— Je ne vous fais pas mes compliments !
Ça claque comme un coup de main sur le dargif d’une couturière. Merci beaucoup : il est grand et généreux, le Vioque ! Facile de fustiger quand on est derrière un burlingue ministre en faux Louis XV taillé dans l’acajou-bidon.
Je ne pipe mot. Dès lors, il s’inquiète, balance des « allô ! » de plus en plus frénétiques. Tant qu’à la longue, pour pas qu’il se craque les ficelles, je soupire froidement : « Je vous entends parfaitement. »
— Ah bon, pourquoi ne dites-vous rien ?
— Que vous dirais-je, monsieur le directeur ? Vous me traitez d’incapable, c’est sans réplique !
— Je ne vous traite pas d’incapable…
Il doit être vert comme un dollar, le Déboisé. L’aime guère qu’on regimbe.
— Quelles sont vos instructions ? coupé-je.
— Inchangées ! déclare-t-il. « L’Homme » doit être neutralisé d’extrême urgence. Je vous donnerai plus tard les raisons de cette décision et vous comprendrez, mais pour l’instant le secret est absolu !
Un léger temps.
Il reprend, d’un ton plus mesuré :
— Il prétend ne rien savoir de l’identité de son patient, dites-vous ?
— Et il paraît sincère. C’est un homme fascinant dans son genre.
— Dommage qu’il le soit « dans son genre », San-Antonio. Surtout prenez garde à vous, car ses menaces ne sont pas feintes. Dites-vous qu’à partir de maintenant l’un de vous deux est de trop. N’hésitez pas, car lui n’hésitera pas. J’espère de vous une nouvelle réconfortante dans les heures qui viennent.
Là-dessus, il raccroche. Des kilomètres d’Atlantique, une corne d’Afrique, l’Espagne et les deux tiers de la France métropolitaine s’abattent entre nous. Rrran ! D’un déclic !
— De l’eau dans le gaz ? ronchonne l’épouvantable en lâchant un vent contre marée.
— Pépère renaude parce que « l’Homme » nous a démasqués.
— Il nous court, coupe Alexandre-Benoît. Un de ces jours, je vais y clouer son rivet, à c’t’emplâtre. Toujours se faire trouer la paillasse pour ses beaux yeux. Et lui, jamais content. C’t’à te dégoûter d’être consciencieux. Ce sidi, fais pas c’te bouille, mec. Le Vieux, il est râleur, mais pas mauvais bourrin, dans le fond.
— Je me fous du Dabe. Ce qui me tourmente, c’est la situation. Buter un type de sang-froid. c’est pas dans mes emplois. Il nous prend pour Deibler, le dirlo.
— Ben, tu savais ce tu viens faire ici, non ?
— L’ordre de mission prévoyait le dispositif « B », mais celui-ci restait à l’état de possibilité extrême. D’autant qu’à présent « l’Homme » est au courant…
— T’en causes comme si ça serait l’abbé Pierre ! Merde, un tueur à gages qu’a lessivé plus de gus qu’il y en a dans tout le cimetière Montmartre !
— C’est un homme, « l’Homme » !
— Banco, laisse-moi-le. Je sus pour l’assainissement de la planète, moi. La bombe intrinsectricide ! Le D.D.T. ! Je dépollue. Un petit coup de sulfateuse et ça devient respirable. Pulmol, l’air des cimes ! Ah ! toi et tes scrupules ! Tu filerais pas un coup de talon à une punaise ! Un chien enragé qui te fonce sur, avec les crocs affûtés au taille-crayon, et tu prépares ta main pour une caresse ! Mince, qu’on me donne carte blanche !
— Elle ne resterait pas longtemps blanche, ricané-je.
Je vais m’accouder au garde-fou de ma terrasse. J’avise Martin Braham, assis à la même place que ce matin, près des tennis. Il bouquine toujours son livre à couverture rouge et fume un gros cigare de dix-huit centimètres de long. Je m’empare d’une paire de jumelles pour mieux examiner « l’Homme ». Son maintien est élégant. Il a le geste racé. Il est beau. On le devine encore fort, craquant d’énergie.
Babar s’avance et me fauche les besicles.
— Tiens, tel qu’il est là, j’aurais un fusil à lunette, comment j’y placerais une praline dans le temporal, façon Dallas, soupire mon ami.
— Tu verrais rabattre les perdreaux, mon pote.
— Pas si j’aurais un silencieux !
— Et la trajectoire de la balle, tu l’oublies ?
Il hausse ses rondes épaules de rhinocéros.
— Oh, j’sais bien, s’avoue-t-il vaincu. Comment on va le craquer, cézigue, à présent qu’il est au parfum ? A la mort aux rats ou au gourdin de chenapan ?
Puis, brusquement :
— Tiens, j’avise mon petit médor et ça me donne une idée.
Il m’expose son plan.
Celui-ci en vaut un autre. Je déclare « banco ». Qu’est-ce qu’on risque d’essayer ?
On la voit peu à la salle à manger, m’man. Elle se fait monter un petit frichti dans sa chambre, manière de ne pas quitter Antoine. La bricole pique-nique : jambon, frometobe, pomme. Elle se déplace comme un fantôme sur de la moquette. Le sommeil du bébé, pour elle, c’est sacré. De ce côté-là, il est réglo, Toinet. Pour la dorme, il fait la pige à Béru. Ses douze plombes d’affilée, il se cogne, sans escale ! Quèquefois, au matin, il rouscaille un peu, because le tintamarre du monte-charge contigu. Félicie lui cloque vite un bibe d’eau sucrée et notre lascar repart dans ses angeries.
Je suis fort surpris, en regagnant notre appartement, de percevoir un bruit de voix basses. J’entre et mon cœur efface un coup de chaleur. Qui trouvé-je, en conversation ? Ma brave femme de mère et Martin Braham.
Ils parlent puériculture. Braham explique à ma vieille l’importance du fromage dans l’alimentation de bébé.
Je reste coi. Bras ballants. « L’Homme » me sourit. M’man, radieuse, m’explique que cet aimable voisin vient de lui rapporter un chausson d’Antoine qui était tombé dans le couloir. Les yeux de « l’Homme » semblent contenir des bulles de champagne. Tout sourit dans son beau visage, malgré son air songeur. On bavasse un moment encore, après quoi, il m’adresse un signe discret pour m’intimer de sortir avec lui. Je l’accompagne dans le couloir.
— Qu’êtes-vous venu fiche chez ma mère ? m’emporté-je.
Il allume une cigarette puisée dans un étui d’or.
— A vous de le deviner, mon jeune ami.
Et d’appuyer sur le mot « jeune » comme s’il voulait me faire sentir que je ne lui arrive pas à la cheville. Le monde est bien fait, mine de rien. Les vieux sont fiers d’être vieux, et les jeunes d’être jeunes ! Bravo, continuez, mes drôles, moi je vous attends là !
— Reconnaître les lieux ? suggéré-je.
Il hoche la tête.
— Pourquoi reconnaîtrais-je un appartement qui est la réplique du mien ?
— Alors, placer une machine infernale sous mon lit ?
— Nous ne sommes plus au temps de Ravachol.
Martin me saisit le bras, non pas familièrement, mais au contraire, d’une manière très mondaine, comme fait un monsieur de la bonne société pour vous glisser une confidence à l’oreille.
— Accompagnez-moi jusqu’à ma chambre, souffle-t-il.
— Pour quoi faire ?
— Une bonne action !
On arpente le long couloir où se déroule une moquette monotone et déjà passablement tachée.
Parvenu devant sa porte, Braham sort sa clé et me la tend.
— Soyez gentil, murmure-t-il, allez dire à votre poussah qu’il déguerpisse de chez moi. Vous ne vous figurez tout de même pas que je vais me laisser mettre à mal par un crétin embusqué derrière le rideau de ma douche ! Je crois, cher San-Antonio, que vous me sous-estimez.
C’est ma fête, aujourd’hui. Voilà que je suis enguirlandé non seulement par mon chef, mais aussi par la personne qu’il m’ordonne d’abattre. Décidément, tout ça démarre vachement mal !
Beau joueur (c’est la ressource des perdants), je pénètre chez Braham tandis que ce dernier fait les cent pas dans le couloir.
— Ohé, gros ! hélé-je, dès l’entrée.
Personne ne répond.
— Radine, la Gonfle, c’est râpé !
Le silence s’obstine. J’actionne le commutateur. La chambre est vide. Les rideaux masquant la baie vitrée s’arrêtent à vingt centimètres du sol et aucun pied n’apparaît en dessous. Je coule un œil sous le lit : rien ici non plus. Voyons donc la salle de bains…
Mamma mia ! Intelligents comme je vous ai façonnés, vous avez déjà compris que là, par contre, il y a du pas ordinaire !
Que dis-je ! De l’extra !
De l’extraordinaire, même…
D’ailleurs, faut ! Quand t’es parvenu à ce point d’un polar, si t’as pas un coup de théâtre, ton nez dix teurs renvoie le bouquin à l’usine pour malfaçon. Tu peux toujours lui porter plainte aux prud’hommes, tu parles, avec les relations qu’il dispose, tu te retrouves en calbute sur le trottoir, à solder ton manuscrit comme papier chiotte. Et encore, t’es victime du beau vergé 70 grammes dont t’as fait les frais pour épater le comité de lecture. Les gens s’arrêtent, feuillettent, hochent la tête :
— Du faf à train, ça ? Dites, vous êtes pas aimable avec les hémorroïdes de vos contemporains, vous, l’artiste !
— Vous pouvez écrire au verso ! t’objecte timidement.
— Au verso de conneries pareilles ! Sans blague, qu’est-ce vous faites de notre standinge, mon petit bonhomme ?
Alors faire des bateaux et des cocottes à vos lardons ?
Pour qu’ils apprennent des insanités ! Que selon les caprices des pliures, leur bateau s’appellerait peau-de-mes-burnes ou va-te-faire-mettre, avec un auteur aussi mal embouché !
Cerné, je vous dis !
Mât cache bonne eau ! Tu peux pas amortir un manuscrit commak quand il est refusé par l’éditeur.
Conclusion, faut jouer le jeu pour qu’il soye agréé. Pas oublier les péripéties. Tiens, la scène érotique : si tu la rates, tu l’as dans le sac, mon z’ami ! Autrefois, tu te permettais un petit couplet un peu trop chaleureux, fallait voir comment tu te faisais censurer par la maison-père ! « Dites donc, c’est scabreux, ce passage ! Où vous croyez-vous ? On vous a pas demandé de récrire Gamiani ou les Mémoires d’une chanteuse allemande ! Vous prendriez pas de la cantharide à votre machine, des fois ? »
Maintenant, c’est tout le contraire. T’écopes de coups de semonce style : « Comment se fait-il qu’il b… si peu, dans votre dernier, San-A. ? On a reçu des réclamations ! Y n’s’envoyait que quatre filles, caisse ça signifie ce travail ? Il devient lymphatique, ou quoi, le commissaire ? Il s’hypertrophe du kangourou. Va nous falloir un bataclan du tonnerre, dans le prochain, pour compenser. Que ça fume, nom de Dieu ! Et pleurez pas le descriptif ! Le lecteur doit s’y croire, vous m’entendez ? Choper son panard au moins trois fois en cours de lecture. Et de l’ingéniosité, surtout ! La dernière fois, il s’embourbait une gerce sur un paratonnerre, c’est mesquin comme situation ! Du déjà vu ! Tout le monde brosse sur un paratonnerre ! Faut pas le prendre pour un enfant de chœur, le lecteur ! »
J’invente rien, parole. Le métier d’auteur, c’est pire que d’être pilote de boeinge. Ça requiert plus de vigilance. A bord d’un polar, t’as pas le pilotage automatique. Faut que tu te davémaverdaves tout seul, sans fausse manœuvre, sans omission irrémédiable. Si t’as pas ta moyenne aux tests : allez, fume ! A la casse, l’auteur ! Chez Mister Plumeau, d’urgence ! Couique ! Couique ! comme disent les Anglais !
Non, moi, vous pensez, je fais gaffe de me cramponner à mon os. Je risque pas de vous rater le coche, rapport aux scènes clés. C’est noté sur mon planinge. Chapitre tant : coup de théâtre ! Page tante : scène orgiaque ! etc. Surtout qu’a de la surenchère ! Des chosefrères lécheurs qui doublent la ration pornoche, manière de se faire bien regarder du garde-chèques. Z’en remettent que tant pis si après ils sont en rade de descriptions salées. Ne savent plus à quelle glande vouer leurs z’héros. Dans quelle position les embroquer.
Mais j’ sus là qu’on cause chiftir, métier, bonnes recettes cependant que vous vous languissez à la lourde de la salle de bains.
Vous savez ce dont j’y découvre ?
Mon Béru assassiné, les gars !
Voilà, c’est dit, c’est lâché ! Je vous accorde un petit répit pour que se calme le remue-ménage de vos cellules grises.
Bérurier, le Gros, le Mastar, la Bedaine ! Mon ami. Mon très cher collaborateur. L’homme-courage ! L’homme-bélier ! Lui qui marche toujours et jamais n’avance ! Le Boulimique ! Monsieur Berthe ! L’enfant de Saint-Locdu-le-Vieux ! L’inspecteur principal Alexandre-Benoît Bérurier gît sur le carreau, dans une mare de sang. Il est en bras de limouille. Deux petits trous ronds percent sa chemise à la place du cœur. Il est blafard ! Ses paupières sont pudiquement baissées sur un destin qui fut hors série, hors chéries. Je me permets une longue et morne plainte pareille à celle d’un chien sans abri qui hurle au coin d’un bois. La misère est animale. Elle s’exprime en langage animal. Elle est cri ! Elle est gémissement ! Elle n’a pas de vocabulaire. Elle n’est que le bruit du corps lorsque l’âme a volé en éclats (aurait pu écrire Victor Hugo, de l’Académie française)[5]. Elle geint, elle vagit (mélangez pas les deux mots, ça choquerait). Elle sort des poumons comme l’air d’un pneu crevé. C’est une fuite, une résurgence, une giclance !
— Béru ! Alexandre-Benoît ! Mon gros ! Ma vieille ! Toi !
Je ne sais pas par quel bout choper mon désespoir. Je comprends qu’il est out, terminé ! Deux balles à cet endroit, c’est comme un rouleau compresseur pour un crapaud ; ça ne pardonne pas !
Effondré, et pourtant enragé, je me rue dans le couloir. Me jette sur Martin Braham, lequel examinait une eau-forte (à 90°) représentant le général Franco organisant la défense contre les troupes envahisseuses de Napoléon Ier.
— Vous l’avez tué ! grondé-je. Misérable ! Vous l’avez tué !
Il se dégage d’une secousse dont la violence me laisse baba.
— A d’autres, commissaire ! Vous ne m’aurez pas avec une ruse aussi grossière !
Je le défrime, hébété tout à coup par la netteté de son ton. Eh quoi, ce ne serait pas lui ? Ma parole, il me chambre ! Le renard le plus rusé de ma carrière…
J’essaie de deviner… Il a découvert le Gros, chez lui. Plus prompt que mon pote, il l’a plombé. Ensuite il est venu me chercher en me demandant de le faire sortir pour que je découvre le corps le premier. Il espère que j’écraserai le coup ! A présent, il joue les étonnés. Dans quel but ! Il ne compte tout de même pas me faire croire à son innocence !
— Il est mort ! fais-je. Mort ! Et c’est vous qui l’avez abattu ! Ah ! misère… Le meilleur type du monde !
Les larmes me jaillissent. « L’Homme » considère mon chagrin et paraît surpris.
Je déballe rageusement mon ami Tu-Tues.
— Si vous faites un geste, je vous liquide comme un chien galeux. Braham ! tonné-je. Et je me fous que ça ne ressemble pas à un accident !
— Mais enfin, je ne l’ai pas tué ! s’emporte-t-il, et vous le savez. Cessez vos simagrées.
On incohère. Mordez la fantaisie de la situation, mes gamins. On est là, à douter l’un de l’autre comme des naves. Ça confusionne sous ma coiffe. Je me dis : S’il croit que je ruse, c’est donc qu’effectivement, il n’a pas assaisonné mon Gros.
Seulement ne fait-il pas semblant de croire que je ruse ? Je rengaine ma pétoire pour retourner à sa chambre. Je cavale au téléphone. Ici, les standardistes ne sont jamais pressées de répondre. C’est des petites boulottes à moustache, avec de grosses jambes poilues et de la séborrhée. Impatienté je martyrise le tabulateur. Vous me croirez si vous voudrez (comme disait mon cher Bérurier) mais je claque des dents. Et puis v’là qu’un tremblement s’empare de tout moi. Je me porte plus sur mes fumerons, les gars. En digue-digue du cul, le San-A. Je lâche l’appareil. Bascule sur la table du téléphone. J’halète. Je me dis que Martin Braham peut profiter de la situation à sa guise. Me compucter aussi. Il aura pas de réactions, le commissaire bien-aimé.
Je fais des efforts pour surmonter mon étourdissement. Allons, quoi, merde, je suis un homme, d’après les demoiselles que j’ai rendues dames. J’aperçois « l’Homme » dans l’encadrement de la porte, revolver au poing. Un casse-noix muni d’un chouette silencieux, s’il vous plaît ! Va-t-il me distribuer du rabe de purée ? Non : il pénètre dans la salle de bains. A cet instant précis, je comprends qu’il est innocent du meurtre de Béru. Car il est entré pour vérifier que je ne mentais pas !
Mais alors QUI ?
Quelle horrible salade sanguinolente ! Quelqu’un, dépêché d’ailleurs, est-il venu ici, chargé de la même mission que moi ? A-t-il pris Béru pour « l’Homme » ? Un bruit sourd retentit. Suivi d’un tintamarre de verre brisé. Je me dresse. Qu’arrive-t-il encore ?
Eh ben, je vais vous le bonnir, mes canailles.
Il arrive, Béru !
Tout simplement.
De la salle de bains… Une matraque noire à la main.
Il est couvert de sang. Il va refermer la porte donnant sur le couloir. Il renifle, me cligne de l’œil.
— Renard, mes fesses ! déclare-t-il. J’ai employé ce qui fallait de temps et de mise en scène, mais je me l’ai payé.