APPENDICE

J'ai écrit cet appendice en 1976, pour l'édition scolaire de Si c'est un homme, afin de répondre aux questions qui me sont continuellement posées par les lycéens. Mais comme ces questions coïncident dans une large mesure avec celles que me posent les lecteurs adultes, il m'a paru opportun d'inclure à nouveau dans cette, édition le texte intégral de mes réponses.


On a écrit par le passé que les livres, comme les êtres humains, ont eux aussi leur destin, imprévisible et différent de celui que l'on attendait et souhaitait pour eux. Ce livre a connu un étrange destin. Sa naissance remonte à l'époque lointaine, évoquée à la p. 151 de cette édition, où l'on peut lire que «j'écris ce que je ne pourrais dire à personne». Le besoin de raconter était en nous si pressant que ce livre, j'avais commencé à l'écrire là-bas, dans ce laboratoire allemand, au milieu du gel, de la guerre et des regards indiscrets, et tout en sachant bien que je ne pourrais pas conserver ces notes griffonnées à la dérobée, qu'il me faudrait les jeter aussitôt car elles m'auraient coûté la vie si on les avait trouvées sur moi.

Mais j'ai écrit ce livre dès que je suis revenu et en l'espace de quelques mois, tant j'étais travaillé par ces souvenirs. Refusé par quelques éditeurs importants, le manuscrit fut finalement accepté en 1947 par la petite maison d'édition que dirigeait Franco Antonicelli: il fut tiré à 2 500 exemplaires, puis la maison ferma et le livre tomba dans l'oubli, peut-être aussi parce que en cette dure période d'après-guerre les gens ne tenaient pas beaucoup à revivre les années douloureuses qui venaient de s'achever. Le livre n'a pris un nouveau départ qu'en 1958, lorsqu'il a été réédité chez Einaudi, et dès lors l'intérêt du public ne s'est jamais démenti. Il a été traduit en six langues et adapté à la radio et au théâtre.

Les enseignants et les élèves l'ont accueilli avec une faveur qui a dépassé de beaucoup l'attente de l'éditeur et la mienne. Des centaines de lycéens de toutes les régions d'Italie m'ont invité à commenter mon livre par écrit, ou, si possible, en personne; dans les limites de mes obligations, j'ai répondu à toutes ces demandes, tant et si bien qu'a mes deux métiers [22] j'ai dû bien volontiers en ajouter un troisième celui de présentateur-commentateur de moi même ou plutôt de cet autre et lointain moi même qui avait vécu I épisode d'Auschwitz et l'avait raconte Au cours de ces multiples rencontres avec mes jeunes lecteurs, je me suis trouve en devoir de repondre à de nombreuses questions naïves ou intentionnelles, émues ou provocatrices, superficielles ou fondamentales Mais je me suis vite aperçu que quelques-unes de ces questions revenaient constamment, qu'on ne manquait jamais de me les poser elles devaient donc être dictées par une curiosité motivée et raisonnee, à laquelle, en quelque sorte, la lettre de ce livre n'apportait pas de réponse satisfaisante C'est a ces questions que je me propose de répondre ici


1. Dans votre livre, on ne trouve pas trace de haine à l'égard des Allemands ni même de rancœur ou de désir de vengeance Leur avez vous pardonne?


La haine est assez étrangère à mon tempérament Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison, c'est pourquoi je n'ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée a un ennemi véritable ou suppose, de vengeance particulière Je dois ajouter a en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage, or, comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n'avaient pas de nom, ils n'avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles Prudemment, le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maîtres fussent réduits au minimum Vous aurez sans doute remarqué que le livre ne mentionne qu'une seule rencontre de l'auteur protagoniste avec un SS – pp 167-168 -, et ce n'est pas un hasard si elle a lieu dans les tout derniers jours du Lager, alors que celui ci est en voie de desagrégation et que le système concentrationnaire ne fonctionne plus

D'ailleurs, a l'époque ou ce livre a ete écrit, c'est-à-dire en 1946, le nazisme et le fascisme semblaient véritablement ne plus avoir de visage, on aurait dit – et cela paraissait juste et mérité – qu'ils étaient retournes au néant, qu'ils s'étaient évanouis comme un songe monstrueux, comme les fantômes qui disparaissent au chant du coq Comment aurais-je pu éprouver de la rancœur envers une armée de fantômes, et vouloir me venger d'eux 9

Des les années qui suivirent, l'Europe et l'Italie s'apercevaient que ce n'étaient là qu'illusion et naïveté le fascisme était loin d'être mort, il n'était que cache, enkyste, il était en train de faire sa mue pour réapparaître ensuite sous de nouveaux dehors, un peu moins reconnaissable, un peu plus respectable, mieux adapte à ce monde nouveau, né de la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale que le fascisme avait lui-même provoquée Je dois avouer que face a certains visages, a certains vieux mensonges, aux manœuvres de certains individus en mal de respectabilité, à certaines indulgences et connivences, la tentation de la haine se fait sentir en moi, et même violemment Mais je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès, et le désir de justice l'emporte en moi sur la haine C'est bien pourquoi, lorsque j'ai écrit ce livre, j'ai délibérément recouru au langage sobre et pose du témoin plutôt qu'au pathétique de la victime ou a la véhémence du vengeur. je pensais que mes paroles seraient d'autant plus crédibles qu'elles apparaîtraient plus objectives et dépassionnées, c'est dans ces conditions seulement qu'un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges Et les juges, c'est vous

Toutefois, je ne voudrais pas qu'on prenne cette absence de jugement explicite de ma part pour un pardon indiscnminé Non, je n'ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l'avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu'il ne s'agisse de quelqu'un qui ait prouvé – faits a l'appui, et pas avec des mots, ou trop tard – qu'il est aujourd'hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l'étranger, et qu'il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres Dans ce cas-là alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi, mais un ennemi qui se repent n'est plus un ennemi


2. Est-ce que les Allemands, est-ce que les Alités savaient ce qui se passait7 Comment est-il possible qu'un tel génocide, que l'extermination de millions d'êtres humains ait pu se perpétrer au cœur de l'Europe sans que personne n'en ait rien su?


Le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, nous Occidentaux, présente un grand nombre de défauts et de dangers dont nous sentons la gravite, mais en comparaison du monde d'hier, il bénéficie d'un énorme avantage n'importe qui peut savoir tout sur tout L'information est aujourd'hui «le quatrième pouvoir», au moins en théorie, un reporter et un journaliste peuvent aller partout, personne ne peut les en empêcher, ni les tenir à l'écart, ni les faire taire Tout est facile si vous en avez envie, vous pouvez écouter la radio de votre propre pays ou de n'importe quel autre, vous allez au kiosque du coin et vous choisissez le journal que vous voulez, un journal italien de n'importe quelle tendance aussi bien qu'un journal américain ou soviétique Le choix est vaste, vous achetez et vous lisez les livres que vous voulez, sans risquer d'être accusés d' «activités anti italiennes» ou de vous attirer à domicile une perquisition de la policepolitique Certes, il n'est pas facile d'échapper à tous les conditionnements, mais du moins peut-on choisir le conditionnement que l'on préfère

Dans un Etat autoritaire, il en va tout autrement il n'y a qu'une Venté, celle qui est proclamée d'en haut, les journaux se ressemblent tous, ils repètent tous une même et unique vente, même situation pour la radio, et vous ne pouvez pas écouter les radios étrangères, d'abord parce que c'est considère comme un délit et que vous nsquez la prison, et ensuite parce que la radio officielle fait intervenir un système de brouillage qui opère sur les longueurs d'onde des radios étrangères et rend leurs émissions inaudibles Quant aux livres, ne sont traduits et publies que ceux qui plaisent aux autorités, les autres, il vous faut aller les chercher à l'étranger et les introduire dans votre pays a vos risques et périls, car ils sont considères comme plus dangereux que de la drogue ou des explosifs, et si on en trouve sur vous au passage de la frontière, on les saisit et vous êtes punis pour infraction a la loi Les livres interdits – nouveaux ou anciens -, on en fait de grands feux de joie sur les places publiques C'est ce qui s'est fait en Italie entre 1924 et 1945, et dans l'Allemagne national socialiste, c'est ce qui se fait aujourd'hui encore dans de nombreux pays, parmi lesquels on regrette de devoir compter l'Union Soviétique, qui a pourtant combattu héroïquement le nazisme Dans les Etats autoritaires, on a le droit d'altérer la vente, de réecnre l'histoire rétrospectivement, de déformer les nouvelles, d'en supprimer de vraies, d'en ajouter de fausses bref, de remplacer l'information par la propagande Et en effet, dans de tels pays, il n'y a plus de citoyens détenteurs de droits, mais bien des sujets qui, comme tels, se doivent de témoigner à l'Etat (et au dictateur qui l'incarne) une loyauté fanatique et une obéissance passive

Dans ces conditions il devient évidemment possible (même si ce n'est pas toujours facile il n'est jamais aise de faire totalement violence à la nature humaine) d'occulter des pans entiers de la réalité L Italie fasciste n'a pas eu grand mal à faire assassiner Matteoti et à étouffer l'affaire en quelques mois, quant a Hitler et à son ministre de la Propagande Josef Goebbels, ils se révélèrent bien supérieurs encore a Mussolini dans I art de contrôler et de camoufler la venté

Toutefois, il n était ni possible ni même souhaitable – du point de vue nazi – de cacher au peuple allemand l'existence d'un appareil aussi énorme que celui des camps de concentration Il entrait précisément dans les vues des nazis de créer et d'entretenir dans le pays un climat de terreur diffuse il était bon que la population sut qu'il était très dangereux de s opposer a Hitler Et en effet des centaines de milliers d'Allemands – communistes, sociaux-démocrates, libéraux, juifs, protestants, catholiques – furent enfermes dans les Lager des les premiers mois du nazisme, et tout le pays le savait, comme on savait aussi qu'au Lager les prisonniers souffraient et mouraient

Cela étant, il est vrai que la grande majonté des Allemands ignora toujours les détails les plus horribles de ce qui se passa plus tard dans les Lager l'extermination méthodique et îndustnahsée de millions d'êtres humains, les chambres a gaz, les fours crématoires, l'exploitation abjecte des cadavres, tout cela devait rester cache et le resta effectivement pendant toute la durée de la guerre, sauf pour un nombre restreint d'individus Pour garder le secret, entre autres précautions, on recourait dans le langage officiel a de prudents et cyniques euphémismes au heu d' «extermination» on écnvait «solution définitive», au lieu de «déportation» «transfert», au heu de «mort par gaz» «traitement spécial» et ainsi de suite Hitler redoutait non sans raison que la révélation de ces horreurs n ébranlât la confiance aveugle que le pays avait en lui, et le moral des troupes alors en guerre, de plus, les Allies n'auraient pas tarde a en être eux aussi informes et a en tirer parti pour leur propagande, ce qui d'ailleurs ne manqua pas de se produire Mais à cause de leur enormité même, les horreurs du Lager, maintes fois dénoncées par les radios alliées, se heurtèrent le plus souvent a l'incrédulité générale

A mon sens, l'aperçu le plus convaincant de la situation des Allemands a cette epoque-la se trouve dans / Etat 55 [23], ouvrage d'Eugen Kogon, ancien déporté à Buchenwald et professeur de Sciences Politiques a l'université de Munich

«Que savaient donc les Allemands au sujet des camps de concentration9 Mis à part leur existence concrète, presque rien, et aujourd'hui encore ils n'en savent pas grand-chose Incontestablement, la méthode qui consistait à garder rigoureusement secrets les détails du terrible système de terreur – créant ainsi une angoisse indéterminée, et donc d'autant plus profonde – s'est révélée efficace Comme je l'ai déjà dit, même à l'intérieur de la Gestapo, de nombreux fonctionnaires ignoraient ce qui se passait à l'intérieur des Lager, même s'ils y envoyaient leurs propres prisonniers. La plupart des prisonniers eux-mêmes n'avaient qu'une très vague idée du fonctionnement de leur camp et des méthodes qu'on y pratiquait Comment, dans ces conditions, le peuple allemand aurait-il pu les connaître'' Ceux qui entraient au Lager se trouvaient plongés dans un univers abyssal totalement nouveau pour eux c'est là la meilleure preuve du pouvoir et de l'efficacité du secret

«Et pourtant et pourtant il n'y avait pas un seul Allemand qui ne connût l'existence des camps de concentration ou qui crût que c'étaient des sanatoriums Rares étaient ceux qui n'avaient pas un parent ou une connaissance dans un Lager, ou qui du moins n'avaient pas entendu dire que telle ou telle personne y avait été internée Tous les Allemands avaient été témoins de la barbarie antisémite, sous quelque forme qu'elle se fût manifestée des millions d'entre eux avaient assiste avec indifférence, curiosité ou indignation, ou même avec une joie maligne, à l'incendie des synagogues, ou à l'humiliation de juifs et de juives contraints de s'agenouiller dans la boue des rues De nombreux Allemands avaient eu vent de ce qui se passait par les radios étrangères, et beaucoup étaient en contact avec des prisonniers qui travaillaient à l'extérieur des camps Rares étaient ceux qui n'avaient pas rencontré, dans les rues ou dans les gares, quelque misérable troupe de détenus dans une circulaire en date du 9 novembre 1941 adressée par le chef de la Police et des Services de la Sûreté à tous [] les bureaux de Police et aux commandants des Lager, on lit ceci " Il a été notamment constaté que durant les transferts à pied, par exemple de la gare au camp, un nombre non négligeable de prisonniers tombent morts en cours de route ou s'évanouissent d'épuisement Il est impossible d'empêcher la population de connaître de tels faits " Pas un Allemand ne pouvait ignorer que les prisons étaient archipleines et que les exécutions capitales allaient bon train dans tout le pays Des milliers de magistrats, de fonctionnaires de police, d'avocats, de prêtres, d'assistants sociaux savaient d'une manière générale que la situation était extrêmement grave Nombreux étaient les hommes d'affaires qui étaient en relations commerciales avec les SS des Lager, et les industriels qui présentaient des demandes à l'administration SS pour embaucher des travailleurs-esclaves; de même, les employés des bureaux d'embauché étaient au courant du fait que beaucoup de grandes sociétés exploitaient une main-d'œuvre esclave Quantité de travailleurs exerçaient leur activité à proximité des camps ou même à l'intérieur de ceux-ci Il y avait des professeurs universitaires qui collaboraient avec les centres de recherche médicale créés par Himmler, et des médecins d'État ou d'instituts privés qui collaboraient, eux, avec des assassins professionnels Les membres de l'aviation militaire qui avaient été mis sous les ordres des SS étaient nécessairement au courant de ce qui se passait dans les camps. Beaucoup d'officiers supérieurs de l'armée connaissaient les massacres en masse de prisonniers russes perpètres dans les Lager, et de très nombreux soldats et membres de la police militaire devaient avoir une connaissance précise des épouvantables horreurs commises dans les camps, dans les ghettos, dans les villes et dans les campagnes des territoires occupés à l'Est. Une seule de ces affirmations est- elle fausse 7»

A mon avis, aucune de ces affirmations n'est fausse, mais il faut en ajouter une autre pour compléter le tableau • si, en dépit des différentes sources d'information dont ils disposaient, la majorité des Allemands ne savait pas ce qui se passait, c'est parce qu'ils ne voulaient pas savoir, ou plutôt parce qu'ils voulaient ne rien savoir Il est vrai sans aucun doute que le terrorisme d'État est une arme très puissante, à laquelle il est bien difficile de résister, mais il est également vrai que le peuple allemand, dans son ensemble, n'a pas même tenté de résister Dans l'Allemagne hitlérienne, les règles du savoir-vivre étaient d'un genre tout particulier • ceux qui savaient ne parlaient pas, ceux qui ne savaient pas ne posaient pas de questions, ceux qui posaient des questions n'obtenaient pas de réponse C'était de cette façon que le citoyen allemand type conquérait et défendait son ignorance, ignorance qui lui apparaissait comme une justification suffisante de son adhésion au nazisme en se fermant la bouche et les yeux, en se bouchant les oreilles, il cultivait l'illusion qu'il ne savait nen, et qu'il n'était donc pas complice de ce qui se passait devant sa porte

Savoir, et faire savoir autour de soi était pourtant un moyen – pas si dangereux, au fond – de prendre ses distances vis-à-vis du nazisme, je pense que le peuple allemand, dans son ensemble, n'y a pas eu recours, et je le considère pleinement coupable de cette omission délibérée


3. Y avait-il des prisonniers qui s'évadaient des Lager? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de rebellions en masse?


Ces questions figurent parmi celles qui me sont posées le plus fréquemment, et j'en déduis qu'elles doivent correspondre à quelque curiosité ou exigence particulièrement importante Elles m'incitent à 1 optimisme, car elles témoignent que les jeunes d'aujourd'hui ressentent la liberté comme un bien inaliénable, et que pour eux l'idée de prison est immédiatement liée à celle d'évasion ou de révolte Du reste, il est vrai que dans différents pays le code militaire fait un devoir au prisonnier de guerre de chercher a se libérer par tous les moyens pour rejoindre son poste de combat, et que selon la Convention de La Haye la tentative d'évasion ne doit pas être punie L'évasion comme obligation morale constitue un des thèmes récurrents de la littérature romantique (souvenez-vous du comte de Monte-Cristo), de la littérature populaire et du cinéma, ou le héros, injustement – ou même justement – emprisonne, tente toujours de s'évader, même dans les circonstances les plus invraisemblables, et voit son entreprise invariablement couronnée de succès

Peut être est-il bon que la condition de prisonnier, la privation de la liberté, soit ressentie comme une situation indue, anormale comme une maladie, en somme, dont on ne peut guénr que par la fuite ou par la révolte Mais malheureusement ce tableau gênerai est loin de ressembler au cadre réel des camps de concentration

Les tentatives de fuite parmi les prisonniers d'Auschwitz, par exemple, s'elevent a quelques centaines, et les évasions réussies à quelques dizaines S'évader était difficile et extrêmement dangereux en plus du fait qu'ils étaient démoralises, les prisonniers étaient physiquement affaiblis par la faim et les mauvais traitements, ils avaient le crâne rase, portaient un uniforme rayé immédiatement reconnaissable et des sabots de bois qui leur interdisaient de marcher vite et sans faire de bruit, ils n'avaient pas d'argent, ne parlaient généralement pas le polonais qui était la langue locale, n'avaient pas de contacts dans la région et manquaient même d'une simple connaissance géographique des lieux De plus, les tentatives d'évasion entraînaient des représailles féroces celui qui se faisait prendre était pendu publiquement sur la place de I Appel, souvent après d'atroces tortures, lorsqu'une évasion était découverte, les amis de l'evade étaient considères comme ses complices et condamnes à mourir de faim dans les cellules de la prison, tous les hommes de sa baraque devaient rester debout pendant vingt-quatre heures et parfois les parents mêmes du «coupable» étaient arrêtes et déportés

Les soldats SS qui tuaient un prisonnier au cours d'une tentative d évasion se voyaient gratifier d'une permission exceptionnelle Si bien qu'il arrivait souvent qu'un SS abatte un détenu qui n avait aucune intention de s'enfuir, dans le seul but d'obtenir la permission D'où une augmentation artificielle du nombre des tentatives d évasion figurant dans les statistiques officielles, comme je l'ai déjà dit, le nombre effectif était en réalité très réduit Dans de telles conditions, les rares cas d évasion réussis, à Auschwitz par exemple, se limitent à quelques prisonniers «aryens» (c'est-à-dire non juifs dans la terminologie de l'epoque), qui habitaient à peu de distance du Lager et avaient par conséquent un endroit ou aller et l'assurance d'être protèges par la population Dans les autres camps, les choses se passèrent de façon analogue

Quant au fait qu'il n'y ait pas eu de révoltes, la question est un peu différente Tout d'abord il convient de rappeler que des insurrections ont effectivement eu lieu dans certains Lager à Treblinka, à Sobibor, et aussi à Birkenau, un des camps dépendant d'Auschwitz Ces insurrections n'eurent pas une grande importance numérique tout comme celle du ghetto de Varsovie, elles constituent plutôt d'extraordinaires exemples de force morale Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d'une manière ou d'une autre d'un statut privilégie, et qui se trouvaient donc dans de meilleures conditions physiques et morales que les prisonniers ordinaires Cela n'a rien de surprenant le fait que ce soit ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n'est un paradoxe qu'en apparence En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-proletanat Les «loques» ne se révoltent pas

Dans les camps de prisonniers politiques ou dans ceux où les prisonniers politiques étaient les plus nombreux, l'expérience acquise de la lutte clandestine fut précieuse et aboutit souvent, plus qu'à des révoltes ouvertes, à des activités d'autodéfense assez efficaces Selon le Lager et l'époque, on réussit ainsi à faire pression sur les SS ou a les corrompre de manière à limiter l'effet de leur pouvoir indiscriminé, on parvint à saboter le travail destiné aux industries de guerre allemandes, a organiser des évasions, à communiquer par radio avec les Allies en leur fournissant des informations sur les terribles conditions de vie des camps, a améliorer le traitement des malades en faisant mettre des médecins prisonniers à la place des médecins SS, à «orienter» les sélections en envoyant à la mort les mouchards ou les traîtres et en sauvant les prisonniers dont la survie, pour une raison quelconque, avait une importance particulière, a se préparer a la résistance armée au cas ou, sous la pression du front ennemi, les Allemands auraient décide (comme cela se produisit souvent) de procéder à la liquidation générale des Lager

Dans les camps à prédominance juive, comme ceux d'Auschwitz, il était particulièrement difficile d'envisager une défense quelconque, active ou passive Les prisonniers, en effet, n'avaient généralement aucune expérience de militant ou de soldat, ils provenaient de tous les pays d'Europe, parlaient des langues différentes et ne se comprenaient pas entre eux, et surtout, ils étaient plus affamés, plus faibles et plus épuisés que les autres, d'abord parce que leurs conditions de vie étaient plus dures, et ensuite parce qu'ils avaient souvent derrière eux tout un passe de faim, de persécutions et d'humiliations subies dans les ghettos dont ils arrivaient. Avec, pour ultime conséquence, cette particularité que leur séjour au Lager était tragiquement court: ils constituaient en somme une population fluctuante, sans cesse décimée par la mort et constamment renouvelée par l'arrivée de convois successifs. Il n'est pas surprenant que le germe de la révolte ait eu du mal à s'enraciner dans un tissu humain aussi détériore et aussi instable.

On peut se demander pourquoi les prisonniers ne se révoltaient pas dès la descente du tram, pendant ces longues heures (et parfois ces longs jours) d'attente qui précédaient leur entrée dans les chambres à gaz Il faut préciser à ce propos, outre ce qui a déjà ete dit, que les Allemands avaient mis au point pour cette entreprise de mort collective une technique d'une ingéniosité et d'une souplesse diaboliques La plupart du temps, les nouveaux venus ne savaient pas ce qui les attendait. on les accueillait avec une froide efficacité, mais sans brutalité, puis on les invitait à se déshabiller «pour la douche» Parfois on leur donnait une serviette de toilette et du savon, et on leur promettait un café chaud après le bain Les chambres à gaz étaient en effet camouflées en salles de douches, avec tuyauteries, robinets, vestiaires, portemanteaux, bancs, etc Lorsqu'en revanche ils croyaient remarquer que les détenus savaient ou soupçonnaient ce qu'on allait faire d'eux, les SS et leur aides agissaient alors par surprise ils intervenaient avec la plus grande brutalité, à grand renfort de hurlements, de menaces et de coups, n'hésitant pas à tirer des coups de feu et à lancer contre des êtres effarés et désespérés, éprouvés par cinq ou six jours de voyage dans des wagons plombés, leurs chiens dressés à la tuerie

Dans ces conditions, l'affirmation qu'on a parfois formulée, selon laquelle les juifs ne se seraient pas révoltes par couardise, est aussi absurde qu'insultante La réalité, c'est que personne ne se révoltait: il suffit de rappeler que les chambres à gaz d'Auschwitz furent testées sur un groupe de trois cents prisonniers de guerre russes, jeunes, militairement entraînés, politiquement préparés, et qui n'étaient pas retenus par la présence de femmes et d'enfants, et eux non plus ne se révoltèrent pas.

Je voudrais enfin ajouter une dernière considération. La conscience profonde que l'oppression ne doit pas être tolérée, mais qu'il faut y résister n'était pas très développée dans l'Europe fasciste, et était particulièrement faible en Italie C'était l'apanage d'un petit nombre d'hommes politiquement actifs, que le fascisme et le nazisme avaient isolés, expulsés, terrorisés ou même supprimés. il ne faudrait pas oublier que les premières victimes des Lager allemands furent justement, et par centaines de milliers, les cadres des partis politiques antinazis Leur apport venant à manquer, la volonté populaire de résister, de s'organiser pour résister, n'a reparu que beaucoup plus tard, grâce surtout au concours des partis communistes européens qui se jetèrent dans la lutte contre le nazisme lorsque l'Allemagne, en juin 1941, eut attaqué l'Union Soviétique à l'improviste, rompant ainsi l'accord Ribbentrop-Molotov de septembre 1939 En conclusion, je dirai que reprocher aux prisonniers de ne pas s'être révoltes, c'est avant tout commettre une erreur de perspective historique cela veut dire exiger d'eux une conscience politique aujourd'hui beaucoup plus largement répandue, mais qui représentait alors l'apanage d'une élite


4. Êtes-vous retourné a Auschwitz après votre libération?


Je suis retourné à Auschwitz en 1965, à l'occasion d'une cérémonie commémorative de la libération des camps Comme j'ai eu l'occasion de le dire dans mes livres, l'empire concentrationnaire d'Auschwitz comprenait non pas un, mais une quarantaine de Lager, le camp d'Auschwitz proprement dit, édifie a la périphérie de la petite ville du même nom (en polonais Oswiçcim) pouvait contenir environ vingt mille prisonniers et constituait en quelque sorte la capitale administrative de cette agglomération, venait ensuite le Lager (ou plus exactement les Lager, de trois à cinq selon le moment) de Birkenau, qui alla jusqu'à contenir soixante mille prisonniers, dont quarante mille femmes, et où étaient installés les fours crématoires et les chambres à gaz, et enfin un nombre toujours variable de camps de travail, situés parfois à des centaines de kilomètres de la «capitale» Le camp où j'étais, appelé Monowitz, était le plus grand de ceux-ci, ayant contenu jusqu'à douze mille prisonniers environ Il était situé à sept kilomètres à peu près à l'est d'Auschwitz. Toute l'étendue des lieux se trouve aujourd'hui en territoire polonais

La visite au Camp Principal ne m'a pas fait grande impression le gouvernement polonais l'a transformé en une sorte de monument national, les baraques ont ete nettoyées et repeintes, on a plante des arbres et dessiné des plates-bandes Il y a un musée où sont exposés de pitoyables vestiges des tonnes de cheveux humains, des centaines de milliers de lunettes, des peignes, des blaireaux, des poupées, des chaussures d'enfants, mais cela reste un musée, quelque chose de fige, de reordonne, d'artificiel Le camp tout entier m'a fait l'effet d'un musée Quant à mon Lager, il n'existe plus, l'usine de caoutchouc a laquelle il était annexe, et qui est devenue propriété polonaise, s'est tellement agrandie qu'elle en a complètement recouvert l'emplacement.

Par contre, j'ai éprouvé un sentiment de violente angoisse en pénétrant dans le Lager de Birkenau, que je n'avais jamais vu à l'époque où j'étais prisonnier. Là, rien n'a changé: il y avait de la boue, et il y a encore de la boue, ou bien une poussière suffocante l'été; les baraques (celles qui n'ont pas été incendiées lors du passage du front) sont restées comme elles étaient: basses, sales, faites de planches disjointes, avec un sol de terre battue; il n'y a pas de couchettes, mais de larges planches de bois nu superposées jusqu'au plafond. Là, rien n'a été enjolivé. J'étais avec une amie, Giuliana Tedeschi, rescapée de Birkenau. Elle m'a dit que sur chacune de ces planches – de 1,80 m sur 2 – on faisait dormir jusqu'à neuf femmes. Elle m'a fait remarquer que de la fenêtre on voit les ruines du four crématoire; à cette époque-là, on voyait la flamme en haut de la cheminée. Elle avait demandé aux anciennes: «Qu'est-ce que c'est que ce feu?», et elle s'était entendu répondre: «C'est nous qui brûlons.»

Face au triste pouvoir évocateur de ces lieux, chaque ancien déporté réagit de façon différente, mais on peut cependant distinguer deux catégories bien définies. Appartiennent à la première ceux qui refusent d'y retourner ou même d'en parler, ceux qui voudraient oublier sans y parvenir et sont tourmentés par des cauchemars, enfin ceux qui au contraire ont tout oublié, tout refoulé, et ont recommencé à vivre en partant de zéro. J'ai remarqué que ce sont tous en général des individus qui ont échoué au Lager «par accident», c'est-à-dire sans engagement politique précis; pour eux, la souffrance a été une expérience traumatisante mais dénuée de signification et d'enseignement, comme un malheur ou une maladie: pour eux, le souvenir est un peu comme un corps étranger qui s'est introduit douloureusement dans leur vie, et qu'ils ont cherché (ou qu'ils cherchent encore) à éliminer. Dans la seconde catégorie par contre, on trouve les ex-prisonniers politiques, ou des individus qui possè- dent, d'une manière ou d'une autre, une éducation politique, une conviction religieuse ou une forte conscience morale. Pour eux, se souvenir est un devoir: eux ne veulent pas oublier, et surtout ne veulent pas que le monde oublie, car ils ont compris que leur expérience avait un sens et que les Lager n'ont pas été un accident, un imprévu de l'Histoire.

Les Lager nazis ont été l'apogée, le couronnement du fascisme européen, sa manifestation la plus monstrueuse; mais le fascisme existait déjà avant Hitler et Mussolini, et il a survécu, ouvertement ou sous des formes dissimulées, à la défaite de la Seconde Guerre mondiale. Partout où, dans le monde, on commence par bafouer les libertés fondamentales de l'homme et son droit à l'égalité, on glisse rapidement vers le système concentrationnaire, et c'est une pente sur laquelle il est difficile de s'arrêter. Je connais beaucoup d'anciens déportés qui, ayant parfaitement compris quelle terrible leçon recelait leur expérience, retournent chaque année dans «leur» camp et y conduisent des jeunes en pèlerinage. Moi-même je le ferais volontiers si j'en avais le temps, et si je n'avais pas le sentiment que j'atteins le même but en écrivant des livres, et en acceptant de les commenter à mes jeunes lecteurs.


5. Pourquoi parlez-vous seulement des Lager allemands, et ne dites-vous rien des camps russes?


Comme je l'ai dit en répondant à la première question, je préfère le rôle de témoin à celui de juge: j'ai à témoigner, et à témoigner de ce que j'ai vu et subi. Mes livres ne sont pas des ouvrages d'histoire: en les écrivant, je me suis limité à rapporter les faits dont j'avais une expérience directe, excluant ceux dont je n'ai eu connaissance que plus tard, par les livres et les journaux. Vous remarquerez, par exemple, que je n'ai pas cité les chiffres du massacre d'Auschwitz, pas plus que je n'ai décrit le mécanisme des chambres à gaz et des fours crématoires: cela, parce que ce sont des données que je ne connaissais pas quand j'étais au Lager, et que je n'ai possédées que par la suite, en même temps que tout le monde.

C'est pour la même raison que je ne parle généralement pas des camps russes: par bonheur, je n'y suis pas allé, et je ne pourrais que répéter à leur sujet ce que j'en ai lu, c'est-à-dire ce que savent tous ceux qui se sont intéressés à la question. Bien entendu, il ne faudrait pas croire pour autant que je veuille me dérober au devoir qu'a tout homme de se faire une opinion et de l'exprimer. Au-delà de ressemblances évidentes, je crois pouvoir observer d'importantes différences entre les camps soviétiques et les Lager nazis.

La principale de ces différences tient aux buts poursuivis. De ce point de vue, les Lager allemands constituent un phénomène unique dans l'histoire pourtant sanglante de l'humanité: à l'antique objectif visant à éliminer ou à terroriser l'adversaire politique, ils ont adjoint un objectif moderne et monstrueux, celui de rayer de la surface du globe des peuples entiers avec leurs cultures. A partir de 1941 environ, les Lager allemands deviennent de gigantesques machines de mort: les chambres à gaz et les fours crématoires avaient été délibérément conçus pour détruire des vies et des corps humains par millions; l'horrible record en revient à Auschwitz, avec 24000 morts en une seule journée au mois d'août 1944 Certes, les camps soviétiques n'étaient, et ne sont toujours pas des endroits où il fait bon vivre, mais même dans les années les plus sombres du stalinisme la mort des internes n y était pas un but déclaré c'était un accident assez fréquent, et accepté avec une indifférence brutale, mais qui n'était pas expressément voulu, c'était en somme une conséquence possible de la faim, du froid, des épidémies, de l'épuisement Pour compléter cette lugubre comparaison entre deux types d'enfer, il faut ajouter qu'en général on entrait dans les Lager allemands pour ne plus en sortir il n'y était prévu d'autre issue que la mort, alors que la réclusion dans les camps soviétiques avait toujours un terme du temps de Staline, les «coupables.» étaient parfois condamnes a de très longues peines (qui pouvaient aller jusqu'à quinze ou vingt ans) avec une épouvantable désinvolture, mais il leur restait toutefois, si faible fût-il, un espoir de liberté

Cette différence fondamentale en entraîne une série d'autres Les rapports entre gardiens et prisonniers sont moins inhumains en Union Soviétique les uns et les autres appartiennent à un même peuple parlent la même langue, il n'y a pas chez eux de «surhommes» et de «sous-hommes» comme chez les nazis Les malades sont sans doute mal soignes, mais on les soigne, face à un travail trop pénible, on peut envisager une protestation, individuelle ou collective, les châtiments corporels sont rares et pas trop cruels, on peut recevoir de chez soi des lettres et des colis de vivres, bref, la personnalité humaine n'y est pas déniée, elle n'y est pas totalement condamnée Par contre, dans les Lager allemands tout au moins pour les juifs et les Tziganes, le massacre était quasi total il n'épargnait même pas les enfants, qui furent tues par milliers dans les chambres à gaz, cas unique parmi toutes les atrocités de l'histoire de l'humanité Le résultat est que les taux de mortalité sont extrêmement différents pour chacun des deux systèmes En Union Soviétique, il semble que, dans les pires moments, la mortalité ait atteint environ 30 % du total des entrées, et c est déjà un chiffre intolerablement élevé, mais dans les Lager allemands, la mortalité était de 90 à 98 %

Une récente innovation soviétique me paraît extrêmement grave celle qui consiste, en déclarant sommairement qu'ils sont fous, a faire interner certains intellectuels dissidents dans des hôpitaux psychiatriques ou on les soumet à des «traitements» qui non seulement provoquent de cruelles souffrances, mais altèrent et affaiblissent les facultés mentales C'est la preuve que la dissidence est redoutée elle n'est plus punie, mais on cherche a la détruire par les médicaments (ou par la peur des médicaments) Cette méthode n'est peut-être pas très répandue (en 1975, ces internes politiques n'étaient, semble-t-il, pas plus d'une centaine), mais elle est odieuse parce qu'elle suppose une utilisation ignoble de la science, et une prostitution impardonnable de la part des médecins qui se prêtent aussi servilement à satisfaire les volontés du pouvoir Elle révèle un profond mépris pour le débat démocratique et les libertés individuelles

Toutefois, et pour ce qui est justement de l'aspect quantitatif de la question, il faut remarquer qu'en Union Soviétique le phénomène du Goulag apparaît actuellement en déclin Il semble que dans les années cinquante les prisonniers politiques se soient comptes par millions, d'après les chiffres d'Amnesty International (une association apolitique qui a pour but de porter secours aux prisonniers politiques de tous les pays du monde et de toutes les opinions), ils seraient aujourd'hui (1976) environ dix mille

En conclusion, les camps soviétiques n'en demeurent pas moins de déplorables exemples d'illégalité et d'inhumanité Ils n'ont rien a voir avec le socialisme et défigurent au contraire le socialisme soviétique, sans doute faut-il y voir une subsistance barbare de l'absolutisme tsanste, dont les gouvernements soviétiques n'ont pas su ou voulu se libérer Quand on ht les Souvenirs de la maison des morts, écrits par Dostoïevski en 1862, on y reconnaît sans peine, dans ses grandes lignes, l'univers concentrationnaire décrit cent ans plus tard par Soljénitsyne Mais il est possible, facile même, d'imaginer un socialisme sans camps, comme il a du reste ete réalise dans plusieurs endroits du monde Un nazisme sans Lager n'est pas concevable


6. Parmi les personnages de Si c'est un homme, quels sont ceux que vous avez revus après votre libération?


La plupart des personnages qui apparaissent dans ce livre doivent malheureusement être considères comme disparus des l'époque du Lager ou pendant la terrible marche d'évacuation mentionnée à la p 167, d'autres sont morts plus tard des suites de maladies contractées durant leur détention, d'autres enfin sont restes introuvables malgré mes recherches Quelques-uns seulement sont encore en vie, et j'ai pu garder ou reprendre contact avec eux

Jean, le «Pikolo» du Chant d'Ulysse, est vivant et en bonne santé il avait perdu presque tous les membres de sa famille, mais après son retour en France il s'est marie, il a maintenant deux enfants et mené une vie paisible dans une petite ville de province ou il est pharmacien Nous nous voyons de temps en temps en Italie, lorsqu'il vient y passer ses vacances, ou bien c'est moi qui suis allé le trouver Curieusement, il ne se rappelle pas grand-chose de son année à Monowitz ce qui l'a surtout marque ce sont les souvenirs atroces du voyage d'évacuation, au cours duquel il a vu mourir d'épuisement tous ses amis (parmi lesquels Alberto)

Je vois aussi assez souvent le personnage que j'ai appelé Piero Sonnmo (p 57), le même qui apparaît dans la Trêve sous le nom de «Cesare» Lui aussi, après une difficile période de réadaptation, il a trouvé un travail et fondé un foyer Il vit à Rome Il raconte volontiers, et avec beaucoup de verve, les épreuves affrontées au camp et durant le long voyage de retour, mais dans ces récits qui prennent souvent la dimension de monologues de théâtre, il tend a faire valoir les épisodes aventureux où il a eu le premier rôle plutôt que les événements tragiques auxquels il a assiste passivement

J'ai également revu Charles Il n'avait été fait prisonnier qu'en 1944, non loin de chez lui, dans les montagnes des Vosges ou il avait pns le maquis, et n'avait donc passé qu'un mois au Lager, mais ces mois de souffrances et les choses atroces auxquelles il avait assiste I avaient profondement marqué, et lui avaient ôte la joie de vivre et la volonté de se construire un avenir Revenu dans son pays après un voyage comparable à celui que j'ai raconte dans la Trêve, il a repris son métier d'instituteur dans la minuscule école de son village où, il y a peu de temps encore, il apprenait aux enfants, entre autres, à élever des abeilles et à cultiver des pépinières de sapins et de pins Depuis quelques années, il est a la retraite, il a récemment épouse une collègue d'un certain âge, et ensemble ils se sont construit une maison neuve, petite mais confortable et agréable Je suis aile les voir deux fois, en 1951 et en 1974 A cette dernière occasion, il m'a donné des nouvelles d'Arthur, qui habite dans un village voisin, il est vieux et malade, et ne désire pas recevoir de visites qui puissent réveiller en lui d'anciennes angoisses

Mes retrouvailles avec Mendi, le «rabbin moderniste» évoqué en quelques lignes p 73 et 111, ont été dramatiques, imprévues, et pleines de joie pour tous deux Mendi s'est reconnu en lisant par hasard, en 1965, la traduction allemande de ce livre il se souvenait de moi et m'a écrit une longue lettre adressée à la Communauté Israélite de Turin Nous nous sommes alors écrit régulièrement, en nous tenant mutuellement informés de ce qu'étaient devenus nos amis communs En 1967, je suis allé le trouver a Dortmund, en Allemagne fédérale, ou il était alors rabbin, j'ai retrouvé le même homme, «tenace, courageux et fin», et extraordinairement cultivé Il a épousé une ancienne déportée d'Auschwitz et a maintenant trois grands enfants toute la famille a I intention d'aller s'installer en Israël

Je n'ai jamais revu le Doktor Pannwitz, le chimiste qui m'avait fait passer un odieux «examen d'Etat», mais j'ai eu de ses nouvelles par l'intermédiaire de ce Doktor Muller à qui j'ai consacre le chapitre Vanadium de mon livre le Système périodique [24] Alors que l arrivée de l Armée Rouge était imminente, il s est conduit avec arrogance et lâcheté après avoir ordonné à ses collaborateurs civils de résister a outrance et leur avoir interdit de monter sur le dernier train en partance pour l'arriére, il y est lui- même monte au dernier moment, à la faveur de la confusion générale Il est mort en 1946 d'une tumeur au cerveau


7. Comment s'explique la haine fanatique des nazis pour les juifs?


L aversion pour les juifs, improprement appelée antisémi- tisme, n'est qu'un cas particulier d'un phénomène plus gênerai, à savoir 1 aversion pour ce qui est différent de nous Indubitablement il s agit à Pongine d'un phénomène zoologique les animaux d'une même espèce, mais appartenant a des groupes différents, manifestent entre eux des réactions d intolérance Cela se produit également chez les animaux domestiques il est bien connu que si on introduit une poule provenant d un certain poulailler dans un autre poulailler, elle est repoussee à coups de bec pendant plusieurs jours On observe le même comportement chez les rats et les abeilles, et en gênerai chez toutes les espèces d'animaux sociaux Il se trouve que l'homme est lui aussi un animal social (Anstote 1 avait déjà dit), mais que deviendrait-il si toutes les impulsions animales qui subsistent en lui devaient être tolérées ' Les lois humaines servent justement à ceci limiter l'instinct animal

L antisémitisme est un phénomène typique d'intolérance Pour qu une intolérance se manifeste, il faut qu il y ait entre deux groupes en contact une différence perceptible ce peut être une différence physique (les Noirs et les Blancs, les bruns et les blonds), mais notre civilisation compliquée nous a rendus sensibles a des différences plus subtiles, comme la langue ou le dialecte, ou même 1 accent (nos Méridionaux contraints à emi grer dans le Nord en savent quelque chose), ou bien la religion avec toutes ses manifestations extérieures et sa profonde influence sur la manière de vivre, ou encore la façon de s nabiller et de gesticuler, les habitudes publiques et privées L histoire tourmentée du peuple juif a voulu que presque partout les juifs aient manifeste une ou plusieurs de ces différences

Dans l'enchevêtrement si complexe des nations et des peuples en lutte, l'histoire du peuple juif présente des caractéristiques particulières Il était (et est encore en partie) dépositaire de liens internes très étroits, de nature religieuse et traditionnelle, aussi, en dépit de son infériorité numérique, le peuple juif s'opposa-t-il avec un courage désespère à la conquête romaine, vaincu, il fut déporté et disperse, mais les liens internes subsistèrent Les colonies juives qui se formèrent alors peu a peu, d'abord sur les côtes méditerranéennes, puis au Moyen-Orient, en Espagne, en Rhénanie, en Russie méridionale, en Pologne et ailleurs, restèrent toujours obstinément fidèles a ces liens qui s étaient peu à peu renforces sous la forme d'un immense corpus de lois et de traditions écrites, d une religion strictement codifiée et d'un rituel particulier qui se manifestait de manière ostensible dans tous les actes quotidiens Les juifs, en minorité dans tous les endroits ou ils se fixaient, étaient donc différents, reconnaissables comme différents, et souvent orgueilleux (à tort ou à raison) de cette différence tout cela les rendait très vulnérables, et effectivement ils furent durement persécutes, dans presque tous les pays et à presque tous les siècles, un petit nombre d entre eux réagit aux persécutions en s'assimilant, en s incorporant à la population autochtone, la plupart emigrèrent à nouveau vers des pays plus hospitaliers Et ce faisant, ils renouvelaient leur «différence», s'exposant à de nouvelles restrictions et à de nouvelles persécutions

Bien qu'il soit dans son essence un phénomène irrationnel d'intolérance, dans tous les pays chrétiens et a partir du moment ou le christianisme commença à se constituer comme religion d'Etat, l'antisémitisme prit une forme principalement religieuse, et même theologique Si l'on en croit saint Augustin, c'est Dieu lui même qui condamne les juifs a la dispersion, et cela pour deux raisons comme punition pour n'avoir pas reconnu le Messie dans la personne du Christ, et parce que leur présence dans tous les pays est nécessaire a l'Eglise catholique, elle aussi présente partout, afin que partout les fidèles aient sous les yeux le spectacle du malheur mente des juifs C'est pourquoi la dispersion et la séparation des juifs ne doivent pas avoir de fin par leurs souffrances, ils doivent témoigner pour I éternité de leur erreur, et par conséquent de la venté de la foi chrétienne Aussi, puisque leur présence est nécessaire, doivent ils être persécutes, mais non tues

Toutefois l'Eglise ne s'est pas toujours montrée aussi modérée des les premiers siècles du christianisme les juifs eurent à subir une accusation bien plus grave, celle d être, collectivement et éternellement, responsables de la crucifixion du Christ, d'être en somme le «peuple déicide» Cette formule, qui apparaît dans la liturgie pascale en des temps recules, et qui n a ete supprimée que par le concile Vatican II (1962-1965), a alimenté des croyances populaires aussi funestes que tenaces que les juifs empoisonnent les puits pour propager la peste, qu'ils ont pour habitude de profaner l'Hostie consacrée, qu a Pâques, ils enlèvent des enfants chrétiens et qu'ils pétrissent le pain azyme avec leur sang Ces croyances ont servi de prétexte a de nombreux massacres sanglants, et entre autres à l'expulsion massive des juifs, d'abord de France et d'Angleterre, puis (1492-1498) d'Espagne et du Portugal

Au fil d'une séné continue de massacres et de migrations, on arrive au XIXe siècle, marqué par un réveil général de la conscience nationale et par la reconnaissance des droits des minorités à l'exception de la Russie tsanste, les restrictions légales au préjudice des juifs sont abolies dans toute l'Europe Elles avaient été réclamées par les Eglises chrétiennes et prévoyaient, selon le heu et l'époque, l'obligation de résider dans des ghettos ou dans des emplacements particuliers, l'obligation de porter une marque distinctive sur ses vêtements, 1 interdiction d'accéder à certains métiers ou professions, l'interdiction de contracter des mariages mixtes, etc Pourtant l'antisémitisme ne disparaît pas pour autant, et il est même particulièrement vivace dans les pays où une religiosité arriérée continue a désigner les juifs comme les assassins du Christ (en Pologne et en Russie), et ou les revendications nationales ont laisse les séquelles d'une aversion générale pour les populations frontalières et les étrangers (en Allemagne, mais aussi en France, ou, a la fin du xixe siècle, les cléncaux, les nationalistes et les militaires s'unissent pour déclencher une violente poussée d'antisémitisme, à l'occasion de la fausse accusation de haute trahison portée contre Alfred Dreyfus, officier juif de l'armée française)

En Allemagne, en particulier, durant tout le siècle dernier, une série ininterrompue de philosophes et d'hommes politiques n'avait cessé de prôner la théone fanatique selon laquelle le peuple allemand, trop longtemps divise et humilié, détenait la primauté en Europe et peut-être même dans le monde, qu'il était l'héritier de traditions et de civilisations extrêmement nobles et antiques, et qu'il était constitué d'individus de race et de sang essentiellement homogènes Les peuples allemands devaient donc se constituer en un Etat fort et guerrier qui, revêtu d'une majesté quasi divine, guiderait l'Europe

Cette idée de la mission de la nation allemande survit à la défaite de la Première Guerre mondiale, et sort même renforcée de l'humiliation du traité de Versailles C'est alors que s'en empare l'un des personnages les plus sinistres et funestes de l'Histoire, l'agitateur politique Adolf Hitler La bourgeoisie et les milieux industriels allemands prêtent l'oreille a ses discours enflammés ce Hitler promet, il réussira à détourner sur les juifs la rancœur que le prolétariat allemand voue aux classes qui l'ont conduit à la défaite et au desastre économique En quelques années, à partir de 1933, celui-ci réussit à utiliser à son profit la colère d'un pays humilie et l'orgueil nationaliste suscité par les prophètes qui l'ont précède Luther, Fichte, Hegel, Wagner, Gobineau, Chamberlain, Nietzsche Hitler n'a qu'une pensée, celle d'une Allemagne dominatrice, non pas dans un lointain avenir, mais tout de suite, non pas à travers une mission civilisatrice, mais par les armes Tout ce qui n'est pas allemand lui apparaît inférieur, voire haïssable, et les premiers ennemis de l'Allemagne, ce sont les juifs, pour de multiples raisons que Hitler énonce avec une fureur dogmatique parce qu'ils ont «un sang différent», parce qu'ils sont apparentés à d'autres juifs en Angleterre, en Russie, en Amérique, parce qu'ils sont les héritiers d'une culture qui veut qu'on raisonne et qu'on discute avant d'obéir, et qui interdit de s'incliner devant les idoles, alors que lui-même aspire précisément à être veneré comme une idole et n'hésite pas a proclamer que «nous devons nous méfier de l'intelligence et de la conscience, et mettre toute notre foi dans les instincts» Enfin, il se trouve qu'un grand nombre de juifs allemands occupent des positions clés dans le domaine de l'économie, de la finance, des arts, des sciences, de la littérature: Hitler, peintre manqué, architecte raté, reporta sur les juifs sa propre rancœur et sa jalousie de frustré

Ce germe d'intolérance, tombant sur un terrain déjà propice, s'y enracine avec une incroyable vigueur, mais sous des formes nouvelles L'antisémitisme de type fasciste, celui que réveille chez le peuple allemand le verbe propagandiste de Hitler, cet antisémitisme est plus barbare que tous ceux qui ont précédé on y voit converger des doctrines biologiques artificieusement déformées, selon lesquelles les races faibles doivent plier devant les races fortes, d'absurdes croyances populaires que le bon sens avait depuis des siècles reléguées dans l'obscurantisme, une propagande de tous les instants On en arrive alors à des extrémités sans précédent Le judaïsme n'est plus une religion dont on peut changer en se faisant baptiser, ni une tradition culturelle que l'on peut laisser pour une autre c'est une sous-espèce humaine, une race différente et inférieure à toutes les autres Les juifs ne sont des êtres humains qu'en apparence: en réalité, ils sont quelque chose de différent, d'abominable et d'indéfinissable, «plus éloignes des Allemands que les singes des hommes», ils sont coupables de tout, du capitalisme rapace des Américains comme du bolchevisme soviétique, de la défaite de 1918 et de l'inflation de 1923; le libéralisme, la démocratie, le socialisme et le communisme sont de sataniques inventions juives qui menacent la solidité monolithique de l'Etat nazi Le passage de l'endoctrinement théorique à la réalisation pratique fut rapide et brutal En 1933, deux mois seulement après la montée au pouvoir de Hitler, Dachau, le premier Lager, est déjà ne Au mois de mai de la même année a heu le premier autodafé de livres d'auteurs juifs ou ennemis du nazisme (mais déjà, plus de cent ans auparavant, Heine, poète juif allemand, avait écrit «Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes») En 1935, l 'antisémitisme est codifié par une législation monumentale et extrêmement minutieuse, les Lois de Nuremberg En 1938, en une seule nuit de troubles pilotés d'en haut, on incendie 191 synagogues et on met à sac des milliers de magasins appartenant à des juifs En 1939, alors que la Pologne vient d'être occupée, les juifs polonais sont enfermés dans des ghettos En 1940, on inaugure le Lager d'Auschwitz En 1941-1942, la machine exterminatrice tourne à plein régime les victimes se compteront par millions en 1944

C'est dans la pratique routinière des camps d'extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s'agit plus seulement de mort, mais d'une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure Qu'on pense à l'opération de tatouage d'Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu'on n'ouvrait jamais afin d'obliger les déportés (hommes, femmes et enfants ') à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu'on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d'Auschwitz, à la libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens; qu'on pense enfin à l'exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l'or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d'engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer.

Le moyen même qui fut choisi (après de minutieux essais) pour opérer le massacre, était hautement symbolique On devait employer, et on employa, le gaz toxique déjà utilisé pour la desinfection des cales de bateaux et des locaux envahis par les punaises ou les poux On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n'a jamais été aussi lourde de haine et de mépris.

Chacun sait que l'œuvre d'extermination atteignit une ampleur considérable. Bien qu'ils fussent engagés dans une guerre très dure, et qui plus est devenue défensive, les nazis y déployèrent une hâte inexplicable: les convois de victimes à envoyer aux chambres à gaz ou à évacuer des Lager proches du front, avaient la priorité sur les trains militaires Si l'extermination ne fut pas portée à terme, c'est seulement parce que l'Allemagne fut vaincue, mais le testament politique dicté par Hitler quelques heures avant son suicide, à quelques mètres de distance des Russes, s'achevait sur ces mots. «Avant tout, j'ordonne au gouvernement et au peuple allemand de continuer à appliquer strictement les lois raciales, et de combattre inexorablement l'empoisonneuse de toutes les nations, la juivene internationale.»

En résumé, on peut donc affirmer que l'antisémitisme est un cas particulier de l'intolérance, que pendant des siècles il a eu un caractère essentiellement religieux; que, sous le IIIe Reich, il s'est trouvé exacerbé par les prédispositions nationalistes et militaristes du peuple allemand, et par la «diversité» spécifique du peuple juif, qu'il se répandit facilement dans toute l'Allemagne et dans une bonne partie de l'Europe grâce à l'efficacité de la propagande fasciste et nazie, qui avait besoin d'un bouc émissaire sur lequel faire retomber toutes les fautes et toutes les rancœurs; et que le phénomène fut porté à son paroxysme par Hitler, dictateur maniaque.

Cependant, je dois admettre que ces explications, qui sont celles communément admises, ne me satisfont pas: elles sont restrictives, sans mesure, sans proportion avec les événements qu'elles sont censées éclairer A relire les historiques du nazisme, depuis les troubles des débuts jusqu'aux convulsions finales, je n'arrive pas à me défaire de l'impression d'une atmosphère générale de folie incontrôlée qui me paraît unique dans l'histoire. Pour expliquer cette folie, cette espèce d'embardée collective, on postule habituellement la combinaison de plusieurs facteurs différents, qui se révèlent insuffisants dès qu'on les considère séparément, et dont le principal serait la personnalité même de Hitler, et les profonds rapports d'interaction qui le liaient au peuple allemand. Et il est certain que ses obsessions personnelles, sa capacité de haine, ses appels à la violence trouvaient une résonance prodigieuse dans la frustration du peuple allemand, qui les lui renvoyait multipliés, le confirmant dans la conviction délirante que c'était lui le Héros annoncé par Nietzsche, le Surhomme rédempteur de l'Allemagne

L'origine de sa haine pour les juifs a fait couler beaucoup d'encre On a dit que Hitler reportait sur les juifs sa haine du genre humain tout entier, qu'il reconnaissait chez les juifs certains de ses propres défauts, et que, haïssant les juifs, c'était lui-même qu'il haïssait; que la violence de son aversion était due à la crainte d'avoir du «sang juif» dans les veines.

Mais encore une fois, cela ne me semble pas concluant On ne peut pas, me semble-t-il, expliquer un phénomène historique en en attribuant toute la responsabilité à un seul individu (ceux qui ont exécuté des ordres contre nature ne sont pas innocents '), et par ailleurs il est toujours hasardeux d'interpréter les motivations profondes d'un individu Les hypothèses avancées ne justifient les faits que dans une certaine mesure, ils en expliquent la qualité mais pas la quantité J'avoue que je préfère l'humilité avec laquelle quelques historiens, parmi les plus sérieux (Bullock, Schramm, Bracher), reconnaissent ne pas comprendre Pantisémitisme acharné de Hitler, et à sa suite de l'Allemagne

Peut-être que ce qui s'est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c'est presque justifier. En effet, «comprendre» la décision ou la conduite de quelqu'un, cela veut dire (et c'est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s'identifier à lui Eh bien, aucun homme normal ne pourra jamais s'identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à Eichmann, à tant d'autres encore Cela nous éroute et nous réconforte en même temps, parce qu'il est peut-être souhaitable que ce qu'ils ont dit – et aussi, hélas, ce qu'ils ont fait – ne nous soit plus compréhensible Ce sont là des paroles et des actions non humaines, ou plutôt anti-humaines, sans précédents historiques, et qu'on pourrait à grand-peine comparer aux épisodes les plus cruels de la lutte biologique pour l'existence Car si la guerre peut avoir un rapport avec ce genre de lutte, Auschwitz n'a rien à voir avec la guerre, elle n'en constitue pas une étape, elle n'en est pas une forme outrancière La guerre est une réalité terrible qui existe depuis toujours • elle est regrettable, mais elle est en nous, elle a sa propre rationalité, nous la «comprenons»

Mais dans la haine nazie, il n'y a nen de rationnel c'est une haine qui n'est pas en nous, qui est étrangère a l'homme, c'est un fruit vénéneux issu de la funeste souche du fascisme, et qui est en même temps au-dehors et au-delà du fascisme même Nous ne pouvons pas la comprendre, mais nous pouvons et nous devons comprendre d'où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes Si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies les nôtres aussi

C'est pourquoi nous avons tous le devoir de méditer sur ce qui s'est produit Tous nous devons savoir, ou nous souvenir, que lorsqu'ils parlaient en public, Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés, adores comme des dieux C'étaient des «chefs charismatiques», ils possédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien à la crédibilité ou a la justesse des propos qu ils tenaient mais qui venait de la façon suggestive dont ils les tenaient, a leur éloquence, a leur faconde d'histrions, peut-être innée, peut être patiemment étudiée et mise au point Les idées qu'ils proclamaient n étaient pas toujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides ou cruelles, et pourtant ils furent acclamés et suivis jusqu'à leur mort par des milliers de fidèles Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zèles d'ordres inhumains, n'étaient pas des bourreaux nés, ce n'étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres, c'étaient des hommes quelconques Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux, ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Hoss, le commandant d'Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Trebhnka, comme, vingt ans après, les militaires français qui tuèrent en Algérie, et comme, trente ans après, les militaires américains qui tuèrent au Viêt-nam

Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres voies que par la raison, autrement dit des chefs charismatiques nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu'un d'autre le pouvoir de juger et de vouloir à notre place Puisqu il est difficile de distinguer les vrais prophètes des faux, méfions nous de tous les prophètes, il vaut mieux renoncer aux ventes révélées, même si elles nous transportent par leur simplicité et par leur éclat, même si nous les trouvons commodes parce qu'on les a gratis Il vaut mieux se contenter d autres ventes plus modestes et moins enthousiasmantes, de celles que l'on conquiert laboneusement, progressivement et sans brûler les étapes, par l'étude, la discussion et le raisonnement, et qui peuvent être vérifiées et démontrées

Bien entendu, cette recette est trop simple pour pouvoir s'appliquer a tous les cas il se peut qu'un nouveau fascisme, avec son cortège d'intolérance, d'abus et de servitude, naisse hors de notre pays et y soit importe, peut-être subrepticement et camoufle sous d'autres noms, ou qu'il se déchaîne de l'intérieur avec une violence capable de renverser toutes les barrières Alors, les conseils de sagesse ne servent plus, et il faut trouver la force de résister en cela aussi, le souvenir de ce qui s'est passé au cœur de l'Europe, il n'y a pas si longtemps, peut être une aide et un avertissement


8 Que seriez vous aujourd hui si vous n'aviez pas été prisonmer dans un Lager? Qu'éprouvez-vous lorsque vous vous remémorez cette période? A quels facteurs attribuez-vous le fait d'être encore en vie?


A proprement parler, je ne sais pas et ne peux pas savoir ce que je serais aujourd'hui si je n'avais pas été dans un Lager nul ne connaît son avenir, et il s'agirait en l'occurrence de décrire un avenir qui n'a pas existé S'il peut y avoir un sens à risquer des prévisions (toujours très approximatives d ailleurs) sur le comportement d'une population, il est en revanche extrêmement difficile, sinon impossible, de prévoir le comportement d'un individu, fût-ce à quelques jours de distance De la même façon, le physicien peut évaluer avec une grande précision en combien de temps un gramme de radium perdra la moitié de son activité, mais il est absolument incapable de dire à quel moment un seul des atomes de ce radium se désintégrera Si un homme arnve au croisement de deux rues et ne prend pas celle de gauche, il prendra nécessairement celle de droite, mais il est très rare que nous n'ayons à choisir qu'entre deux possibilités, et de plus chaque choix en entraîne d'autres, tous multiples, et ainsi de suite à l'infini, enfin, notre avenir dépend aussi fortement de facteurs externes, totalement étrangers à nos choix délibères, et de facteurs internes dont toutefois nous ne sommes pas conscients Toutes ces raisons évidentes font qu'on ne peut connaître ni son propre avenir ni celui des autres, et c'est pour les mêmes raisons que personne ne peut imaginer son passé «au conditionnel»

Je puis cependant affirmer une chose, c'est que si je n'avais pas vécu l'épisode d'Auschwitz, je n'aurais probablement jamais écrit Je n'aurais pas eu de motivation, de stimulation à écrire j'avais été un élève médiocre en italien et mauvais en histoire, je m'intéressais beaucoup plus a la physique et à la chimie et j avais ensuite choisi un métier, celui de chimiste, qui n'avait rien de commun avec le monde de l'écriture Ce fut l'expenence du Lager qui m'obligea a ecnre je n'ai pas eu à combattre la paresse, les problèmes de style me semblaient ndicules, j'ai trouve miraculeusement le temps d'écrire sans avoir à empiéter ne fût ce que d'une heure sur mon travail quotidien ce livre – c'était l'impression que j'avais – était déjà tout prêt dans ma tête et ne demandait qu'à sortir et à prendre place sur le papier

Bien des années ont passe depuis, ce livre a connu de nombreuses vicissitudes, et il s'est curieusement interpose, comme une mémoire artificielle, mais aussi comme une barrière défensive, entre un présent on ne peut plus normal et le terrible passe d'Auschwitz J'hésite à le dire car je ne voudrais pas passer pour un cynique, mais lorsqu'il m'arnve aujourd'hui de penser au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible Au contraire à ma brève et tragique expérience de déporté s est superposée celle d'écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif; au total, ce passé m'a intérieurement enrichi et affermi. Une de mes amies, déportée toute jeune au Lager pour femmes de Ravensbrùck, assure que le camp a été son université: je crois, pour ma part, que je pourrais en dire autant, et qu'en vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience, j'ai beaucoup appris sur les hommes et sur le monde.

Je dois cependant me hâter de préciser que cette issue positive a été une chance réservée à une étroite minorité. Sur l'ensemble des déportés italiens, par exemple, il n'y en a que 5 % qui soient revenus, et parmi eux beaucoup ont perdu leur famille, leurs amis, leurs biens, leur santé, leur équilibre, leur jeunesse. Le fait que je sois encore vivant et que je sois revenu indemne tient surtout, selon moi, à la chance. Les facteurs préexistants, comme mon entraînement à la vie de montagne et mon métier de chimiste qui m'a valu quelques privilèges dans les derniers mois de détention, n'ont joué que dans une faible mesure. Peut-être aussi ai-je trouvé un soutien dans mon intérêt jamais démenti pour l'âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre (c'était là l'objectif de beaucoup d'entre nous), mais de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies. Enfin, ce qui a peut-être également joué, c'est la volonté que j'ai tenacement conservée, même aux heures les plus sombres, de toujours voir, en mes camarades et en moi-même, des hommes et non des choses, et 'éviter ainsi cette humiliation, cette démoralisation totales qui pour beaucoup aboutissaient au naufrage spirituel.


Primo LEVI

Novembre 1976.


[1] Giustizia e Libertà (Justice et Liberté): organisation antifasciste qui joua un rôle important, tant dans la lutte pour la libération de l'Italie que durant les premières années de l'après-guerre où elle devint un parti politique. (Toutes les notes, sauf une qui est de l'auteur et signalée comme telle, sont du traducteur.)

[2] Dante, la Divine Comédie , Enfer, ch. III. (Toutes les citations de Dante sont empruntées à la traduction d'Henri Longnon, publiée dans les Classiques Garmer.)

[3] En français dans le texte original, comme le sont également les autres phrases et les autres mots qui figurent en italique dans ce récit

[4] Dante, la Divine Comédie , Enfer, en XXI Le Saint Voult était un antique crucifix byzantin qu'on vénérait a Lucques en Toscane, et qu'on y montrait en procession Quant au Serque – en italien il Serchw -, c'est une rivière proche de Lucques dans les eaux de laquelle les habitants de cette ville avaient coutume de se baigner Ce que laissent entendre les deux vers cités ci-dessus, et hurlés par les démons à l'intention d un damné lucquois, c'est que c'en est bien fini pour lui de sa vie d'autrefois Il est clair que cela vaut également pour les déportes du Lager.

[5] «Muselmann»: c'est ainsi que les anciens du camp surnommaient, j'ignore pourquoi, les faibles, les inadaptés, ceux qui étaient voués à la sélection. (N.d.A.)

[6] Contrappasso: dans la version française d'Henri Longnon, le terme est traduit par «loi du talion»; il désigne exactement la norme selon laquelle, dans VEnfer, la qualité de la peine infligée est établie par analogie avec la forme de la faute commise. Au chant XXVlil, par exemple, le poète Bertran de Bornh, qui avait semé la discorde entre un père et son fils, déambule tenant à la main sa propre tête séparée du corps.

[7] L'auteur-protagoniste cite de mémoire et s'éloigne donc parfois légèrement du texte original.

[8] Le plus haut dard de cette flamme antique En murmurant commença de vibrer, Comme un flambeau que tourmente le vent, Puis çà et là en agitant sa crête. Comme s'il fût la langue qui parlait, il émit au-dehors une voix et nous dit: «Quand…»

[9] Avant qu'Énée ainsi ne l'eût nommée.

[10]… la pitié De mon vieux père, ou cet amour juré Qui devait réjouir le cœur de Pénélope.

[11]… Mais je repris la mer, la haute mer ouverte.

[12] «MISI me»: littéralement, «je me mis moi-même», la tournure grammaticale soulignant l'intervention de la volonté, comme l'indique le commentaire qui suit.

[13]… avec cette poignée D'amis qui ne m'avaient jamais abandonné.

[14]… Afin que nul n'osât se hasarder plus loin.

[15] Considérez quelle est votre origine: Vous n'avez pas été faits pour vivre comme brutes. Mais pour ensuivre et science et vertu.

[16] J'avais si fort excité mes amis…

[17] La face de la lune avait reçu le jour.

[18] Quand se montra, bleui par la distance, Un sommet isolé qui me parut plus haut Qu'aucun des monts que j'avais jamais vus.

[19]… De la terre des pleurs un grand vent s'éleva…

[20] Par trois fois dans sa masse elle la fit tourner: Mais à la quarte fois, la poupe se dressa Et l'avant s'abîma, comme il plut à quelqu'un…

[21] Jusqu'à tant que la mer tût sur nous refermée.

[22] Chimiste et écrivain

[23] Editions du Seuil

[24] Albin Michel

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