— Qu’est-ce il dégoise ? demande Bérurier à la cantonade.
La cantonade faisant défaut, c’est moi qui lui réponds :
— Il demande si ça vient !
— Quoi, nos bourses ou nos vies ?
La réplique me fait penser qu’après tout, tiens, c’est vrai, on pourrait poser la question au chef clown.
— Qu’est-ce qui doit venir, cher Auguste ? lui demandé-je d’une voix qui ne frémit pas.
Une fente de regard, filtrant à travers des épaisseurs de fards, se pose un instant sur moi. J’espère une réponse. En guise de cela, le gars jette sèchement :
— Nous n’avons pas de temps à perdre, annoncez la couleur !
— Mais, Seigneur, quelle couleur ? s’écrie Dorothy. Que nous voulez-vous ? De l’argent ?
L’interpellé hausse ses épaules à carreaux noirs et blancs. Malgré son déguisement impénétrable, je le devine soucieux. De toute évidence, ces messieurs ont débarqué ici pour un but précis et les choses ne se déroulent pas selon le plan prévu. Pourquoi ? C’est une question de plus à verser au dossier. Tout est à contresens au cours de cette incroyable soirée. Tout est traqué, en porte à faux, angoissant. Une soirée dramatique dans son essence même[42].
Et cette essence, n’en doutez pas : c’est du super.
Le violoniste fait tourner ses colts à ses index, exactement comme l’enseigne M. John Wayne à sa chaire de cow-boy de la faculté d’Hollywood.
Il lance au pote qui garde la porte du hall :
— Il est quelle heure ?
C’est l’horloge parlante du trio, le saxophoniste. Lui qui est branché sur Lip.
— Onze vingt ! annonce-t-il.
Le violoniste crache rageusement.
— Ça suffit comme ça, dit-il. Personne ne veut parler ?
— Mais pour dire quoi ? récrie l’ « abbé ». Expliquez-vous, voyons !
— Ta gueule, curaillon ! rétorque l’homme à la perruque de feu.
Son gros nez rouge luit comme une ampoule. Un immense rire est peint sur son visage, mais ce rire fixe exprime la désolation. L’individu est effrayant, avec ses gants blancs serrés sur la crosse noire des colts.
— Je vois, fait-il. C’est de la timidité, eh ? O.K., très bien, je vais vous recevoir dans mon bureau en tête-à-tête, les uns après les autres.
Il fait signe au saxophoniste de prendre sa place, car la position qu’il occupe est idéale pour contrôler tout le salon. Un tacticien. Le Napoléon de la stratégie en chambre. Il ouvre la porte, éteint le hall et me fait signe.
— Toi, le beau gosse, amène-toi !
Je me pointe d’autant plus volontiers que l’occasion de « faire quelque chose » me paraît belle. Seul avec lui, dans le hall obscur, je vais pouvoir me régaler. Je dois vite déchanter car à peine parvenu à la lourde, il me dit :
— Stop ! Fais demi-tour, lève les bras et arrive à reculons. Surtout pas de zèle, j’ai deux flingues qui partent tout seuls.
J’obéis.
— Recule encore ! m’ordonne le gars.
Je recule. La crosse de mon propre pétard me meurtrit l’abdomen. Si je pouvais le saisir et plonger…
Si je pouvais le saisir et plonger, je commettrais la pire des folies. Braqué de deux pétoires, mes chances de survivre seraient tellement minces que je pourrais vous les expédier dans une enveloppe sans que les gars des Pet T s’en aperçoivent.
— Arrête !
J’arrête.
Un grand technicien, je vous le redis. Il garde de la distance. Il sait que le côté « canon au creux des reins » c’est de la foutaise pour mauvais feuilletons et qu’il est plus facile de tenir un gars en respect lorsqu’on est hors de sa portée.
— Bon, raconte, c’est toi ? demande-t-il de sa curieuse voix métallique et grondante.
— Moi, quoi ?
— Ça va, fous le camp !
Jamais un entretien n’a été plus bref, vous admettez ?
— Oh, puis non, attends ! se ravise-t-il.
Je m’immobilise.
— Parle-moi !
— J’ai rien à vous dire.
— M’en fous. Dis-moi que t’as rien à me dire, mais parle !
De plus en plus sidérant !
— Je n’ai rien à vous dire. Je redis que je n’ai rien à vous dire. Je vous re-redis que je n’ai rien à vous dire…
— Fais un geste en direction du salon.
— Quelle sorte de geste ?
— Pour désigner !
— Quoi ?
— N’importe.
— Comment trouvez-vous ce Braque, au mur de gauche ? ricané-je en désignant une toile.
— Merci, file et tiens-toi peinard.
— C’est tout ?
— Barre-toi, sale con, je suis pressé !
J’hébète en revenant parmi les autres. Tous me lancent des regards interrogateurs. Je reste de marbre. Bien trop occupé à gamberger pour satisfaire la curiosité des autres, le San-A.
— Toi, la môme !
C’est à Inès qu’il s’adresse maintenant, Crincrin. A Inès : la môme ! Y a vraiment des butors que rien n’impressionne.
Un bout de lueur se met à me poindre dans le caberluche. C’est assez fou, mais ça me paraît cadrer avec la situation.
Je me dis in extenso et grosso modo le machin ci-après :
« Et si ce sinistre trio se composait de tueurs ? Oublions le nôtre, là, sur ma droite, after all il n’est pas le seul à exercer cette délicate profession. Ne pas oublier qu’il se passe quelque chose, non seulement aux Galeries Lafayette, mais également chez les Nino-Clamar… Bon, un trio de tueurs. Ils se pointent en fin de soirée. Un type s’interpose, mon Ricain. Ils le repassent au burin, pardon : au surin et viennent investir la maison. Pourquoi leur numéro ? Pour permettre à quelqu’un de se manifester, de leur désigner qui ils doivent abattre. Vous condescendez à suivre mes élucubres, mignonnes, mignons ? Car ils radinent, tout comme Martin Braham, en ignorant QUI ils doivent tuer et pour le compte de QUI ! Pas piqué des charançons, eh ? Si bien qu’ils sont obligés de faire une enquête pour découvrir simultanément le criminel et la victime !
Mince, c’est trop formide, vous m’en réexpédierez trois cartons hors taxes. Voilà du San-A. de la bonne cuvée.
Vous devriez relire le paragraphe ci-haut, pour bien vous imbiber la matière grise. Qu’ensuite vous allez encore me poser de ces questions à la mords-moi le neurologue qui me foutent en renaud (et en armide).
Pourquoi sont-ils pressés ?
Parce qu’on est dans une île et qu’ils doivent en repartir à une heure donnée. Alors ils pressent le mouvement. Ils entendent repartir à temps, leur besogne accomplie et leur carbure encaissé.
On distingue à peine Inès dans le noir du hall.
Elle parle. On n’entend pas. Puis elle fait un geste. La tactique du violoneux a du bon. Dès la première phrase, il a su que je n’étais pas l’ordonnateur des Pompes Funestes qui doit lui désigner le « patient ». Quand il m’a demandé « Alors, c’est toi ? », j’ai répondu « Moi, quoi ? ». Ça tirait un trait sur mon personnage. Seulement, en me congédiant trop vite, Il donnait également la preuve aux autres, à TOUS LES AUTRES que je n’avais rien dit ni personne désigné. C’eût été gênant pour le maître des hautes œuvres d’être le seul à s’attarder et à gesticuler. Voilà pourquoi tout le monde est assujetti au petit cérémonial.
Après Inès, c’est au tour de Dorothy. Puis Martin Braham. Puis Béru. L’abbé et Alonzo pour finir…
Il néglige les domestiques.
Il réapparaît de l’ombre, les bras croisés sur la poitrine avec ses deux revolvers à chaque bout. Comme des armes de panoplie. Il va alternativement à ses deux complices. Leur dit un mot à l’oreille.
Sort.
Ça ressemble à quelque rite païen.
D’ailleurs, tous les rites sont toujours païens ; le paganisme et le rituel étant indissociables.
— Ça va durer longtemps, cette mascarade ? lâche Alonzo aux deux musicos.
Silence.
La femme de chambre se met soudain à pleurer. Ses sanglots chevrotent dans le salon.
« Ils ne sont que deux, pensé-je. Si je lance mon cri de guerre au Gros, on se farcit chacun le sien et advienne que pourra ! »
Je ne bouge pas.
Je devrais.
J’aurais dû.
Mais quoi, une force étrange me paralyse. Est-ce vraiment ma faute si je subis le maléfice de l’instant ?
Retour du violoniste.
San-Antonio, qui n’a pas les yeux dans sa poche, note immédiatement que celle du gars est gonflée par un paquet grossier exécuté avec du papier d’emballage marron et une méchante ficelle.
— C’est O.K. ! dit Mister Crincrin à ses potes.
Il y a du triomphe dans sa voix. Alors je pige qu’il vient d’enfouiller le grisbi de la prime.
Donc, il va devoir remplir son contrat… S’il est honnête !
— Les hommes, dit-il, venez faire un tour au clair de lune. La nuit sur l’océan, y a rien de plus beau !
— Y veut qu’on sorte ? questionne Sa Majesté.
— Oui, monsieur le professeur, il veut, répond Martin Braham.
Nous nous groupons. L’abbé se joint à nous.
Culottée, la frangine, non ? Et courageuse. Le maître d’hôtel se fait tout petit contre un meuble. Il se donne du mal pour rien : les clowns ne lui prêtent pas attention. Non plus qu’au paysan qui, fou de terreur, est resté lové à terre, contre un canapé.
Selon moi, les trois clowns, ils devaient être marines, ou paras, ou j’sais pas quoi de rudement disciplinés dans une vie antérieure. La manière qu’ils nous convoient est éloquente. Ils se placent en vol de canard. L’un marche à reculons devant nous.
Les deux autres se tiennent sur les ailes du groupe. Et leurs seringues nous enjôlent du regard, espérez du peu !
— Vous allez avancer lentement, déclare le violoniste. Et pas de faux mouvements, surtout.
Il a pas plutôt balancé son avertissement qu’il se passe du nouveau.
Assez inattendu, je dois dire.
Martin Braham a bondi.
Un renard, lui ?
T’es folle, môme ! Un chacal ! Un guépard ! Le chant du guépard, il nous interprète. Mais caisse île hâtant pour se faire inscrire aux Jeux Zolympiques ? Un saut de trois mètres, il exécute, sans élan.
Il plonge à la gorge du violoniste.
Qui dérouraille.
Ce nuage de purée !
Seulement, « l’Homme » était déjà à plat ventre.
Tellement qu’Alonzo, qui se trouvait dans l’axe, a dégusté le potage magique. Tu parles d’un minestrone à la tomate ! Ils tirent des obus de 75, les pralineurs du clown. L’Alonzo est allongé pour le compte. Tellement troué qu’on dirait une poêle à marrons. Pas eu le temps de dire « ouf », du reste ç’aurait servi à quoi qu’il dise « ouf », hmm ?
Un amphigouri noir s’ensuit. Rapide. J’enregistre tout sans avoir le temps de piger. Béru bondit, mais un péon du violoneux l’étale d’un coup de crosse sur la pensarde. Idem pour Martin Braham dont la tentative est vouée à l’échec. Il est mailloché de première… Ça se décime autour de moi.
Pour corser la chose, Inès surgit sur le seuil. Elle découvre le drame et crie à en déchirer la voûte céleste :
— Au secours, ils ont tué Alonzo !
— Quouâaaa ! bande-dessine Dorothy en se précipitant sur la terrasse où on joue aux échecs.
— Arrêtez, salopes de panthères ! clame le violoniste.
Il braque les deux femmes !
— Non ! Non ! fait l’abbé.
Et de se précipiter avec une intrépidité d’image d’Epinal sur le mitrailleur.
J’essaie de vous narrer dans la chronologie de l’événement, hein ? Je fais pas de littérature. C’est du pris sur le mort, à l’emporte-pièce. Le stylo caméra. Rendre compte avant tout ! Tellement d’auteurs ne rendent pas compte. Ne se rendent eux-mêmes pas compte ! Dieu merci bien, San-Antonio garde la tête froide, lui !
Et il a du mérite.
Parce qu’avec le parpaing que je dérouille à la base du crâne, y aurait de quoi la porter à ébullition, ma tête.
J’éternue des étincelles. Trois pleines constellations. Mes cannes fléchissent. Tout se brouille. Je tombe à genoux. Je n’y vois plus clair. Y a de l’opacité en giration dans mon mixer. Pourtant je ne m’évanouis pas tout à fait. J’attends un autre coup acheveur. Il ne vient pas. J’ouvre les yeux. Des lumières y vacillent. Celles des vaillants pêcheurs ibériques en train de faire ch… les sardines sur l’Océano Nox.
« Allons, Lazare, du cran ! Lève-toi et marche. »
Je m’assois sur mes talons. Des lancées plein mon bocal. Je veux porter la main à ma nuque. Je constate alors que ma pogne est pleine de quelque chose.
Je regarde, stupéfait.
Elle est pleine de revolver.
Un gros colt tout chaud tout fumant.
D’où qu’il sort, çui-là ? Ai-je mis la main dessus sans m’en rendre compte ?
Je me redresse en embardant. Je vasouille sur tribord. Me reprends. Ça dévibre un peu sous mon chaume.
Une claire vision m’est rendue. Le rideau a été arraché. Je vois.
Et ce que je vois me fait dresser les poils des bras sur la tête.
Les cheveux, vous parlez, c’eût été trop facile !