CARNAGIE Hall, mes gamins.
L’hécatombe, tombe, tombe…
L’assassin-Barthélemy !
— Mort, où est ta victoire ?
— Ici, mec !
« Que de sang ! Que de sang ! » s’écrierait l’avenue Mac-Mahon !
Ça rigole sur la terrasse. Tellement dru qu’on entend rigoler. Murmure de source. Sauf que la source est image de vie alors qu’une hémorragie est source de néant.
Alonzo est déjà vidé. Dorothy commence à sonner le creux. Inès et Martin Braham gisent dans ce que je vais bien devoir appeler pour souscrire à une tradition qui vous est chère : une mare de sang ! Bérurier se trouve dans mon état (celui de Charles Quint). Il ébroue du naseau, secoue sa lourde tête de penseur-sachant-penser-sans-son-chef et considère deux revolvers aussi fortement calibrés que son chibroque avec l’air d’un monsieur en train de faire des trouvailles au Salon des arts ménagers.
Ma chère petite « abbé » appelle à l’aide. Refoule vers la maison où l’on commence à voir poindre la tête frisottée du maître d’hôtel.
— Appelez la police ! La police ! crie-t-elle.
Elle pointe le doigt sur Béru et moi, en balayant l’air, crie : « Ils vont tous nous tuer. C’étaient leurs complices. »
Y a des instants, dans la vie, que tu te sens capable de gambader dans les nuages sans ballons rouges, d’accord ? Tu es plus invincible qu’un camé qu’a les fosses nasales comme des escargots à la parisienne avant cuisson. Tu te mets à jouir d’une lucidité forcenée. Le chemin à suivre s’étale devant toi tels les Champs-Elysées un dimanche d’août.
Moi, c’est comme si je me réveillais dans une auberge de campagne après douze heures de sommeil. Je suis reposé, disponible, d’attaque, clairvoyant, bien dans ma peau ! Une félicité rose est en moi, solidement ancrée. Mon cœur fait de la chaise longue. Mon cerveau s’est rechargé comme ces lampes qu’on branche dans une prise pendant la nuit.
— Gros, dis-je. Va chercher la grosse tire américaine, sur l’esplanade devant la crèche, et amène-toi ici, tant pis pour les belles plates-bandes…
Dans les cas difficiles, Pépère ne s’égare jamais en parlotes, vous l’avez observé. Il agit avec des gestes qui négocient leurs virages.
Le v’là qu’enfouille ses deux rapières et qui fonctionne au pas de charge (celle des éléphants dans le « Livre de la jungle »).
Le gars moi-même, fils unique et largement préféré de Félicie, s’avance alors vers le salon, glissant dans le raisin, enjambant des cadavres.
Parvenu au niveau de « l’Homme », je me penche sur lui pour le palper.
Le cœur cigogne correctement.
— Eh, Eve ! L’abbé ! Charly ! Mam’selle X… ! lancé-je à la môme curatière. Regarde !
Pas besoin de la supplier !
Elle me fixait déjà. Et intensément, je peux vous le bonnir. D’autant plus qu’elle tient un flingue, pris je ne sais où, probablement dans sa soutane. Elle me fixait d’un œil, la chérie, d’un seul, vu qu’elle s’apprêtait à m’assaisonner de première. Ce qui m’a poussé à l’interpeller à cette fraction de seconde précise, vous pouvez m’expliquer ? Moi non, mais ça n’a pas d’importance, hein ? On va pas s’introspecter le rectum au moment de sonner l’hallali. Je me jette à plat ventre contre Martin Braham. Une balle siffle un mètre soixante au-dessus de nos têtes environ (pas le temps de mesurer).
— Petite salope ! crié-je.
Mon feu aboie[44]. Elle pousse un cri. Son arme tombe sur le dallage. Elle a dégusté une prune calibrée dans sa gente menotte.
J’aime pas beaucoup défourailler sur une gonzesse, fût-elle l’avant-dernière des dernières, mais l’instinct de conversation oblige, mes biquettes. Un homme, sa peau est en danger, il fait n’importe quoi pour se la mettre à l’antimite.
Elle pousse des glapissements en tenant sa main blessée de sa main valide. Chouette que l’humain ait deux pattes, non ? Y en a toujours une pour aider l’autre. Je crois que le sens de l’amitié nous vient de nos deux mains.
— Ho, Eve ! Regarde, te disais-je.
Malgré sa souffrance, elle mate.
Je fais sauter mon revolver dans ma pogne, acrobatiquement, de manière à le bicher par le canon.
Et alors « rrrran ! ». En force, Je l’abats sur la pagode de Martin Braham.
« L’Homme »[45] a un soubresaut qui se poursuit par de longues vibrations. L’en a pour un moment.
— Maintenant approche, miss Curé !
Elle est épouvantée par ma réaction. Elle en oublie de pouponner sa main blessée. Voyant qu’elle ne bronche pas, je reprends mon arme par le manche et appuie le canon sur la calebasse de Martin.
— Viens ici, ou je le plombe !
Elle s’approche, d’une allure d’intermédium. Au même moment, le commandant Bérurier et son équipage se pointent sur la terrasse, après avoir anéanti vingt-huit rosiers nains.
— Fissa, Gros ! jeté-je, on joue la montre. Charge ce mec (je désigne le tueur) ainsi que ces deux femmes !
Je lui montre Inès et l’abbé.
Le Mastar coule un œil amusé à Eve.
— C’est vrai, qu’il aurait fait une jolie dame si qu’il serait pas entré dans les ordres, convient l’Infâme.
Ils sont tous les trois empilés à l’arrière de la chignole. Agenouillé sur la banquette avant, Béru les braque de sa paire de flingues obligeamment remis par ces messieurs clowns, comme pièces à conviction.
Moi, je conduis vite. Tout en bombant, je me livre à des supputations. Les domestiques doivent faire fonctionner le bigophone. Réveiller les pandores au milieu de la noye, ça demande du temps. Les archers ne vont pas faire des barrages sur un simple coup de grelot. Ils iront procéder auparavant à des constatations sur les lieux de la tuerie. Tout ça va bien demander une petite heure avant que ça chauffée fort. Donc, j’ai le temps.
Agir promptement, mais ne pas s’emballer. Jamais confondre chaude-pisse et première communion., c’est pas le même cierge qui coule, comme aurait dit Paul Claudel dans son ode à Pompidou.
L’autoroute…
J’écrase. Cette tuture a une puissance qui te plaque au dossier dès que tu lui titilles le champignon.
Le ruban déferle sous nos boudins comme dans un film-poursuite.
Et puis, très vite, c’est l’aéroport. La piste est illuminée. Le bâtiment est presque désert. Je stoppe sur une zone d’ombre du parking.
— Attends-moi là, Gros. Ouvre le zœil et défouraille dès que ça remue dans le tas.
— P’t’être même avant ! promet le Mastar. J’en ai gros comme le Teide sur la patate, moi.
L’abandonnant à ses rancœurs, je pénètre dans l’aéroport. Mon vaporisateur est dans ma poche, mais je conserve la main sur la grosse crosse. Ce que je fais là est d’une témérité délirante, seulement je suis un téméraire délirant !
Comme pressenti de l’extérieur, tout est désert. Les guichets sont vides. Y a personne ! Mais alors personne dans le hall des départs. Rien de plus déroutant que cet immense local neuf, grandement éclairé, où l’on ne voit âme qui vive.
Je grimpe au premier, là où s’effectuent les embarquements.
Je découvre un très vieux mec en combinaison bleue rapiécée occupé à balayer un espace dont il semble qu’il n’aura jamais suffisamment de temps à vivre pour finir de le traverser.
— Señor !
Il lève des yeux blanchâtres sur l’éminent San-Antonio.
— Y a-t-il encore un avion en partance ?
— Non.
— Il y a longtemps que le dernier est parti ?
Il hausse les épaules, regarde en direction de la piste…
— Il va partir.
— Pour où ?
— J’sais pas[46]. C’est un vol privé.
Je cours à la porte des départs. Fermée ! A une autre : fermée. Vite ! N. de D…[47] Vite ! N. de F…[48]. La dernière… Fermée de même ! Je tambourine, m’y retourne les ongles. Cherche le système de déclenchement de la cellule photo-électrique ! Ne trouve pas, N.R.F.[49].
J’interpelle le maître de balai.
— Comment ouvre-t-on ? Ça urge !
— C’est défendu. Fini, fermé !
— Vous avez la clé ?
— Non !
Je repère la cellotte de la dernière porte et braque mon feu dans sa direction.
Vzzzzzouiiiiit !
La déflagration s’amplifie, rebondit, cascade, ronfle, tourne, boomerangue, harangue, tangue, fissure, détraque, barouffe. Mon petit vieillard s’est jeté à plat ventre pour réciter un Notre Père qu’êtes soucieux. La porte s’ouvre en grinçant, vu que si j’ai obtenu satisfaction sur le plan de l’ouverture, c’est en faussant le système glandu-thermo-spéculateur à compensation-molto-stridente. Peu ain porte. Je fais comme vous quand vous n’avez pas de jeu à la belote : je passe !
En bout de piste…
Tout à fait. En train d’effectuer son point fixe ! Un Mirage 20. Merci, monsieur Dassault, ça c’est du zinc.
Je me dis « Trop tard, gars ! » S’en sera fallu de pas énormément beaucoup, mais s’en sera phallus.
Et puis, non ! Je refuse. Le prendrai en marche, si besoin. Sauterai assez haut ! Un cheval emballé, on lui fait quoi t’est-ce ? Le courageux passant ! Hop ! Médaille du courage ! L’ordre de la nation ! Ouvrez le ban !
Je bondis dans un de ces petits véhicules à moteur électrique qu’on en voit plein sur les aéroports.
Me semble que je l’ai toujours piloté, c’t engin. Le premier bitougnot que j’actionne, et ça ronronne. La première manette que j’enclenche, et ça déboule.
Je me virgule en direction de la piste. A l’opposé du zavion. Ses deux turbo-réacteurs-sauce-hollandaise vrombissent à outrance, les gueux !
J’espère que la tour de contrôle jette un œil sur la piste illuminée. Qu’on me voit !
M’y voici déjà sur la piste. A 800 bons mètres de l’appareil. Attendez que je recompte : non, à 795 mètres seulement. J’ai le compas dans l’œil, ce soir !
Je stoppe au milieu de la piste. Quitte ou double ! Si le Mirage (de Fatima) 20 fonce, la collision sera inévitable. San-A. réduit en pâte et le zinc en tas de ferraille.
J’ai un culot gros comme ça, je peux seulement pas en faire le tour avec mes deux mains !
Les moteurs s’enragent.
Me semble que le Mirage a démarré.
Non : c’était un mirage !
Le régime de ses turbotières baisse. Son grondement s’assagit (avant de s’en servir). Comprenant qu’il m’a vu, je me mets à rouler dans sa direction, sans quitter le milieu de la piste.
La porte du coucou est relevée. Mais le radio qui se tient dans l’encadrement n’a pas descendu l’échelle de Jacob. Il semble furax.
— Eh ben alors ! m’exclame-t-il en français, en voilà des façons ! Qu’est-ce qui vous prend ?
— Où allez-vous ?
— Casablanca. Mais que faites-vous ?
— Un rétablissement, cher ami. Un simple rétablissement.
Il veut me refouler. C’est lui qui a droit à la culbute dans la voiturette. Heureusement pour lui car je vous prie de croire que ça pétarade brusquement dans l’appareil.
— Restez dans votre poste de pilotage et foutez-vous à plat ventre ! crié-je au pilote.
Les trois clowns sont là. Plus habillés en gugus, mais encore mal démaquillés. Ils n’ont pas pris le temps de détacher leurs ceintures et ils plombent toute affaire cessante, fous de rage et de crainte en m’apercevant.
C’est ça qui me sauve, le fait que ces braves mitrailleurs tirent sans s’être libérés de leur sangle. L’angle de tir est limité. Je peux me réfugier sous une banquette. En chandelle ! Je pousse un râle affreux, que si Sergio Leone l’entendait, il m’engagerait pour tourner son prochain Où-est-ce-terne : « Il était un foie » (roman d’un alcoolique).
— Touché ! exulte l’un des trois sanglants guignolets.
Pour lors ils se détachent.
Et comme cette fois, ils ont tort ! Les voici debout tous les trois en même temps. Ce régal pour un zig dans ma position.
Casse-pipe maison !
Pas de pitié pour les tueurs.
Tout mon chargeur y passe. Dire que c’est eux qui m’ont refilé cette arme. Ironie du sort !
Ma dernière bastos envolée, je me lève. Je suis sûr de moi. Je sais quand je suis en état de grâce. Les trois rufians sont entassés dans la travée du Mirage, tous plus ou moins morts ou grièvement blessés.
Je me tourne vers le pilote blafard qui lève les bras.
— Repos, mon commandant ! lui dis-je. Il ne s’agit pas d’un règlement de comptes entre truands, je suis le commissaire San-Antonio, des concerts parisiens. Vous êtes témoin qu’ils ont tiré les premiers et que, par conséquent, j’étais en état de légitime défense ? Là-dessus, excusez-moi, on m’attend pour un autre coup de balai. Nous nous reverrons plus tard chez les matuches d’ici pour les salades.
Je saute du coucou et cavale à en perdre ma laine sur la piste fleurant le skizofrène (comme dirait Béru s’il en était capable).
Mince, j’oubliais de vous dire… Vous parlez d’une tête de linotte : avant de gerber, j’ai récupéré le paquet marron que le violoniste est allé chercher, quelque part chez les Nino-Clamar.