une pierre tombe quand on la lâche. Et quand bien même on réussirait à le surprendre – ce qui n'est guère facile -, il est clair qu'il ne servirait à rien de le punir pour ces vols: ils représentent pour lui un acte vital aussi naturel que manger ou dormir.
On pourra maintenant se demander qui est l'homme Elias. Si c'est un fou, un être incompréhensible et extrahumain, échoué au Lager par hasard. Si en lui s'exprime un atavisme devenu étranger à notre monde moderne, mais mieux adapté aux conditions de vie élémentaires du camp. Ou si ce n'est pas plutôt un pur produit du camp, ce que nous sommes destinés à devenir si nous ne mourons pas au camp, et si le camp lui-même ne finit pas d'ici là.
Il y a du vrai dans ces trois hypothèses. Elias a survécu à la destruction du dehors parce qu'il est physiquement indestructible; il a résisté à l'anéantissement du dedans parce qu'il est fou. C'est donc avant tout un rescapé: le spécimen humain le plus approprié au mode de vie du camp.
Si Elias recouvre la liberté, il sera relégué en marge de la communauté humaine, dans une prison ou dans un asile d'aliénés. Mais ici, au Lager, il n'y a pas plus de criminels qu'il n'y a de fous: pas de criminels puisqu'il n'y a pas de loi morale à enfreindre; pas de fous puisque toutes nos actions sont déterminées et que chacune d'elles, en son temps et lieu, est sensiblement la seule possible.
Au Lager, Elias prospère et triomphe. C'est un bon travailleur et un bon organisateur, qualités qui le mettent à l'abri des sélections et lui assurent le respect de ses chefs et de ses camarades. Pour ceux qui n'ont pas en eux de solides ressources morales, pour ceux qui ne savent pas tirer de la conscience de soi la force de s'accrocher à la vie, pour ceux-là, l'unique voie de salut est celle qui conduit à Elias: à la démence, à la brutalité sournoise. Toutes les autres issues sont barrées.
Tout cela pourrait nous conduire à dégager des conclusions et même des règles valables pour notre vie de tous les jours. N'existe-t-il pas autour de nous des Elias plus ou moins réalisés? N'en avons-nous pas vu de nos yeux vu, de ces individus qui vivent sans but aucun, réfractaires à toute forme de conscience et de contrôle de soi? et qui vivent non certes malgré ces déficiences, mais précisément, comme Elias, grâce à elles.
La question est grave, et nous n'entendons pas nous y engager ici, parce que notre récit se limite volontairement à la vie du Lager, et que sur l'homme hors du Lager on a déjà beaucoup écrit. Cependant nous voudrions ajouter un dernier mot: Elias, autant que nous puissions en juger du dehors, et si tant est que ces mots aient un sens, Elias était vraisemblablement un homme heureux.
Henri est au contraire éminemment civilisé et conscient de soi, et possède une théorie complète et articulée sur les façons de survivre au Lager. Il n'a que vingt-deux ans; il est très intelligent, parle le français, l'allemand, l'anglais et le russe, et a une excellente culture scientifique et classique.
Son frère est mort à la Buna l'hiver dernier, et depuis lors Henri a tronqué tout lien d'affection; il s'est renfermé en lui-même comme dans une carapace, et il lutte pour vivre sans se laisser distraire de son but, avec toutes les ressources qu'il peut tirer de son cerveau rapide et de son éducation raffinée. Selon sa théorie, pour échapper à la destruction tout en restant digne du nom d'homme, il n'y a que trois méthodes possibles: l'organisation, la pitié et le vol.
Lui-même les pratique toutes les trois. Nul n'a comme lui l'art consommé de circonvenir (de «cultiver», comme il dit) les prisonniers de guerre anglais. Entre ses mains ils deviennent de véritables poules aux œufs d'or: il suffit de penser qu'au Lager une seule cigarette anglaise rapporte de quoi se sustenter pour toute une journée. Henri a été vu une fois en train de manger un authentique œuf dur.
Henri détient le monopole du trafic des marchandises de provenance anglaise: et jusque-là il ne s'agit que d'organisation; mais son fer de lance pour la pénétration de la ligne de défense, anglaise ou autre, c'est la pitié. Henri a le corps et les traits délicats et subtilement pervers du Saint-Sébastien de Sodoma: encore imberbe, les yeux noirs et profonds, il se meut avec une élégance naturelle et languide – bien qu'il sache à l'occasion bondir et courir comme un chat, et que la capacité de son estomac soit à peine inférieure à celle d'Elias. Henri a pleinement conscience de ses dons naturels, et les met à profit avec la froide compétence de qui manœuvre un instrument de précision: les résultats sont étonnants. Il s'agit tout simplement d'une découverte: Henri a découvert que la pitié, étant un sentiment primaire et irraisonné, ne pouvait mieux prospérer, à condition d'être habilement instillée, que dans les âmes frustes des brutes qui nous commandent, de ceux-là mêmes qui n'hésitent pas à nous frapper sauvagement sans raison, et à nous piétiner une fois à terre; il n'a pas manqué de remarquer l'importance pratique d'une telle découverte, et c'est sur elle qu'il a fondé son industrie personnelle.
De même que Pichneumon paralyse les grosses chenilles velues en piquant leur unique ganglion vulnérable, de même il suffit d'un coup d'œil à Henri pour jauger son homme, «son type»; il lui parle brièvement, en employant le langage approprié, et «le type» est conquis: il écoute avec une sympathie croissante, s'attendrit sur le sort du malheureux jeune homme, et est déjà en passe de devenir rentable.
Il n'est point de cœur, si endurci soit-il, qu'Henri ne parvienne à émouvoir s'il s'y met sérieusement. Au Lager, et même à la Buna, on ne compte plus ses protecteurs: soldats anglais, ouvriers civils français, ukrainiens, polo nais; «politiques» allemands; au moins quatre Blockâlteste, un cuisinier, et même un SS. Mais son champ d'action favori demeure le K.B. Au K.B., Henri a entrée libre: ses amis – plus que ses protecteurs -, les docteurs Citron et Weiss, l'hospitalisent quand il veut et avec le diagnostic qu'il veut. Cela se produit notamment à l'approche des sélections et dans les périodes où le travail est particulièrement pénible: alors Henri «prend ses quartiers d'hiver», comme il dit.
Nanti d'amis si haut placés, Henri est rarement obligé de recourir à la troisième solution, le vol; et l'on comprend d'autre part qu'il ne se confie pas volontiers à ce sujet.
Il est agréable de parler avec Henri pendant les moments de repos. Et instructif, aussi: il n'est rien au camp qu'il ne connaisse, ou sur quoi il n'ait exercé ses raisonnements serrés et cohérents. Il parle de ses conquêtes avec une modestie de bon ton, comme de proies faciles, mais s'étend volontiers sur les calculs qui l'ont amené à aborder Hans en lui demandant des nouvelles de son fils envoyé au front, et Otto en lui montrant les cicatrices qu'il a sur les tibias.
Causer avec Henri est instructif et agréable; il arrive même parfois qu'on le sente proche et chaleureux; une communication semble possible, peut-être même un sentiment d'affection; on croit entrevoir en lui le fond humain, la conscience blessée d'une personnalité peu commune. Mais l'instant d'après, son sourire triste se fige en un rictus de commande; Henri s'excuse poliment («… J'ai quelque chose à faire», «… j'ai quelqu'un à voir»), et le voilà de nouveau tout à sa chasse et à sa lutte de chaque jour: dur, lointain, enfermé dans sa cuirasse, ennemi de tous et de chacun, aussi fuyant et incompréhensible que le Serpent de la Genèse.
Toutes mes conversations avec Henri, même les plus cordiales, m'ont toujours laissé à la fin un léger goût de défaite;!e vague soupçon d'avoir été moi aussi, un peu à mon insu, non pas un homme face à un autre homme, mais un instrument entre ses mains.
Je sais qu'aujourd'hui Henri est vivant. Je donnerais beaucoup pour connaître sa vie d'homme libre, mais je ne désire pas le revoir.