PITRE DEUX

Des gens se figurent que le monde, à partir d’Avignon, est bleu et ocre, jaune paille à l’extrême rigueur. Ils croient que ça verdoie, que ça poudroie, que ça azure au-dessous du 4e parallèle. Trop de calendriers des postes les ont enduits en erreur, comme dit Béru. Z’ont été abusés par certains documentaires couleurs, par des photos vacancières de copains chambreurs. L’univers est une illuse. Faut se gaffer des idées reçues, pas s’hâter de donner quitus, mes drôles, vérifier la marchandise avant de signer le laisser-pisser (toujours comme exprime le Gros).

Depuis mon balcon, en ce matin de 1er janvier, je mate Puerto de la Cruz étalé à mes pieds. Je découvre une côte noire, avec une sorte de boue grise en guise de sable. Des rochers en grand deuil. Un océan dans les tons perlouses… Des buildinges blancs se pressent, comme un Manhattan repeint, au bord de la baille. C’est bourré de touristes rougeauds. Les enseignes sont rédigées en chleu plus qu’en espago. Des futés qui voudraient démembrer l’Allemagne, facile, n’auraient qu’à larguer quelques bombines sur les Canaries entre Noël et le Jour de l’an. Pour le coup, fini, kaput, terminate les amis deutsch. Et l’envahisseur investirait une terre teutonne rigoureusement intacte, maigrement peuplée d’inoffensifs gardiens de musée ou d’accortes serveuses bavaroises.

Mon balcon étant d’angle, je me paie un panoramique sur l’intérieur de l’île. Le grand bidule, ici, absolument formide, c’est le Teide, le pico, comme l’appellent les Canariens. Bien conique, pareil à un gros nichon, son immaculance brille au soleil. Parce que c’est tout de même vrai : y a du soleil en pagaille, ici. Sous le blanc neigeux, des cascades de lave brune. Et puis, au-dessous, la frange verte des bananiers dans la fameuse vallée de La Orotava. Bon, oui, dans l’ensemble, c’est pas dégueu, faut convenir. J’ai honte de mes ratiocinances. Bien franchouillard, ça, comme réaction. Le Français, tu remarqueras : jamais satisfait. La râloche en sous-langue, éternellement. Paré pour les sarcasmes. Le stylo décapuchonné afin de noircir le cahier des doléances. A réclamer, comme je vous dis toujours, le béret du petit au mec venant de le sauver de la noyade. Je me nous fais honte d’y penser.

Dans la salle de bains, Antoine batifole sous les shampouinages de m’man. Se marre aux éclats, cézigue ! Je m’arrache au paysage pour aller visionner le chérubin.

Dites, c’est pas hurluberluesque, cette mission en famille ? Maman, bébé ; toutou ! Hop ! Dispositif « B », qu’ordonne le Vioque.

Une idée à lui, notre commando de la Sainte Famille !

— Cher San-Antonio, si l’homme est bien l’homme, vous aurez affaire au renard le plus rusé de votre carrière. Avant tout, ne pas éveiller ses soupçons ! Vous ne prendrez jamais suffisamment de précautions avec ce type. Emmenez votre famille, et Béru également. Soyez plus touristes que nature ! Plus vous ferez « congés payés », plus vous aurez de liberté de manœuvre.

Je pousse la porte de la salle de bains. Les Espagnols ne rechignent pas sur la dimension des pièces. Le matériau est peut-être pauvret, mais on a ses aises dans leurs constructions.

Bérurier est déjà là, assis sur le bidet, radieux, qui mate la scène touchante. M’man a rajeuni, parole ! Vous savez pourquoi ? Parce que, depuis Antoine, elle a troqué sa blouse violette contre une blouse blanche. Elle fait nurse de grande maison. Manches retroussées, les bras mousseux jusqu’aux coudes, elle fourbit le petit gredin, lequel se tient debout dans la baignoire, les jambes écartées.

— Salut, mec ! me jette joyeusement le Gravos, je voulais pas rater les absolutions de vot’ triton. Il est impec, ce voyou ! Non, mais t’as observé sa membrure ? Un vrai petit julot ! J’vous jure, chère maâme, y a des hommes qu’ont pas un service trois pièces de ce gabarit ! Mince, y pourrait t’être ton moufle, Sana ! Moi, c’te crapule, je peux dorénavant et déjà vous dire que ça d’viendra plus tard un féroce massacreur de plumards. Non, mais mordez le colosse ! Et cette paire de castagnettes, baronne ! Quand j’avise un téméraire pareil, le regret me vient d’avoir marié une mule. Berthe n’eusse point tété estérilisée qu’on se serait tricoté une demi-douzaine de chiares. Pas seulement à cause des allocations, notez bien. Mais pour le plaisir.

Il frotte un pleur, de la manche de sa chemise à fleurs.

— T’as déjà pris ton brique-faste, San-A. ? enchaîne-t-il, histoire de se modifier les idées.

— Pas encore.

— Moi, si. Je dois dire que le gras-double paraissait pas de feurste qualité et que l’omelette était trop cuite. Y avait que la daurade à la crème qui jouait le jeu. Quant au frometon, y n’pète pas dans les nuages, ici. D’ailleurs, y l’servent avec de la gelée de banane manière de cacher la merde au chat. A midi, je me rattraperai sur la langouste. Ouate hisse ze pogrome, ce morninge ?

Cure de soleil auprès de la piscine, gus, ça te botte ?

— T’as des mots qui vous remontent le mental, approuve l’Energique. Pour lors, si je saurais, je me mettrais en calcif de bain ?

— C’est à voir, conviens-je en caressant les fesses dodues d’Antoine.

Le bébé me décoche un sourire complice.

Voilà qu’on se met à s’aimer, lui et moi. A nous devenir doucement indispensables.

Pas le moment de s’amollir, San-A.

Le dispositif « B », a exigé le Vieux.

— Il est bientôt prêt, Antoine II ? je demande à ma Félicie.

— Bientôt, oui, pourquoi ?

— Parce que je vais avoir besoin de lui, assuré-je sans sourciller.

— Laisse-moi le piloter ! supplie Marie-Marie. Mince, faut que j’apprenne, non ? Quand on sera mariés, si je saurais pas m’occuper de notre brochetniture, tu seras le premier à renauder, Santonio, teigneux comme y t’arrive…

— Je te le confierai un peu plus tard, moustique.

En fait de « pilotage », c’est plutôt Antoine qui drive son cornac.

Faut le voir foncer, l’intrépide. Il tire sur sa bricole comme un clébard du Grand Nord coursé par une horde de loups. Rien de plus fantasque que le circuit d’un moutard. Il pique droit devant lui pour, au bout de quelques pas, faire une brusque volte-face. Un rien le sollicite. Tout le captive. Tantôt il veut s’emparer d’un flacon d’ambre solaire, tantôt c’est le bitos flamboyant d’une vieille pétasse qui retient son attention. Drôlement duraille à manœuvrer, ce bougre. Surtout ne pas le contrarier, sinon il se fout en renaud. Pas qu’il soit capricieux, non. Disons qu’il est volontaire, nuance ! C’est m’man qui tient à cette nuance.

Le type que je guigne est là, sur la terrasse, près des tennis. De clair vêtu : pantalon beige, chemise blanche, foulard jaune. Il s’est oint de crème anti-sun. Il porte de grosses lunettes à verres fumés et il lit un bouquin américain intitulé My sister’s hand.

Voilà enfin mon Antoine qui s’intéresse à him. C’est probablement la jaquette rouge du livre qui l’attire. Il fonce. Je donne du mou à sa laisse, tout en lui lançant des « Bébé ! mais où vas-tu, voyons » de bon aloi. Et le bambino s’abat contre ma proie.

Le lecteur sursaute !

— Excusez-le, roucoulé-je en anglais, il est déjà fort comme un Turc, par moments il m’entraîne !

Mon interlocuteur soulève ses lunettes noires.

Son regard clair se pose sur notre angelot. On y lit l’intérêt, une certaine douceur complaisante. Il caresse la joue lisse d’Antoine.

— Il est très mignon, répondit-il en français. Vous l’avez adopté, ou bien est-ce la préfecture de police qui vous l’a fourni ?

Je perdrais mon pantalon au cours d’une réception à l’Elysée, je pourrais pas arborer une tronche plus sotte. Le gus qui, rentrant chez lui après un long voyage, trouve sa bobonne en train de se faire calcer sur le coin de la table de cuisine, n’a pas un regard plus déconcerté.

— Je… heu… vous demande pardon ? tenté-je d’articuler, après seize déglutitions préalables et trois bégaiements en cours de jactance.

Le lecteur de My sister’s hand continue de caresser Antoine. Ses mains sont longues et fines, musclées cependant. Sa peau est bistre. Il a une tête de vieux boucanier civilisé. Je crois n’avoir jamais vu de cheveux aussi blancs que les siens. Une blancheur pouvant servir de référence à quelque nouvelle lessive.

— Allons, allons, commissaire, soupire-t-il durement. On dirait que vous jouez du Courteline, et que vous le jouez mal.

Moi, de plus en plus dérouté, déconcerté, dé- sarçonné, contenancé, sabusé, primé, vasté, bilité, biné, bordé, boulonné, busqué, cati, cavé, çu, chu, confit, couragé, crédité, doré, faillant, fait, ficient, foncé, gommé, goûté, gradé, grisé, jeté, labré, lavé, mantibulé, masqué, membré, mis, moli, monétisé, monté, moralisé, mystifié, nudé, passé, paysé, phasé, pité, pouillé, précié, pressif, saccordé, sappointé, sarmé, sarticulé, saxé, semparé, senchanté, séquilibré, sespéré, shérité, shonoré, sintégré, solé, sorienté, suni, truit, térioré, traqué, valorisé, vié, voilé, voré, et déboussolé, moi, reprends-je pour les endoffés, vous n’devinerez jamais ce que je balbut-scie, comme l’antépénultième des caves ? Comme la reine des crêpes ? Comme le doyen des locdus ? Comme un con primé (d’aspirine) ?

Je lui glafouille comme ça :

— Vous parlez très bien français !

— N’est-ce pas ? répond-il, narquois. Seize langues en tout, mon cher, dont le japonais. Et croyez-moi, le japonais, quand on n’est pas japonais, ça n’est pas aisé.

Tout chancelle autour de moi, tout se brouille. Les bruits cessent ou s’amplifient. Je ne fais plus gaffe à Antoine, que la providentielle Marie-Marie vient cueillir de justesse au bord de la terrasse en le vaporisant de sarcasmes aigrelets.

Le dispositif « B » ! Tu parles, Charles ! On a bonne mine, tous… Sur le court de tennis, un gros Allemand roux à la bedaine choucrouteuse échange des balles avec un moniteur espanchec qui ne se caille pas la laitance pour rattraper celles de son client.

« Le renard le plus rusé de votre carrière », avait assuré le Vieux !

Un peu, chéri ! Ce type-là, c’est le diable en personne, oui !

Il corne la page de son livre, dépose celui-ci sur une table basse et fait claquer ses doigts pour alerter le loufiat errant sur la terrasse.

— Nous devrions boire un petit quelque chose pour fêter ça, assure mon vis-à-vis. A cette heure, un bloody-mary me semble assez indiqué, vous ne pensez pas ? Ce dîner de réveillon était infâme, hier soir. Les vins surtout. J’ai horreur des menus imposés. Si je vous disais, mon cher San-Antonio, qu’il m’arrive, au restaurant, d’adopter le menu dit « du jour », mais en le composant à la carte. Je paie plus cher, sans doute, du moins en tiré-je une certaine impression de liberté, ce qui n’a pas de prix !

Les gars, faut que je vous avoue quèque chose : voilà que je me mets à admirer cet homme. L’une des personnalités les plus fortes que j’aie jamais rencontrées. Il est beau, il est fort, il est sublime d’énergie. Il rayonne d’intelligence. Sa volonté est ardente. Son calme plus souverain que la reine d’Angleterre.

Une détente s’opère en moi.

— Vous me plaisez infiniment, déclaré-je soudain.

Son regard de mage dans le mien. Il sait que je ne le chambre pas. On n’en est pas à la flagornerie. Simplement deux hommes, face à face. Deux adversaires qui s’estiment. Qui respectent une trêve. Jouent franc jeu pour gagner du temps.

— Vous me connaissez depuis longtemps ? hasardé-je.

— Cette nuit seulement.

— Puis-je vous demander ?

Il me sourit avec indulgence.

— Voyez-vous, commissaire, ma vie est déjà bien remplie. A force de louvoyer d’aventure en aventure, on finit par acquérir un certain sens des gens et des événements. J’ai appris à me méfier des pannes et plus encore des sauveurs spontanés. Surtout lorsque à la faveur d’une évacuation en catastrophe, ces sauveurs vous palpent la jambe d’une manière un peu trop professionnelle. Une fois rentré chez moi, je me suis avisé que j’avais le bout des doigts noir. Ce n’était pas du cambouis récolté sur le toit de l'ascenseur. Je me suis dit : « Mon vieux, ce beau jeune homme courageux vient de cueillir tes empreintes. » Intéressé, on le serait à moins, je suis descendu à la réception pour demander des renseignements sur vous, car je sais admirablement décrire mes contemporains. Moyennant un billet vert à l’effigie d’un aimable couple royal dont j’ignore l’identité, le préposé a accepté de me montrer votre passeport, lequel, comme ceux de tous les clients, est déposé à l’hôtel pendant la durée de votre séjour, tout comme l’un des miens, du reste

Il prend sur le plateau qu’on nous propose un verre conique, de couleur tomateuse et me le tend avec cette grâce désinvolte des parfaits maîtres de maison.

A votre santé. Que disais-je ? Oh, oui… Votre passeport… Il m’a suffi de téléphoner à l’un de mes correspondants parisiens pour tout apprendre sur votre compte, y compris des choses que vous ignorez peut-être vous-même…

L’homme aux cheveux blancs boit une gorgée de bloody-mary et fait la moue.

— Trop de vodka et pas de poivre, déclare-t-il. Les barmen espagnols ne savent préparer que les cocktails sucrés.

Son index droit quitte le flanc du verre et il murmure en le pointant sur Félicie :

— Là-bas, survenant avec un sac transparent bourré de biberons et de petits pots : madame votre mère, n’est-ce pas ? La petite peste grincheuse qui promène le bébé, c’est la nièce de votre adjoint, l’inspecteur Bérurier.

Il continue de parler, mais je perds le fil.

Mon interlocuteur s’en rend compte. Il se tait un instant et me chope le bras.

— Je devine que vous brûlez d’appeler Paris pour en référer à vos supérieurs, commissaire. Evidemment, depuis tout à l’heure, la situation a évolué pour vous. Eh bien, allez-y, c’est votre devoir de fonctionnaire. Vous faites un métier intéressant, mais j'ai horreur de ses deux extrémités. D’un côté il y a les ordres ; à l’autre bout, le rapport ! Je n’aurais jamais pu.

Il vide son verre d’une secousse du buste. Votre San-A. ne bronche pas.

Je regarde ma brave femme de mère occupée à passer je ne sais quelle saloperie de pommade sur les cuisses d’Antoine. Il a tendance à rougir des miches, Césarin !

Tenerife, m’man, Antoine, la tribu bérurienne… Les grands mystères, les suprêmes manigances. La panne. Minutage ! Outillage de contre-espion ! Le dispositif « B » ! Couenneries, va ! C’est l’histoire de l’archiviste chargé de recopier les archives avant de les détruire ! Un pareil tintouin ! Ce déplacement barnumesque ! Simplement pour permettre un effet de théâtre au plus fameux tueur à gages du siècle, y a de quoi éclater en sanglots, vous ne croyez pas ?

Eh ben, moi, j’éclate de rire.

Ça doit être nerveux, non ?

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