La paupière de Bérurier ressemble à un morceau de pneu. Elle est épaisse, bombée, batracienne, boueuse. Il tousse. Il crache tous azimuts. Et puis aussi, il boit à même le goulot d’une bouteille brune.
Comme tous les modestes, les obscurs, les sans-grade, il picole du rhum, dans les cas importants, Alexandre-Benoît. Le rhum, ça reste du folklore… Le p’tit verre du guillotiné. Les têtes exsangues rotaient l’alcool de canne à sucre en chutant dans le son-buvard.
La chère Martinique, présente en ces matins frileux. Suprême exotisme. Ultime réconfort. Sang de Dieu pour celui qui venait de communier. Propose-t-on encore du rhum aux ultimes condamnés à mort de la France mansuète ? Et désuète ! Ou bien plutôt du scotch ? Hein ? Un gin-tonic ? Un baccardi ? Un tom-collins ? Un pim’s no 1 ? Un bloody-mary ? Un alexandra ? Une vodka-orange ? N’importe quoi, sauf de l’eau-de-vie !
Chez nous, le gros peuple pratique encore le rhum. L’élite ou assimilée s’aligne sur le punch. Ça fait croisière. C’est snob. Mais le méchant rhum d’épicier, c’est le coup de fouet du terrassier. Le vulnéraire du lavedu. Béru lui est resté fidèle.
Il accroche les wagons, renifle la bonne odeur qui s’ensuit, boit une nouvelle gorgée et tend la boutanche à sa baleine.
— A toi de te ramoner la margoule, ma gosse ! dit-il. Dedieu de dedieu, ce mal de but que je m’offre ! Comme si on me pressait la cage dans un étau, ou bien comme si tu serrerais les noix pendant que j’te fais le coup de « Nicolas-livre-à-domicile ».
La Grosse répond pas bézeff. Elle est pâteuse du lingual, la chérie. Vachissante ! Encore retroussée. La gueule ouverte comme mille agonisants. On la devine à la recherche d’une énergie. Elle rêve de pouvoir refaire un geste, de proférer un son, d’achever une pensée. Mais la drogue de « l’Homme » est d’une qualité supérieure. Le soporifique de l’élélite. Ça doit valoir plus chérot que du Guerlain, ce machin !
— Mince, clapote le Mammouth, y a Santonio qu’est de la fiesta z’aussi ! Comment se fait-ce, j’me demande !
Il s’approche de moi, se penche. Son regard incertain plonge dans mes yeux (que je présume) vitreux.
— T’as une idée du quoi donc il s’est produit, mec ?
Je me concentre. Je risque un effort démesuré.
— Gaz…
— Mouais, admet Bérurier. Le gaz part !
Il rit, malgré… tout.
— J’avais un copain qui s’appelait Gaspard. Chaque fois qu’il balançait une Louise, j’lu disais : « Alors, Gaspard, le gaz part ? » J’ai toujours aimé les mots d’esprit. J’sus français, quoi ! On n’se refait pas, Français tu nais, Français tu restes ! Comme ça, t’es venu nous rejoindre, ou bien y t’a amené là, cette peau d’hareng ?
— Il… grrr… breug… pfssst… réponds-je.
— Ah, c’tun sacré futé, admet Bérurier. Si je m’aurais écouté, je le poivrais dans sa salle de bains. Ces gens-là, t’attends dix minutes et c’est foutu. Ils sont diaboliques.
— Je… vrrrrn… chplfsss…, commencé-je.
— Et comment ! rétorque le Péremptoire. La manière qui s’y est pris, je le saurai jamais. J’espère que les émanences auront pas décommoder Marie-Marie.
— Où… diachhhhh… strmkffff ? m’efforcé-je.
— J’suppose qu’a dort et canarien entendu, rassure le Gros.
Il passe dans la chambre contiguë autant que limitrophe. Y pousse un cri de cétacé subissant une césarienne sans anesthésique et revient à Garche (comme disent les Auvergnats lorsqu’ils veulent dire « hagard »).
— N’est plus là ! L’a disparu ! théâtre Béru.
« Oh, merde, l’ordure, me dis-je (fort impoliment, mais il n’importe puisque je me parle à moi-même), tous les moyens lui sont bons. C’est pas de jeu. Je le buterai. Il avait raison, « l’Homme » : on ne doit jamais écouter la voix de sa conscience dans notre turbin. » La perspective d’un kidnappage de Marie-Marie m’insuffle l’énergie nécessaire. Domptant ma faiblesse, mes vertiges et autres écœurements, je me dresse. Vais en titubant jusqu’à la salle de bains pour m’y ablutionner séance tenante.
Béru est survolté, lui idem. Il galope dans la pièce, se bute aux murs, comme un frelon contre la vitre d’un pâtissier. Lance des cris. Des imprécations. Il dit le destin de Braham. Un dépeçage systématique. Il lui déshabillera les chairs avec les ongles. Ne lui laissera que la carcasse, avec dedans, le cœur et le cerveau, juste pour pouvoir lui faire comprendre sa haine. Ensuite, il le plongera dans de la saumure, tout cru. L’y regardera crever. Ah, il lui redira la monnaie de sa nièce, à « l’Homme » ! Juré ! Promis ! Vite fait !
— Ton pied ! geint la grosse Berthe.
— Quoi, mon pied ? tonne le Mastar.
— Ma main, regeint (et regimbe) la Baleine.
— Quoi, ta main ?
— Tu marches sur ma main ! bredouille l’envapée.
— Et alors, explose Kid-Vengeance, t’as qu’à la foutre ailleurs, ta chiasserie de nageoire, eh, morue !
Le concierge de nuit est un petit gros aux deux tiers chauve dont la couronne de cheveux ressemble à j’sais-pas-quoi (mais alors s’y méprcndre !). Il bavarde avec la téléphoniste de nuit, laquelle est comme une poubelle de quartier pauvre dans un pays sous-développé. Ils se chuchotent des trucs que l’on peut estimer polissons rien qu’à la manière dont ils en rigolent furtivement.
— Olé ! les interromps-je.
Quatre zyeux mécontents se posent sur moi comme quatre mouches sur un restant de brie.
— Si ?
— Connaissez-vous le señor Martin Braham ?
— Je ne connais pas les clients, señor. Je suis le concierge de nuit.
Je pars dans la description de « l’Homme ».
Le chauve sourit[14] du bout de ses gencives aussi dégarnies que son crâne.
— Il est sorti il y a dix minutes, me dit-il en regardant obstinément sa main droite.
Sachant ce que ne pas parler veut dire, je lui aligne cent pesetas. Il les fait disparaître si promptement que je doute de les lui avoir donnés.
Il ne dit pas merci. Seul, un sourire plus détendu marque sa satisfaction. L’Espagnol, vous ne l’ignorez pas, est fier de nature. C’est l’hidalgo, avec toute sa noblesse. Figure altière, œil méprisant. Il sait flétrir d’un regard et empocher un pourliche sans se fêler l’échine.
— Il n’était pas seul, n’est-ce pas ? insisté-je.
— Si, señor.
— Une petite fille l’accompagnait, non ?
— Pas du tout, señor.
— Il charriait une grosse valise, alors ?
— Il avait les deux mains libres, señor.
— Personne n’est sorti accompagné d’une petite fille brune, portant une robe rouge et ayant des tresses ?
— Des gens sont rentrés avec des enfants, mais personne n’est sorti. Il est tard, señor.
Le ton est éloquent. Son « il est tard » signifie : « Moi, à ta place, beurré comme tu es, je foncerais au pucier après avoir gobé deux aspirines effervescentes, manière de te faire chanter le lendemain. » Parce que franchement, mes frères, après le gazéifiage de Braham, je suis loin d’avoir l’éclat du neuf ! La vaste glace du hall est formelle et ne me fait pas de cadeau. Une tronche drôlement déjetée, il arbore, le valeureux San-Antonio.
Béru, qui vient de me rattraper, ajoute sa note personnelle au tableau débilitant. Il ressemble à une vue aérienne d’un quartier sinistré, le Mafflu. Y a des renflements, des décombres, des noirceurs, des fumées sur tout son individu.
— Alorssss ? me lance-t-il.
— Rien.
— C’est plus fort que de jouer au bouchon dans la neige avec des pincettes ! résume mon ami, lequel possède toujours des expressions qui lui sont hermétiquement personnelles. Elle est point dans la chambre de ce gredin, elle est point chez ta mère. La femme de nuit de chambre ne l’a point aperçue. J’ai fait le tour du jardin en vin[15]. Rien non plus dans les salons dont lesquels du reste sont fermagas à c’t’heure. Brèfle, elle s’est positivement envaporée.
Un silence.
Il balbutie :
— Le bar est-il encore ouvert ?
— Non, señor, jette le concierge de noye.
— Alors qu’est-ce qu’on peut faire ?
Je biche mon amigo par le brazo et je le convoie aux ascenseurs.
— Une seule chose, lui dis-je. Aller nous installer chez Braham pour attendre son retour et avoir une explication avec lui !
L’aube lit-vide.
Absolument vide.
Les ronflements du Gros.
Je m’étais assoupi, moi z’aussi. Le temps de me tricoter un cauchemar. Il s’évapore à la lumière de ma lucidité et du jour naissant. Tout ce dont je me souviens, c’est qu’il y avait ma mère, là-dedans, et puis Antoine… Et des gens vêtus de noir, style inquisiteurs, qui leur faisaient du mal.
Je m’en vais ouvrir les portes de la penderie de Martin. Des valises y sont sagement empilées. Vides.
La veille au soir, j’ai jeté un œil dans ce placard, et les trois valoches s’y trouvaient. Fumier de sa sœur, qu’est devenue notre Marie-Marie nationale ? « L’Homme » l’a embarquée comme otage, c’est certain, niais comment et où diantre l’a-t-il planquée ?
Le Mahousse pousse un aboiement de dog de Bordeaux furax, s’étouffe et se réveille. Les plus beaux yeux du monde ! Deux somptueux rubis ! On se croirait à la tour of London, salle des joyaux de la couronne…
Il a la lucidité hagarde, Béru.
Et bougonne.
C’est un burgronde type !
— Ch… merde, j’ai soif ! lance-t-il en guise d’hymne à l’aurore.
Puis, m’avisant :
— L’est pas rentré à l’hôtel, ce pourri ?
— Du moins pas dans sa chambre.
— Et la mouflette ?
— R.A.S., Gros. Mais ne te tracasse pas, nous allons avoir de ses nouvelles incessamment. Braham l’a prise comme monnaie d’échange. Dans les heures qui viennent, ce matin sans doute, il se manifestera. Dis-toi que nous sommes dans une île. Il n’aura pas pu l’emmener bien loin.
— Ile mon cul ! rétorque le Gros. Avec les avions, y a plus d’île, mec. Sauf l’île Saint-Louis, parce qu’aucun zinc ne peut s’y déposer. Une fois que t’as fait craquer les cinq ponts, t’es peinard.
— On ne prend pas l’avion comme un autobus, mon Loulou. Il faut des papelards. Et puis pourquoi Braham l’emmènerait-il à dache ? C’est ici que tout se passe et va se passer. Il ne peut pas se permettre de s’éloigner. Des existences, dont la sienne, sont en cause !
Je consulte ma totoque. Elle marque six plombes et des… Le soleil essaie de se dépatouiller de l’océan couleur de plomb. Un fort vent d’est fait claquer les drapeaux surmontant l’entrée de l’hôtel. Je vous dis que c’est le vent d’est pour avoir l’air renseigné, mais sa direction, au vent, vous parlez si je m’en agite les frangines ! Qu’il vienne de l’est, du sud ou de chez votre beau-frère, ça m’est d’une égalité féroce, mes pauvres lapins !
Malgré les paroles réconfortrices que je prodigue au Mastar, je frôle le désarroi, mes fieux. Un instant, l’idée me vient de tuber au Vioque pour l’affranchir. Tout compte fait, j’y renonce. Je vais pas aller chialer dans le giron de papa dès que la carburation pétouille, quoi, merde ! (pardon : quoi, mince !). Il va encore escalader ses grands bourrins, le vaseliné du promontoire. M’invectiver que je lui casse la Grande Cabane. M’y prends comme un manche ! Me reprocher d’avoir barguigné pour trucider « l’Homme ». Il est vrai qu’on l’avait belle pour lui faire respirer un édredon, du temps qu’il était ficelé, Martin. Ou bien lui administrer le coup franc et généreux sur la boîte à idées. Vlllan ! Terminé ! Plus d’ »Homme » !
La pauvre frime de mon Béru me dope. Ce qui sauve le bipède du désespoir, souventes fois, c’est son sens des responsabilités. Combien de mecs ont renoncé à se buter parce qu’ils n’avaient pas fini de douiller leur réfrigérateur ! Dès que tu grandis, tu te mets à assumer d’autres gens. Tu vis pour plusieurs personnes, à tous les niveaux, dans tous les compartiments de l’existence. Et c’est ça qui t’aide, précisément. Ton sens du devoir, quoi ! Au point que tu crèves avec un sentiment de culpabilité. En t’excusant de ne pouvoir aller plus loin.
— Ecoute, fais-je à mon ami, occupe-toi de Berthe et assure la permanence à l’hôtel. Je te dis que le gus se manifestera. S’il se pointe, ne le massacre pas : attends-moi. N’oublions pas une chose, gros : ce gus est diabolique. Sa force est de ne pas se comporter comme tout le monde. Tu l’attends à gauche, il arrive à droite. Mais quand il sait que tu sais, alors il arrive bien à gauche, tu piges ? Bref, il a un chou au carré. Pas le format gendarme, le gabarit Einstein multiplié par Pascal. Alors prudence. Pas d’affolement. Plus nous resterons câlines et lucides, plus nos chances de le posséder seront réelles. De même que s’il veut te proposer une transaction, tu ne prends aucune décision. Tu demandes à réfléchir. J’ai ta parole ?
— Banco ! Et técolle, caisse-tu vas branler ?
— Je vais essayer de me procurer des invitations pour une soirée qui promet, mon chou. Je te raconterai en temps utile.
Sur ces fortes paroles, je regagne notre appartement, à Félicie et à moi, histoire de faire la bisouille matinale à mon petit peuple et de prendre une bonne douche bien brûlante, puis très glacée. Chaud-froid de volaille, quoi !
Elle cogne la casserole, la tire de location qu’une société confidentielle (les grandes n’avaient plus rien de disponible) m’a remise pour un prix exorbitant.
S’agit d’une vieille Volkswagen en haillons dont on se demande comment elle peut rouler encore, et surtout si elle ne va perdre cette bonne habitude d’une seconde à l’autre, en même temps que ses ultimes boulons. Prenez une meute de cadors courants. Accochez à chacun une guirlande de boîtes de conserve vides à la queue et vous obtiendrez à peu près le fracas de ma seringue.
Notez, personne ne se retourne sur moi pour autant. Des chignoles pourries, y en a plein Tenerife. Des vieillardes ferrailleuses, asthmatiques, terminées, aux pneus lisses, aux bougies éteintes, aux chemises déchirées, mais qui tacotent encore, vaille que vaille, sur les routes poudreuses bordées de bananiers.
Ça rappelle les vieilles machines à battre d’autrefois, qu’on entendait bourdonner dans nos campagnes, après les moissons, et autour desquelles tous les gosses de la contrée s’agglutinaient dans une atmosphère lumineuse chargée de bourre de blé.
J’ai pas fière allure à bord de ma V-W. Elle pue l’huile brûlée, l’acier surchauffé, le crin moisi, le caoutchouc décomposé. Une odeur de botte d’égoutier et de chaudière malade, voilà !
Je suis la route fleurie qui serpente dans la vallée de La Orotava. De belles fleurs rouges garnissent les fossés. Je me rappelle plus leur blaze, ça n’a pas d’importance. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elles coûtent très cher chez votre fleuriste, alors qu’ici elles emmouscaillent pire que le chiendent. Comme le monde souffre d’une mauvaise répartition de ses produits. Car y a pas de raison qu’au Danemark on ne sache pas où donner de l’ogive à tête plongeante, tellement les gonzesses sont fastoches à étaler, alors que, dans certains patelins timorés, hommes et femmes se manœuvrent à la paluche, étant farouchement solitaires les uns des autres.
Je traverse quelques villages pauvrets, aux maisons cubiques, dont la plupart sont en moellons bruts. Des volets disjoints, des rideaux de perles devant les portes… Un pied de vigne à côté du seuil. Des bassines sur les marches. Des gosses. De vieux vélos. Et de la joie. Beaucoup de joie simple. Ah ! la joie des pauvres, quel bonheur !
Je roule dans l’âcreté de ma berline grand sport (car rouler là-dedans, ça oui, c’est du sport).
Bientôt c’est l’autopista taillée dons la roche noire… Je la suis sur quelques kilomètres, et puis je vois indiqué « Golf ». A la première bretelle, je quitte l’autoroute bleue pour plonger dans une mer de bananiers pareils à d’énormes poireaux. A chaque plant pendent un ou deux régimes encore verts en cette période de Nouvel An et que termine une espèce d’épi en forme de sexe chevalin. Je longe des champs immenses, au cœur desquels se dressent de belles constructions blanches. Ensuite c’est le coin résidentiel, comme il en est un peu partout dans le monde, là où la nature fait sa grande folle. Les pins parasols et les palmiers se livrent une lutte d’influence. Des haies vives cernent d’aimables propriétés vacancières. On découvre même du gazon vert vif, et des massifs floraux bien léchés. Des allées gravillonneuses, des portiques où jouent de beaux enfants auxquels on a pas oublié de faire le rappel du B.C.G.
Le coin est cossu. Les bagnoles en stationnement sont des Ferrari rutilantes ou des Mercedes grasses comme l’Allemagne. Bref, je drague dans la partie aristocratique de l’île. D’ailleurs, un golf, vous remarquerez, ça veut tout dire. N’en trouverez jamais à Issy-les-Moulineaux ni à Malakoff, des golfs. Dans la banlieue de Denain non plus. Pas davantage à Vénissieux (Rhône) ou à Montceau-les-Mines.
J’exécute des huit dans la contrée, la traversant dans un sens, puis dans un autre, en faisant le tour, le pourtour. Revenant en pure perte. Les Nino-Clamar, contrairement au port-salut, n’ont pas leur nom écrit dessus. Alors, résolument, je m’éloigne en direction de la mer et je déboule dans un petit village à l’entrée duquel la commission des sites a aménagé un merveilleux cimetière de voitures. Ce village, c’est une rue, avec au centre un renfoncement pour l’église, et, à l’autre extrémité, un hangar qui sert de cinéma le dimanche.
Nous sommes aujourd’hui dimanche.
Une affiche à dominante jaune m’apprend qu’on va projeter en matinée et soirée un drame humain extraordinaire, la plus belle histoire d’amour de tous les temps, d’une psychologie jamais égalée. Ça s’intitule (je vous traduis) : Aiguise ton couteau, Pedro, et défends-toi, l’heure de la justice a sonné.
Une tranche de vie.
Y a qu’à enlever l’écorce et cracher les pépins ! Du melon à l’état pur.
Et du melon d’Espagne, naturellement !
J’arrête mon teuf-teuf près de l’église. Les chants de la première messe retentissent, paradisiaques dans le soleil. Le village sent la crotte de poule et l’égout mal récuré. Un vieux est assis devant sa porte, sur une chaise aussi branlante que lui. Il a une barbe drue et assez courte pour faire « mal rasé », de la peau qui pend au cou. Un vieux bada jaunâtre à ruban moiré d’humidité. Deux chicots entre lesquels coule un filet de bave brun purin.
Par-dessus tout ça, cet air soucieux et égaré des vieux gâteux du monde entier.
Je m’approche. Il me regarde d’un œil craintif, comme s’il était envisageable que je brise un pied de sa chaise ou lui effeuille ses dernières dents. Mon salut cérémonieux ne le rassure pas.
— Dites-moi, cher monsieur, connaissez-vous la famille Nino-Clamar ? m’enquiers-je.
Le débit de son filet de bave augmente. Il secoue la tête et je prends une stalactite sur le futal, car ce con-là l’a secouée négativement. J’obtiendrai balle-peau de ce fossile. Il boit le néant avec une paille. Tète sa mort prochaine à menues goulées.
Heureusement, une trogne surgit de l’antre noir dont le vieillard est la dérisoire sentinelle. Celle d’une dame à barbe. Du moins ses cheveux sont-ils plantés si bas qu’elle peut les raser avec Gillette extra-chose à machin truquemuché.
Je lui porte un de ces sourires-banderilles dont j’ai plus que le secret, l’exclusivité totale pour l’Europe et les pays d’outre-mer.
— Madame, ou mademoiselle ? je roucoule.
— Mademoiselle !
Elle est émue par ma gentillesse, troublée par ma réduction[16]. Ogresse, soit, mais d’appâts rances seulement. Sinon, femme, en vert et contre toux. C’est ça qui m’émeut, moi, chez les laiderons, les vieillasses, les mères-mafflues, les abominables de tout acabit : elles conservent leur qualité de femelle. C’est touchant. Tellement que je les trouve séduisantes.
Dans leur genre.
— Pardonnez-moi de vous déranger, señorita, savez-vous où habitent les Nino-Clamar ?
Elle ne dit pas oui. Elle le fait. Un peigne tombe à mes pieds. Je le ramasse. Il est plus poisseux qu’un caramel à demi sucé.
— Merci, dit-elle en espagnol, car elle ne parle pas d’autres langues. Oui, je sais où habite Mme Nino-Clamar.
Je tique. Pourquoi ne mentionne-t-elle que « Mme Nino-Clamar » ?
— Je peux savoir où se trouve leur maison, señorita ?
Elle rougit, comme si je lui demandais de quelle couleur elle choisirait son soutien-gorge si d’aventure elle décidait d’en mettre un.
— A Lupanar-Desgonzès.
J’ai aperçu ce lieu-dit, en tournicotant avec ma Vévé. Sur la hauteur. Au bord extrême du plateau dominant la mer. Une hacienda blanche, à tuiles romaines, avec des volets bruns. Une piscine verte. Des plantes rares, et quelques hectares de bananiers autour. Pas dégueu.
— Il n’y a pas de M. Nino-Clamar ?
— Plus, il est mort, y a cinq ans.
Elle se signe d’une croix, car elle est analphabète (et pas méchante).
— Et elle vit seule, Mme Nino-Clamar ?
— Elle a sa fille. Et puis le mari de sa fille qui se trouve être son gendre.
— Elle habite ici ?
— Non, elle vient pour les vacances. Elle habite à Madrid et à Naivorque.
— Où ça, dites-vous ?
— A Madrid et à Naivorque.
— C’est en Espagne, Naivorque ?
Elle rit, secoue fortement la tête, amusée.
Je ramasse ses trois peignes et me fais un devoir de les lui restituer en pensant que j’ai vu une fontaine, chemin faisant, où il me sera possible de me laver les mains.
— Non, Naivorque, c’est dans l’América.
Trait de lumière !
Que dis-je : de génie ! Je suis toujours trop modeste avec moi-même.
— Vous voulez dire New York ?
— C’est ce que j’ai dit !
— Excusez-moi, je devais avoir des abeilles dans les cages à miel car je n’entravais pas.
« Et elle est gentille, Mme Nino-Clamar ?
— Oui, elle rit toujours.
Bon signe, ça. Pas du tout l’idée qu’on se fait d’une veuve espagnole sur le retour écœurant.
— Elle semble très riche, non ?
— Très, très, très beaucoup ! Son mari, il a fait sa fortune dans le dulce de plátano.
— Mande pardon, señorita ? Dans le quoi, dites-vous ?
— El dulce de plátano.
J’hébète. Je me traduis : dulce : doux ; plátano : banane. Devant mon incompréhension, la vachasse prend une boîte ronde sur son buffet bancal et me la présente. Je lis en effet Dulce de plátano sur le couvercle. Ayant soulevé celui-ci, je découvre un reste de pâte de fruit à l’odeur caractéristique. Une espèce de pâte de banane. Me semble maintenant avoir aperçu des boîtes semblables à l’hôtel.
— Pour manger avec le fromage, m’explique la délicieuse jeune fille.
Mince, et on peut faire fortune là-dedans !
Nino-Clamar a dû se goinfrer, si j’en juge par sa propriété. Et puis, comme tous les autres, il a cané sur son matelas rembourré à l’oseille. Des suites d’une longue maladie, selon la formule consacrée ! Comme si on mourait « des suites » d’une maladie et non pas « de la fin » de cette maladie. Les hommes sont crétins quand ils veulent être pudiques.
— Elle est à Lupanar-Desgonzès, en ce moment, la dame ?
— Elle est arrivée avant-hier.
Il y a un silence. Dehors, le dabuche se farcit une quinte d’atout qui manque lui faire glavioter les épluchures d’éponges lui servant à régénérer son raisin. Le monstre préhistorique que j’appelle señorita se précipite. J’en profite pour lâcher un salut et m’esbigner.
La putain de chignole, gagnée par l’émulation, tousse plus fort que l’écroulé avant d’accepter l’essence que je lui offre.
Répondant enfin à sa vocation profonde, la v’là qui redevient mobile.
Elle m’emporte dans un grondement apocalyptique vers la demeure de Mme veuve Nino-Clamar, la reine de la banane écrasée, chez qui mercredi soir le plus coûteux tueur à gages de l’après-guerre doit exécuter… un contrat !